William Shakespear

Titus Andronicus
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[Note 20: _Thou hast undone our mother;... to undo_, défaire et
perdre de réputation. Le More répond: je l'ai faite ou je lui ai
fait....]

AARON.--Misérable, j'ai trouvé ta mère.

DÉMÉTRIUS.--Oui, chien d'enfer, et c'est ainsi que tu l'as perdue.
Malheur à son fruit, et maudit soit son détestable choix! maudit soit le
rejeton d'un si horrible démon.

CHIRON.--Il ne vivra pas.

AARON.--Il ne mourra pas.

LA NOURRICE.--Aaron, il le faut; sa mère le veut ainsi.

AARON.--Le faut-il absolument, nourrice? En ce cas, qu'aucun autre que
moi n'attente à la vie de ma chair et de mon sang.

DÉMÉTRIUS.--J'embrocherai le petit têtard sur la pointe de ma rapière.
Nourrice, donne-le-moi, mon épée l'aura bientôt expédiée.

AARON, _prenant l'enfant et tirant son épée_.--Ce fer t'aurait plus vite
encore labouré les entrailles.--Arrêtez, lâches meurtriers! Voulez-vous
tuer votre frère? Par les flambeaux du firmament, qui brillaient avec
tant d'éclat lorsque cet enfant fut engendré, il meurt de la pointe
affilée de mon cimeterre, celui qui ose toucher à cet enfant, mon
premier-né et mon héritier! Je vous dis, jeunes gens, qu'Encelade
lui-même avec toute la race menaçante des enfants de Typhon, ni le grand
Alcide, ni le dieu de la guerre, n'auraient le pouvoir d'arracher cet
enfant des mains de son père. Quoi! quoi! enfants aux joues rouges, aux
coeurs vides, murs plâtrés, enseignes peintes de cabaret! le noir vaut
mieux que toute autre couleur, il dédaigne de recevoir aucune autre
couleur; toute l'eau de l'Océan ne blanchit jamais les jambes noires du
cygne, quoiqu'il les lave à toute heure dans les flots.--Dites de ma
part à l'impératrice que je suis d'âge à garder ce qui est à moi,
qu'elle arrange cela comme elle pourra.

DÉMÉTRIUS.--Veux-tu donc trahir ainsi ton auguste maîtresse?

AARON.--Ma maîtresse est ma maîtresse; et cet enfant, c'est moi-même; la
vigueur et le portrait de ma jeunesse; je le préfère au monde entier; et
en dépit du monde entier, je conserverai ses jours; ou Rome verra
quelques-uns de vous en porter la peine.

DÉMÉTRIUS.--Cet enfant déshonore à jamais notre mère.

CHIRON.--Rome la méprisera pour cette indigne faiblesse.

LA NOURRICE.--L'empereur, dans sa rage, la condamnera à la mort.

CHIRON.--Je rougis quand je songe à cette ignominie.

AARON.--Voilà donc le privilége de votre beauté; malheur à cette couleur
traîtresse, qui trahit par la rougeur les secrètes pensées du coeur!
Voilà un petit garçon formé d'une autre nuance. Voyez comme le petit
moricaud sourit à son père, et semble lui dire: «Mon vieux, je suis à
toi.» Il est votre frère, seigneurs; visiblement nourri du même sang qui
vous a donné la vie, et il est venu au jour et sorti du même sein, où,
comme lui, vous avez été emprisonnés. Oui, il est votre frère, et du
côté le plus certain, quoique mon sceau soit empreint sur son visage.

LA NOURRICE.--Aaron, que dirai-je à l'impératrice?

DÉMÉTRIUS.--Réfléchis, Aaron, sur le parti qu'il faut prendre, et nous
souscrirons tous à ton avis. Sauve l'enfant, pourvu que nous soyons tous
en sûreté.

AARON.--Asseyons-nous et délibérons tous ensemble; mon fils et moi nous
nous placerons au vent de vous; restez là; maintenant parlez à loisir de
votre sûreté.

(Ils s'asseyent à terre.)

DÉMÉTRIUS.--Combien de femmes ont déjà vu cet enfant?

AARON.--Allons, fort bien, braves seigneurs. Quand nous sommes tous
unis, je suis un agneau. Mais si vous irritez le More,--le sanglier en
fureur, la lionne des montagnes, l'Océan en courroux ne seraient pas
aussi redoutables qu'Aaron.--Mais répondez, combien de personnes ont vu
l'enfant?

LA NOURRICE.--Cornélie la sage-femme, et moi; personne autre si ce n'est
l'impératrice sa mère.

AARON.--L'impératrice, la sage-femme et vous.--Deux peuvent garder le
secret, quand le troisième n'est plus là[21], va trouver l'impératrice,
dis-lui ce que je viens de dire. (_Il poignarde la nourrice._) Aïe! aïe!
voilà comme crie un cochon de lait qu'on arrange pour la broche.

[Note 21: Secret de deux, secret de Dieu, secret de trois, secret de
tous. _Tre tacerano se due vi non sono._]

DÉMÉTRIUS.--Que prétends-tu donc, Aaron? pourquoi as-tu fait cela?

AARON.--Seigneur, c'est un acte de politique; la laisserai-je vivre pour
trahir notre crime? Une commère bavarde avec la langue longue? Non,
seigneur, non. Et maintenant connaissez tous mes desseins. Près d'ici
habite un certain Mulitéus, mon compatriote; sa femme n'est accouché que
d'hier. Son enfant lui ressemble, il est blanc comme vous; allez
arranger le marché avec lui, donnez de l'or à la mère, et instruisez-les
tous deux de tous les détails de l'affaire; dites-leur comment leur
fils, par cet arrangement, sera élevé et reçu pour héritier de
l'empereur, et substitué à la place du mien, afin d'apaiser cet orage
qui se forme à la cour, et que l'empereur le caresse comme sien. Vous
entendez, seigneurs? Et voyez (_montrant la nourrice_), je lui ai donné
sa potion.--Il faut que vous preniez soin de ses funérailles. Les champs
ne sont pas loin, et vous êtes de braves compagnons. Cela fait, songez à
ne pas prolonger les délais, mais envoyez-moi sur-le-champ la
sage-femme. Une fois débarrassés de la sage-femme et de la nourrice,
libre alors aux dames de jaser à leur gré.

CHIRON.--Aaron, je vois que tu ne veux pas confier aux vents tes
secrets.

DÉMÉTRIUS.--Pour le soin que tu prends de l'honneur de Tamora, elle et
les siens te doivent une grande reconnaissance.

(Démétrius et Chiron sortent en emportant le cadavre de la nourrice.)

AARON, _seul_.--Courons vers les Goths, aussi rapidement que
l'hirondelle, pour y placer le trésor qui est dans mes bras, et saluer
secrètement les amis de l'impératrice.--Allons, viens, petit esclave aux
lèvres épaisses; je t'emporte d'ici; car c'est toi qui nous donnes de
l'embarras; je te ferai nourrir de fruits sauvages, de racines, de lait
caillé, de petit-lait; je te ferai téter la chèvre, et loger dans une
caverne, et je t'élèverai pour être un guerrier, et commander un camp.

(Il sort.)




