William Shakespear

Venus et Adonis
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Note du transcripteur.
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     Ce document est tiré de:

     OEUVRES COMPLÈTES DE
     SHAKSPEARE

     TRADUCTION DE
     M. GUIZOT

     NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
     AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
     DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES.

     Volume 8
     La vie et la mort du roi Richard III
     Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus
     POEMES ET SONNETS:
     Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce
     La plainte d'une amante
     Le Pèlerin amoureux.--Sonnets.

     PARIS
     A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
     DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
     35, QUAI DES AUGUSTINS
     1863

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                           VÉNUS ET ADONIS

                                POËME.


     Vilia miretur vulgus, mihi flavus Apollo
     Pocula castalia plena ministret aqua.
             (Ovide. _Amor_. l. I, eleg. 15.)




AU TRÈS-HONORABLE HENRY WRIOTHESLY,
COMTE DE SOUTHAMPTON ET BARON DE TICHFIELD.


Très-honorable seigneur,

J'ignore si je me rends coupable en dédiant mes vers imparfaits à Votre
Seigneurie, et si le monde me reprochera d'avoir choisi un si fort
soutien pour un si faible fardeau; si vous daignez seulement être
satisfait, je me tiendrai pour hautement honoré, et je promets de mettre
à profit toutes mes heures de loisir jusqu'à ce que je puisse vous
offrir quelques travaux plus sérieux. Mais si le premier enfant de mon
imagination est mal conformé, je regretterai de lui avoir donné un si
noble parrain, et je ne cultiverai jamais une terre si stérile, de peur
de n'y recueillir que de mauvaises moissons. J'abandonne mes vers à
votre honorable examen, et Votre Seigneurie au contentement de son
coeur; puisse-t-il répondre toujours à vos désirs et aux espérances du
monde!

De Votre Seigneurie le dévoué serviteur,

W. SHAKSPEARE.




                           VÉNUS ET ADONIS

                               POËME.


I.--A peine le soleil, au visage vermeil, avait-il reçu les derniers
adieux de l'aurore en pleurs, qu'Adonis, aux joues roses, partit pour
les bois. Il aimait la chasse, mais se moquait de l'amour. La
mélancolique Vénus va droit à lui; et, telle qu'un amant hardi, elle
commence à lui faire la cour.

II.--«Toi, qui es trois fois plus beau que moi-même,» dit-elle d'abord,
«tendre fleur des campagnes, dont le parfum est sans égal; toi, qui
éclipses toutes les nymphes; toi, plus aimable qu'un mortel, plus blanc
que les colombes et plus vermeil que les roses, la nature qui t'a créé,
en contradiction avec elle-même, dit que le monde finira avec ta vie!

III.--«Consens, ô merveille, à descendre de ton coursier, et relie au
pommeau de la selle les rênes qui enlacent sa tête orgueilleuse! Si tu
daignes m'accorder cette faveur, tu apprendras mille doux secrets: viens
t'asseoir ici, où le serpent ne siffle jamais, et je t'accablerai de
baisers.

IV.--«Cependant je n'émousserai pas tes lèvres par la satiété; je les
rendrai encore plus avides au milieu de l'abondance, en les faisant
pâlir et rougir tour à tour par une variété de caresses toujours
renaissantes. Dix baisers seront aussi courts qu'un seul, et un seul
aussi long que vingt; un jour d'été ne te paraîtra qu'une heure rapide,
perdu ainsi dans des jeux qui te feront oublier le temps.»

V.--Là-dessus, elle saisit sa main humide d'une moiteur qui indique la
vigueur et l'énergie, et, tremblante de passion, elle l'appelle un
baume, un remède souverain donné par la terre pour la guérison d'une
déesse. Dans son délire, le désir lui donne la force et le courage
d'arracher Adonis de son coursier.

VI.--Sur un de ses bras est la bride du vigoureux coursier, sur l'autre
elle tient le faible enfant qui rougit et boude avec un triste dédain.
Les désirs sont froids chez lui, il n'entend rien aux jeux de l'amour;
elle est brûlante et enflammée comme un charbon ardent; il est rouge de
honte, mais froid comme la glace.

VII.--Elle attache avec promptitude à une branche raboteuse la bride
garnie de clous d'or. (Oh! combien l'Amour est adroit!) Voilà le cheval
à l'écurie; elle se met en devoir d'attacher le cavalier; elle le pousse
en arrière, comme elle voudrait être poussée; elle le gouverne par la
force, mais non par le désir.

VIII.--Dès qu'il est à terre, elle s'étend auprès de lui; tous deux
reposent sur leurs coudes et sur leurs hanches; tantôt elle lui tape sur
la joue, tantôt elle fronce le sourcil, et commence à lui adresser des
reproches; mais bientôt elle lui ferme la bouche; et tout en
l'embrassant elle lui parle avec le langage entrecoupé de la volupté.
«Si tu veux me gronder, tes lèvres ne souriront plus.»

IX.--Il brûle d'une ardeur timide; Vénus éteint de ses larmes l'ardeur
pudique de ses joues; puis, avec le souffle de ses soupirs et en agitant
ses cheveux d'or, elle cherche à les sécher comme avec un éventail. Il
dit qu'elle est immodeste, et il la blâme; elle étouffe par un baiser ce
qu'il allait ajouter.

X.--Comme un aigle affamé, excité par un long jeûne, déchire de son bec
les plumes, les os et la chair, et secouant ses ailes dévore tout ce
qu'il rencontre, jusqu'à ce qu'il ait assouvi son double gosier, ou que
la proie ait disparu tout entière; de même Vénus baisait le front
d'Adonis, ses joues, ses lèvres; et là où elle finit, là elle
recommence.

XI.--Forcé de céder, mais sans jamais obéir, il est étendu haletant, son
haleine arrive au visage de Vénus; elle se repaît de cette vapeur comme
d'une proie, et l'appelle une rosée céleste, un air embaumé; elle
voudrait que ses propres joues fussent changées en parterres de fleurs,
pourvu qu'elles fussent humectées par cette rosée vivifiante.

XII.--Voyez un oiseau pris dans un filet; tel est Adonis enchaîné dans
ses bras: sa timidité pure et sa résistance domptée lui donnent un air
boudeur, qui ajoute de nouveaux charmes à ses yeux irrités: la pluie qui
tombe dans un fleuve déjà plein l'oblige à franchir ses bords.

XIII.--Vénus supplie encore, elle supplie avec grâce, car elle module sa
voix pour charmer l'oreille de ce qu'elle aime. Il reste sombre, il
refuse et boude, tour à tour rouge de honte et pâle de colère; s'il
rougit, elle l'aime davantage; ce qu'elle préférait disparaît devant des
transports plus vifs encore.

XIV.--Comme il se montre, elle ne peut que l'aimer; elle jure par sa
main immortelle de ne jamais s'éloigner de son sein qu'il n'ait capitulé
avec ses larmes qui coulent toujours et inondent ses joues; un seul doux
baiser acquittera cette dette immense.

