William Shakespear

Titus Andronicus
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[Note 14: On prétendait que la mandragore poussait un cri plaintif
quand on l'ouvrait.]

DÉMÉTRIUS, _poignardant Bassianus_.--Voilà la preuve que je suis votre
fils.

CHIRON, _lui portant aussi un coup de poignard_.--Et ce coup, enfoncé
jusqu'au coeur, pour prouver ma force.

LAVINIA.--Courage, Sémiramis, ou plutôt barbare Tamora; car il n'est
point d'autre nom que le tien qui convienne à ta nature.

TAMORA, _à son fils_.--Donnez-moi votre poignard: vous verrez, mes
enfants, que la main de votre mère saura venger l'outrage fait à votre
mère.

DÉMÉTRIUS.--Arrêtez, madame: nous lui devons d'autres vengeances:
d'abord battons le blé, et après brûlons la paille; cette mignonne fonde
son orgueil sur sa chasteté, sur son voeu nuptial, sur sa fidélité; et,
fière de ces spécieuses apparences, elle brave Votre Majesté. Eh!
emportera-t-elle cet orgueil au tombeau?

CHIRON.--Si elle l'y emporte, je consens qu'on me fasse eunuque:
traînons son époux hors de ce lieu, dans quelque fosse cachée, et que
son cadavre serve d'oreiller à nos voluptés.

TAMORA.--Mais lorsque vous aurez savouré le miel qui vous tente, ne
laissez pas survivre cette guêpe pour nous piquer de son aiguillon.

CHIRON.--Je vous promets, madame, d'y mettre bon ordre.--Allons, ma
belle, la violence va nous faire jouir de cet honneur si scrupuleusement
conservé.

LAVINIA.--O Tamora! tu portes la figure d'une femme...

TAMORA.--Je ne veux pas l'entendre parler davantage: entraînez-la loin
de moi.

LAVINIA.--Chers seigneurs, priez-la d'entendre seulement un mot de moi.

DÉMÉTRIUS.--Écoutez-la, belle reine: faites-vous un triomphe de voir
couler ses larmes: mais que votre coeur les reçoive comme le rocher
insensible les gouttes de pluie.

LAVINIA, _à Démétrius_.--Depuis quand les jeunes tigres donnent-t-ils
des leçons à leur mère? Oh! ne lui apprends pas la cruauté: c'est elle
qui te l'a enseignée. Le lait que tu as sucé de son sein s'est changé en
marbre: tu as puisé dans ses mamelles même ta tyrannie.--(_A Chiron_.)
Et cependant toutes les mères n'enfantent pas des fils qui leur
ressemblent. Prie-la de montrer la pitié d'une femme.

CHIRON.--Quoi! voudrais-tu que je prouvasse par ma conduite que je suis
un bâtard!

LAVINIA.--Il est vrai le noir corbeau n'engendre pas l'alouette.
Cependant j'ai ouï dire (oh! si je pouvais le voir vérifier
aujourd'hui!) que le lion, touché de pitié, souffrit qu'on coupât ses
griffes royales; on dit que les corbeaux nourrissent les enfants
abandonnés, tandis que leurs propres petits oiseaux sont affamés dans
leur nid. En dépit de ton coeur barbare, montre-toi, non pas aussi
généreux, mais susceptible de quelque pitié.

TAMORA.--Je ne sais ce que cela veut dire: entraînez-la.

LAVINIA.--Ah! permets que je te l'enseigne: au nom de mon père qui t'a
donné la vie; lorsqu'il aurait pu te tuer, ne t'endurcis point; ouvre
tes oreilles sourdes.

TAMORA.--Quand tu ne m'aurais jamais personnellement offensée, le nom de
ton père me rendrait impitoyable pour toi.--Souvenez-vous, mes enfants,
que mes larmes ont coulé en vain pour sauver votre frère du sacrifice:
le cruel Andronicus n'a pas voulu s'attendrir: emmenez-la donc;
traitez-la à votre gré: plus vous l'outragerez et plus vous serez aimés
de votre mère.

LAVINIA.--O Tamora, mérite le nom d'une reine généreuse, en me tuant ici
de ta propre main: car ce n'est pas la vie que je te demande depuis si
longtemps, je suis morte depuis que Bassianus a été tué!

TAMORA.--Que demandes-tu donc? Femme insensée, laisse-moi.

LAVINIA.--C'est la mort à l'instant que j'implore; et une grâce encore,
que la pudeur empêche ma langue de nommer. Ah! sauve-moi de leur
passion, plus fatale pour moi que le coup de la mort, et jette-moi dans
quelque abîme odieux, où jamais l'oeil de l'homme ne puisse considérer
mon corps: fais cela et sois un meurtrier charitable.

TAMORA.--Je volerais à mes chers fils leur salaire! non; qu'ils
assouvissent sur toi leurs désirs.

DÉMÉTRIUS, _l'entraînant_.--Allons, viens: tu n'es restée ici que trop
longtemps.

LAVINIA.--Point de grâce, point de pitié de femme! Ah! brutale créature,
l'opprobre et l'ennemie de tout notre sexe! que la destruction tombe....

CHIRON.--Ah! je vais te fermer la bouche. (_Il la saisit et
l'entraîne._) (_A son frère._) Toi, traîne son mari; voici la fosse où
Aaron nous a dit de le cacher.

(Ils sortent en traînant leur victime.)

TAMORA.--Adieu, mes enfants: songez à la bien mettre en sûreté. Que
jamais mon coeur ne goûte un véritable sentiment de joie jusqu'à ce que
la race entière des Andronicus soit détruite. Maintenant je vais
chercher mon aimable More et laisser mes enfants irrités déshonorer
cette malheureuse.

(Elle sort.)

(Entrent Aaron, Quintus et Martius.)

AARON.--Venez, mes seigneurs, mettez en avant votre meilleur pied; je
vais tout à l'heure vous conduire à la fosse dégoûtante où j'ai
découvert la panthère profondément endormie.

QUINTUS.--Ma vue est extrêmement obscurcie, quel qu'en soit le présage.

MARTIUS.--Et la mienne aussi, je vous le proteste; si ce n'était pas une
honte, je laisserais volontiers la chasse pour dormir quelques instants.

(Martius tombe dans la fosse.)

QUINTUS.--Quoi, es-tu tombé? Quel dangereux précipice, dont l'ouverture
est couverte par des ronces touffues dont les feuilles sont teintes d'un
sang tout nouvellement répandu, et aussi frais que la rosée du matin
distillée sur les fleurs! Cet endroit me semble fatal.--Parle-moi, mon
frère, t'es-tu blessé dans ta chute?

MARTIUS.--O mon frère! je suis blessé par l'aspect du plus triste objet
dont la vue ait fait gémir mon coeur.

AARON, _à part_.--Maintenant je vais chercher le roi et l'amener ici,
afin qu'il les y trouve; il verra là un indice probable que ce sont eux
qui ont assassiné son frère.

(Aaron sort.)

MARTIUS, _du fond de la fosse_.--Pourquoi ne me consoles-tu pas et ne
m'aides-tu pas à sortir de cet exécrable fosse toute souillée de sang?