SCÈNE III

Place publique de Rome.

TITUS, MARCUS _père, le jeune_ LUCIUS ET _autres Romains tenant des
arcs; Titus porte les flèches, lesquelles ont des lettres à leurs
pointes_.


TITUS.--Viens, Marcus, viens.--Cousins, voici le chemin.--Allons, mon
enfant,--voyons ton adresse à tirer. Vraiment, tu ne manques pas le but,
et la flèche y arrive tout droit. _Terras Astræa
reliquit_[22].--Rappelez-vous bien, Marcus.--Elle est partie, elle est
partie.--Monsieur, voyez à vos outils.--Vous, mes cousins, vous irez
sonder l'Océan, et vous jetterez vos filets; peut-être trouverez-vous la
justice au fond de la mer; et cependant il y en a aussi peu sur mer que
sur terre.--Non, Publius et Sempronius, il faut que vous fassiez cela;
c'est vous qui devez creuser avec la bêche et la pioche, et percer le
centre le plus reculé de la terre; et lorsque vous serez arrivés au
royaume de Pluton, je vous prie, présentez-lui cette requête: dites-lui
que c'est pour demander justice et implorer son secours; et que c'est de
la part du vieil Andronicus, accablé de chagrins dans l'ingrate
Rome.--Ah! Rome!--Oui, oui, j'ai fait ton malheur le jour que j'ai réuni
les suffrages du peuple sur celui qui me tyrannise ainsi.--Allez,
partez, et je vous prie, soyez tous bien attentifs, et ne laissez pas
passer un seul vaisseau de guerre sans y faire une exacte recherche; ce
méchant empereur pourrait bien l'avoir embarquée pour l'écarter d'ici,
et alors, cousins, nous pourrions appeler en vain la Justice.

[Note 22: Astrée quitte la terre.]

MARCUS.--O Publius! n'est-il pas déplorable de voir ainsi ton digne
oncle dans le délire?

PUBLIUS.--C'est pour cela qu'il nous importe beaucoup, seigneur, de ne
pas le quitter, de veiller sur lui jour et nuit, et de traiter le plus
doucement que nous pourrons sa folie, jusqu'à ce que le temps apporte
quelque remède salutaire à son mal.

MARCUS.--Cousins, ses chagrins sont au-dessus de tous les remèdes.
Joignons-nous aux Goths; et par une guerre vengeresse, punissons Rome de
son ingratitude, et que la vengeance atteigne le traître Saturninus.

TITUS.--Eh bien, Publius? eh bien, messieurs, l'avez-vous rencontré?

PUBLIUS.--Non, seigneur; mais Pluton vous envoie dire que si vous voulez
obtenir vengeance de l'enfer vous l'aurez. Quant à la Justice, elle est
occupée, à ce qu'il croit, dans le ciel avec Jupiter, ou quelque part
ailleurs; en sorte que vous êtes forcé d'attendre un peu.

TITUS.--Il me fait tort de m'éconduire ainsi avec ses délais; je me
plongerai dans le lac brûlant de l'abîme, et je saurai arracher la
Justice de l'Achéron par les talons.--Marcus, nous ne sommes que des
roseaux; nous ne sommes pas des cèdres; nous ne sommes pas des hommes
charpentés d'ossements gigantesques, ni de la taille des cyclopes; mais
nous sommes de fer, Marcus, nous sommes d'acier jusqu'à la moelle des
os, et cependant nous sommes écrasés de plus d'outrages que notre dos
n'en peut supporter.--Puisque la Justice n'est ni sur la terre ni dans
les enfers, nous solliciterons le ciel et nous fléchirons les dieux pour
qu'ils envoient la Justice ici-bas pour venger nos affronts. Allons, à
l'ouvrage.--Vous êtes un habile archer, Marcus. (_Il lui donne des
flèches._) _Ad Jovem_[23], voilà pour toi.--Ici, _ad Apollinem_[24], _ad
Martem_[25]. C'est pour moi-même.--Ici, mon enfant, à _Pallas_.--Ici, à
_Mercure_.--A _Saturne_, Caïus, et non pas à Saturninus.--Il vaudrait
autant tirer contre le vent.--Allons, à l'oeuvre, enfant. Marcus, tire
quand je te l'ordonnerai. Sur ma parole, j'ai écrit cette liste à
merveille: il ne reste pas un dieu qui n'ait sa requête.

[Note 23: A Jupiter]

[Note 24: à Apollon]

[Note 25: à Mars, etc.]

MARCUS.--Cousins, lancez toutes vos flèches vers la cour, nous
mortifierons l'empereur dans son orgueil.

TITUS.--Allons amis, tirez. (_Ils tirent._) A merveille, Lucius. Cher
enfant, c'est dans le sein de la Vierge, envoie-la à Pallas.

MARCUS.--Seigneur, je vise un mille par delà la lune: de ce coup, votre
lettre est arrivée à Jupiter.

TITUS.--Ah! Publius, Publius, qu'as-tu fait? Vois, vois, tu as coupé une
des cornes du Taureau.

MARCUS.--C'était là le jeu, seigneur; quand Publius a lancé sa flèche,
le Taureau, dans sa douleur, a donné un si furieux coup au Bélier que
les deux cornes de l'animal sont tombées dans le palais; et qui les
pouvait trouver que le scélérat de l'impératrice?--Elle s'est mise à
rire, et elle a dit au More qu'il ne pouvait s'empêcher de les donner en
présent à son maître.

TITUS.--Oui, cela va bien: Dieu donne la prospérité à votre grandeur!
(_Entre un paysan avec un panier et une paire de pigeons._) Des
nouvelles, des nouvelles du ciel! Marcus, le message est arrivé.--Eh
bien, l'ami, quelles nouvelles apportes-tu? as-tu des lettres? me
fera-t-on justice? Que dit Jupiter?

LE PAYSAN.--Quoi, le faiseur de potences[26]? Il dit qu'il les a fait
descendre, parce que l'homme ne doit être pendu que la semaine
prochaine.

[Note 26: Au lieu de Jupiter, le paysan entend Gibbet-Maker, faiseur
de potences.]

TITUS.--Que dit Jupiter? Voilà ce que je te demande.

LE PAYSAN.--Hélas! monsieur, je ne connais pas Jupiter, je n'ai bu
jamais avec lui de ma vie.

TITUS.--Comment, coquin, n'es-tu pas le porteur?

LE PAYSAN.--Oui, monsieur, de mes pigeons: de rien autre chose.

TITUS.--Quoi, ne viens-tu pas du ciel?

LE PAYSAN.--Du ciel? Hélas, monsieur, jamais je n'ai été là: Dieu me
préserve d'être assez audacieux pour prétendre au ciel dans ma jeunesse!
Quoi! je vais tout simplement avec mes pigeons au _Tribunal peuple_[27],
pour arranger une matière de querelle entre mon oncle et un des gens de
l'_impérial_.

[Note 27: _Tribunal peuple_ est ici pour tribun du peuple, _impérial_
pour l'empereur.]

MARCUS.--Allons, seigneur, cela est juste ce qu'il faut pour votre
harangue. Qu'il aille remettre les pigeons à l'empereur de votre part.

