William Shakespear

Titus Andronicus
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LUCIUS, _à son fils_.--Approche, enfant: viens apprendre de nous à
fondre en pleurs. Ton grand-père t'aimait bien: mille fois il t'a fait
danser sur ses genoux, il t'a endormi en chantant, pendant que son
tendre sein te servait d'oreiller, il t'a raconté bien des histoires à
la portée de ton enfance; en reconnaissance, comme un tendre enfant,
répands quelques larmes de tes yeux encore faibles, et paye ce tribut à
la nature qui le demande: les amis associent leurs amis à leurs chagrins
et à leurs peines: fais-lui tes derniers adieux; dépose-le dans sa
tombe; rends-lui ce service et prends congé de lui.

LE JEUNE LUCIUS.--O grand-père, grand-père! oui, je voudrais de tout mon
coeur être mort, et qu'à ce prix vous fussiez encore vivant. O seigneur!
mes larmes m'empêchent de pouvoir lui parler: mes larmes m'étoufferont
si j'ouvre la bouche.

(Entrent des serviteurs entraînant Aaron.)

UN DES ROMAINS.--Enfin, triste famille d'Andronicus, finissez-en avec le
malheur. Prononcez la sentence de cet exécrable scélérat, qui a été
l'auteur de ces tragiques événements.

LUCIUS.--Enfouissez-le jusqu'à la poitrine dans la terre, et laissez-le
mourir de faim[29]: qu'il reste là, qu'il crie et demande de la
nourriture: si quelqu'un le soulage et le plaint, il mourra pour ce
crime. Tel est notre arrêt: que quelques-uns de vous demeurent et
veillent à ce qu'il soit enfoui dans la terre.

[Note 29: Dans la pièce de Ravenscroft, Aaron est mis à la broche et
rôti sur le théâtre.]

AARON.--Eh! pourquoi la rage serait-elle muette? pourquoi la fureur
garderait-elle le silence? Je ne suis pas un enfant, moi, pour aller,
avec de basses prières, me repentir des maux que j'ai faits. Je
voudrais, si je pouvais faire ma volonté, commettre dix mille forfaits
pis que tous ceux que j'ai commis; et si jamais il m'arriva dans le
cours de ma vie de faire une seule bonne action, je m'en repens de toute
mon âme.

LUCIUS.--Que quelques bons amis emportent d'ici le corps de l'empereur,
et lui donnent la sépulture dans le tombeau de son père. Mon père et
Lavinia seront sans délai enfermés dans le monument de notre famille.
Quant à cette odieuse tigresse, cette Tamora, nuls rites funèbres ne lui
seront accordés, nul homme ne prendra pour elle les habits de deuil: nul
glas funéraire n'annoncera ses obsèques: qu'on la jette aux bêtes
sauvages et aux oiseaux de proie. Sa vie fut celle d'une bête féroce;
elle vécut sans pitié; et par conséquent elle n'en trouvera point.
Veillez à ce qu'il soit fait justice d'Aaron, de cet infernal More,
l'auteur de tous nos désastres: ensuite nous allons travailler à bien
ordonner l'État, afin que de pareils événements ne viennent jamais hâter
sa ruine.


FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.




                               BALLADE.

                     PLAINTES DE TITUS ANDRONICUS.


Vous, âmes nobles et guerrières, qui n'épargnez pas votre sang pour la
patrie, écoutez-moi, moi qui, pendant dix longues années, ai combattu
pour Rome, et n'en ai reçu que de l'ingratitude pour récompense.

Je vécus soixante ans à Rome dans la plus grande considération, j'y
étais aimé des nobles, j'avais vingt-cinq fils dont la vertu naissante
faisait tout mon plaisir.

Je combattis toujours avec mes fils contre l'essaim furieux des ennemis
de Rome; nous avons combattu dix ans les Goths, nous avons essuyé mille
fatigues et reçu beaucoup de blessures.

Le glaive m'enleva vingt-deux de mes fils avant que nous revinssions à
Rome; et je ne conservai que trois de mes vingt-cinq enfants, tant la
guerre en moissonna!

Cependant le bonheur accompagna mes travaux, j'amenai prisonniers la
reine, ses fils et un More, l'homme le plus meurtrier qui fut jamais.

L'empereur épousa la reine, source de maux funestes qui désolèrent Rome;
car les deux princes et le More le trompèrent lâchement, sans égard pour
personne.

Le More plut à l'impératrice, qui prêta l'oreille à sa passion; elle
oublia ses serments jurés à l'empereur, et elle mit au monde un enfant
more.