QUINTUS.--Je me sens saisi d'une terreur extraordinaire: une sueur
glacée inonde tous mes membres tremblants; mon coeur soupçonne plus de
choses que n'en voient mes yeux.

MARTIUS.--Pour te prouver que ton coeur devine juste, Aaron et toi,
regardez dans cette caverne, et voyez un affreux spectacle de mort et de
sang.

QUINTUS.--Aaron est parti: et mon coeur compatissant ne peut permettre à
mes yeux de regarder l'objet dont le soupçon seul le fait frissonner;
oh! dis-moi ce que c'est: jamais, jusqu'à ce moment, je n'ai jamais été
assez enfant pour craindre sans savoir pourquoi.

MARTIUS.--Le prince Bassianus est gisant en un monceau, comme un agneau
égorgé, dans cet antre détestable, ténébreux et abreuvé de sang.

QUINTUS.--Si cet antre est si sombre, comment peux-tu savoir que c'est
lui?

MARTIUS.--Il porte à son doigt sanglant un anneau précieux[15] dont les
feux éclairent toute cette profondeur, comme une lampe sépulcrale dans
un monument brille sur les visages terreux des morts et montre les
entrailles rugueuses de cet abîme: telle la pâle lueur de la lune
tombait sur Pyrame, gisant dans la nuit et baigné dans son sang.--O mon
frère! aide-moi de ta main défaillante... si la crainte t'a rendu aussi
faible que je le suis..... Aide-moi à sortir de ce cruel et dévorant
repaire, aussi odieux que la bouche obscure du Cocyte.

[Note 15: «On suppose ici que cette bague jette non pas une lumière
réfléchie mais une lumière qui lui est propre.» (JOHNSON)]

QUINTUS.--Tends-moi la main, afin que je puisse t'aider à remonter...
ou, si la force me manque pour te rendre ce service, je serai entraîné
par ton poids dans le sein de cet abîme, tombeau du pauvre Bassianus.
Ah! je n'ai pas la force de t'attirer sur le bord.

MARTIUS.--Et moi, je n'ai pas la force de monter sans ton secours.

QUINTUS.--Donne-moi ta main encore une fois, je ne la lâcherai pas cette
fois que tu ne sois dehors, ou moi au fond.--Tu ne peux venir à moi, je
viens à toi.

(Il tombe dans la caverne.)

(Entrent Saturninus et Aaron.)

SATURNINUS.--Venez avec moi.--Je veux voir quel trou il y a ici, et quel
est celui qui vient de s'y précipiter.--Parle, qui es-tu, toi qui viens
de descendre dans cette crevasse de la terre?

MARTIUS.--Le malheureux fils du vieil Andronicus, conduit ici par la
plus fatale destinée, pour y trouver ton frère Bassianus mort.

SATURNINUS.--Mon frère mort? Tu ne parles pas sérieusement; son épouse
et lui sont vers le nord de la forêt, au rendez-vous de cette agréable
chasse; il n'y a pas encore une heure que je l'y ai laissé.

MARCUS.--Nous ne savons pas où vous l'avez laissé vivant, mais, hélas!
nous l'avons trouvé mort ici.

(Entrent Tamora et sa suite, Andronicus et Lucius.)

TAMORA.--Où est mon époux, où est l'empereur?

SATURNINUS.--Ici, Tamora; mais navré d'un chagrin mortel.

TAMORA.--Où est votre frère Bassianus?

SATURNINUS.--Oh! vous touchez au fond de ma blessure; l'infortuné
Bassianus est ici assassiné.

TAMORA.--Alors je vous apporte trop tard ce fatal écrit, le plan de
cette tragédie prématurée; et je suis bien étonnée que le visage d'un
homme puisse cacher dans les replis d'un sourire gracieux tant de
cruauté et de barbarie.

(Elle donne une lettre à Saturninus.)

SATURNINUS _la lit._--«Si nous manquons de le joindre à propos;--mon bon
chasseur!--C'est Bassianus, que nous voulons dire.--Songe seulement à
creuser un tombeau pour lui; tu nous entends.--Va chercher ta récompense
sous les orties au pied du sureau, qui couvre de son ombrage l'ouverture
de cette même fosse où nous avons résolu d'enterrer Bassianus, fais cela
et tu acquerras en nous des amis sûrs.»

O Tamora! a-t-on jamais entendu rien de pareil? Voici la fosse, et voilà
le sureau; voyez, amis, si vous pourriez découvrir le chasseur qui doit
avoir assassiné ici Bassianus.

AARON, _cherchant_.--Mon digne souverain, voici le sac d'or.

(Il le montre.)

SATURNINUS, _à Titus_.--Deux dogues nés de toi, dogues cruels et
sanguinaires, ont ôté ici la vie à mon frère. (_A sa suite._)
Arrachez-les de la fosse pour les traîner en prison; qu'ils y restent
jusqu'à ce que nous ayons inventé pour leur supplice des tortures
nouvelles et inouïes.

TAMORA.--Quoi! ils sont dans cette fosse? O prodige! avec quelle
facilité le meurtre se découvre!

TITUS.--Auguste empereur, je vous demande à genoux une grâce, avec des
larmes qui ne coulent pas aisément, c'est que ce crime atroce de mes
enfants maudits, maudits si leur crime est prouvé.....

SATURNINUS.--S'il est prouvé! vous voyez qu'il est manifeste.--Qui a
trouvé cette lettre? Tamora, est-ce vous?

TAMORA.--C'est Andronicus lui-même qui l'a ramassée.

TITUS.--Oui, c'est moi, seigneur; et cependant souffrez que je sois leur
caution, car je fais voeu, par la tombe de mon vénérable père qu'ils
seront toujours prêts à se présenter sur l'ordre de Votre Majesté; et à
répondre sur leurs vies de vos soupçons.

SATURNINUS.--Tu ne seras pas leur caution; allons, suis-moi. Que les uns
enlèvent le corps, et que d'autres emmènent les meurtriers; qu'ils ne
disent pas une parole; la culpabilité est évidente; sur mon âme, s'il
était une fin plus cruelle que la mort, je la leur ferais subir.

TAMORA.--Andronicus, je prierai le roi pour toi; ne crains rien pour tes
fils, ils se tireront d'affaire.

TITUS.--Viens, Lucius, viens; ne t'arrête pas à leur parler.

(Ils sortent par différents côtés.)




SCÈNE IV

DÉMÉTRIUS _et_ CHIRON, _avec_ LAVINIA _violée, les mains et la langue
coupées_.


DÉMÉTRIUS.--Va maintenant; dis, si tu peux parler, qui t'a coupé la
langue et t'a déshonorée.

CHIRON.--Écris ta pensée, trahis ainsi tes sentiments; et, si tes
moignons te le permettent, fais l'office d'écrivain.

DÉMÉTRIUS, _à Chiron_.--Vois, comme elle peut manifester son
ressentiment avec des signes et des indices.

CHIRON, _à Lavinia_.--Va chez toi, demande de l'eau de senteur et lave
tes mains.

DÉMÉTRIUS.--Elle n'a point de langue pour appeler ni de mains à laver;
ainsi laissons-la à ses promenades silencieuses.

CHIRON.--Si j'étais à sa place, j'irais me pendre.

DÉMÉTRIUS.--Oui, si tu avais des mains pour t'aider à nouer la corde.