TITUS.--Dis-moi, peux-tu débiter une harangue à l'empereur avec _grâce_?

LE PAYSAN.--Franchement, monsieur, je n'ai jamais pu dire _grâces_ de ma
vie.

TITUS.--Allons, drôle, approche: ne fais plus de difficulté; mais donne
tes pigeons à l'empereur. Par moi, tu obtiendras de lui
justice.--Arrête, arrête!--En attendant, voilà de l'argent pour ta
commission.--Donnez-moi une plume et de l'encre.--L'ami, peux-tu
remettre une supplique avec grâce?

LE PAYSAN,--Oui, monsieur.

TITUS.--Eh bien, voilà une supplique pour toi. Et quand tu seras
introduit près de l'empereur, dès le premier abord il faut te
prosterner; ensuite lui baiser les pieds; et alors remets-lui tes
pigeons, et alors attends ta récompense. Je serai tout près, l'ami: vois
à t'acquitter bravement de ce message.

LE PAYSAN.--Oh! je vous le garantis, monsieur: laissez-moi faire.

TITUS.--Dis, as-tu un couteau? Voyons-le.--Marcus, plie-le dans la
harangue: car tu l'as faite sur le ton d'un humble suppliant.--Et
lorsque tu l'auras donnée à l'empereur, reviens frapper à ma porte, et
dis-moi ce qu'il t'aura dit.

LE PAYSAN.--Dieu soit avec vous, monsieur! Je le ferai.

TITUS.--Venez, Marcus, allons.--Publius, suis-moi.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

La scène est devant le palais.

_Entrent_ SATURNINUS, TAMORA, CHIRON, DÉMÉTRIUS, _seigneurs et autres.
Saturninus porte à la main les flèches lancées par Titus._


SATURNINUS.--Que dites-vous, seigneurs, de ces outrages? A-t-on jamais
vu un empereur de Rome insulté, dérangé et bravé ainsi en face, et
traité avec ce mépris pour avoir déployé une justice impartiale? Vous le
savez, seigneurs, aussi bien que les dieux puissants; quelques calomnies
que les perturbateurs de notre paix murmurent à l'oreille du peuple, il
ne s'est rien fait que de l'aveu des lois contre les fils téméraires du
vieil Andronicus. Et parce que ses chagrins ont troublé sa raison,
faudra-t-il que nous soyons ainsi persécutés de ses vengeances, de ses
accès de frénésie, et de ses insultes amères? Le voilà maintenant qui
appelle le ciel pour le venger. Voyez, voici une lettre à Jupiter, une
autre à Mercure; celle-ci à Apollon; celle-là au dieu de la guerre. De
jolis écrits à voir voler dans les rues de Rome! Quel est le but de
ceci, si ce n'est de diffamer le sénat et de nous flétrir en tous lieux
du reproche d'injustice? N'est-ce pas là une agréable folie, seigneurs?
Comme s'il voulait dire qu'il n'y a point de justice à Rome. Mais si je
vis, sa feinte démence ne servira pas de protection à ces outrages. Lui
et les siens apprendront que la justice respire dans Saturninus; et si
elle sommeille, il la réveillera si bien, que dans sa fureur elle fera
disparaître le plus impudent des conspirateurs qui soient en vie.

TAMORA.--Mon gracieux seigneur, mon cher Saturninus, maître de ma vie,
souverain roi de toutes mes pensées, calmez-vous et supportez les
défauts de la vieillesse de Titus; c'est l'effet des chagrins qu'il
ressent de la perte de ses vaillants fils, dont la mort l'a frappé
profondément et a blessé son coeur. Prenez pitié de son déplorable état,
plutôt que de poursuivre pour ces insultes le plus faible ou le plus
honnête homme de Rome. (_A part._) Oui, il convient à la pénétrante
Tamora de les flatter tous.--Mais, Titus, je t'ai touché au vif, et tout
le sang de ta vie s'écoule: si Aaron est seulement prudent, tout va
bien, et l'ancre est dans le port. (_Entre le paysan avec sa paire de
colombes._)--Eh bien, qu'y a-t-il, mon ami? Veux-tu nous parler?

LE PAYSAN.--Oui, vraiment, si vous êtes la Majesté impériale.

TAMORA.--Je suis l'impératrice.--Mais voilà l'empereur assis là-bas.

LE PAYSAN.--C'est lui que je demande. (A l'empereur.)--Que Dieu et saint
Étienne vous donnent le bonheur. Je vous ai apporté une lettre, et une
paire de colombes que voilà.

(L'empereur lit la lettre.)

SATURNINUS.--Qu'on le saisisse et qu'on le pende sur l'heure.

LE PAYSAN.--Combien aurai-je d'argent?

TAMORA.--Allons, misérable, tu vas être pendu.

LE PAYSAN.--Pendu! Par Notre-Dame, j'ai donc apporté ici mon cou pour un
bel usage!

(Il sort avec les gardes.)

SATURNINUS.--Des outrages sanglants et intolérables! Endurerai-je plus
longtemps ces odieuses scélératesses? Je sais d'où part encore cette
lettre: cela peut-il se supporter? Comme si ses traîtres enfants, que la
loi a condamnés à mourir pour le meurtre de notre frère, avaient été
injustement égorgés par mon ordre! Allez, traînez ici ce scélérat par
les cheveux: ni son âge ni ses honneurs ne lui donneront des priviléges.
Va, pour cette audacieuse insulte, je serai moi-même ton bourreau, rusé
et frénétique misérable, qui m'aidas à monter au faîte des grandeurs
dans l'espérance que tu gouvernerais et Rome et moi. (_Entre Émilius._)
Quelles nouvelles, Émilius?

ÉMILIUS.--Aux armes, aux armes, seigneurs! Jamais Rome n'en eut plus de
raisons! Les Goths ont rassemblé des forces; et avec des armées de
soldats courageux, déterminés, avides de butin, ils marchent à grandes
journées vers Rome, sous la conduite de Lucius, le fils du vieil
Andronicus: il menace dans le cours de ses vengeances d'en faire autant
que Coriolan.

SATURNINUS.--Le belliqueux Lucius est-il le général des Goths? Cette
nouvelle me glace; et je penche ma tête comme les fleurs frappées de la
gelée ou l'herbe battue par la tempête. Ah! c'est maintenant que nos
chagrins vont commencer: c'est lui que le commun peuple aime tant:
moi-même, lorsque vêtu en simple particulier je me suis confondu avec
eux, je leur ai souvent ouï dire que le bannissement de Lucius était
injuste, et souhaiter que Lucius fût leur empereur.

TAMORA.--Pourquoi trembleriez-vous? Votre ville n'est-elle pas forte?

SATURNINUS.--Oui, mais les citoyens favorisent Lucius, et ils se
révolteront pour lui venir en aide.

