William Shakespear

Titus Andronicus
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Note du transcripteur.

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         Ce document est tiré de:

         OEUVRES COMPLÈTES DE
         SHAKSPEARE

         TRADUCTION DE
         M. GUIZOT

         NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
         AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
         DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES.

         Volume 8
         La vie et la mort du roi Richard III
         Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus
         POEMES ET SONNETS:
         Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce
         La plainte d'une amante
         Le Pèlerin amoureux.--Sonnets.

         PARIS
         A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
         DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
         35, QUAI DES AUGUSTINS
         1863

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                          TITUS ANDRONICUS

                              TRAGÉDIE




                               NOTICE
                        SUR TITUS ANDRONICUS


On dit qu'à la première représentation des _Euménides_, tragédie
d'Eschyle, la terreur qu'inspira le spectacle causa des fausses couches
à plusieurs femmes; je ne sais quel effet eût produit sur un auditoire
grec la tragédie de _Titus Andronicus_; mais, à la seule lecture, on
serait tenté de la croire composée pour un peuple de cannibales, ou pour
être représentée au milieu des saturnales d'une révolution. Cependant la
tradition nous apprend que cette pièce, aujourd'hui repoussée de la
scène, a excité à plusieurs reprises les applaudissements du parterre
anglais. On ajoute même qu'en 1686, Ravenscroft la remit au théâtre avec
des changements; mais qu'au lieu d'en diminuer l'horreur, il saisit
toutes les occasions de l'augmenter: quand, par exemple, Tamora massacre
son enfant, le More dit: «Elle m'a surpassé dans l'art d'assassiner;
elle a tué son propre enfant, donnez-le-moi... que je le dévore.»

_Titus Andronicus_, tel que nous l'imprimons aujourd'hui, n'a déjà que
trop de traits de cette force, et plusieurs fois, nous l'avouerons, un
frémissement involontaire nous en a fait interrompre la révision.

Hâtons-nous de dire que presque tous les commentateurs ont mis en doute
que cette pièce fût de Shakspeare, et quelques-uns en ont donné des
raisons assez concluantes. Le style a une tout autre couleur que celle
de ses autres tragédies; il y a dans les vers une prétention à
l'élégance, des abréviations vulgaires, et un vice de construction
grammaticale, qui ne ressemblent en rien à la manière de Shakspeare.
Qu'on lise, dit Malone, quelques lignes d'_Appius et Virginia_, de
_Tancrède et Sigismonde_, de _la bataille d'Alcazar_, de _Jéronimo_, de
_Sélim_, de _Locrine_, etc., et en général de toutes les pièces mises
sur la scène avant Shakspeare, on reconnaîtra que _Titus Andronicus_
porte le même cachet.

Ceux qui admettent _Titus Andronicus_ au nombre des véritables ouvrages
de Shakspeare sont obligés de considérer celui-ci comme la première
production de sa jeunesse; mais _Titus Andronicus_ n'est point un coup
d'essai; on y reconnaît une habitude, un système calculé de composition.
Cependant le troisième acte entièrement tragique, le caractère original,
quoique toujours horrible, d'Aaron le More, quelques pensées, quelques
descriptions, semblent appartenir à l'auteur du _Roi Lear_.

La fable qui fait le fond de _Titus Andronicus_ est tout entière de
l'invention du poëte ou de quelqu'un de ces compilateurs du treizième
siècle, qui confondaient les lieux, les noms et les époques dans leurs
prétendues nouvelles historiques.

On trouve aussi dans le recueil de Percy[1], une ballade que
quelques-uns ont cru plus ancienne que la pièce, ce qui n'est pas facile
à décider: nous la plaçons en note.

[Note 1: _Relics of anc. poets_, v. I, p. 222.]


                          TITUS ANDRONICUS

                              TRAGÉDIE




PERSONNAGES

     SATURNINUS, fils du dernier empereur
     de Rome, et ensuite proclamé
     lui-même empereur.

     BASSIANUS, frère de Saturninus,
     amoureux de Lavinia.

     TITUS ANDRONICUS, noble romain,
     général dans la guerre contre les
     Goths.

     MARCUS ANDRONICUS, tribun du
     peuple, et frère de Titus.

     MARTIUS,}
     QUINTUS,}
     LUCIUS, } fils de Titus Andronicus.
     MUTIUS, }

     LE JEUNE LUCIUS, enfant de
     Lucius.

     PUBLIUS, fils de Marcus le tribun.

     ÉMILIUS, noble romain.