(Démétrius et Chiron sortent.)

(Entre Marcus.)

MARCUS.--Que vois-je? Serait-ce ma nièce qui fuit si vite? Ma nièce, un
mot: où est ton mari? Si c'est un songe, je voudrais me réveiller au
prix de tout ce que je possède. Et si je suis éveillé, que l'influence
de quelque astre fatal me frappe et me plonge dans un sommeil
éternel.--Parle-moi, chère nièce, quelle main féroce et sans pitié t'a
ainsi mutilée? qui a coupé et dépouillé ton corps de ses deux branches,
de ses doux ossements à l'ombre desquels des rois ont désiré de
s'endormir sans pouvoir obtenir un aussi grand bonheur que la moitié de
ta tendresse?--Pourquoi ne me réponds-tu pas?--Hélas! un ruisseau
cramoisi de sang fumant comme une source bouillante et agitée par le
vent sort et tombe entre tes deux lèvres de rose, va et revient avec le
souffle de ta respiration. Sûrement quelque nouveau Térée a profané ta
fleur, et, pour t'empêcher de découvrir son forfait, t'a coupé la
langue. Ah! voilà que tu détournes ton visage confus,--et malgré tout ce
sang que tu perds, et qui sort comme des trois bouches d'un conduit, tes
joues se colorent encore comme la face de Titan lorsqu'il rougit d'être
assailli par un nuage. Répondrai-je pour toi? Dirai-je que cela est
vrai? Que ne puis-je lire dans ton coeur, et connaître cette bête
féroce, afin que je puisse l'accabler d'injures pour soulager mon coeur!
Le chagrin caché, fermé comme un four fermé, brûle et calcine le coeur
où il est renfermé. La belle Philomèle ne perdit que la langue; et elle
parvint à broder ses sentiments sur un ennuyeux canevas; mais, toi, mon
aimable nièce, cette ressource t'a été enlevée. Tu as rencontré un Térée
plus rusé, qui a coupé ces jolis doigts qui auraient brodé bien mieux
que ceux de Philomèle. Ah! si le monstre avait vu ces mains de lis
trembler, comme les feuilles du tremble, sur un luth, et faire frémir
ses cordes de soie du plaisir d'en être caressées, il n'eût pu les
toucher, au prix même de sa vie. S'il eût entendu la céleste harmonie
que produisait cette langue mélodieuse, il eût laissé échapper de ses
mains le couteau cruel, et se fût endormi, comme Cerbère aux pieds du
poëte de Thrace.--Allons, viens, viens frapper ton père d'aveuglement;
car une pareille vue doit rendre un père aveugle. Un orage d'une heure
suffit pour noyer les prairies parfumées: que ne doivent donc pas
produire sur les yeux de ton père des années de larmes? Ne me fuis
point: nous pleurerons avec toi; plût au ciel que nos larmes pussent
soulager ta souffrance!

(Ils sortent tous deux.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




                           ACTE TROISIÈME




SCÈNE I

Le théâtre représente une rue de Rome.

_Les_ SÉNATEURS _et_ _les_ JUGES, _suivis de_ MARCUS _et_ _de_ QUINTUS
_enchaînés passent sur le théâtre, se rendant au lieu de l'exécution:_
TITUS _les précède, parlant pour ses enfants._


TITUS.--Écoutez-moi, vénérables pères. Nobles tribuns, arrêtez un
moment, par pitié pour mon âge, dont la jeunesse fut employée à des
guerres dangereuses, tandis que vous dormiez en paix; au nom de tout le
sang que j'ai versé pour la grande cause de Rome, de toutes les nuits
glacées pendant lesquelles j'ai veillé, au nom de ces larmes amères que
vous voyez remplir sur mes joues les rides de la vieillesse; ayez pitié
pour mes enfants condamnés, dont les âmes ne sont pas aussi perverses
qu'on l'imagine! J'ai perdu vingt-deux enfants sans jamais répandre une
larme; morts dans le noble lit de l'honneur. (_Il se jette à terre, les
juges passent tous près de lui._) C'est pour ceux-ci, pour ceux-ci,
tribuns, que j'écris sur la poussière l'angoisse profonde de mon coeur
et les larmes de mon âme, qu'elles abreuvent la terre altérée: le sang
de mes chers enfants la fera rougir de honte. (_Les sénateurs et les
tribuns sortent avec les prisonniers._) O terre! je prodiguerai à ta
soif plus de pleurs tombant de ces deux urnes vieillies, que le jeune
avril ne te donnera de ses rosées; dans les ardeurs de l'été, je t'en
arroserai encore: dans l'hiver, je fondrai tes neiges par mes larmes
brûlantes, et j'entretiendrai une verdure éternelle sur ta surface, si
tu refuses de boire le sang de mes chers fils. (_Entre Lucius avec son
épée nue._) Tribuns révérés; bons vieillards, délivrez mes enfants de
leurs chaînes, révoquez l'arrêt de leur mort, et faites-moi dire, à moi,
qui n'avais jamais pleuré, que mes larmes sont douées d'une éloquence
persuasive.

LUCIUS.--Mon noble père, vous vous lamentez en vain; les tribuns ne vous
entendent point; il n'y a personne ici, et vous racontez vos douleurs à
une pierre.

TITUS.--Ah! Lucius, laisse-moi plaider la cause de tes
frères.--Respectables tribuns, je vous conjure encore une fois.

LUCIUS.--Mon vénérable père, il n'y a pas de tribuns pour vous entendre.

TITUS.--N'importe: s'ils m'entendaient, ils ne feraient pas attention à
moi; ou bien, comme je leur suis entièrement inutile, ils m'entendraient
sans avoir pitié de moi: c'est pourquoi je raconte mes douleurs aux
pierres; si elles ne peuvent répondre à mes plaintes, du moins
sont-elles en quelque sorte meilleures que les tribuns; elles
n'interrompent point mon douloureux récit: quand je pleure, elles
reçoivent humblement mes larmes et semblent pleurer avec moi. Si elles
étaient vêtues de longues robes de deuil, Rome n'aurait point de tribun
qui leur fût comparable. Oui, la pierre est molle comme la cire; les
tribuns sont plus durs que les rochers: la pierre est silencieuse et ne
blesse point; les tribuns avec leur langue condamnent les gens à mort:
mais pourquoi te vois-je avec ton épée nue?

LUCIUS.--C'était pour arracher à la mort mes deux frères; et, pour cette
tentative, les juges ont prononcé contre moi la sentence d'un
bannissement éternel.

TITUS.--Que tu es heureux! Ils t'ont traité avec amitié. Quoi! Lucius
insensé, ne vois-tu pas que Rome n'est qu'un repaire de tigres? Il faut
aux tigres une proie; et Rome n'en a point d'autre à leur offrir que moi
et les miens. Ah! que tu es heureux d'être banni loin de ces tigres
dévorants!--Mais qui vient ici avec notre frère Marcus?

(Entrent Marcus et Lavinia.)

MARCUS.--Titus, prépare tes nobles yeux à pleurer, sinon il faudra que
ton coeur se brise de douleur; j'apporte à ta vieillesse un chagrin
dévorant.

TITUS.--Me dévorera-t-il? Alors, montre-le-moi.