TAMORA.--Roi, prenez les sentiments d'un empereur, comme vous en portez
le titre. Le soleil est-il éclipsé par les insectes qui volent devant
ses rayons? L'aigle permet aux petits oiseaux de chanter et ne
s'embarrasse pas de ce qu'ils veulent dire par là, certain qu'il peut,
de l'ombre de ses ailes, faire taire à son gré leurs voix. Vous pouvez
en faire autant pour la populace insensée de Rome. Reprenez donc
courage; et sachez, empereur, que je saurai charmer le vieil Andronicus
par des paroles plus douces, mais plus dangereuses que ne l'est l'appât
pour le poisson, et le miel du trèfle fleuri pour la brebis[28]: l'un
meurt blessé par l'hameçon, et l'autre empoisonné par une pâture
délicieuse.

[Note 28: «Cette herbe mangée en abondance est nuisible aux
troupeaux.» (JOHNSON.)]

SATURNINUS.--Mais il ne voudra pas prier son fils pour nous.

TAMORA.--Si Tamora l'en prie, il le voudra; car je puis flatter sa
vieillesse et l'endormir par des promesses dorées: et quand son coeur
serait presque inflexible et ses vieilles oreilles sourdes, son coeur et
son oreille obéiraient à ma langue.--(_A Émilius._) Allez,
précédez-nous, et soyez notre ambassadeur. Dites-lui que l'empereur
demande une conférence avec le brave Lucius, et fixe le lieu du
rendez-vous dans la maison de son père, le vieil Andronicus.

SATURNINUS.--Émilius, acquittez-vous honorablement de ce message; et
s'il exige des otages pour sa sûreté, dites-lui de demander les gages
qu'il préfère.

ÉMILIUS.--Je vais exécuter vos ordres.

(Il sort.)

TAMORA.--Moi, je vais aller trouver le vieux Andronicus, et l'adoucir
par toutes les ressources de l'art que je possède, pour arracher aux
belliqueux Goths le fier Lucius. Allons, cher empereur, reprenez votre
gaieté; ensevelissez toutes vos alarmes dans la confiance en mes
desseins.

SATURNINUS.--Allez; puissiez-vous réussir et le persuader!

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                            ACTE CINQUIÈME




SCÈNE I

Plaine aux environs de Rome.

LUCIUS, _à la tête des Goths; tambours, drapeaux._


LUCIUS.--Guerriers éprouvés, mes fidèles amis, j'ai reçu des lettres de
la superbe Rome, qui m'annoncent la haine que les Romains portent à leur
empereur, et combien ils aspirent de nous voir. Ainsi, nobles chefs,
soyez ce qu'annoncent vos titres, fiers et impatients de venger vos
affronts, et tirez une triple vengeance de tous les maux que Rome vous a
causés.

UN CHEF DES GOTHS.--Brave rejeton sorti du grand Andronicus, dont le
nom, qui nous remplissait jadis de terreur, fait maintenant notre
confiance; vous, dont l'ingrate Rome paye d'un odieux mépris les grands
exploits et les actions honorables, comptez sur nous: nous vous suivrons
partout où vous nous conduirez; comme dans un jour brûlant d'été les
abeilles, armées de leurs dards, suivent leur roi aux champs fleuris, et
nous nous vengerons de l'exécrable Tamora.

TOUS ENSEMBLE.--Et ce qu'il dit, nous le disons tous avec lui, nous le
répétons tous d'une voix.

LUCIUS.--Je lui rends grâces humblement, et à vous tous.--Mais qui vient
ici, conduit par ce robuste Goth?

LE SOLDAT.--Illustre Lucius, je me suis écarté de notre armée pour aller
considérer les ruines d'un monastère, et comme j'avais les yeux fixés
avec attention sur cet édifice en décadence, soudain j'ai entendu un
enfant qui criait au pied d'une muraille. Me tournant du côté de la
voix, j'ai bientôt entendu qu'on calmait l'enfant qui pleurait en lui
disant: «Paix, petit marmot basané qui tiens moitié de moi, moitié de ta
mère! Si ta nuance ne décelait pas de qui tu es l'enfant; si la nature
t'avait seulement donné la physionomie de ta mère, petit misérable, tu
aurais pu devenir un empereur: mais quand le taureau et la génisse sont
tous deux blancs comme lait, jamais ils n'engendrent un veau noir comme
le charbon. Tais-toi, petit malheureux, tais-toi.» Voilà comment on
grondait l'enfant, et on continuait: «Il faut que je te porte à un
fidèle Goth, qui, quand il saura que tu es fils de l'impératrice, te
prendra en affection pour l'amour de ta mère.» Aussitôt, moi, je tire
mon épée, je fonds sur ce More que j'ai surpris à l'improviste, et que
je vous amène ici pour en faire ce que vous trouverez bon.

LUCIUS.--O vaillant Goth! voilà le démon incarné qui a privé Andronicus
de sa main glorieuse: voilà la perle qui charmait les yeux de votre
impératrice, et voilà le vil fruit de ses passions déréglées. (_A
Aaron._)--Réponds, esclave à l'oeil blanc, où voulais-tu porter cette
vivante image de ta face infernale? Pourquoi ne parles-tu pas?--Quoi!
es-tu sourd? Non; pas un mot? Une corde, soldats; pendez-le à cet arbre,
et à côté de lui son fruit de bâtardise.

AARON.--Ne touche pas à cet enfant: il est de sang royal.

LUCIUS.--Il ressemble trop à son père pour valoir jamais rien. Allons,
commencez par pendre l'enfant, afin qu'il le voie s'agiter; spectacle
fait pour affliger son coeur de père. Apportez-moi une échelle.

(On apporte une échelle sur laquelle on force Aaron de monter.)

AARON.--Lucius, épargne l'enfant, et porte-le de ma part à
l'impératrice. Si tu m'accordes ma prière, je te révélerai d'étonnants
secrets qu'il te serait fort avantageux de connaître; si tu me la
refuses, arrive que pourra, je ne parle plus, et que la vengeance vous
confonde tous!

LUCIUS.--Parle, et si ce que tu as à me dire me satisfait, ton enfant
vivra, et je me charge de le faire élever.

AARON.--Si cela te satisfait? Oh! sois certain, Lucius, que ce que je te
dirai affligera ton âme; car j'ai à t'entretenir de meurtres, de viol et
de massacres, d'actes commis dans l'ombre de la nuit, d'abominables
forfaits, de noirs complots de malice et de trahison, de scélératesses
horribles à entendre raconter, et qui pourtant ont été exécutées par
pitié. Tous ces secrets seront ensevelis par ma mort, si tu ne me jures
pas que mon enfant vivra.

LUCIUS.--Révèle ta pensée; je te dis que ton enfant vivra.

AARON.--Jure-le, et puis, je commencerai.

LUCIUS.--Par qui jurerai-je? Tu ne crois à aucun dieu, et dès lors
comment peux-tu te fier à un serment?

AARON.--Quand je ne croirais à aucun dieu, comme en effet je ne crois à
aucun, n'importe; je sais que tu es religieux, et que tu as en toi
quelque chose qu'on appelle la conscience, et vingt autres superstitions
et cérémonies papistes que je t'ai vu très-soigneux d'observer.--C'est
pour cela que j'exige ton serment.--Car je sais qu'un idiot se fait un
dieu de son hochet, et tient la parole qu'il a jurée par ce dieu. C'est
là le serment que j'exige.--Ainsi tu jureras par ce dieu, quel qu'il
soit, que tu adores et que tu vénères, de sauver mon enfant, de le
nourrir et de l'élever; ou je ne te révèle rien.