Jour et nuit ils ne pensaient tous les deux qu'à répandre le sang, et à
me plonger moi et les miens dans le tombeau par un assassinat.

J'espérais enfin vivre en repos, lorsque de nouveaux chagrins vinrent
m'assaillir; il me restait une fille de qui j'attendais le soulagement
de mes maux, et la consolation de ma vieillesse.

Cette enfant, appelée Lavinia, était fiancée au noble fils de
l'empereur: dans une chasse, il fut massacré par les indignes complices
de la cruelle impératrice.

On eut la méchanceté de jeter son corps dans une profonde et sombre
fosse; le scélérat more passa peu de temps après par cet endroit avec
mes fils, et ils tombèrent dans la fosse.

Le More y fit passer ensuite l'empereur, et leur imputa tout le crime de
ce meurtre; comme ils furent trouvés dans la fosse, on les arrêta et on
les enchaîna.

Mais ce qui mit le comble à mon malheur, les deux princes eurent la
cruauté d'enlever ma fille sans pitié, et souillèrent sa chasteté dans
leurs bras impudiques.

Et quand ils l'eurent déshonorée, ils firent tout ce qu'ils purent pour
tenir leur crime secret; ils lui coupèrent la langue, afin qu'elle ne
pût les accuser.

Ils lui coupèrent aussi les deux mains, afin qu'elle ne pût ni mettre
ses plaintes par écrit, ni trahir les deux complices de ce forfait, en
brodant avec l'aiguille sur son métier.

Mon frère Marcus la rencontra dans la forêt où son sang arrosait la
terre, la vit les deux bras coupés, sans langue, et ne pouvant se
plaindre de son malheur.

Et lorsque je la vis dans cet affreux état, je versai des larmes; je
poussai pour Lavinia plus de plaintes que je n'en avais poussé pour mes
vingt-deux fils.

Et quand je vis qu'elle ne pouvait ni écrire, ni parler, ce fut alors
que mon coeur se brisa de douleur; nous répandîmes du sable sur la
terre, afin de parvenir à dévoiler l'auteur de tant d'atrocités.

Avec un bâton, sans le secours de la main, elle écrivit sur le sable ce
qui suit:

«Les fils abominables de la fière impératrice sont les seuls auteurs de
mes souffrances.»

J'arrachai mes cheveux gris, je maudis l'heure où j'étais né, et je
souhaitai que la main qui avait combattu pour l'honneur de Rome eût été
estropiée dans le berceau.

Le More, toujours occupé de scélératesses, dit que si je voulais
délivrer mes fils, il fallait que je donnasse ma main droite à
l'empereur, et qu'alors il laisserait vivre mes fils.

J'ordonnai au More de me couper sur-le-champ la main, et je la vis
séparée de mon bras sans crainte et sans horreur; car j'aurais
volontiers donné au tyran mon coeur sanglant pour la vie de mes enfants.

Bientôt on me rapporte ma main qu'on avait refusée, et les têtes de mes
fils séparées de leurs corps: je les contemplai, et mes larmes coulèrent
encore à plus grands flots.

Alors en proie à ma misère, je m'en allai sans secours, je traçai ma
douleur sur le sable avec mes larmes, je décochai ma flèche vers le
ciel[30], et j'invoquai à grands cris les puissances de l'enfer pour me
venger.

[Note 30: Si cette ballade est antérieure à la tragédie, c'est ici
une expression métaphorique, empruntée probablement d'un passage du
psaume LXIV, 3: «Ceux qui visent avec des mots empoisonnés, comme avec
des flèches.» PERCY.]

L'impératrice, qui me crut fou, parut devant moi sous la forme d'une
furie, avec ses fils travestis; elle se disait la Vengeance, et ses deux
fils le Rapt et le Meurtre.

Je la laissai quelque temps dans cette idée, jusqu'à ce que mes amis,
ayant épié le lieu et le moment, attachèrent les princes à un poteau,
pour infliger la punition due à leur crime.

Je les égorgeai; Lavinia, des restes de ses bras mutilés, tint le bassin
pour recevoir leur sang; je râpai ensuite leurs os, pour faire de cette
poussière une pâte épaisse dont je fis deux pâtés.

Je les remplis de leur chair et les fis servir sur la table un jour de
festin; je les plaçai devant l'impératrice qui mangea la chair et les os
de ses deux fils.

Ensuite j'égorgeai ma fille sans pitié, et j'enfonçai le poignard dans
le sein de l'impératrice, j'en fis de même à l'empereur, puis à
moi-même, et terminai ainsi ma fatale vie.
                
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