     ALARBUS,  }
     CHIRON,   } fils de Tamora.
     DÉMÉTRIUS,}

     AARON, More, amant de Tamora.

     UN CAPITAINE du camp de Titus.

     TROUPE DE GOTHS et DE ROMAINS.

     UN PAYSAN.

     TAMORA, reine des Goths.

     LAVINIA, fille de Titus Andronicus.

     UNE NOURRICE, avec un enfant
     more.

     Parents de Titus, sénateurs, juges,
     officiers, soldats, etc.


La scène est à Rome, et dans la campagne environnante.






                             ACTE PREMIER




SCÈNE I

Rome.--Devant le Capitole. On aperçoit le monument des Andronicus.

_Les_ SÉNATEURS _et les_ TRIBUNS _assis dans la partie supérieure du
temple; ensuite_ SATURNINUS _avec ses partisans se présente à une des
portes;_ BASSIANUS _et les siens à l'autre porte: les tambours battent,
et les enseignes sont déployées._


SATURNINUS.--Nobles patriciens, protecteurs de mes droits, défendez par
les armes la justice de ma cause; et vous, mes concitoyens, mes fidèles
partisans, soutenez par l'épée mes droits héréditaires. Je suis le fils
aîné du dernier empereur qui ait porté le diadème impérial de Rome:
faites donc revivre en moi la dignité de mon père, et ne souffrez pas
l'injure qu'on veut faire à mon âge.

BASSIANUS.--Romains, mes amis, qui suivez mes pas et favorisez mes
droits, si jamais Bassianus, le fils de César, fut agréable aux yeux de
Rome impériale, gardez donc ce passage au Capitole, et ne souffrez pas
que le déshonneur approche du trône impérial, consacré à la vertu, à la
justice, à la continence et à la grandeur d'âme: mais que le mérite
brille dans une élection libre; et ensuite, Romains, combattez pour
maintenir la liberté de votre choix.

(Marcus Andronicus entre par la partie supérieure, tenant une couronne.)

MARCUS.--Princes, dont l'ambition secondée par des factions et par vos
amis lutte pour le commandement et l'empire, sachez que le peuple
romain, que nous sommes chargés de représenter, a, d'une commune voix,
dans l'élection à l'empire romain, choisi Andronicus, surnommé le Pieux,
en considération des grands et nombreux services qu'il a rendus à Rome.
La ville ne renferme point aujourd'hui dans son enceinte un homme d'un
plus noble caractère, un plus brave guerrier. Le sénat l'a rappelé dans
cette ville, à la fin des longues et sanglantes guerres qu'il a
soutenues contre les barbares Goths. Ce général, la terreur de nos
ennemis, secondé de ses fils, a enfin enchaîné cette nation robuste et
nourrie dans les armes. Dix années se sont écoulées depuis le jour qu'il
se chargea des intérêts de Rome, et qu'il châtie par ses armes l'orgueil
de nos ennemis: cinq fois il est revenu sanglant dans Rome, rapportant
du champ de bataille ses vaillants fils dans un cercueil.--Et
aujourd'hui enfin, l'illustre Titus Andronicus rentre dans Rome chargé
des dépouilles de la gloire, et ennobli par de nouveaux exploits. Pour
l'honneur du nom de celui que vous désirez voir dignement remplacé, au
nom des droits sacrés du Capitole que vous prétendez adorer, et de ceux
du sénat que vous prétendez respecter, nous vous conjurons de vous
retirer et de désarmer vos forces; congédiez vos partisans, et faites
valoir vos prétentions en paix et avec modestie, comme il convient à des
candidats.

SATURNINUS.--Combien l'éloquence du tribun réussit à calmer mes pensées!

BASSIANUS.--Marcus Andronicus, je mets ma confiance dans ta droiture et
ton intégrité; et j'ai tant de respect et d'affection pour toi et les
tiens, pour ton noble frère Titus, pour ses fils et pour celle devant
qui toutes mes pensées se prosternent, l'aimable Lavinia, le riche
ornement de Rome, que je veux à l'instant congédier mes amis, et
remettre ma cause à ma destinée et à la faveur du peuple, afin qu'elle
soit pesée dans la balance.

(Il congédie ses soldats.)

SATURNINUS, _aux siens_.--Amis, qui vous êtes montrés si zélés pour mes
droits, je vous rends grâces, et vous licencie tous. J'abandonne à
l'affection et à la faveur de ma patrie, moi-même, ma personne et ma
cause. Rome, sois juste et favorable envers moi, comme je suis confiant
et généreux envers toi.--Ouvrez les portes et laissez-moi entrer.