LUCIUS.--Eh bien, je te jure par mon dieu que je le ferai.

AARON.--D'abord, apprends que j'ai eu cet enfant de l'impératrice.

LUCIUS.--O femme impudique et d'une luxure insatiable!

AARON.--Arrête, Lucius! Ce n'est là qu'une action charitable, en
comparaison de ce que tu vas entendre. Ce sont ses deux fils qui ont
massacré Bassianus; ils ont coupé la langue à ta soeur, ils lui ont fait
violence, lui ont coupé les mains, et l'ont _parée_ comme tu l'as vue.

LUCIUS.--O exécrable scélérat! tu appelles cela _parer_?

AARON.--Eh! elle a été lavée, et taillée et parée, et cela fut même un
fort agréable exercice pour ceux qui l'ont fait.

LUCIUS.--Oh! les brutaux et barbares scélérats, semblables à toi!

AARON.--C'est moi qui ai été leur maître, et qui les ai instruits. C'est
de leur mère qu'ils tiennent cet esprit de débauche, ce qui est aussi
sûr que l'est la carte qui gagne la partie; quant à leurs goûts
sanguinaires, je crois qu'ils les tiennent de moi, qui suis un aussi
brave chien qu'aucun boule-dogue qui ait jamais attaqué le taureau à la
tête. Que mes actions perfides attestent ce que je veux; j'ai indiqué à
tes frères cette fosse où le corps de Bassianus était gisant; j'ai écrit
la lettre que ton père a trouvée, et j'avais caché l'or dont il était
parlé dans cette lettre, d'accord avec la reine et ses deux fils. Et que
s'est-il fait dont tu aies eu à gémir, où je n'aie pas mis ma part de
malice? J'ai trompé ton père pour le priver de sa main; et dès que je
l'ai eue, je me suis retiré à l'écart, et j'ai failli me rompre les
côtes à force de rire. Je l'ai épié à travers la crevasse d'une
muraille, après qu'en échange de sa main il a reçu les têtes de ses deux
fils, j'ai vu ses larmes, et j'ai ri de si bon coeur que mes deux yeux
pleuraient comme les siens; et quand j'ai raconté toute cette farce à
l'impératrice, elle s'est presque évanouie de plaisir à mon récit, et
elle m'a payé mes nouvelles par vingt baisers.

UN GOTH.--Comment peux-tu dire tout cela sans rougir?

AARON.--Je rougis comme un chien noir, comme dit le proverbe.

LUCIUS.--N'as-tu point de remords de ces forfaits atroces?

AARON.--Oui, de n'en avoir fait mille fois davantage, et même en ce
moment je maudis le jour (cependant je crois qu'il en est peu sur
lesquels puisse tomber ma malédiction) où je n'aie fait quelque grand
mal, comme de massacrer un homme ou de machiner sa mort, de violer une
vierge ou d'imaginer le moyen d'y arriver, d'accuser quelque innocent ou
de me parjurer moi-même, de semer une haine mortelle entre deux amis, de
faire rompre le cou aux bestiaux des pauvres gens, d'incendier les
granges et les meules de foin dans la nuit, et de dire aux propriétaires
d'éteindre l'incendie avec leurs larmes: souvent j'ai exhumé les morts
de leurs tombeaux, et j'ai placé leurs cadavres à la porte de leurs
meilleurs amis lorsque leur douleur était presque oubliée, et sur leur
peau, comme sur l'écorce d'un arbre, j'ai gravé avec mon couteau en
lettres romaines: _Que votre douleur ne meure pas quoique je sois mort_.
En un mot, j'ai fait mille choses horribles avec l'indifférence qu'un
autre met à tuer une mouche; et rien ne me fait vraiment de la peine que
la pensée de ne plus pouvoir en commettre dix mille autres.

LUCIUS.--Descendez ce démon: il ne faut pas qu'il meure d'une mort aussi
douce que d'être pendu sur-le-champ.

AARON.--S'il existe des démons, je voudrais être un démon pour vivre et
brûler dans le feu éternel; pourvu seulement que j'eusse ta compagnie en
enfer, et que je pusse te tourmenter de mes paroles amères.

LUCIUS, _aux soldats_.--Amis, fermez-lui la bouche et qu'il ne parle
plus.

(Entre un Goth.)

LE GOTH.--Seigneur, voici un messager de Rome qui désire être admis en
votre présence.

LUCIUS.--Qu'il vienne. (_Entre Émilius._) Salut, Émilius; quelles
nouvelles apportez-vous de Rome?

ÉMILIUS.--Seigneur Lucius, et vous, princes des Goths, l'empereur romain
vous salue tous par ma voix: ayant appris que vous êtes en armes, il
demande une entrevue avec vous à la maison de votre père. Vous pouvez
choisir vos otages, ils vous seront remis sur-le-champ.

UN CHEF DES GOTHS.--Que dit notre général?

LUCIUS.--Émilius, que l'empereur donne ses otages à mon père et à mon
oncle Marcus, et nous viendrons. (_A ses troupes._)--Marchez.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

Rome.--La scène est devant la maison de Titus.

TAMORA, CHIRON ET DÉMÉTRIUS _déguisés_.


TAMORA.--C'est dans cet étrange et singulier habillement que je veux me
présenter à Andronicus, et lui dire que je suis la Vengeance envoyée du
fond de l'abîme pour me joindre à lui et venger ses cruels outrages.
Frappez la porte de son cabinet, où l'on dit qu'il se renferme pour
méditer les étranges plans de terribles représailles. Dites-lui que la
Vengeance elle-même est venue pour se liguer avec lui et travailler à la
ruine de ses ennemis.

(Ils frappent, et Titus se montre en haut.)

TITUS.--Pourquoi troublez-vous mes méditations? Vous faites-vous un jeu
de me faire ouvrir la porte, dans le but de faire évanouir mes tristes
résolutions et de rendre sans effet toutes mes études? Vous vous
trompez; car ce que j'ai intention de faire, voyez, je l'ai tracé ici en
caractères de sang; et ce qui est écrit s'accomplira.

TAMORA.--Titus, je suis venue pour te parler.

TITUS.--Non, pas un seul mot. Comment puis-je donner de la grâce à mon
discours, lorsqu'il me manque une main pour y joindre les gestes? Tu as
l'avantage sur moi; ainsi retire-toi.

TAMORA.--Si tu me connaissais, tu voudrais me parler.

TITUS.--Je ne suis pas fou: je te connais bien; j'atteste ce bras
mutilé, et ces lignes sanglantes, et ces rides profondes, creusées par
le chagrin et les soucis: j'atteste les jours de fatigue et les longues
nuits; j'atteste tout mon désespoir que je te connais bien pour notre
fière impératrice, la puissante Tamora: ne viens-tu pas me demander mon
autre main?