XV.--A cette promesse il lève la tête, tel qu'une poule d'eau qui
apparaît entre deux vagues, mais qui disparaît tout aussitôt dès qu'on
la regarde. C'est ainsi qu'il offre de lui accorder ce qu'elle demande;
mais au moment où ses lèvres sont prêtes à accepter le payement, il
cligne l'oeil et tourne ses lèvres d'un autre côté.

XI.--Jamais voyageur, dans les ardeurs de l'été, ne soupira davantage
après un peu d'eau, qu'elle ne soupirait après cette faveur. Elle voit
ce qu'elle désire et ne peut l'obtenir; elle se baigne dans la rivière
et son feu ne s'éteint pas. «Oh! par pitié, s'écrie-t-elle, enfant au
coeur de pierre, ce n'est qu'un baiser que je demande, pourquoi es-tu si
timide?

XVII.--«J'ai été suppliée comme je te supplie maintenant, même par le
farouche et cruel dieu de la guerre, dont la tête superbe ne fléchit
jamais dans les combats, et qui triomphe partout où il va, dans toutes
les querelles; cependant il fut mon captif et mon esclave, et il a
mendié ce que tu obtiendras sans l'avoir demandé.

XVIII.--«Sur mes autels il a déposé sa lance, son bouclier entaillé, son
cimier triomphant; pour l'amour de moi il apprit à jouer et à danser; il
apprit à folâtrer, à s'amuser, à badiner, à sourire, à plaisanter,
méprisant son grossier tambour, ses rouges enseignes, faisant de mes
bras son champ de bataille et sa tente de mon lit.

XIX.--«Ainsi, je triomphai du conquérant et je le tins captif dans des
chaînes de roses. L'acier le mieux trempé obéissait à la force de son
bras, cependant il fut soumis par ma réserve et mes dédains. Oh! ne sois
pas trop fier; ne te vante pas de ta puissance, parce que tu gouvernes
celle qui dompta le dieu des batailles!

XX.--«Touche seulement mes lèvres avec les tiennes (elles sont si
belles; quoique les miennes ne soient pas si belles, elles sont
vermeilles aussi): le baiser t'appartiendra aussi bien qu'à moi. Que
vois-tu par terre? relève la tête, regarde dans mes yeux où ta beauté se
réfléchit. Pourquoi donc tes lèvres ne s'attachent-elles pas aux
miennes, puisque tes yeux se réfléchissent dans les miens?

XXI.--«As-tu honte d'un baiser? Eh bien, ferme les yeux, je ferai comme
toi; le jour nous semblera la nuit; l'amour tient ses fêtes là où l'on
n'est que deux: sois donc plus hardi, nos ébats n'ont pas de témoins;
ces violettes bleues sur lesquelles nous sommes couchés ne peuvent ni
bavarder, ni savoir ce que nous faisons.

XXII.--«La fraîcheur de tes lèvres séduisantes annonce que tu es à peine
mûr; cependant on peut bien goûter tes charmes. Fais usage du temps, ne
laisse pas échapper l'occasion; la beauté ne doit pas se consumer
elle-même; les belles fleurs qu'on ne cueille pas dans leur éclat se
fanent et périssent bientôt.

XXIII.--«Si j'étais laide, vieille et ridée, mal élevée, difforme,
grossière, grondeuse, épuisée, la vue trouble, perclue, glacée, stérile,
maigrie, desséchée, alors tu pourrais hésiter, car je ne serais point
faite pour toi; mais n'ayant aucun défaut, pourquoi me détestes-tu?

XXIV.--«Tu ne peux découvrir une ride sur mon front, mes yeux sont
bleus, brillants et vifs, ma beauté comme le printemps se renouvelle
chaque année, ma chair est douce et fraîche, mon sang ardent; si tu
pressais dans la tienne ma main douce et moite, tu la sentirais
disparaître dans cette étreinte comme si elle était prête à se fondre.

XXV.--«Dis-moi de parler, j'enchanterai ton oreille; ordonne, et comme
une fée je bondirai sur le gazon, ou telle qu'une nymphe à la longue
chevelure éparse, je danserai sur le sable sans y laisser la trace de
mes pas. L'amour est un esprit de feu, il n'a rien de grossier qui
l'abaisse vers la terre, mais il est léger et aspire à s'élever.

XXVI.--«Témoin cette couche de primevères sur laquelle je repose, témoin
ces faibles fleurs qui me soutiennent comme des arbres robustes: deux
frêles colombes me traînent à travers les airs depuis le matin jusqu'au
soir, partout où il me plaît d'aller. L'amour est si léger, aimable
enfant, se peut-il que tu le croies trop lourd pour toi!

XXVII.--«Ton coeur est-il épris de ton propre visage? Ta main droite
peut-elle trouver l'amour dans ta main gauche? alors, aime-toi toi-même,
sois rejeté par toi-même, prive-toi de la liberté et plains-toi du
larcin; c'est ainsi que Narcisse s'abandonna lui-même et périt pour
embrasser son ombre dans le ruisseau.

XXVIII.--«Les torches sont faites pour éclairer, les bijoux pour servir
de parure, les mets délicats pour être goûtés, la fraîcheur de la beauté
pour enchanter, les herbes des champs pour parfumer l'air, les arbres
pour porter des fruits; tout ce qui ne pousse que pour soi abuse de ses
facultés; les semences naissent des semences, la beauté enfante la
beauté, tu fus engendré, ton devoir est d'engendrer à ton tour.

XXIX.--«Pourquoi te nourrirais-tu des dons de la terre, si ce n'est pour
nourrir la terre de tes dons? par la loi de la nature, tu dois te
multiplier dans des enfants qui vivront quand tu ne seras plus. C'est
ainsi qu'en dépit de la mort tu survivras dans ceux qui porteront ta
ressemblance.»

XXX.--Cependant la reine amoureuse commençait à être en nage, car
l'ombre avait abandonné le lieu où ils reposaient; et Titan, fatigué au
milieu de sa course, les regardait d'un oeil brûlant, souhaitant
qu'Adonis dirigeât son char pourvu qu'il pût lui ressembler et se
trouver près de Vénus.

XXXI.--Soudain d'un air insouciant et avec un regard sombre, boudeur et
dédaigneux, voilant de ses sourcils froncés l'éclat de ses yeux, comme
les vapeurs d'un brouillard obscurcissent le ciel, Adonis s'écrie d'un
ton aigre: «Fi! plus d'amour! le soleil me brûle le visage, il faut que
je m'en aille.»

XXXII.--«Hélas! dit Vénus: si jeune et si cruel! quelle pauvre excuse tu
me donnes pour t'échapper! mon souffle céleste sera pour toi un zéphyr
qui dissipera la chaleur du soleil qui darde sur nous. Je te ferai un
abri de mes cheveux, et, s'ils brûlent aussi, je les éteindrai avec mes
larmes.