BASSIANUS.--Et moi aussi, tribuns, son pauvre compétiteur.

(Saturninus et Bassianus entrent dans le Capitole, accompagnés de
Marcus, des sénateurs, etc., etc.)




SCÈNE II

UN CAPITAINE, ET _foule_.


LE CAPITAINE.--Romains, faites place: le digne Andronicus, le patron de
la vertu, et le plus brave champion de Rome, toujours heureux dans les
batailles qu'il livre, revient, couronné par la gloire et la fortune,
des pays lointains où il a circonscrit avec son épée et mis sous le joug
les ennemis de Rome.

(On entend les trompettes. Paraissent Mutius et Martius: suivent deux
soldats portant un cercueil drapé de noir, ensuite marchent Quintus et
Lucius. Après eux paraît Titus Andronicus, suivi de Tamora, reine des
Goths, d'Alarbus, Chiron et Démétrius, avec le More Aaron, prisonniers.
Les soldats et le peuple suivent: on dépose à terre le cercueil, et
Titus parle.)

TITUS.--Salut, Rome, victorieuse dans tes robes de deuil! tel que la
nef, qui a déchargé sa cargaison, rentre chargée d'un fardeau précieux
dans la baie où elle a d'abord levé l'ancre: tel Andronicus, ceint de
branches de laurier, revient de nouveau saluer sa patrie de ses larmes;
larmes de joie sincère de se retrouver à Rome!--O toi, puissant
protecteur de ce Capitole, sois propice aux religieux devoirs que nous
nous proposons de remplir.--Romains, de vingt-cinq fils vaillants,
moitié du nombre que possédait Priam, voilà tous ceux qui me restent
vivants ou morts! Que Rome récompense de son amour ceux qui survivent,
et que ceux que je conduis à leur dernière demeure reçoivent la
sépulture avec leurs ancêtres: c'est ici que les Goths m'ont permis de
remettre mon épée dans le fourreau.--Mais, Titus, père cruel et sans
souci des tiens, pourquoi laisses-tu tes fils, encore sans sépulture,
errer sur la redoutable rive du Styx? Laissez-moi les déposer près de
leurs frères. (_On ouvre la tombe de sa famille._) Saluons-les dans le
silence qui convient aux morts! dormez en paix, vous qui êtes morts dans
les guerres de votre patrie. O asile sacré, qui renfermes toutes mes
joies, paisible retraite de la vertu et de l'honneur, combien de mes
fils as-tu reçus dans ton sein, que tu ne me rendras jamais!

LUCIUS.--Cédez-nous le plus illustre des prisonniers goths, pour couper
ses membres, les entasser sur un bûcher, et les brûler en sacrifice _ad
manes fratrum_, devant cette prison terrestre de leurs ossements, afin
que leurs ombres ne soient pas mécontentes, et que nous ne soyons pas
obsédés sur la terre par des apparitions.

TITUS.--Je vous donne celui-ci, le plus noble de ceux qui survivent, le
fils aîné de cette malheureuse reine.

TAMORA.--Arrêtez, Romains!--Généreux conquérant, victorieux Titus,
prends pitié des larmes que je verse, larmes d'une mère qui supplie pour
son fils. Et si jamais tes enfants te furent chers, ah! songe que mon
fils m'est aussi cher. N'est-ce pas assez d'être tes captifs, soumis au
joug romain et d'être amenés à Rome pour orner ton triomphe et ton
retour? Faut-il encore que mes fils soient égorgés dans vos rues, pour
avoir vaillamment défendu la cause de leur pays? Oh! si ce fut pour les
tiens un pieux devoir de combattre pour leur souverain et leur patrie,
il en est de même pour eux. Andronicus, ne souille point de sang ta
tombe. Veux-tu te rapprocher de la nature des dieux? Rapproche-toi d'eux
en étant miséricordieux: la douce pitié est le symbole de la vraie
grandeur. Trois fois noble Titus, épargne mon fils premier-né.

TITUS.--Modérez-vous, madame, et pardonnez-moi. Ceux que vous voyez
autour de moi sont les frères de ceux que les Goths ont vus vivre et
mourir, et leur piété demande un sacrifice pour leurs frères immolés.
Votre fils est marqué pour être la victime; il faut qu'il meure pour
apaiser les ombres plaintives de ceux qui ne sont plus.

LUCIUS.--Qu'on l'emmène, et qu'on allume à l'instant le bûcher: coupons
ses membres avec nos épées, jusqu'à ce qu'il soit entièrement consumé.