MARCUS, _montrant Lavinia_.--Ce fut là ta fille.

TITUS.--Oui, Marcus, et elle l'est encore.

LUCIUS.--Ah! malheureux que je suis! cet objet me tue.

TITUS.--Enfant au coeur faible, relève-toi et regarde-la.--Parle, ma
Lavinia, quelle main maudite t'envoie ainsi mutilée devant les regards
de ton père? Quel insensé va porter de l'eau à l'Océan, ou jeter du bois
dans Troie en flammes? Avant que je t'eusse vue, ma douleur était au
comble, et maintenant, comme le Nil, elle ne connaît plus de limites.
Donnez-moi une épée, je trancherai mes mains aussi, car elles ont
combattu pour Rome, et combattu en vain; elles ont nourri ma vie et
prolongé mes jours pour cet horrible malheur: je les ai tendues en vain
dans une prière inutile et elles ne m'ont servi qu'à des usages sans
résultat, maintenant tout le service que je leur demande c'est que l'une
m'aide à couper l'autre.--Il est bon, Lavinia, que tu n'aies plus de
mains, car il est inutile d'en avoir pour servir Rome.

LUCIUS.--Parle, chère soeur; dis qui t'a ainsi martyrisée?

MARCUS.--Hélas! ce charmant organe de ses pensées, qui les exprimait
avec une si douce éloquence, est arraché de sa jolie cage creuse où,
comme un oiseau mélodieux, il chantait ces sons agréables et variés qui
ravissait toutes les oreilles!

LUCIUS, _à Marcus_.--Toi, parle donc pour elle; dis, qui a commis cette
action.

MARCUS.--Hélas! je l'ai trouvée ainsi errante dans la forêt, cherchant à
se cacher, comme la biche timide qui a reçu une blessure incurable.

TITUS.--Elle était ma biche chérie, et celui qui l'a blessée m'a fait
plus de mal que s'il m'eût étendu mort. Maintenant je suis comme un
homme sur un rocher environné d'une vaste étendue de mer, et qui voit la
marée monter vague après vague, attendant le moment où un flot ennemi
l'engloutira dans ses entrailles salées. C'est par ce chemin que mes
malheureux fils ont marché à la mort: voilà ici mon autre fils condamné
à l'exil, et voilà mon frère, qui pleure mes malheurs: mais de tous mes
maux, celui qui porte à mon âme le coup le plus cruel, c'est le sort de
ma chère Lavinia, qui m'est plus chère que mon âme. Si j'avais vu ton
portrait dans cet état affreux, cela aurait suffi pour me rendre fou:
que deviendrai-je, lorsque je te vois ainsi en personne dans cette
horrible situation? Tu n'as plus de mains pour essuyer tes larmes, ni de
langue pour dire qui t'a ainsi martyrisée: ton époux est mort, et, pour
sa mort, tes frères sont condamnés et exécutés à l'heure qu'il
est.--Vois, Marcus: ah! Lucius, mon fils, regardez-la. Quand j'ai nommé
ses frères, de nouvelles larmes ont coulé sur ses joues comme une douce
rosée sur un lis cueilli et déjà flétri.

MARCUS.--Peut-être pleure-t-elle parce qu'ils ont tué son mari:
peut-être aussi parce qu'elle les sait innocents.

TITUS, _à sa fille_.--Si ce sont eux qui ont tué ton époux, réjouis-toi
alors de ce que la loi a vengé sa mort.--Non, non, ils n'ont point
commis un forfait aussi atroce: j'en atteste la douleur que montre leur
soeur.--Ma chère Lavinia, laisse-moi baiser tes lèvres; ou fais-moi
comprendre par quelques signes comment je pourrais te soulager. Veux-tu
que ton bon oncle, et ton frère Lucius, et toi, et moi, nous allions
nous asseoir autour de quelque fontaine, tous, les yeux baissés vers son
onde, pour voir comment nos joues sont tachées par les larmes,
semblables à des prairies encore humides du limon qu'a laissé sur leur
surface une inondation? Irons-nous attacher nos regards sur la fontaine
jusqu'à ce que la douceur de ses eaux limpides soit altérée par
l'amertume de nos larmes, ou bien veux-tu que nous coupions nos mains
comme on a coupé les tiennes: ou que nous tranchions nos langues avec
nos dents, et que nous passions, sans autre voix que nos signes muets,
le reste de nos exécrables jours? Que veux-tu que nous fassions?--Nous,
qui possédons nos langues, imaginons quelque plan de misères plus
horribles pour étonner l'avenir de nos désastres.

LUCIUS.--Mon tendre père, cessez vos pleurs: car voyez comme votre
désespoir fait pleurer et sangloter ma pauvre soeur.

MARCUS.--Prends patience, chère nièce.--Bon Titus, sèche tes yeux.

TITUS.--Ah! Marcus, Marcus! mon frère, je sais bien que ton mouchoir ne
peut plus boire une seule de mes larmes; car toi, homme infortuné, tu
l'as tout trempé des tiennes.

LUCIUS.--Ah! ma chère Lavinia, je veux essuyer tes joues.

TITUS.--Vois, Marcus, vois; je comprends ses signes; si elle avait une
langue pour parler, elle dirait en ce moment à son frère, ce que je
viens de te dire; «que le mouchoir tout trempé des pleurs de son frère
ne peut plus servir à essuyer ses joues humides.» O quelle sympathie de
malheurs! aussi éloignés de tout remède que les limbes le sont du ciel!
(Entre Aaron.)

AARON.--Titus Andronicus, l'empereur mon maître m'envoie te dire, que si
tu aimes tes fils, vous pouvez, soit Marcus, soit Lucius, soit toi-même,
vieillard, quelqu'un de vous, enfin, vous couper la main et l'envoyer au
roi; qu'en retour il te renverra tes deux fils vivants, et que ce sera
la rançon de leur crime.

TITUS.--O généreux empereur! ô bon Aaron! Le noir corbeau a-t-il donc
jamais fait entendre des accents aussi semblables à ceux de l'alouette,
qui nous avertit par ses chants du lever du soleil? De tout mon coeur,
je consens à envoyer ma main à l'empereur; bon Aaron, veux-tu m'aider à
la couper?

LUCIUS.--Arrêtez, mon père; non, vous n'enverrez point votre main, cette
main glorieuse qui a terrassé tant d'ennemis, la mienne suffira; ma
jeunesse a plus de sang à perdre que vous; et ce sera ma main qui
servira à sauver la vie de mes frères.

MARCUS.--Laquelle de vos mains n'a pas défendu Rome, et brandi la hache
d'armes sanglante, écrivant la destruction sur le casque des ennemis?
Ah! vous n'avez point de main qui ne soit illustrée par de rares
exploits, la mienne est restée oisive; qu'elle serve aujourd'hui de
rançon pour arracher mes neveux à la mort; je l'aurai conservée alors
pour un digne usage.

AARON.--Allons, convenez promptement; quelle main sera sacrifiée, de
crainte qu'ils ne meurent, avant que leur pardon arrive.

MARCUS.--Ce sera ma main.

LUCIUS.--Non, par le ciel, ce ne sera pas la vôtre.

TITUS.--Mes amis, ne vous disputez plus; des herbes si flétries
(_montrant ses mains_) sont bonnes à arracher, et ce doit être la
mienne.