XXXIII.--«Le soleil qui brille dans le ciel n'est que brûlant, et moi,
je suis entre le soleil et toi! la chaleur qu'il donne ne m'incommode
guère; ce sont tes yeux dont le feu me consume: si je n'étais
immortelle, ma vie se terminerait entre le soleil céleste et le soleil
terrestre.

XXXIV.--«Es-tu donc si rebelle, es-tu de pierre ou dur comme l'acier?
Ah! tu es plus dur que la pierre, car la pierre s'amollit sous la pluie.
Es-tu fils d'une femme, et peux-tu ne pas sentir ce qu'est l'amour?
combien l'absence d'amour fait souffrir? Ah! si ta mère avait eu un
coeur si cruel, elle ne t'aurait pas enfanté, elle serait morte dans sa
solitude.

XXXV.--«Qui suis-je pour être ainsi méprisée par toi, ou quel grand
danger y a-t-il dans mon amour? quel mal ferait à tes lèvres un pauvre
baiser? Parle, mon bien-aimé; mais ne dis rien que de tendre ou garde le
silence. Donne-moi un baiser, je te le rendrai, et puis un autre pour
les intérêts, si tu en veux deux.

XXXVI.--«Fi donc, portrait sans vie, marbre froid et insensible, idole
bien enluminée, image sourde et inanimée, statue qui ne satisfait que
les yeux, être semblable à l'homme, mais qui ne naquis point d'une
femme: tu n'es pas un homme, quoique tu aies le teint d'un homme, car
les hommes donnent des baisers par leur propre instinct.»

XXXVII.--Elle dit, l'impatience arrête sa langue suppliante, et la
colère qui l'étouffe la contraint au silence; ses joues enflammées, ses
yeux ardents disent assez ses outrages; étant juge et amante, elle ne
peut se faire rendre justice. Tantôt elle pleure, tantôt elle veut
parler, ses sanglots s'y opposent.

XXXVIII.--Parfois elle secoue la tête, puis elle lui prend la main; elle
le regarde, et puis elle fixe ses yeux sur la terre. Quelquefois ses
bras l'entourent comme une ceinture; elle voudrait l'enchaîner dans ses
bras, mais il ne veut pas, et quand il s'efforce d'échapper à son
étreinte, elle enlace ses doigts de lis.

XXXIX.--«Mon amour, dit-elle, puisque je t'ai enfermé dans ce cercle
d'ivoire, je serai le parc, et tu seras mon daim; nourris-toi où tu
voudras, sur les coteaux ou dans la vallée; rassasie-toi sur mes lèvres,
et, si les montagnes sont desséchées, erre plus bas, tu y trouveras de
douces fontaines.

XL.--«Dans ces limites tu as de quoi te satisfaire; une pelouse et une
belle plaine délicieuse; des coteaux arrondis et des taillis épais et
sombres pour te mettre à l'abri de la tempête et de la pluie. Sois donc
mon daim puisque je suis un parc si charmant; aucun limier ne t'y
poursuivra, quand même tu en entendrais aboyer mille.»

XLI.--A ces mots, Adonis sourit de dédain; sur chacune de ses joues se
forme une jolie fossette; c'est l'amour qui les a creusées, et s'il
périssait il pourrait être enseveli dans une tombe si simple, sachant
bien qu'une fois qu'il y serait déposé il y vivrait et ne pourrait pas
mourir.

XLII.--Ces aimables grottes, ces fossettes enchantées ouvrent leur
bouche pour engloutir le caprice de Vénus. Elle était déjà folle, que va
devenir sa raison? déjà frappée à mort, qu'a-t-elle besoin d'une autre
blessure? Pauvre reine de l'amour, abandonnée dans ton propre empire,
peux-tu bien aimer des joues que le mépris seul fait sourire?

XLIII.--Maintenant que fera-t-elle, que dira-t-elle? elle a tout dit et
n'a fait qu'augmenter ses maux. Le temps a fui, son amant va s'éloigner;
il cherche à s'échapper de ses bras enlacés. «Par pitié, s'écrie-t-elle,
une grâce... un remords...» Il s'élance et se précipite vers son
coursier.

XLIV.--Mais voici! D'un taillis voisin, une jeune cavale, robuste, belle
et fière, aperçoit le coursier impatient d'Adonis; elle accourt,
s'ébroue et hennit. Le coursier vigoureux, attaché à un arbre, brise ses
rênes, et va droit à elle.

XLV.--Il s'élance, il hennit, le voilà qui bondit avec orgueil, de son
dur sabot rompt la courroie de la sangle. Triomphant de ce qui le
régissait, il frappe la terre dont les cavités résonnent comme le
tonnerre du ciel. Il broie entre ses dents le fer de son mors tressé.

XLVI.--Ses oreilles se dressent, les flots de sa crinière se hérissent
sur son cou recourbé, replié; ses naseaux aspirent l'air, et, comme une
fournaise, rejettent d'épaisses vapeurs; son oeil superbe, qui étincelle
comme le feu, montre son ardent courage et le transport qui l'agite.

XLVII.--Tantôt il trotte, comme s'il comptait ses pas, avec une majesté
calme et une modeste fierté; puis il se cabre, fait des courbettes et
s'élance comme s'il disait: Voyez! telle est ma force; c'est ainsi que
je cherche à captiver le regard de la belle cavale.

XLVIII.--Que lui importe maintenant son cavalier irrité qui l'appelle,
ses flatteurs «holà» ou ses cris «arrête-toi, entends-tu?» Que lui
importent les rênes et la pointe aiguë de l'éperon, son riche harnais et
son caparaçon brillant? Il voit celle qu'il aime et ne voit qu'elle;
seule elle plaît à ses orgueilleux regards.

XLIX.--Voyez le tableau où un peintre aurait voulu surpasser son modèle,
en peignant un coursier bien proportionné; son art lutte contre l'oeuvre
de la nature, comme si les morts pouvaient l'emporter sur les vivants.
Ce même coursier était au-dessus d'un coursier ordinaire par ses formes,
son courage, sa couleur, son allure et sa vigueur.

L.--Sabot arrondi, articulations courtes, fanons velus et longs, large
poitrail, oeil grand, tête petite, naseaux bien ouverts, encolure haute,
oreilles courtes, jambes fortes et déliées, crinière claire, queue
épaisse, croupe arrondie, peau fine, il avait tout ce qu'un cheval doit
avoir, excepté un fier cavalier sur son dos orgueilleux.

LI.--Quelquefois il s'éloigne et de là il regarde avec surprise, puis il
bondit au mouvement d'une plume. Bientôt il se prépare à défier le vent:
et on ne sait plus s'il court, où s'il vole. Le vent siffle entre sa
crinière et sa queue, soulevant les crins qui se déploient comme des
ailes emplumées.