(Mutius, Marcus, Quintus, Lucius, sortent emmenant Alarbus.)

TAMORA.--O piété impie et barbare!

CHIRON.--Jamais la Scythie fut-elle à moitié aussi féroce?

DÉMÉTRIUS.--Ne compare point la Scythie à l'ambitieuse Rome. Alarbus
marche au repos; et nous, nous survivons pour trembler sous le regard
menaçant de Titus.--Allons, madame, prenez courage; mais espérez en même
temps que les mêmes dieux qui fournirent à la reine de Troie[2]
l'occasion d'exercer sa vengeance sur le tyran de Thrace surpris dans sa
tente, pourront favoriser également Tamora, reine des Goths (lorsque les
Goths étaient Goths et Tamora reine), et lui permettre de venger sur ses
ennemis ses sanglants affronts.

[Note 2: Hécube et Polymnestre.]

(Lucius, Quintus, Marcus et Mutius rentrent avec leurs épées
sanglantes.)

LUCIUS.--Enfin, mon seigneur et père, nous avons accompli nos rites
romains: les membres d'Alarbus sont coupés, et ses entrailles alimentent
la flamme du sacrifice, dont la fumée, comme l'encens, parfume les
cieux: il ne reste plus qu'à enterrer nos frères, et à leur souhaiter la
bienvenue à Rome au bruit des trompettes.

TITUS.--Qu'il en soit ainsi, et qu'Andronicus adresse à leurs ombres le
dernier adieu. (_Les trompettes sonnent, tandis qu'on dépose les
cercueils dans la tombe._) Reposez ici, mes fils, dans la paix et
l'honneur; intrépides défenseurs de Rome, reposez ici, à l'abri des
vicissitudes et des malheurs de ce monde. Ici ne se cache pas la
trahison, ici ne respire pas l'envie: ici n'entre point l'infernale
haine; ici nulle tempête, nul bruit ne troubleront votre repos; vous y
goûterez un silence, un sommeil éternels. (_Entre Lavinia._) Reposez
ici, ô mes fils, en honneur et en paix!

LAVINIA.--Que Titus aussi vive longtemps en honneur et en paix! Mon
noble seigneur et père, vivez aussi! Hélas! je viens aussi payer le
tribut de ma douleur à cette tombe, à la mémoire de mes frères; et je me
jette à vos pieds, en répandant sur la terre mes larmes de joie, pour
votre retour à Rome. Ah! bénissez-moi ici de votre main victorieuse,
dont les plus illustres citoyens de Rome célèbrent les succès.

TITUS.--Bienfaisante Rome, tu m'as conservé avec amour la consolation de
ma vieillesse, pour réjouir mon coeur.--Vis, Lavinia: que tes jours
surpassent les jours de ton père, et que l'éloge de tes vertus survive à
l'éternité de la gloire.

(Entrent Marcus Andronicus, Saturninus, Bassianus et autres.)

MARCUS.--Vive à jamais le seigneur Titus, mon frère chéri, héros
triomphant sous les yeux de Rome!

TITUS.--Je vous rends grâces, généreux tribun, mon noble frère Marcus.

MARCUS.--Et vous, soyez les bienvenus, mes neveux, qui revenez d'une
guerre heureuse, vous qui survivez, et vous qui dormez dans la gloire.
Jeunes héros, votre bonheur est égal, à vous tous qui avez tiré l'épée
pour le service de votre patrie, et cependant cette pompe funèbre est un
triomphe plus assuré, ils ont atteint au bonheur de Solon[3] et triomphé
du hasard dans le lit de l'honneur.--Titus Andronicus, le peuple romain,
dont vous avez été toujours le juste ami, vous envoie par moi, son
tribun et son ministre, ce _pallium_ d'une blancheur sans tache, et vous
admet à l'élection pour l'empire, concurremment avec les enfants de
notre dernier empereur. Placez-vous donc au nombre des candidats[4];
mettez cette robe et aidez à donner un chef à Rome, aujourd'hui sans
maître[5].

[Note 3: Allusion à la maxime de Solon: «Nul homme ne peut être
estimé heureux qu'après sa mort.»]

[Note 4: _Candidatus._ Candidat, on sait que ce mot a pris son
origine de la robe blanche que portaient les candidats.]

[Note 5: Mot à mot, mettre une tête à Rome sans tête.]