LUCIUS.--Mon tendre père, si l'on doit me croire ton fils, laisse-moi
racheter mes deux frères de la mort.

MARCUS.--Pour l'amour de notre père, au nom de l'affection de notre
mère, laisse-moi te prouver en ce moment la tendresse d'un frère.

TITUS.--Arrangez-vous entre vous; je veux bien épargner ma main.

LUCIUS.--Je vais chercher une hache.

MARCUS.--Mais c'est à moi qu'elle servira.

(Lucius et Marcus sortent.)

TITUS.--Approche, Aaron, je veux les tromper tous deux; prête-moi ta
main, et je vais te donner la mienne.

AARON.--Si cela s'appelle tromper, je veux être honnête, et ne jamais
tromper ainsi les hommes, tant que je vivrai. (_A part_.) Mais je te
tromperai d'une autre manière, et tu le verras avant qu'il se passe une
demi-heure.

(Il coupe la main à Titus.)

(Lucius et Marcus reviennent.)

TITUS.--Maintenant cessez votre dispute; ce qui devait être est fait.
Bon Aaron, va, donne ma main à l'empereur. Dis-lui que c'est une main
qui l'a protégé contre mille dangers; qu'il l'enterre; elle a mérité
davantage; qu'elle obtienne du moins cela. Quant à mes fils, dis-lui que
je les regarde comme des joyaux achetés à peu de frais, et cependant
bien chèrement aussi, puisque je n'ai racheté que ce qui est à moi.

AARON.--Je pars, Andronicus; et, au prix de ta main, attends-toi à voir
incessamment tes fils t'être rendus, (_à part_) leurs têtes, je veux
dire. Oh! comme cette scélératesse me nourrit par sa seule idée! Que les
fous fassent du bien, et que les beaux hommes cherchent à plaire; Aaron
veut avoir l'âme aussi noire que son visage.

(Il sort.)

TITUS, _à sa fille_.--Je lève cette main qui me reste vers le ciel, et
je fléchis jusqu'à terre ce corps caduc; s'il est quelque puissance qui
prenne pitié des larmes des malheureux, c'est elle que j'implore. Quoi,
veux-tu te prosterner avec moi? Fais-le, chère âme; le ciel entendra nos
prières, ou bien, avec nos soupirs, nous obscurcirons la voûte du ciel,
et nous ternirons la face du soleil par une vapeur comme font
quelquefois les nuages quand ils le pressent contre leur sein humide.

MARCUS.--Mon frère, demande des choses possibles, et ne te jette point
dans cet abîme de chagrins.

TITUS.--Mon malheur n'est-il donc pas un abîme, puisqu'il n'a point de
fond? que ma douleur soit donc sans fond comme lui.

MARCUS.--Mais pourtant que ta raison gouverne ta douleur.

TITUS.--S'il était quelque raison pour mes misères, je pourrais contenir
ma souffrance dans quelques bornes. Quand le ciel pleure, la terre
n'est-elle pas inondée? Si les vents sont en fureur, la mer ne
devient-elle pas furieuse, menaçant le firmament de son sein gonflé? Et
veux-tu avoir une raison de ce tumulte? Je suis la mer; écoute la
violence de ses soupirs. Ma fille est le firmament en pleurs, et moi la
terre; il faut donc que la mer soit émue de ses soupirs; il faut donc
que ma terre submergée et noyée par ses larmes continuelles devienne un
déluge. Mes entrailles ne peuvent contenir mon désespoir; il faut donc
que, comme un ivrogne, je le vomisse. Ainsi, laisse-moi en liberté, ceux
qui perdent doivent avoir la liberté de se soulager le coeur par la
méchanceté de leur langue.

(Entre un messager, portant deux têtes et une main.)

LE MESSAGER.--Digne Andronicus, tu es mal payé de cette noble main que
tu as envoyée à l'empereur: voici les têtes de tes deux braves fils, et
voilà ta main qu'on te renvoie avec mépris. Tes chagrins vont faire leur
amusement, et ils se moquent de ton courage. Je souffre plus de penser à
tes maux que du souvenir de la mort de mon père.

(Il sort.)

MARCUS.--Maintenant que le bouillant Etna s'éteigne en Sicile, et que
mon coeur nourrisse la flamme éternelle d'un enfer! C'est trop de maux
pour pouvoir les supporter! Pleurer avec ceux qui pleurent soulage un
peu, mais un chagrin qu'on insulte est une double mort.

LUCIUS.--Quoi! comment se peut-il que ce spectacle me fasse une blessure
si profonde, et que l'odieuse vie ne succombe pas? Se peut-il que la
mort permette à la vie d'usurper son nom, quand la vie n'a plus d'autre
bien que le souffle?

(Lavinia lui donne un baiser.)

MARCUS.--Hélas! pauvre coeur, ce baiser est sans consolation, comme
l'eau glacée pour un serpent transi par la faim.

TITUS.--Quand finira cet effrayant sommeil?

MARCUS.--Adieu, maintenant, toute illusion: meurs, Andronicus, tu ne
dors pas: vois les têtes de tes deux fils, ta main guerrière tranchée,
ta fille mutilée, ton autre fils banni, pâle et inanimé à cet horrible
aspect; et moi, ton frère, froid et immobile comme une statue de pierre.
Ah! je ne veux plus chercher à modérer ton désespoir: arrache tes
cheveux argentés, ronge de tes dents ton autre main, et que cet affreux
spectacle ferme enfin tes yeux trop infortunés! Voilà le moment de
t'emporter: pourquoi restes-tu calme?

TITUS, _riant_.--Ha, ha, ha.

MARCUS.--Pourquoi ris-tu? ce n'est guère le moment.

TITUS.--Il ne me reste plus une seule larme à verser; d'ailleurs, ce
désespoir est un ennemi qui veut envahir mes yeux humides, et les rendre
aveugles en les forçant de payer le tribut de leurs larmes. Par quel
chemin alors trouverais-je la caverne de la vengeance? car ces deux
têtes semblent me parler et me menacer de ne jamais entrer dans le
séjour du bonheur, jusqu'à ce que tous ces malheurs retombent sur ceux
qui les ont commis. Allons, voyons quelle tâche j'ai à remplir.--Vous,
tristes compagnons, entourez-moi, afin que je puisse me tourner vers
chacun de vous, et jurer à mon âme de venger vos affronts. Le voeu est
prononcé.--Allons, mon frère, prends une tête, et moi je porterai
l'autre dans cette main. Lavinia, tu seras employée à cette oeuvre:
porte ma main, chère fille, entre tes dents. Toi, jeune homme, va-t'en,
éloigne-toi de ma vue: tu es banni, et tu ne dois pas rester ici; cours
chez les Goths, lève parmi eux une armée; et si tu m'aimes, comme je le
crois, embrassons-nous et séparons-nous, car nous avons beaucoup à
faire.

(Ils sortent tous, excepté Lucius.)