LII.--Il regarde celle qu'il aime et lui adresse ses hennissements; elle
lui répond comme si elle devinait sa pensée. Fière, comme le sont les
femmes, de se voir recherchée, elle feint le caprice, fait la cruelle,
repousse son amour, dédaigne l'ardeur qu'il éprouve, et répond par des
ruades à ses amoureuses caresses.

LIII.--Alors, triste et mécontent, il baisse sa queue qui, telle qu'un
panache flottant, prêtait une ombre bienfaisante à sa croupe en sueur.
Il frappe du pied et mord dans sa rage les pauvres mouches. La cavale,
voyant sa fureur, se rend plus complaisante, et sa colère est apaisée.

LIV.--Son maître impatienté va pour le ressaisir, lorsque soudain la
cavale indomptée, pleine de terreur et craignant de se voir saisie
s'enfuit rapidement; le cheval la suit et laisse Adonis. Tous deux,
comme égarés, se dirigent vers le bois, et dépassent les corbeaux qui
cherchent à voler plus vite qu'eux.

LV.--Essoufflé de sa course, Adonis s'assied, maudissant son coursier
impétueux et indomptable. Voici de nouveau une bonne occasion qui
s'offre à l'amour malheureux d'obtenir le bonheur qu'il implore: car les
amants disent que le coeur a trois fois tort quand il est privé du
secours de la langue.

LVI.--Un four que l'on ferme n'en est que plus brûlant; une digue ne
fait qu'augmenter la fureur d'un fleuve: on en peut dire autant d'une
douleur cachée: la liberté de la parole calme le feu de l'amour; mais,
quand l'avocat du coeur est muet, le client se meurt, son affaire est
désespérée.

LVII.--Il la voit venir, et recommence à rougir, de même qu'un charbon
mourant que le vent rallume. Il cache son front irrité avec sa toque, et
se tourne vers la terre d'un air chagrin, sans prendre garde à elle,
bien qu'elle soit tout près: car il ne saurait la regarder avec des yeux
favorables.

LVIII.--Oh! quel spectacle c'était de la voir s'avancer en cachette vers
le fantasque jeune homme, et d'observer les couleurs changeantes de ses
joues, comme le rouge et le blanc se détruisaient l'un l'autre! la
pâleur enfin y domine; mais de temps en temps ses yeux lancent des
flammes comme s'il passait un éclair dans le ciel.

LIX.--Le voilà devant lui, et il est assis, comme le ferait une amante
timide, elle s'agenouille; avec une de ses belles mains elle relève sa
toque; l'autre douce main caresse ses joues vermeilles. Ces joues
délicates reçoivent l'impression de cette tendre main comme la neige
fraîchement tombée garde toute empreinte.

LX.--O quelle guerre de regards se déclara alors entre eux! Les yeux de
Vénus implorent ceux d'Adonis, qui la regardent comme s'ils ne la
voyaient pas. Ses yeux le conjurent encore, mais ses regards dédaignent
ses prières. Toute cette pantomime est expliquée par les larmes que les
yeux de Vénus répandent comme ceux d'un choeur de tragédie.

LXI.--Elle le prend doucement par la main: c'est un lis enfermé dans une
prison de neige, ou une main d'ivoire dans un cercle d'albâtre tant
l'amie est blanche qui presse sa blanche ennemie. Cette lutte charmante
entre celle qui veut et celui qui ne veut point ressemblait aux ébats de
deux colombes argentées qui se becquètent.

LXII.--Bientôt l'interprète des pensées de Vénus reprend: «O toi, le
plus beau de tous ceux qui se meuvent sur le globe de la terre! que
n'es-tu ce que je suis, et moi un homme; mon coeur intact comme le tien,
et ton coeur atteint de ma blessure! Pour le prix d'un doux regard, je
t'assurerais mon secours lorsque la pâte de mon corps pourrait seule te
sauver.

LXIII.--«Rendez-moi ma main, dit Adonis: pourquoi la
pressez-vous?»--«Demande-moi mon coeur, dit-elle, et tu l'auras, ou
rends-le-moi de peur que ton coeur inflexible ne l'endurcisse; une fois
endurci, de tendres soupirs ne pourraient plus le pénétrer; les sanglots
de l'amour me trouveraient insensible, parce que le coeur d'Adonis
aurait endurci le mien!»

LXIV.--«Fi donc! s'écrie-t-il; laissez-moi et laissez-moi aller. Le
plaisir de ma journée est perdu: mon cheval a fui, et c'est par votre
faute que j'en suis privé. Je vous en prie, quittez-moi, et laissez-moi
seul ici: car tout mon souci, toute ma préoccupation, toute mon idée,
c'est de reprendre mon cheval à cette jument.»

LXV.--Vénus lui répond: «Ton palefroi t'abandonne comme il le doit aux
douces ardeurs du désir. L'amour est un charbon qu'il faut refroidir,
sinon il met tout le coeur en feu. La mer a des bornes, mais le profond
désir n'en a point: ne sois donc pas surpris si ton coursier est parti.

LXVI.--«Comme il avait l'air d'une rosse, attaché à un arbre, esclave
soumis à des rênes de cuir! Mais, dès qu'il a vu la cavale, noble prix
de sa jeunesse, il a dédaigné sa honteuse servitude, secoué de son col
arqué ses misérables liens, et il a affranchi sa bouche, sa croupe et
son poitrail.

LXVII.--«Après avoir vu sa bien-aimée nue dans sa couche, montrant à ses
draps une nuance plus blanche que le blanc, quel est celui dont les yeux
avides n'inspirent pas à ses autres sens le désir d'une égale
jouissance? quel est l'homme assez lâche pour ne pas avoir le courage de
s'approcher du feu quand il fait froid?

LXVIII.--«Laisse-moi donc excuser ton coursier, aimable enfant, et
apprends de lui, je t'en conjure, à profiter de la félicité qui s'offre
à toi. Quand je resterais muette, sa conduite suffirait à t'instruire.
Oh! apprends à aimer; la leçon en est facile; une fois qu'on la sait, on
ne l'oublie jamais.

LXIX.--«Je ne connais pas l'amour, dit-il, je ne veux pas le connaître,
à moins que ce ne soit un sanglier: alors je lui ferai la chasse. C'est
un gros emprunt, je ne veux pas faire de dettes. Je n'ai d'autre amour
que l'amour d'en mal parler, car j'ai entendu dire que c'était une vie
dans la mort, et qu'on riait et qu'on pleurait de la même haleine.

LXX.--«Qui porte un habit mal fait et non fini? qui cueille le bouton
avant que les feuilles soient poussées? Si les choses qui croissent sont
mutilées elles se flétrissent dans leur fleur, et n'ont plus aucune
valeur. Le poulain qui est monté et chargé dans sa jeunesse perd sa
fierté et jamais ne devient fort.