TITUS.--Son corps glorieux demande une tête plus forte que la mienne,
rendue tremblante par l'âge et la faiblesse. Quoi, irai-je revêtir cette
robe et vous importuner? me laisser proclamer aujourd'hui empereur pour
céder demain l'empire et ma vie, et vous laisser à tous les soins d'une
nouvelle élection? Rome, j'ai été ton soldat quarante ans, j'ai commandé
avec succès tes forces; j'ai enseveli vingt-un fils, tous vaillants,
tous armés chevaliers sur le champ de bataille, et tués honorablement
les armes à la main, pour la cause et le service de leur illustre
patrie: donnez-moi un bâton d'honneur pour appuyer ma vieillesse, mais
non pas un sceptre pour gouverner le monde; il le tenait d'une main
ferme, seigneurs, celui qui l'a porté le dernier.

MARCUS.--Titus, tu demanderas l'empire, et tu l'obtiendras.

SATURNINUS.--Orgueilleux et ambitieux tribun, peux-tu oser...

MARCUS.--Modérez-vous, prince Saturninus.

SATURNINUS.--Romains, rendez-moi justice. Patriciens tirez vos épées et
ne les remettez dans le fourreau que lorsque Saturninus sera empereur de
Rome.--Andronicus, il vaudrait mieux que tu te fusses embarqué pour les
enfers que de venir me voler les coeurs du peuple.

LUCIUS.--Présomptueux Saturninus, qui interromps le bien que te veut
faire le généreux Titus.....

TITUS.--Calmez-vous, prince: je vous restituerai le coeur du peuple et
je le sévrerai de sa propre volonté.

SATURNINUS.--Andronicus, je ne te flatte point; mais je t'honore et je
t'honorerai tant que je vivrai. Si tu veux fortifier mon parti de tes
amis, j'en serai reconnaissant; et la reconnaissance est une noble
récompense pour les âmes généreuses.

TITUS.--Peuple romain, et vous tribuns du peuple, je demande vos voix et
vos suffrages; voulez-vous en accorder la faveur à Andronicus?

LES TRIBUNS.--Pour satisfaire le brave Andronicus et le féliciter de son
heureux retour à Rome, le peuple acceptera l'empereur qu'il aura nommé.

TITUS.--Tribuns, je vous rends grâces: je demande donc que vous élisiez
empereur le fils aîné de votre dernier souverain, le prince Saturninus,
dont j'espère que les vertus réfléchiront leur éclat sur Rome, comme
Titan réfléchit ses rayons sur la terre, et mûriront la justice dans
toute cette république: si vous voulez, sur mon conseil, couronnez-le et
criez _vive notre Empereur!_

MARCUS.--Par le suffrage et avec les applaudissements unanimes de la
nation, des patriciens et des plébéiens, nous créons Saturninus
empereur, souverain de Rome, et nous crions _vive Saturninus, notre
empereur!_

(Une longue fanfare, jusqu'à ce que les tribuns descendent.)

SATURNINUS.--Titus Andronicus, en reconnaissance de la faveur de ton
suffrage dans notre élection, je t'adresse les remercîments que méritent
tes services, et je veux payer par des actions ta générosité; et pour
commencer Titus, afin d'illustrer ton nom et ton honorable famille, je
veux élever ta fille Lavinia au rang d'impératrice, de souveraine de
Rome et de maîtresse de mon coeur, et la prendre pour épouse dans le
Panthéon sacré: parle, Andronicus, cette proposition te plaît-elle?

TITUS.--Oui, mon digne souverain; je me tiens pour hautement honoré de
cette alliance; et ici, à la vue de Rome, je consacre à Saturninus, le
maître et le chef de notre république, l'empereur du vaste univers, mon
épée, mon char de triomphe et mes captifs, présents dignes du souverain
maître de Rome.--Recevez donc, comme un tribut que je vous dois, les
marques de mon honneur abaissées à vos pieds.

SATURNINUS.--Je te rends grâces, noble Titus, père de mon existence.
Rome se souviendra combien je suis fier de toi et de tes dons, et
lorsqu'il m'arrivera d'oublier jamais le moindre de tes inappréciables
services, Romains, oubliez aussi vos serments de fidélité envers moi.

TITUS, _à Tamora_.--Maintenant, madame, vous êtes la prisonnière de
l'empereur; de celui qui, en considération de votre rang et de votre
mérite, vous traitera avec noblesse, ainsi que votre suite.

SATURNINUS.--Une belle princesse, assurément, et du teint dont je
voudrais choisir mon épouse, si mon choix était encore à faire. Belle
reine, chassez ces nuages de votre front; quoique les hasards de la
guerre vous aient fait subir ce changement de fortune, vous ne venez
point pour être méprisée dans Rome; partout vous serez traitée en reine.
Reposez-vous sur ma parole; et que l'abattement n'éteigne pas toutes vos
espérances. Madame, celui qui vous console peut vous faire plus grande
que n'est la reine des Goths.--Lavinia, ceci ne vous déplaît pas?