TAMORA.--Sache, triste vieillard, que je ne suis point Tamora: elle est
ton ennemie, et moi je suis ton amie. Je suis la Vengeance, envoyée du
royaume des enfers pour te soulager du vautour qui te ronge le coeur, en
exerçant d'horribles représailles sur tes ennemis. Descends et
souhaite-moi la bienvenue dans ce royaume de la lumière: viens
t'entretenir avec moi de meurtre et de mort. Il n'est point d'antre
sombre, de retraite cachée, de vaste obscurité, de vallon obscur où le
meurtre sanglant et l'affreux viol puissent se tapir de frayeur, où je
ne puisse les découvrir, et faire retentir à leurs oreilles mon nom
terrible, la Vengeance, nom qui fait frissonner les odieux coupables.

TITUS.--Es-tu la Vengeance? m'es-tu envoyée pour tourmenter mes ennemis.

TAMORA.--Oui; ainsi descends et reçois-moi.

TITUS.--Commence par me rendre quelque service avant que j'aille te
recevoir. A tes côtés sont le Meurtre et le Viol: donne-moi quelque
assurance que tu es en effet la Vengeance: poignarde-les ou écrase-les
sous les roues de ton char; alors j'irai te trouver, et je serai ton
cocher, et je roulerai avec toi autour des globes. Procure-toi deux
coursiers fougueux, noirs comme le jais, pour entraîner rapidement ton
char vengeur, et déterrer les meurtriers dans leurs coupables repaires.
Et lorsque ton char sera chargé de leurs têtes, je descendrai et je
courrai à pied près de la roue tout le long du jour, comme un vil
esclave; oui, depuis le lever d'Hypérion à l'orient jusqu'à ce qu'il se
précipite dans l'Océan: et tous les jours je recommencerai cette pénible
tâche, à condition que tu détruiras ici le Rapt et le Meurtre.

TAMORA.--Ce sont mes ministres, et ils m'accompagnent.

TITUS.--Sont-ils tes ministres? Comment s'appellent-ils?

TAMORA.--Le Rapt et le Meurtre: ils portent ces noms parce qu'ils
punissent ceux qui sont coupables de ces crimes.

TITUS.--Grand Dieu! comme ils ressemblent aux fils de l'impératrice!
Mais nous autres, pauvres humains, nous avons de pauvres yeux insensés
qui nous trompent. O douce Vengeance, maintenant je viens à toi; et si
l'étreinte d'un seul bras peut te satisfaire, je vais te presser tout à
l'heure avec celui qui me reste.

(Titus se retire.)

TAMORA, _à ses fils_.--Ce pacte que je fais avec lui convient à sa
folie: quelque invention que je forge pour nourrir la chimère de son
cerveau malade, songez à l'appuyer, à l'entretenir par vos discours; car
il ne lui reste plus aucun doute, et il me prend fermement pour la
Vengeance. Profitant de sa crédulité et de sa folle idée, je le
déterminerai à mander son fils Lucius; et lorsque je serai assurée de
lui dans un banquet, je trouverai quelque ruse, quelque coup de main,
pour écarter et disperser ces Goths inconstants, ou au moins pour en
faire ses ennemis. Voyez: le voilà qui vient; il faut que je joue mon
rôle.

TITUS.--J'ai longtemps été délaissé, et cela pour toi; sois la
bienvenue, furie terrible, dans ma maison désolée! Meurtre et Rapt, vous
êtes aussi les bienvenus.--Oh! comme vous ressemblez à l'impératrice et
à ses deux fils! Je vous trouve bien assortis, il ne vous manque qu'un
More.--Est-ce que tout l'enfer n'a pu vous procurer un pareil démon? car
je sais bien que jamais l'impératrice ne roule dans son char qu'elle ne
soit accompagnée d'un More; et pour représenter en vrai notre reine, il
conviendrait que vous eussiez un pareil démon. Mais soyez les bienvenus,
tels que vous êtes; que ferons-nous?

TAMORA.--Que voudrais-tu que nous fissions, Andronicus?

DÉMÉTRIUS.--Montre-moi un meurtrier, et je me charge de lui.

CHIRON.--Montre-moi un scélérat qui ait commis un rapt; je suis envoyé
pour en tirer vengeance.

TAMORA.--Montre-moi mille méchants qui t'aient fait du mal, et je te
vengerai d'eux tous.

TITUS.--Regarde autour de toi dans les rues corrompues de Rome, et quand
tu apercevras un homme qui te ressemble, bon Meurtre, poignarde-le;
c'est un meurtrier.--Toi, accompagne-le, et quand le hasard te fera
rencontrer un autre homme qui te ressemble, bon Rapt, poignarde-le;
c'est un ravisseur.--Toi, suis-les; il y a dans le palais de l'empereur
une reine suivie d'un More; tu pourras aisément la reconnaître en la
comparant à toi, car elle te ressemble de la tête aux pieds: je t'en
conjure, fais-leur souffrir quelque mort violente; ils ont été violents
envers moi et les miens.

TAMORA.--Nous voilà bien instruits; nous l'exécuterons: mais si tu
voulais, bon Andronicus, envoyer vers Lucius, ton vaillant fils, qui
conduit vers Rome une armée de valeureux Goths; et l'inviter à se rendre
à un festin dans ta maison; lorsqu'il sera ici, au milieu de ta fête
solennelle, j'amènerai l'impératrice et ses fils, l'empereur même et
tous tes ennemis, et ils s'agenouilleront et se mettront à ta merci; et
tu pourras soulager sur eux ton coeur irrité. Que répond Andronicus à
cette proposition?

TITUS _appelant_.--Marcus, mon frère!--C'est le triste Titus qui
t'appelle. (_Entre Marcus._) Pars, cher Marcus, va trouver ton neveu
Lucius; tu le chercheras parmi des Goths. Dis-lui de venir me trouver,
et d'amener avec lui quelques-uns des principaux princes des Goths;
dis-lui de faire camper ses soldats là où ils sont; dis-lui que
l'empereur et l'impératrice viennent à une fête chez moi, et qu'il la
partagera avec eux. Fais cela pour l'amitié que tu me portes, et qu'il
fasse ce que je dis s'il tient à la vie de son vieux père.

MARCUS.--Je vais faire ton message, et revenir aussitôt.

(Il sort.)

TAMORA.--Je vais te quitter pour m'occuper de tes affaires, et j'emmène
avec moi mes ministres.

TITUS.--Non, non, que le Meurtre et le Rapt restent avec moi; autrement
je rappelle mon frère, et je ne cherche plus d'autre vengeance que par
les mains de Lucius.

TAMORA, _à part, à ses deux fils_.--Qu'en dites-vous, mes enfants?
Voulez-vous rester, tandis que je vais informer l'empereur de la manière
dont j'ai conduit le stratagème que nous avons résolu? Cédez à sa
fantaisie, flattez-le, caressez-le, et demeurez avec lui jusqu'à mon
retour.

TITUS, _à part_.--Je les connais bien tous, quoiqu'ils me croient fou;
et j'attraperai par leur propre ruse ce couple de maudits chiens d'enfer
et leur mère.

DÉMÉTRIUS.--Madame, partez quand il vous plaira, laissez-nous ici.

TAMORA.--Adieu, Andronicus; la Vengeance va ourdir un plan pour
surprendre tes ennemis.

(Elle sort.)

TITUS.--Je le sais que tu vas t'en occuper; adieu, chère Vengeance.

CHIRON.--Dis-nous, vieillard, à quoi tu nous emploieras.