LXXI.--«Vous me faites mal à la main en la pressant. Séparons-nous, et
laissons ce vain sujet et ces frivoles discours. Levez le siége que vous
avez mis devant mon coeur inflexible; il n'ouvrira point ses portes aux
alarmes de l'amour: renoncez à vos voeux, à vos larmes feintes, à vos
flatteries; car elles n'ont point d'effet lorsque le coeur est jeune.

LXXII.--«Quoi! tu sais parler? répond-elle. As-tu donc une langue? Oh!
que n'en as-tu point! ou plutôt que je n'eusse point d'oreilles? Ta voix
de sirène m'a doublement blessée. J'étais assez chargée tout à l'heure,
sans ce surcroît qui m'accable. Mélodieuse dissonance, célestes accords
aux rudes effets! douce harmonie pour l'oreille qui blesse profondément
le coeur!

LXXIII.--«Si je n'avais point d'yeux, si je n'avais que des oreilles,
mes oreilles adoreraient cette beauté invisible et intérieure; ou si
j'étais sourde, tes charmes extérieurs toucheraient en moi tout ce qu'il
y a de sensible. Quoique sans yeux et sans oreilles pour voir ou pour
entendre, je t'aimerais encore rien qu'en te touchant.

LXXIV.--«Suppose maintenant que le sens du toucher me soit ravi; que je
ne puisse ni voir, ni entendre, ni toucher, qu'il ne me reste que
l'odorat; mon amour pour toi n'en serait pas moins vif, car de la
distillerie de ton adorable visage sort une haleine parfumée qui excite
l'amour par l'odorat.

LXXV.--«Mais quel banquet n'offrirais-tu pas au goût puisque tu nourris
et alimentes les quatre autres sens? ne désireraient-ils pas que le
festin fût éternel, en ordonnant au soupçon de fermer la porte à double
tour, de peur que la jalousie, cet hôte sombre et mal venu, ne se
glissât parmi eux pour troubler la fête?»

LXXVI.--Encore une fois s'ouvrit le portique couleur de rubis qui avait
déjà donné passage aux doux accents de son discours: semblable à une
aurore rougeâtre qui prédit toujours le naufrage aux marins, la tempête
aux campagnes, les regrets aux pasteurs, la désolation aux oiseaux, le
vent et les bourrasques aux troupeaux et aux bergers.

LXXVII.--Prudemment elle observe ce sinistre présage. De même que le
vent se tait avant la pluie, que le loup entr'ouvre les dents avant de
hurler, que la baie se fend avant de faire tache, ou comme la balle
meurtrière d'un fusil, ce qu'il allait dire la frappe avant qu'il eût
parlé.

LXXVIII.--Elle tombe par le seul effet de son regard; car les regards
tuent l'amour, et l'amour ressuscite par des regards: un sourire guérit
la blessure produite par des sourcils froncés. Heureuse faillite que
celle qui enrichit ainsi l'amour! Le pauvre enfant, croyant qu'elle est
morte, presse ses joues pâles jusqu'à leur rendre leur vermillon.

LXXIX.--Tout étonné, il renonce à sa première intention, qui était de la
réprimander vertement; ce que prévint l'astucieux amour. Honneur à la
ruse qui sut si bien la protéger! car elle reste étendue sur le gazon,
comme si elle était morte, jusqu'à ce que le souffle d'Adonis la
rappelle à la vie.

LXXX.--Il lui serre le nez, la frappe sur les joues, plie ses doigts,
lui presse l'artère, réchauffe ses lèvres, et cherche mille moyens pour
réparer le mal qu'ont causé ses duretés. Il lui donne un baiser:
volontiers elle ne se relèverait plus pourvu qu'il l'embrasse encore.

LXXXI.--A cette nuit de chagrin succède le jour: elle entr'ouvre
doucement ses deux fenêtres bleues, semblables au soleil lorsqu'à son
éclatant retour il charme le matin et console l'univers. De même que le
brillant soleil embellit le ciel, l'oeil de Vénus illumine son visage.

LXXXII.--Elle en tourne les rayons sur son visage sans barbe comme s'il
lui empruntait tout son éclat. Jamais quatre astres aussi beaux
n'auraient été réunis, si Adonis n'avait voilé les siens, en abaissant
ses sourcils: mais ceux de Vénus, qui brillaient à travers le cristal de
ses larmes, resplendissaient comme la lune réfléchie dans l'eau pendant
la nuit.

LXXXIII.--«Où suis-je donc?? dit-elle; sur la terre ou dans le ciel?
Suis-je dans l'Océan ou dans le feu? quelle heure est-il? est-ce le
matin ou le soir fatigué? suis-je ravie de mourir, ou désiré-je la vie?
Tout à l'heure je vivais, et ma vie était assurée contre la mort! tout à
l'heure je mourais, et la mort m'était un ravissement!

LXXXIV.--«Oh! c'était toi qui me tuais! Fais-moi mourir encore: l'habile
maître de tes yeux, ton coeur inflexible a su leur enseigner des regards
dédaigneux et un tel mépris qu'ils ont assassiné mon pauvre coeur; et
mes yeux, fidèles guides de leur reine, auraient été à jamais privés de
la vue, sans la compassion de tes lèvres.

LXXXV.--«Puissent-elles se baiser longtemps, pour prix de cette cure!
Oh! ne laisse jamais flétrir leur incarnat! et puisse leur fraîcheur
dissiper tant qu'elles dureront les influences dangereuses de l'année!
Les astrologues qui ont écrit sur la mort diront que la peste est bannie
par ton souffle.

LXXXVI.--«Lèvres pures, sceaux délicieux imprimés sur mes lèvres, quel
marché pourrais-je faire pour obtenir encore leur empreinte! Me vendre
moi-même? ah! j'y consens, pourvu que tu veuilles m'acheter, me payer,
et en bien user envers moi. Si tu fais cette acquisition, de crainte de
méprises, applique bien ton sceau sur mes lèvres vermeilles.

LXXXVII.--«Avec mille baisers tu peux acheter mon coeur, et les payer à
ton loisir l'un après l'autre. Que sont pour toi dix fois cent baisers?
ne sont-ils pas bien vite comptés, bien vite donnés? Convenons, qu'en
cas de non-payement, la dette serait double; deux mille baisers te
donneraient-ils tant de peine?»

LXXXVIII.--«Belle reine, dit-il, si vous me devez quelque amour, que mes
jeunes années vous expliquent mes bizarreries; ne cherchez pas à me
connaître avant que je me connaisse moi-même: il n'est pas de pêcheur
qui n'épargne le fretin. La prune mûre tombe, la verte tient à la
branche; ou si elle est cueillie trop tôt, elle est aigre au goût.

LXXXIX.--«Voyez! le consolateur du monde achève à l'occident, d'un pas
fatigué, sa brûlante carrière de la journée; le hibou, héraut de la
nuit, crie qu'il est tard; les troupeaux sont rentrés dans leur bercail,
les oiseaux dans leur nid, les noirs nuages qui voilent la lumière du
ciel nous somment de nous séparer et de nous dire bonsoir...