LAVINIA.--Moi, seigneur? Non. Vos nobles intentions me garantissent que
ces paroles sont une courtoisie royale.

SATURNINUS.--Je vous rends grâces, aimable Lavinia.--Romains, sortons;
nous rendons ici la liberté à nos prisonniers sans aucune rançon; vous,
seigneur, faites proclamer notre élection au son des tambours et des
trompettes.

BASSIANUS, _s'emparant de Lavinia_.--Seigneur Titus, avec votre
permission, cette jeune fille est à moi.

TITUS.--Comment? seigneur, agissez-vous sérieusement, seigneur?

BASSIANUS.--Oui, noble Titus, et je suis résolu de me faire justice à
moi-même, et de réclamer mes droits.

(L'empereur fait sa cour à Tamora par signes.)

MARCUS.--_Suum cuique_[6] est le droit de notre justice romaine; ce
prince en use et ne reprend que son bien.

[Note 6: Chacun son droit.]

LUCIUS.--Et il en restera le possesseur, tant que Lucius vivra.

TITUS.--Traîtres, loin de moi. Où est la garde de l'empereur? Trahison,
seigneur! Lavinia est ravie.

SATURNINUS.--Ravie? par qui?

BASSIANUS.--Par celui qui peut avec justice enlever au monde entier sa
fiancée.

(Marcus et Bassianus sortent avec Lavinia.)

MUTIUS.--Mes frères, aidez à la conduire hors de cette enceinte; et moi,
avec mon épée, je me charge de garder cette porte.

TITUS, _à Saturninus_.--Suivez-moi, seigneur, et bientôt je la ramènerai
dans vos bras.

MUTIUS, _à Titus_.--Seigneur, vous ne passerez point cette porte.

TITUS.--Quoi, traître, tu me fermeras le chemin à Rome!

(Il le poignarde.)

MUTIUS, _tombant_.--Au secours, Lucius, au secours?

LUCIUS.--Seigneur, vous êtes injuste, et plus que cela; vous avez tué
votre fils dans une querelle mal fondée.

TITUS.--Ni toi, ni lui, vous n'êtes plus mes fils: mes fils n'auraient
jamais voulu me déshonorer. Traître, rends Lavinia à l'empereur.

LUCIUS.--Morte, si vous le voulez; mais non pas pour être son épouse,
puisqu'elle est légitimement promise à la tendresse d'un autre.

(Il sort.)

SATURNINUS.--Non, Titus, non. L'empereur n'a pas besoin d'elle; ni
d'elle, ni de toi, ni d'aucun de ta race; il me faut du temps pour me
fier à celui qui m'a joué une fois; jamais tu n'auras ma confiance, ni
toi, ni tes fils perfides et insolents, tous ligués ensemble pour me
déshonorer. N'y avait-il donc dans Rome que Saturninus, dont tu pusses
faire l'objet de tes insultes? Cette conduite, Andronicus, cadre bien
avec tes insolentes vanteries lorsque tu dis que j'ai mendié l'empire de
tes mains.

TITUS.--O c'est monstrueux! quels sont ces reproches?

SATURNINUS.--Poursuis; va, cède cette créature volage à celui qui
brandit pour elle son épée, tu auras un vaillant gendre, un homme bien
fait pour se quereller avec tes fils déréglés et pour exciter des
tumultes dans la république de Rome.

TITUS.--Ces paroles sont autant de rasoirs pour mon coeur blessé.

SATURNINUS.--Et vous, aimable Tamora, reine des Goths, qui surpassez en
beauté les plus belles dames romaines, comme Diane au milieu de ses
nymphes, si vous agréez ce choix soudain que je fais, dans l'instant
même, Tamora, je vous choisis pour épouse, et je veux vous créer
impératrice de Rome.--Parlez, reine des Goths, applaudissez-vous à mon
choix? Et je le jure ici par tous les dieux de Rome, puisque le pontife
et l'eau sacrée sont si près de nous, que ces flambeaux sont allumés, et
que tout est préparé pour l'hyménée, je ne reverrai point les rues de
Rome, ni ne monterai à mon palais, que je n'emmène avec moi de ce lieu
mon épouse.

TAMORA.--Et ici, à la vue du ciel, je jure à Rome, que si Saturninus
élève à cet honneur la reine des Goths, elle sera l'humble servante, la
tendre nourrice et la mère de sa jeunesse.