TITUS.--Ne vous mettez pas en peine; j'ai assez d'ouvrage pour vous.
(_Il appelle._)--Publius, Caïus, Valentin, venez ici!

(Entrent Publius et autres.)

PUBLIUS.--Que désirez-vous?

TITUS.--Connais-tu ces deux hommes?

PUBLIUS.--Ce sont les fils de l'impératrice, je crois, Chiron et
Démétrius.

TITUS.--Fi donc, Publius, fi donc, tu te trompes étrangement. L'un est
le Meurtre, et l'autre s'appelle le Rapt; en conséquence, enchaîne-les,
bon Publius.--Caïus, Valentin, mettez la main sur eux. Vous m'avez
souvent entendu désirer cet instant, je le trouve enfin. Liez-les bien,
et fermez-leur la bouche s'ils veulent crier.

(Titus sort.)

(Publius, Caïus, Valentin, etc., se saisissent de Chiron et de
Démétrius.)

CHIRON.--Lâches, arrêtez; nous sommes les fils de l'impératrice!

PUBLIUS.--Et c'est pour cela que nous faisons ce qu'on nous a
commandés.--Fermez-leur la bouche; qu'ils ne puissent pas dire un
mot.--Est-il bien garrotté?--Songez à les bien lier.

(Titus Andronicus rentre tenant un poignard, et Lavinia tenant un
bassin.)

TITUS.--Viens, viens, Lavinia. Vois, tes ennemis sont liés.--Amis,
fermez bien leurs bouches; qu'ils ne me parlent pas, mais qu'ils
entendent les paroles terribles que je profère.--O scélérats, Chiron et
Démétrius! voici la source pure que vous avez souillée de boue, voilà ce
beau printemps que vous avez mêlé avec votre hiver. Vous avez tué son
époux, et pour ce lâche forfait deux de ses frères ont été condamnés au
supplice; ma main a été tranchée, et vous en avez fait de gaies
plaisanteries; ses deux belles mains, sa langue, et ce qui était plus
précieux encore que sa langue et ses mains, sa chasteté sans tache,
traîtres inhumains, vous les avez mutilées et ravies! Que
répondriez-vous si je vous laissais parler? Écoutez, misérables, comment
je me propose de vous martyriser. Il me reste encore cette main pour
vous couper la gorge; tandis que Lavinia tiendra entre ses moignons le
bassin qui va recevoir votre sang criminel. Vous savez que votre mère
compte revenir partager mon festin, qu'elle se donne le nom de la
Vengeance, et qu'elle me croit fou.--Écoutez, scélérats, je mettrai vos
os en poussière, j'en formerai une pâte avec votre sang, et de la pâte
je ferai un pâté où je ferai entrer vos têtes odieuses; et je dirai à
cette prostituée, votre exécrable mère, de dévorer, comme la terre, sa
propre progéniture. Voilà le repas auquel je l'ai conviée, et voilà le
mets dont elle se gorgera. Vous avez traité ma fille plus cruellement
que ne le fut Philomèle; je veux m'en venger plus cruellement que
Progné. Allons, tendez la gorge.--(_Il les égorge_.) Viens, Lavinia,
reçois leur sang; et, quand ils seront morts, je vais réduire leurs os
en poudre imperceptible, les humecter de cette odieuse liqueur, et faire
cuire leurs têtes dans cette horrible pâte. Viens, que chacun m'aide à
préparer ce banquet; je désire qu'il puisse être plus terrible et plus
sanglant que la fête des centaures. Allons, apportez-les ici; je veux
être le cuisinier, et les tenir prêts pour le retour de leur mère.

(Ils sortent en emportant les cadavres.)




SCÈNE III

Un pavillon avec des tables.

LUCIUS, MARCUS, OFFICIERS GOTHS, AARON _prisonnier_.


LUCIUS.--Mon oncle Marcus, puisque c'est la volonté de mon père que je
vienne à Rome, je suis satisfait.

UN GOTH.--Et notre volonté est la tienne, arrive ce que voudra la
Fortune.

LUCIUS.--Cher oncle, chargez-vous de ce More barbare, de ce tigre
affamé, de ce maudit démon: qu'il ne reçoive aucune nourriture;
enchaînez-le jusqu'à ce qu'on le produise face à face avec
l'impératrice, pour rendre témoignage de ses horribles forfaits, et
veillez à ce que nos amis en embuscade soient en force; je crains que
l'empereur ne nous veuille pas de bien.

AARON.--Que quelque démon murmure ses malédictions à mon oreille, et
m'inspire afin que ma langue puisse exhaler tout le venin dont mon coeur
est gonflé.

LUCIUS.--Va-t'en, chien barbare, esclave infâme.--Amis, aidez à mon
oncle à l'emmener. (_Les Goths sortent avec Aaron. Fanfares._)--Ces
trompettes annoncent l'approche de l'empereur.

(Entrent Saturninus et Tamora avec les tribuns et les sénateurs.)

SATURNINUS.--Quoi, le firmament a-t-il donc plus d'un soleil?

LUCIUS.--Que te sert-il de t'appeler un soleil?

MARCUS.--Empereur de Rome, et vous, mon neveu, entamez le pourparler.
Cette querelle doit être discutée paisiblement. Tout est prêt pour le
festin que le soigneux Titus a ordonné dans des vues honorables, pour la
paix, pour l'amitié, pour l'union, et pour le bien de Rome. Veuillez
donc avancer, et prendre vos places.

SATURNINUS.--Volontiers, Marcus.

(Les hautbois sonnent. La compagnie prend place à table. Titus paraît en
habit de cuisinier, plaçant les mets sur la table, Lavinia voilée
l'accompagne, avec le jeune Lucius.)

TITUS.--Soyez le bienvenu, mon gracieux souverain.--Soyez la bienvenue,
redoutable reine.--Salut, Goths belliqueux.--Salut, Lucius; soyez tous
les bienvenus. Quoique la chère soit peu splendide, elle suffira pour
vous remplir l'estomac: veuillez bien manger.

SATURNINUS.--Pourquoi êtes-vous ainsi accoutré, Andronicus?

TITUS.--Parce que je voulais m'assurer que tout serait en ordre pour
fêter Votre Majesté et votre impératrice.

TAMORA.--Nous vous sommes obligés, bon Andronicus.

TITUS.--Vous le seriez sûrement si Votre Majesté pouvait lire au fond de
mon coeur. Seigneur empereur, résolvez-moi cette question: Le fougueux
Virginius fit-il bien de tuer sa fille de sa propre main, parce qu'elle
avait été violée, souillée et déshonorée?

SATURNINUS.--Il fit bien, Andronicus.

TITUS.--Votre raison, mon souverain?

SATURNINUS.--Parce que sa fille ne devait pas survivre à son déshonneur,
et renouveler sans cesse par sa présence les douleurs de son père.

TITUS.--Cette raison est forte, décisive et convaincante. C'est un
exemple, un précédent, un modèle à suivre pour moi, le plus malheureux
des pères. Meurs, meurs, Lavinia, et ta honte avec toi; et avec ta honte
le chagrin de ton père!

(Il tue sa fille.)