XC.--«Laissez-moi donc vous dire bonne nuit, et dites-en de même; si
vous y consentez, vous aurez un baiser.» «Bonne nuit,» répond Vénus. Et
avant qu'il ait dit adieu, elle lui offre le doux gage du départ; ses
bras se croisent autour du cou d'Adonis; elle semble s'incorporer avec
lui; leurs visages se touchent.

XCI.--Enfin, hors d'haleine, il se dégage et retire la rosée céleste,
cette jolie bouche de corail dont les lèvres avides de la déesse
connaissaient bien le parfum délicieux; elles s'en désaltèrent, et se
plaignent cependant de la sécheresse. Adonis accablé de caresses, elle
épuisée par sa froideur, tous deux tombent à terre avec leurs lèvres
collées ensemble.

XCII.--Maintenant ses rapides désirs ont conquis sa proie plus docile,
elle se nourrit sans pouvoir se rassasier; ses lèvres sont triomphantes,
celles d'Adonis obéissent et payent la rançon qu'exige un vainqueur dont
la pensée, vorace comme un vautour, porte si haut ses prétentions qu'il
tarit l'humide trésor des lèvres du vaincu.

XCIII.--Une fois qu'elle a goûté la douceur des dépouilles, elle
commence à piller avec une aveugle fureur; son visage est en sueur, son
sang bouillonne; sa passion, sans frein, lui donne un courage désespéré;
elle appelle l'oubli, et repousse la raison, elle oublie la chaste
rougeur de la honte et le naufrage de l'honneur.

XCIV.--Lassé, fatigué et échauffé par ses étroits embrassements, tel
qu'un oiseau sauvage apprivoisé à force d'être manié, tel que l'agile
chevreuil fatigué par la chasse, ou comme un enfant mutin calmé par des
caresses, Adonis obéit, et ne résiste plus, pendant que Vénus lui prend
non tout ce qu'elle veut, mais tout ce qu'elle peut.

XCV.--Quelle cire assez gelée pour ne pas se fondre à la chaleur, et
pour ne pas céder enfin à la plus légère impression? Les objets placés
au delà de l'espérance sont souvent atteints par la témérité, surtout en
fait d'amour; la hardiesse dépasse la permission: l'Amour ne se
décourage pas comme un lâche pâle et tremblant, mais ose davantage quand
ce qu'il courtise est rebelle.

XCVI.--Oh! si elle avait renoncé, lorsque Adonis fronçait le sourcil,
elle n'eût point savouré un semblable nectar sur ses lèvres: des mots
durs et de sévères regards ne doivent point repousser les amants. Les
roses ont bien des épines, mais on recueille néanmoins. La beauté
fût-elle sous vingt verrous, l'Amour triompherait de tous les obstacles
et les enfoncerait tous.

XCVII.--Par pitié, enfin, elle ne peut le retenir plus longtemps; le
pauvre enfant la prie de le laisser aller; elle se décide à ne plus le
retenir, lui dit adieu, et lui recommande d'avoir bien soin de son
coeur, qu'il emporte captif dans sa poitrine, jure-t-elle par l'arc de
Cupidon.

XCVIII.--«Aimable enfant, dit-elle, je vais passer cette nuit dans la
douleur, car mon coeur blessé ordonne à mes yeux de veiller. Dis-moi,
maître de l'Amour, nous verrons-nous demain? Dis-moi, nous verrons-nous,
nous verrons-nous; veux-tu me le promettre?» Il lui répond, non, parce
qu'il a l'intention d'aller le lendemain chasser le sanglier avec
quelques-uns de ses amis.

XCIX.--«Le sanglier!» s'écrie-t-elle, et une soudaine pâleur couvre son
visage, comme une gaze étendue sur une rose purpurine: elle tremble à
ses paroles, elle jette ses bras autour de son cou qu'elle enchaîne,
elle tombe, toujours suspendue à son cou, elle tombe sur le dos et lui
sur son sein.

C.--La voilà dans la lice de l'Amour; son champion est monté pour le
combat: vaine illusion; il ne veut pas dompter sa monture. Plus
malheureuse que Tantale, elle tient l'Élysée et les délices lui
échappent.

CI.--Telle que ces pauvres oiseaux, qui, abusés par des grappes peintes,
se rassasient par les yeux et souffrent la faim, elle languit dans sa
mésaventure, comme ces pauvres oiseaux qui voyaient des baies inutiles.
Elle prodigue ses baisers à son amant pour chercher à allumer l'ardeur
qu'elle ne trouve point en lui.

CII.--Mais tout est inutile, bonne reine, cela ne sera pas; elle a osé
tout ce qui se pouvait oser: ses prières eussent mérité une plus riche
récompense. Elle est l'Amour; elle aime et n'est point aimée. «Fi donc!
fi donc! dit-il, vous m'étouffez; laissez-moi partir, vous n'avez aucune
raison de me retenir ainsi.»

CIII.--«Tu serais déjà parti, cher enfant, répond-elle, si tu ne m'avais
dit que tu voulais chasser le sanglier. Oh! sois prudent; tu ne sais pas
ce que c'est de blesser avec le fer d'une javeline ce sauvage animal qui
aiguise sans cesse des défenses qui n'ont jamais de fourrure, décidé à
tuer son adversaire comme un boucher funeste.

CIV.--«Sur son dos il a une armée de piques hérissées qui sans cesse
menacent ses ennemis; ses yeux, semblables à des vers luisants,
étincellent quand il est irrité; son groin creuse des tombeaux partout
où il passe; furieux, il frappe tout ce qu'il rencontre, et tous ceux
qu'il frappe, ses cruelles défenses les tuent.

CV.--«Ses flancs robustes, armés de rudes soies, sont à l'épreuve de la
pointe de ta lance; son cou épais et court est difficile à blesser; dans
sa fureur, il attaquerait le lion; les broussailles et les arbustes
épineux à travers lesquels il se précipite se séparent comme s'ils en
avaient peur.

CVI.--«Hélas! il ferait peu de cas de ton visage, auquel les yeux de
l'Amour payent un tribut de regards; de ta douce main, de tes lèvres
suaves, ou de tes yeux de cristal dont la perfection étonne le monde.
Mais, s'il pouvait te surprendre, le cruel, ô triste pressentiment! il
détruirait tous tes charmes, comme il détruit une prairie.

CVII.--«Oh! laisse-le en paix dans sa dégoûtante tanière: la beauté n'a
rien à faire avec de tels monstres; ne t'expose pas volontairement à ce
danger! Ceux qui prospèrent prennent conseil de leurs amis. Quand tu as
nommé le sanglier, à ne te rien cacher, j'ai tremblé pour toi, et tout
mon corps a frémi.