SATURNINUS.--Montez, belle reine, au Panthéon. Seigneurs, accompagnez
votre illustre empereur, et sa charmante épouse, envoyée par le ciel au
prince Saturninus, dont la sagesse répare l'injustice de sa fortune: là,
nous accomplirons les cérémonies de notre hymen.

(Saturninus sort avec son cortége; avec lui sortent aussi Tamora et ses
fils, Aaron et les Goths.)

TITUS ANDRONICUS, _seul_.--Je ne suis pas invité à suivre cette
mariée.--Titus, quand donc t'es-tu jamais vu ainsi seul, déshonoré, et
provoqué par mille affronts?

MARCUS.--Ah! vois, Titus, vois, vois ce que tu as fait; tuer un fils
vertueux dans une injuste querelle!

TITUS.--Non, tribun insensé, non; il n'est point mon fils,--ni toi, ni
ces hommes complices de l'attentat qui a déshonoré toute notre famille.
Indigne frère! indignes enfants!

LUCIUS.--Mais accordez-lui du moins la sépulture convenable, donnez à
Mutius une place dans le tombeau de nos frères.

TITUS.--Traîtres, écartez-vous: il ne reposera point dans cette tombe.
Ce monument subsiste depuis cinq siècles, je l'ai reconstruit avec
magnificence: ici ne reposent avec gloire que les guerriers, et les
serviteurs de Rome; il n'y a point de place pour celui qui a été tué
dans une querelle honteuse! Allez l'ensevelir où vous pourrez, il
n'entrera pas ici.

MARCUS.--Mon frère, c'est en vous une impiété; les exploits de mon neveu
Mutius parlent en sa faveur; il doit être enseveli avec ses frères.

QUINTUS ET MARTIUS.--Il le sera, ou nous le suivrons.

TITUS.--_Il le sera_, dites-vous? Quel est l'insolent qui a proféré ce
mot?

QUINTUS.--Celui qui le soutiendrait en tout autre lieu que celui-ci.

TITUS.--Quoi! voudriez-vous l'y ensevelir malgré moi?

MARCUS.--Non, noble Titus, mais nous te supplions de pardonner à Mutius,
et de lui accorder la sépulture.

TITUS.--Marcus, c'est toi-même qui as abattu mon cimier, c'est toi qui,
avec ces enfants, as blessé mon honneur: je vous tiens tous pour mes
ennemis: ne m'importunez plus davantage, mais allez-vous-en.

LUCIUS.--Il est hors de lui.--Retirons-nous.

QUINTUS.--Moi, non, jusqu'à ce que les ossements de Mutius soient
ensevelis.

(Le frère et les enfants se jettent aux genoux d'Andronicus.)

MARCUS.--Mon frère, la nature parle dans ce titre.

QUINTUS.--Mon père, la nature parle dans ce nom.

TITUS.--Ne me parlez plus, si vous tenez à votre bonheur.

MARCUS.--Illustre Titus, toi qui es plus que la moitié de mon âme.

LUCIUS.--Mon bon père, l'âme et la vie de nous tous...

MARCUS.--Permets que ton frère Marcus enterre ici dans l'asile de la
vertu son noble neveu, qui est mort dans la cause de l'honneur et de
Lavinia: tu es Romain, ne sois donc pas barbare. Les Grecs, mieux
conseillés, consentirent à ensevelir Ajax[7], qui s'était tué lui-même,
et le sage fils de Laërte plaida éloquemment pour ses funérailles: ne
refuse donc pas l'entrée de ce tombeau au jeune Mutius qui faisait ta
joie.

[Note 7: «Allusion évidente à l'_Ajax_ de Sophocle, dont il
n'existait aucune traduction du temps de Shakspeare» (STEVENS.)]

TITUS.--Lève-toi, Marcus, lève-toi.--Le plus triste jour que j'aie vu
jamais, c'est celui-ci; être déshonoré par mes enfants à Rome! Allons,
ensevelissez-le... et moi après.

(Ses frères déposent Mutius dans le tombeau.)

LUCIUS.--Cher Mutius, repose ici avec tes frères jusqu'à ce que nous
venions orner ta tombe de trophées.

TOUS.--Que personne ne verse des larmes sur le noble Mutius: celui-là
vit dans la renommée qui mourut pour la cause de la vertu.

MARCUS.--Mon frère, pour faire diversion à ce mortel chagrin, dis-moi
comment il arrive que la rusée reine des Goths se trouve soudain la
souveraine de Rome?