SATURNINUS.--Qu'as-tu fait, père barbare et dénaturé?

TITUS.--J'ai tué celle qui m'a rendu aveugle à force de me faire
pleurer: je suis aussi malheureux que l'était Virginius, et j'ai mille
raisons de plus que lui de commettre cette violence; et la voilà faite.

SATURNINUS.--Quoi, est-ce qu'elle a été violée? Dis, qui a fait cette
action?

TITUS.--Voudriez-vous manger? Que Votre Majesté daigne se nourrir.

TAMORA.--Pourquoi as-tu tué ainsi ta fille unique?

TITUS.--Ce n'est pas moi: c'est Chiron et Démétrius, ils l'ont violée,
ils lui ont tranché la langue; ce sont eux, oui, eux, qui lui ont fait
tout ce mal.

SATURNINUS.--Qu'on aille les chercher sur-le-champ.

TITUS.--Bon! ils sont là tous deux assaisonnés dans ce pâté, dont leur
mère s'est délicatement nourrie: elle a mangé la chair qu'elle a
enfantée elle-même. C'est la vérité, c'est la vérité: j'en atteste la
lame affilée de mon couteau.

(Il perce Tamora.)

SATURNINUS.--Meurs, misérable fou, pour cet abominable forfait.

(Saturninus tue Titus.)

LUCIUS.--L'oeil d'un fils peut-il voir couler le sang de son père? Voilà
salaire pour salaire, mort pour mort.

(Lucius poignarde Saturninus.)

MARCUS.--Peuple et fils de Rome dont je vois les tristes visages que ce
tumulte disperse comme une troupe d'oiseaux séparés par les vents et le
tourbillon de la tempête, laissez-moi vous enseigner le moyen de réunir
de nouveau dans une gerbe unique ces épis épars, et de former de ces
membres séparés un seul corps.

UN SÉNATEUR.--Oui, de peur que Rome ne soit le fléau de Rome; et que
celle qui voit ramper devant elle de vastes et puissants royaumes,
désormais comme un proscrit errant dans l'abandon et le désespoir,
exerce sur elle-même une honteuse justice! Mais si ces signes de
vieillesse, ces rides profondes de l'âge, témoins sérieux de ma longue
expérience, ne peuvent vous engager à m'écouter, parlez, vous, ami chéri
de Rome (_à Lucius_), comme jadis notre ancêtre, lorsque sa langue
pathétique raconta à l'oreille attentive de l'amoureuse et triste Didon
l'histoire de cette nuit de flammes et de désastres où les Grecs rusés
surprirent la Troie du roi Priam: dites-nous quel Sinon avait enchanté
nos oreilles, ou qui a introduit chez nous la fatale machine qui porte
une blessure profonde à notre Troie, à notre Rome?--Mon coeur n'est pas
formé de caillou ni d'acier, et je ne puis exprimer notre amère douleur
sans que des flots de larmes viennent suffoquer ma voix, et interrompre
mon discours dans le moment même où il exciterait le plus votre
attention et attendrirait vos coeurs émus de pitié. Voici un général:
qu'il fasse lui-même ce récit; vos coeurs palpiteront et vous pleurerez
en l'entendant parler.

LUCIUS.--Apprenez donc, nobles auditeurs, que les exécrables Chiron et
Démétrius sont ceux qui ont massacré le frère de notre empereur, que ce
sont eux qui ont déshonoré notre soeur, et que nos deux frères ont été
décapités pour leurs atroces forfaits. Apprenez que les larmes de notre
père ont été méprisées; et qu'il a été, par une lâche fraude, privé de
cette main fidèle qui avait soutenu les guerres de Rome et précipité ses
ennemis dans le tombeau. Enfin, vous savez que moi j'ai été injustement
banni, que les portes ont été fermées sur moi, et que, pleurant, j'ai
été chassé et réduit à aller demander du secours aux ennemis de Rome,
qui ont noyé leur haine dans mes larmes sincères, et m'ont ouvert leurs
bras pour me recevoir comme un ami; et je suis le banni, il faut que
vous le sachiez, qui ai protégé la sûreté de Rome au prix de mon sang,
et détourné de son sein le fer ennemi pour l'enfoncer dans mon corps
intrépide. Hélas! vous savez que je ne suis pas homme à me vanter; mes
blessures, toutes muettes qu'elles sont, peuvent attester que mon
témoignage est juste et plein de vérité. Mais, arrêtons, il me semble
que je m'écarte trop en parlant ici de mon faible mérite. Oh!
pardonnez-moi, les hommes se louent eux-mêmes quand ils n'ont plus
d'amis pour le faire.

MARCUS.--C'est maintenant à mon tour de parler. Voyez cet enfant. (_Il
montre l'enfant qu'un serviteur porte dans ses bras._) Tamora est sa
mère; c'est la progéniture d'un More impie, le premier artisan et
l'auteur de tous ces maux. Le scélérat est vivant dans la maison de
Titus, et il est là, tout homme qu'il est, pour attester la vérité de ce
fait. Jugez maintenant quelle raison avait Titus de se venger de ces
outrages inexprimables, au-dessus de la patience, au delà de ce que peut
supporter l'homme. Maintenant que vous avez entendu la vérité, que
dites-vous, Romains? Avons-nous rien fait d'injuste? Montrez-nous en
quoi, et de la place où vous nous voyez maintenant, nous allons, en nous
tenant par la main, nous précipiter ensemble, détruire tout ce qui reste
de la triste famille d'Andronicus, écraser nos têtes sur les pierres
rugueuses, et éteindre d'un seul coup notre maison. Parlez, Romains,
parlez, et si vous l'ordonnez, voyez, Lucius et moi, nous allons, la
main dans la main, nous précipiter.

ÉMILIUS.--Viens, viens, respectable citoyen de Rome, et conduis
doucement par la main notre empereur, notre empereur Lucius; car je suis
bien sûr que toutes les voix vont le nommer d'un cri unanime.

TOUS LES ROMAINS _s'écrient_.--Salut, Lucius; salut, royal empereur de
Rome.

(Lucius et ses amis descendent.)

MARCUS.--Allez dans la triste maison du vieux Titus, et traînez ici ce
More impie pour le condamner à quelque mort sanglante, cruelle, en
punition de sa méchante vie.

LES ROMAINS.--Salut, Lucius; salut, gracieux maître de Rome.

LUCIUS.--Grâces vous soient rendues, généreux Romains: puissé-je
gouverner de façon à guérir les plaies de Rome, et à effacer ses
désastres! Mais, bon peuple, accordez-moi quelques instants, car la
nature m'impose une tâche douloureuse.--Tenez-vous à l'écart.--Et vous,
mon oncle, approchez pour verser les larmes funèbres sur ce
cadavre.--Ah! reçois ce baiser brûlant sur tes lèvres pâles et froides
(_il embrasse Titus_), ces larmes de douleur sur ton visage sanglant;
tristes et derniers devoirs de ton digne fils!

MARCUS.--Ton frère Marcus nous offre à tes lèvres, larmes pour larmes,
et tendre baiser pour baiser. Oh! lorsque la somme de ceux que je devais
te donner serait infinie, impossible à compter, cependant je
m'acquitterais encore.
                
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