CVIII.--«N'as-tu pas remarqué mon visage? N'ai-je point pâli? n'as-tu
pas vu les indices de la crainte dans mes yeux? ne me suis-je pas
évanouie? ne suis-je point tombée? Dans ce sein sur lequel tu es penché,
mon coeur, troublé par de tristes pressentiments, palpite, s'agite, ne
trouve point de repos; il te soulève sur ma poitrine comme un
tremblement de terre.

CIX.--«Car là où règne l'amour, une jalouse inquiétude s'établit
d'elle-même sa sentinelle, donne de fausses alarmes, dénonce la
rébellion, et dans un temps de paix crie: Tue, tue! Elle trouble le
paisible amour par ses caprices, comme l'air et l'eau éteignent le feu.

CX.--«Ce délateur chagrin, cet espion qui fomente les querelles, cette
chenille qui dévore les tendres bourgeons de l'amour, cette jalousie
rapporteuse, querelleuse, qui tantôt apporte des nouvelles vraies et
tantôt des fausses, elle frappe à la porte de mon coeur et me dit à
l'oreille que si je t'aime, je dois craindre ta mort.

CXI.--«Bien plus, elle offre à mes regards le tableau d'un sanglier
furieux; sous ses défenses aiguës, je vois étendu sur le dos quelqu'un
qui te ressemble, couvert de blessures, et dont le sang répandu sur les
fleurs nouvelles les fait pencher de douleur et baisser la tête.

CXII.--«Que ferais-je en te voyant dans cet état, puisque je tremble à
cette image? Cette pensée fait saigner mon faible coeur, et la crainte
m'enseigne l'avenir! Oui, je prédis ta mort et mon éternelle douleur, si
demain tu rencontres le sanglier.

CXIII.--«Mais si tu veux absolument chasser, laisse-toi guider par moi,
lance tes chiens contre le lièvre peureux, le renard qui vit de ruse ou
le chevreuil qui n'ose rien affronter; poursuis ces timides animaux sur
les collines, et tiens tête à ton lévrier sur ton coursier agile.

CXIV.--«Et lorsque tu es sur la trace du lièvre à la vue courte, observe
comme le pauvre fugitif devance le vent pour échapper à son danger, et
avec quel soin il tourne et traverse et multiplie ses détours; les
différents sentiers qu'il suit sont comme un labyrinthe pour dérouter
ses ennemis.

CXV.--«Quelquefois il court au milieu d'un troupeau de moutons pour
tromper l'odorat subtil des chiens; quelquefois il traverse des lieux
souterrains où les lapins habitent, pour arrêter les hurlements sonores
de ceux qui le poursuivent; quelquefois encore, c'est dans une troupe de
daims qu'il se cache: le danger invente des ruses, la crainte donne de
l'esprit.

CXVI.--«Car une fois là, son odeur se mêle à celle d'autres animaux, les
lévriers excités reniflent l'air, ils hésitent et ils cessent leurs
clameurs jusqu'à ce qu'ils soient parvenus avec peine à reconnaître la
piste refroidie. Alors les aboiements recommencent, l'écho répond comme
si une autre chasse avait lieu dans les airs.

CXVII.--«Cependant le pauvre lièvre, au sommet d'un coteau lointain, se
tient accroupi; il écoute pour entendre si les ennemis le poursuivent
encore; il entend de nouveau leurs voix bruyantes, et son désespoir peut
bien se comparer à celui d'un malade qui entend retentir le glas.

CXVIII.--«Tu verras ce malheureux, inondé de sueur, tourner et
retourner, revenir sur ses pas: chaque broussaille jalouse écorche ses
jambes fatiguées; chaque ombre le fait arrêter; le moindre bruit le fait
hésiter, car l'infortune est foulée aux pieds par tous, et dans son
abaissement elle ne trouve aucun ami.

CXIX.--«Reste tranquille; écoute-moi encore un peu: non, ne me résiste
pas, car tu ne te relèveras pas. Si, contre mon habitude, tu m'entends
faire de la morale, c'est pour te faire haïr la chasse du sanglier.
J'ajoute ceci à cela et une raison à une autre, car l'amour peut faire
un commentaire sur tous les maux.

CXX.--«Où en étais-je?--Peu m'importe, dit-il; laissez-moi, et
l'histoire finira fort à propos: la nuit se passe.--Eh bien! qu'importe!
dit-elle.--Je suis attendu par mes amis, répond-il; voilà qu'il fait
obscur, et je tomberai en m'en allant.--Ah! lui dit-elle, le désir ne
voit jamais mieux que la nuit.

CXXI.--«Mais si tu tombes, figure-toi que c'est la terre qui, amoureuse
de toi, te fait trébucher rien que pour te dérober un baiser. De riches
dépouilles rendent les honnêtes gens voleurs; c'est ainsi que tes lèvres
rendent la modeste Diane dédaigneuse et solitaire; elle a peur d'être
tentée de te voler un baiser et de mourir parjure.

CXXII.--«Maintenant je devine la raison de cette nuit si sombre. Cynthie
honteuse obscurcit son diadème d'argent, jusqu'à ce que la nature soit
condamnée comme traître et faussaire pour avoir volé au ciel les moules
divins dans lesquels elle t'a formé, en dépit des cieux, pour éclipser
le soleil pendant le jour et Cynthie pendant la nuit.

CXXIII.--«C'est pourquoi elle a séduit les Destinées pour détruire le
rare chef-d'oeuvre de la nature, en mêlant des infirmités à la beauté,
et d'impurs défauts à la perfection pure, qu'elle a soumise à la
tyrannie des cruels accidents et de toutes sortes de maux.

CXXIV.--«Tels que la fièvre brûlante et ses pâles accès; la peste qui
empoisonne la vie; la folie et son délire; la maladie qui ronge la
moelle des os, et qui corrompt le sang en l'échauffant; enfin le dégoût,
la douleur et le funeste désespoir ont juré la mort de la nature pour la
punir de t'avoir fait si beau.

CXXV.--«Et ce qui charme n'est pas la moindre de toutes ces maladies,
c'est qu'un combat d'une minute détruise la beauté, le charme, le goût,
le teint, la grâce: tout ce qu'admirait tout à l'heure un spectateur
impartial est tout à coup perdu, fondu, anéanti, comme la neige
disparaît sous le soleil de midi.

CXXVI.--«Ainsi donc, en dépit de la stérile chasteté, des vestales sans
amour et des nonnes égoïstes qui voudraient réduire la population de la
terre et produire une disette de fils et de filles... sois prodigue. La
lampe qui brûle pendant la nuit épuise son huile pour donner sa lumière
au monde.

CXXVII.--«Ton corps sera-t-il autre chose qu'un tombeau dévorant, s'il
engloutit toute la postérité que d'après les droits du temps tu dois
avoir, à moins que tu ne la détruises dans une sombre obscurité? S'il en
est ainsi, le monde te tiendra en mépris puisque par ton orgueil tu le
prives d'une si belle espérance.