LUCIUS, _seul_.--Adieu, Andronicus, mon noble père, l'homme le plus
malheureux qui ait jamais vécu dans Rome! Adieu, superbe Rome: Lucius
laisse ici, jusqu'à son retour, des gages plus chers que sa vie. Adieu,
Lavinia, ma noble soeur; ah! plût aux dieux que tu fusses ce que tu
étais auparavant! Mais à présent Lucius et Lavinia ne vivent plus que
dans l'oubli et dans des chagrins insupportables. Si Lucius vit, il
vengera vos outrages et forcera le fier Saturninus et son impératrice à
mendier aux portes de Rome, comme autrefois Tarquin et sa reine. Je vais
chez les Goths, et je lèverai une armée pour me venger de Rome et de
Saturninus.

(Il sort.)




SCÈNE II

On voit un appartement dans la maison de Titus.

_Un banquet est dressé._ TITUS, MARCUS, LAVINIA _et_ _le jeune_ LUCIUS,
_enfant de Lucius._


TITUS.--Bon, bon.--Maintenant asseyons-nous, et songez à ne prendre de
nourriture que ce qu'il en faut pour conserver en nous assez de forces
pour venger nos affreux malheurs. Marcus, dénoue le noeud de ton
douloureux embrassement; ta nièce et moi, pauvres créatures, sommes
privés de nos mains, et nous ne pouvons exprimer notre profond chagrin
en nous pressant de nos bras. Cette pauvre main droite qui me reste ne
m'est laissée que pour tourmenter mon sein; et lorsque mon coeur, rendu
fou par la souffrance, bat violemment dans cette prison de chair, je le
réprime ainsi par mes coups. (_A Lavinia._) Toi, carte de douleurs, qui
me parles par signes, tu ne peux, quand ton coeur précipite ses
battements douloureux, le frapper comme moi pour l'apaiser. Blesse-le
par tes soupirs, ma fille; tue-le par des gémissements, ou saisis un
petit couteau entre tes dents, et fais une ouverture là où palpite ton
coeur, afin que toutes les larmes que laissent tomber tes pauvres yeux
puissent couler dans cette fente et noyer dans des flots amers ce coeur
insensé qui se lamente.

MARCUS.--Fi donc! mon frère, fi donc! N'enseigne point à ta fille à
porter des mains homicides sur sa frêle vie!

TITUS.--Quoi, le chagrin te fait-il déjà extravaguer, Marcus? ce n'est
qu'à moi seul qu'il appartient d'être fou. Quelles mains homicides
peut-elle porter sur sa vie? Ah! pourquoi prononces-tu le nom de
_mains_? c'est presser Énée de raconter deux fois l'embrasement de Troie
et l'histoire de ses cruelles infortunes. Ah! évite de toucher à un
sujet qui t'amène à parler de _mains_, de peur de nous rappeler que nous
n'en avons point.--Fi donc, fi donc! quels discours extravagants! Comme
si nous pouvions oublier que nous n'avons pas de mains, quand même
Marcus ne prononcerait pas le mot de mains!--Allons, commençons: chère
fille, mange ceci.--Il n'y a point à boire? Écoute, Marcus, ce qu'elle
veut dire.--Je puis interpréter tous ses signes douloureux. Elle dit
qu'elle ne boit d'autre boisson que ses larmes brassées avec ses
chagrins et fermentées sur ses joues[16]. Muette infortunée, j'apprendrai
tes pensées et je saurai aussi bien tes gestes muets que les ermites
mendiants savent leurs saintes prières. Tu ne pousseras point de soupir,
tu n'élèveras point les moignons vers le ciel, tu ne feras pas un clin
d'oeil, un signe de tête, tu ne te mettras pas à genoux, tu ne feras pas
un geste, que je n'en compose un alphabet, et que je ne parvienne, par
une pratique assidue, à savoir ce que tu veux dire.

[Note 16: _Brew'd with her sorrows, mesh'd upon her cheeks; Grossière
allusion à l'art du brasseur.]

LE JEUNE ENFANT.--Mon bon grand-père, laisse là ces plaintes amères, et
égaye ma tante par quelque belle histoire.

MARCUS.--Hélas! ce pauvre enfant, ému de nos douleurs, pleure de voir le
chagrin de son grand-père.

TITUS.--Calme-toi, tendre rejeton, tu es fait de larmes, et ta vie
s'écoulerait bientôt avec elles. (_Marcus frappe le plat avec un
couteau._) Que frappes-tu de ton couteau, Marcus?

MARCUS.--Ce que j'ai tué, seigneur, une mouche.

TITUS.--Malédiction sur toi, meurtrier, tu assassines mon coeur: mes
yeux sont rassasiés de voir la tyrannie. Un acte de mort exercé sur un
être innocent ne sied point au frère de Titus.--Sors de ma présence, je
vois que tu n'es pas fait pour être en ma société.

MARCUS.--Hélas! seigneur, je n'ai tué qu'une mouche.

TITUS.--Eh quoi! si cette mouche avait un père et une mère? comme tu les
verrais laisser pendre leurs ailes délicates et dorées et frapper l'air
de leur murmure gémissant! Pauvre et innocente mouche, qui était venue
ici pour nous égayer par son bourdonnement mélodieux! et tu l'as tuée!

MARCUS.--Pardonnez, seigneur, c'était une mouche noire et difforme,
semblable au More de l'impératrice: voilà pourquoi je l'ai tuée.

TITUS.--Oh! oh! alors pardonne-moi de t'avoir blâmé, car tu as fait une
action charitable. Donne-moi ton couteau; je veux outrager son cadavre,
me faisant illusion comme si je voyais en lui le More qui serait venu
exprès pour m'empoisonner. (_Il porte des coups à l'insecte._) Voilà
pour toi, et voilà pour Tamora; ah! scélérat!--Cependant je ne crois pas
que nous soyons encore réduits si bas que nous ne puissions entre nous
tuer une mouche qui vient nous offrir la ressemblance de ce More noir
comme le charbon.

MARCUS.--Hélas, pauvre homme! la douleur a fait tant de ravages en lui,
qu'il prend de vains fantômes pour des objets réels.

TITUS.--Allons, levons-nous.--Lavinia, viens avec moi: je vais dans mon
cabinet; je veux lire avec toi les tristes aventures arrivées dans les
temps anciens.--(_Au jeune Lucius._) Viens, mon enfant, lire avec moi;
ta vue est jeune, et tu liras lorsque la mienne commencera à se
troubler.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                           ACTE QUATRIÈME.




SCÈNE I

La scène est devant la maison de Titus.

_Entrent_ TITUS _et_ MARCUS; _survient en même temps le_ JEUNE LUCIUS,
_après lequel court_ LAVINIA.


L'ENFANT.--Au secours, mon grand-père, au secours! ma tante Lavinia me
suit partout, je ne sais pourquoi. Mon cher oncle Marcus, voyez comme
elle court vite.--Hélas, chère tante, je ne sais pas ce que vous voulez.

MARCUS.--Reste près de moi, Lucius; n'aie pas peur de ta tante.

TITUS.--Elle t'aime trop, mon enfant, pour te faire du mal.

L'ENFANT.--Oh! oui, quand mon père était à Rome, elle m'aimait bien.

MARCUS.--Que veut dire ma nièce Lavinia par ces signes?