CXXVIII.--«Par là, tu t'anéantis toi-même, crime plus grand que la
guerre civile, ou que celui des hommes qui portent sur eux-mêmes des
mains furieuses, ou bien des pères meurtriers qui arrachent la vie à
leurs fils. Une hideuse rouille s'attache au trésor caché, mais l'or qui
est mis en usage se multiplie toujours.»

CXXIX.--«Allons, répondit Adonis; vous allez retomber dans vos vains
discours tant de fois rebattus? Le baiser que je vous ai donné vous a
été accordé en vain: c'est en vain que vous luttez contre un torrent;
car je vous proteste, par cette ténébreuse nuit, sombre nourrice du
désir, que je vous aime de moins en moins depuis votre dissertation.

CXXX.--«Si l'Amour vous prêtait vingt mille langues, dont chacune serait
plus touchante que la vôtre, et aussi séduisante que les chants des
sirènes amoureuses, ses accents pénétrants seraient vains pour mon
oreille; car sachez que mon coeur s'y tient armé en sentinelle, et n'y
laisserait pas en entrer un son perfide.

CXXXI.--«De peur que la mélodie trompeuse ne pénétrât jusque dans la
paisible enceinte de mon sein: et là mon petit coeur lui-même serait
entièrement perdu, s'il était privé de sommeil dans sa chambre à
coucher. Non, madame, non; mon coeur ne désire point de gémir; il dort
profondément tant qu'il dort seul.

CXXXII.--«Qu'avez-vous dit que je ne puisse réfuter? le sentier qui
conduit au péril est doux. Je ne hais pas l'amour, mais votre manière
d'aimer qui prête des embrassements à tous les étrangers, vous en
agissez ainsi pour la multiplication de l'espèce: bizarre excuse de
prendre la raison pour servir les excès de la volupté.

CXXXIII.--«Ne l'appelez pas l'amour; l'Amour s'est envolé au ciel depuis
que la honteuse débauche usurpe son nom sur la terre, et s'est couverte
de sa ressemblance pour séduire la beauté vermeille et la déshonorer;
car ce tyran la souille de ses brûlantes caresses, et la flétrit bientôt
comme la chenille flétrit les jeunes feuilles.

CXXXIV.--«L'amour réjouit comme le soleil après l'orage, l'effet de la
débauche est comme celui de la tempête après le soleil; l'aimable
printemps de l'amour demeure toujours frais, l'hiver de la débauche
arrive avant que son été soit à demi fini; l'amour ne rassasie jamais,
la débauche meurt comme un glouton; l'amour est tout vérité, la débauche
est pleine de tromperies et de mensonges.

CXXXV.--«J'en pourrais dire davantage, mais je n'ose; ce texte est vieux
et l'orateur trop jeune. Je me retire donc avec tristesse; mon visage
est rouge de honte et mon coeur plein de douleur: mes oreilles, qui ont
écouté votre langage indécent, se brûlent elles-mêmes pour s'être ainsi
rendues coupables.»

CXXXVI.--Il dit, s'arrache du doux lien de ces beaux bras qui
l'enchaînaient sur le sein de Vénus; et il retourne chez lui en courant
à travers les sombres prairies, la laissant étendue par terre et
désolée. Avez-vous jamais vu une brillante étoile filer dans le ciel?
tel fuit Adonis pendant la nuit loin des yeux de Vénus.

CXXXVII.--Ses regards le suivent comme ceux d'un homme, sur le rivage,
contemplent un ami qui vient de s'embarquer, jusqu'à ce que les vagues
furieuses ne lui permettent plus de l'apercevoir, en soulevant leurs
crêtes jusqu'aux nuages: de même la nuit impitoyable et sombre enveloppe
de ses ténèbres l'objet qui charmait l'oeil de Vénus.

CXXXVIII.--Étourdie comme celui qui vient de laisser tomber par mégarde
un précieux bijou dans les ondes, ou étonnée comme l'homme errant dans
les ténèbres, lorsque son fanal s'éteint au milieu d'un bois dangereux,
telle Vénus reste confondue après avoir perdu dans l'obscurité celui
qu'elle avait découvert sur son chemin.

CXXXIX.--Elle frappe son sein qui gémit, et les cavernes voisines
répètent ses plaintes comme si elles en étaient troublées; sa passion
s'augmente. Hélas! s'écrie-t-elle; et vingt fois elle ajoute: malheur,
malheur! Vingt échos répètent vingt fois le même cri.

CXL.--Elle les écoute, commence une douloureuse lamentation, et
improvise un chant mélancolique; elle dit comment l'amour rend la
jeunesse esclave et fait radoter les vieillards; comment l'amour est
sage dans la folie et fou dans la sagesse. Son triste chant finit
toujours par malheur; et le choeur des échos répond à sa voix.

CXLI.--Son chant dura longtemps, plus longtemps que la nuit; car les
heures de ceux qui aiment sont longues, quoiqu'elles paraissent courtes.
S'ils sont contents eux-mêmes, ils s'imaginent que les autres jouissent
de la même satisfaction et partagent leur plaisir; leurs longues
histoires souvent recommencées finissent sans auditeurs, et ne finissent
jamais.

CXLII.--Car avec qui Vénus passerait-elle la nuit, si ce n'est avec de
vains sons, comparables à des parasites, répondant à toutes les voix,
comme des cabaretiers à la langue acérée, et adoucissant l'humeur des
esprits fantasques? Elle disait oui, l'écho répondait oui; et il eût dit
non si elle eût voulu.

CXLIII.--Voyez la gentille alouette, qui, fatiguée du repos, s'élance
dans les airs au sortir de son nid humide, elle réveille l'aube
matinale, et le soleil, dans toute sa majesté, sort de son sein argenté:
ses rayons jettent tant d'éclat sur le monde, que les monts couronnés de
cèdres semblent de l'or bruni.

CXLIV.--Vénus le salue en lui adressant ce bonjour flatteur: «O toi,
dieu brillant, père de toute lumière, toi de qui chaque étoile et chaque
astre empruntent le don magnifique qui lui permet de briller, il est
ici-bas un fils allaité par une mère mortelle, qui pourrait te prêter de
la lumière comme tu en prêtes aux autres!»

CXLV.--Elle dit, et s'enfuit vers un bosquet de myrtes, réfléchissant
que la matinée est bien avancée et qu'elle n'a pas reçu de nouvelles de
son amant: elle écoute pour distinguer la voix de sa meute et le son de
son cor; elle les entend résonner gaiement, et elle s'avance à la hâte
dans la direction du bruit.

CXLVI.--Elle court; sur son chemin les broussailles s'attachent à son
cou, d'autres caressent son front; d'autres encore s'entrelacent autour
de ses jambes pour l'arrêter: elle s'arrache violemment à leurs étroits
embrassements, telle qu'une biche aux mamelles pendantes qui s'empresse
d'aller allaiter son faon caché dans un taillis.
                
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