TITUS, _à l'enfant_.--N'aie pas peur d'elle, Lucius.--Elle veut dire
quelque chose.--Vois, Lucius, vois comme elle t'invite.--Elle veut que
tu ailles quelque part avec elle. Ah! mon enfant, jamais Cornélie ne mit
plus de soin à lire à ses enfants, que Lavinia à te lire de belles
poésies et les harangues de Cicéron. Ne peux-tu deviner pourquoi elle te
sollicite ainsi?

L'ENFANT.--Je n'en sais rien, moi, seigneur, ni ne peux le deviner, à
moins que ce ne soit quelque accès de frénésie qui l'agite; car j'ai
souvent ouï dire à mon grand-père que l'excès du chagrin rendait les
hommes fous, et j'ai lu que Hécube de Troie devint folle de douleur:
c'est ce qui m'a fait peur, quoique je sache bien que ma noble tante
m'aime aussi tendrement qu'ait jamais fait ma mère, et qu'elle ne
voudrait pas effrayer mon enfance, à moins que ce ne fût dans sa folie.
C'est ce qui m'a fait jeter mes livres, et fuir sans raison, peut-être;
mais pardon, chère tante; oui, madame, si mon oncle Marcus veut venir,
je vous accompagnerai bien volontiers.

MARCUS.--Lucius, je le veux bien.

(Lavinia retourne du pied les livres que Lucius a laissés tomber.)

TITUS.--Eh bien, Lavinia?--Marcus, que veut-elle dire? il y a un livre
qu'elle demande à voir.--Lequel de ces livres, ma fille? Ouvre-les, mon
enfant.--Mais tu es plus lettrée, ma fille, et plus instruite. Viens, et
choisis dans toute ma bibliothèque, et trompe ainsi tes chagrins jusqu'à
ce que le ciel révèle l'exécrable auteur de ces atrocités.--Pourquoi
lève-t-elle ses bras ainsi l'un après l'autre?

MARCUS.--Je crois qu'elle veut dire qu'il y avait plus d'un scélérat
ligué contre elle dans cette action.--Oui, il y en avait plus d'un,--ou
bien, elle lève les bras vers le ciel pour implorer sa vengeance.

TITUS.--Lucius, quel est ce livre qu'elle agite ainsi?

L'ENFANT.--Mon grand-père, ce sont les Métamorphoses d'Ovide: c'est ma
mère qui me l'a donné.

MARCUS.--C'est peut-être par tendresse pour celle qui n'est plus qu'elle
a choisi ce livre entre tous les autres.

TITUS.--Doucement, doucement.--Voyez avec quelle activité elle tourne
les feuillets! aidez-la: que veut-elle trouver? Lavinia, dois-je lire?
Voici la tragique histoire de Philomèle, qui raconte la trahison de
Térée et son rapt; et le rapt, je le crains bien, a été la source de tes
malheurs.

MARCUS.--Voyez, mon frère, voyez: remarquez avec quelle attention elle
considère les pages!

TITUS.--Lavinia, chère fille, aurais-tu été ainsi surprise, violée et
outragée, comme l'a été Philomèle, saisie de force dans le vaste silence
des bois sombres et insensibles? Voyez, voyez!--Oui, voilà la
description d'un lieu pareil à celui où nous chassions (ah! plût au ciel
que nous n'eussions jamais, jamais chassé là!); il est exactement
semblable à celui que le poëte décrit, et la nature semble l'avoir formé
pour le meurtre et le rapt.

MARCUS.--Oh! pourquoi la nature aurait-elle bâti un antre si horrible, à
moins que les dieux ne se plaisent aux tragédies?

TITUS.--Donne-moi quelques signes, chère fille.--Il n'y a ici que tes
amis.--Quel est le seigneur romain qui a osé commettre cet attentat? Ou
Saturninus se serait-il écarté, comme fit jadis Tarquin, qui quitta son
camp pour aller souiller le lit de Lucrèce?

MARCUS.--Assieds-toi, ma chère nièce.--Mon frère, asseyez-vous près de
moi.--Apollon, Pallas, Jupiter ou Mercure, inspirez-moi, afin que je
puisse découvrir cette trahison.--Seigneur, regardez ici.--Regarde ici,
Lavinia. (_Il écrit son nom avec son bâton, qu'il tient dans sa bouche
et qu'il conduit avec ses pieds._) Ce sable est uni; tâche de conduire
comme moi le bâton, si tu le peux, après que j'aurai écrit mon nom sans
le secours des mains. Maudit soit l'infâme qui nous réduit à ces
expédients!--Écris, ma chère nièce, et dévoile enfin ici ce crime que
les dieux veulent qu'on découvre pour en tirer vengeance: que le ciel
guide ce burin pour imprimer nettement tes douleurs, afin que nous
puissions connaître les traîtres de la vérité!

(Lavinia prend le bâton dans ses dents, et, le guidant avec ses
moignons, elle écrit sur le sable.)

TITUS.--Lisez-vous, mon frère, ce qu'elle a écrit? _Rapt_,
--_Chiron_,--_Démétrius_.

MARCUS.--Quoi! quoi! ce sont les enfants dissolus de Tamora qui sont les
auteurs de cet abominable et sanglant forfait!

TITUS.--_Magne dominator poli, tam lentus audis scelera? tam lentus
vides._[17]

[Note 17: Suprême dominateur du monde! peux-tu voir, peux-tu entendre
avec patience de si grands scélérats (_Sénèque_, tragédie
_d'Hippolyte_).]

MARCUS.--Calme-toi, cher Titus; quoique je convienne qu'il y en a assez
d'écrit sur ce sable pour révolter les âmes les plus douces, pour armer
de fureur le coeur des enfants. Seigneur, agenouillez-vous avec moi:
Lavinia, agenouille-toi; et toi, jeune enfant, l'espérance de l'Hector
romain, agenouille-toi aussi et jurez tous avec moi; comme autrefois
Junius Brutus jura, pour le viol de Lucrèce, avec l'époux désolé et le
père de cette dame vertueuse et déshonorée, jurez que nous poursuivrons
avec prudence une vengeance mortelle sur ces traîtres Goths, et que nous
verrons couler leur sang, ou que nous mourrons de cet affront.

TITUS.--C'est assez sûr, si nous savions comment. Si vous blessez ces
jeunes ours, prenez garde: leur mère se réveillera; et si elle vous
flaire une fois, songez qu'elle est étroitement liguée avec le lion,
qu'elle le berce et l'endort sur son sein, et que pendant son sommeil
elle peut faire tout ce qu'elle veut. Vous êtes un jeune chasseur,
Marcus: laissons dormir cette idée, et venez; je vais me procurer une
feuille d'airain, et avec un stylet d'acier j'y écrirai ces mots pour
les mettre en réserve:--Les vents irrités du Nord vont éparpiller ces
sables dans l'air, comme les feuilles de la sibylle; et que devient
alors votre leçon? Enfant, qu'en dis-tu?

L'ENFANT.--Je dis, seigneur, que si j'étais homme, la chambre où couche
leur mère ne serait pas un asile sûr pour ces scélérats, esclaves du
joug romain.

MARCUS.--Oui, voilà mon enfant! Ton père en a souvent agi ainsi pour
cette ingrate patrie.

L'ENFANT.--Et moi, mon oncle, j'en ferai autant, si je vis.

TITUS.--Viens, viens avec moi dans mon arsenal. Lucius, je veux
t'équiper; et ensuite, mon enfant, tu porteras de ma part aux fils de
l'impératrice les présents que j'ai l'intention de leur envoyer à tous
deux. Viens, viens: tu feras ce message; n'est-ce pas?

L'ENFANT.--Oui, avec mon poignard dans leur sein, grand-père.

TITUS.--Non, non, mon enfant; non pas cela: je t'enseignerai un autre
moyen. Viens, Lavinia.--Marcus, veille sur la maison: Lucius et moi,
nous allons faire les braves à la cour: oui, seigneur, nous le ferons
comme je le dis, et on nous rendra honneur.

(Titus sort avec Lavinia et l'enfant.)

MARCUS.--Ciel, peux-tu entendre les gémissements d'un homme de bien, et
ne pas t'attendrir, et ne pas prendre pitié de ses maux? Marcus, suis
dans sa fureur cet infortuné qui porte dans son coeur plus de blessures
faites par la douleur que les coups de l'ennemi n'ont laissé de traces
sur son bouclier usé; et cependant il est si juste qu'il ne veut pas se
venger.--Ciel! charge-toi donc de venger le vieil Andronicus.

(Il sort.)




SCÈNE II

Appartement du palais.

_Entrent_ AARON, CHIRON _et_ DÉMÉTRIUS _par une des portes du palais;_
LUCIUS _et_ _un serviteur entrent par l'autre porte avec un faisceau
d'armes sur lesquelles sont gravés des vers._


CHIRON.--Démétrius, voilà le fils de Lucius: il est chargé de quelque
message pour nous.

AARON.--Oui, de quelque message extravagant de la part de son
extravagant grand-père.

L'ENFANT.--Seigneurs, avec toute l'humilité possible, je salue Vos
Grandeurs de la part d'Andronicus; (_à part_) et je prie tous les dieux
de Rome qu'ils vous confondent tous deux.

DÉMÉTRIUS.--Grand merci, aimable Lucius; qu'y a-t-il de nouveau?

L'ENFANT, _à part_.--Que vous êtes tous les deux découverts pour des
scélérats souillés d'un rapt; voilà ce qu'il y a de nouveau.--(_Haut._)
Sous votre bon plaisir, mon grand-père, bien conseillé, vous envoie par
moi les plus belles armes de son arsenal, pour en gratifier votre
illustre jeunesse, qui fait l'espoir de Rome; car c'est ainsi qu'il m'a
ordonné de vous appeler; je m'en acquitte, et je présente à Vos
Grandeurs ces dons, afin que dans l'occasion vous soyez bien armés et
bien équipés; et je prends congé de vous, (_à part_) comme de
sanguinaires scélérats que vous êtes.

(L'enfant sort avec celui qui l'accompagne.)

DÉMÉTRIUS.--Que vois-je ici? Un rouleau écrit tout autour? Voyons:

     Integer vitæ scelerisque purus
     Non eget Mauri jaculis, non arcu[18]:

[Note 18: Début d'une ode d'Horace dont voici le sens: «L'homme dont
la vie est pure et exempte de crime n'a besoin ni de l'arc ni des
flèches du Maure.»]

CHIRON.--Oh! c'est un passage d'Horace; je le connais bien; je l'ai lu
il y a bien longtemps dans la grammaire.

AARON.--Oui, fort bien. C'est un passage d'Horace: justement, vous y
êtes. (_A part._) Ce que c'est que d'être un âne! Ceci n'est pas une
bonne plaisanterie, le vieillard a découvert leur crime, et il leur
envoie ces armes enveloppées de ces vers, qui les blessent au vif, sans
qu'ils le sentent. Si notre spirituelle impératrice était levée, elle
applaudirait à l'idée ingénieuse d'Andronicus: mais laissons-la reposer
quelque temps sur son lit de souffrance.--(_Haut._) Eh bien, mes jeunes
seigneurs, n'est-ce pas une heureuse étoile qui nous a conduits à Rome,
étrangers et qui plus est captifs, pour être élevés à cette fortune
suprême? Cela m'a fait du bien de braver le tribun devant la porte du
palais, en présence de son père!

DÉMÉTRIUS.--Et moi cela me fait encore plus de bien de voir un homme si
illustre s'insinuer bassement dans notre faveur, et nous envoyer des
présents.

AARON.--N'a-t-il pas raison, seigneur Démétrius? N'avez-vous pas traité
sa fille en ami?

DÉMÉTRIUS.--Je voudrais que nous eussions un millier de dames romaines à
notre merci, pour assouvir tour à tour nos désirs de volupté.

CHIRON.--Voilà un souhait charitable et plein d'amour!

AARON.--Il ne manque ici que votre mère pour dire: _Amen_!

CHIRON.--Et elle le dirait, y eût-il vingt mille Romaines de plus dans
le même cas.

DÉMÉTRIUS.--Allons, venez: allons prier les dieux pour notre mère
bien-aimée qui est à présent dans les souffrances.

AARON, _à part_.--Priez plutôt tous les démons; les dieux nous ont
abandonnés.

(On entend une fanfare.)

DÉMÉTRIUS.--Pourquoi les trompettes de l'empereur sonnent-elles ainsi?

CHIRON.--Apparemment pour la joie qu'il ressent d'avoir un fils.

DÉMÉTRIUS.--Doucement; qui vient à nous?

(Entre une nourrice, portant dans ses bras un enfant more.)

LA NOURRICE.--Salut, seigneurs! Oh! dites-moi, avez-vous le More Aaron?

AARON.--Bien, un peu plus, ou un peu moins, ou pas du tout, voici Aaron:
que voulez-vous à Aaron?

LA NOURRICE.--Mon cher Aaron, nous sommes tous perdus; venez à notre
secours, ou le malheur vous accable à jamais!

AARON.--Quoi? quel miaulement vous faites! Que tenez-vous là enveloppé
dans vos bras?

LA NOURRICE.--Oh! ce que je voudrais cacher à l'oeil des cieux;
l'opprobre de notre impératrice, et la honte de la superbe Rome.--Elle
est délivrée, seigneurs, elle est délivrée.

AARON.--A qui[19]?

[Note 19: _Delivered_, veut dire: livrée, délivrée et accouchée. De
là l'équivoque.]

LA NOURRICE.--Je veux dire qu'elle est accouchée.

AARON.--Eh bien, que Dieu lui donne bon repos! Que lui a-t-il envoyé?

LA NOURRICE.--Un démon.

AARON.--Eh bien! alors elle est la femelle de Pluton? une heureuse
lignée!

LA NOURRICE.--Dites une malheureuse, hideuse, noire et triste lignée. Le
voilà l'enfant, aussi dégoûtant qu'un crapaud, au milieu des beaux
nourrissons de notre climat.--L'impératrice vous l'envoie, c'est votre
image, scellée de votre sceau, et vous ordonne de le baptiser avec la
pointe de votre poignard.

AARON.--Fi donc! fi donc! prostituée! Le noir est-il une si vilaine
couleur? Cher joufflu, tu fais une jolie fleur, cela est sûr.

DÉMÉTRIUS.--Misérable, qu'as-tu fait?

AARON.--Ce que tu ne peux défaire.

CHIRON.--Tu as perdu[20] notre mère.
                
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