TITUS.--Je l'ignore, Marcus; mais je sais que cela est. Si c'était
prémédité ou non, le ciel peut le dire; mais n'a-t-elle donc pas des
obligations à l'homme qui l'a amenée de si loin pour monter ici à cette
fortune suprême? Oui, et elle le récompensera généreusement.

(Une fanfare.--L'empereur, Tamora, Chiron et Démétrius, avec le More
Aaron et la suite, entrent par une porte du Capitole: Bassianus et
Lavinia, avec leurs amis paraissent à l'autre porte.)

SATURNINUS.--Ainsi, Bassianus, vous tenez votre conquête; que le ciel
vous rende heureux avec votre belle épouse!

BASSIANUS.--Et vous, avec la vôtre, seigneur; je n'en dis pas davantage,
et ne vous en souhaite pas moins; et je vous fais mes adieux.

SATURNINUS.--Traître, si Rome a des lois ou nous quelque pouvoir, toi et
ta faction vous vous repentirez de ce rapt.

BASSIANUS.--Appelez-vous un _rapt_, seigneur, de prendre mon bien, celle
qui fut ma fiancée fidèle et qui est à présent ma femme? Mais que les
lois de Rome en décident; en attendant, je suis possesseur de ce qui est
à moi.

SATURNINUS.--Fort bien, fort bien, vous êtes bref, seigneur, mais si
nous vivons, je serai aussi tranchant avec vous.

BASSIANUS.--Seigneur, je dois répondre de ce que j'ai fait, du mieux que
je pourrai, et j'en répondrai sur ma tête. Je n'ai plus qu'une chose à
faire savoir à Votre Majesté;--par tous les devoirs que j'ai envers
Rome, ce noble seigneur, Titus que voilà ici, est outragé dans l'opinion
d'autrui et dans son honneur; lui qui, pour vous rendre Lavinia, a tué
de sa propre main son plus jeune fils par zèle pour vous, et enflammé de
colère de se voir traversé dans le don qu'il avait franchement fait.
Rendez-lui donc vos bonnes grâces, Saturninus, à lui, qui s'est montré
dans toutes ses actions le père et l'ami de Rome et de vous.

TITUS.--Prince Bassianus, laisse-moi le soin de rappeler mes actions.
C'est toi, et mes fils qui m'avez déshonoré. Que Rome et le juste ciel
soient mes juges, et disent combien j'ai chéri et honoré Saturninus.

TAMORA, _à l'empereur_.--Mon digne souverain, si jamais Tamora a pu
plaire aux yeux de Votre Majesté, daignez m'entendre parler avec
impartialité pour tous, et à ma prière, cher époux, pardonnez le passé.

SATURNINUS.--Quoi, madame, me voir déshonoré publiquement, et le
souffrir lâchement sans en tirer vengeance!

TAMORA.--Non pas, seigneur; que les dieux de Rome me préservent d'être
jamais l'auteur de votre déshonneur. Mais, sur mon honneur, j'ose
protester de l'innocence du brave Titus dans ce qui s'est passé; et sa
fureur, qu'il n'a pas dissimulée, atteste son chagrin. Daignez donc, à
ma prière, le regarder d'un oeil favorable: ne perdez pas, sur un
soupçon injuste, un si noble ami, et n'affligez pas de vos regards
irrités son coeur généreux. (_A part à l'empereur._) Seigneur,
laissez-vous guider par moi, laissez-vous gagner: dissimulez tous vos
chagrins et vos ressentiments; vous n'êtes que depuis un moment placé
sur le trône; craignez que le peuple et les patriciens aussi, après un
examen approfondi, ne prennent le parti de Titus, et ne nous renversent,
en nous accusant d'ingratitude, ce que Rome tient pour un crime odieux.
Cédez à leurs prières, et laissez-moi faire. Je trouverai un jour pour
les massacrer tous, pour effacer de la terre leur faction et leur
famille, ce père cruel et ses perfides enfants, à qui j'ai demandé en
vain la vie de mon fils chéri; je leur ferai connaître ce qu'il en coûte
pour laisser une reine s'agenouiller dans les rues, et demander grâce en
vain. (_Haut._) Allons, allons, mon cher empereur.--Approchez,
Andronicus.--Saturninus, relevez ce bon vieillard, et consolez son
coeur, accablé sous les menaces de votre front courroucé.

SATURNINUS.--Levez-vous, Titus, levez-vous, mon impératrice a triomphé.

TITUS.--Je rends grâces à Votre Majesté, et à elle, seigneur. Ces
paroles et ces regards me redonnent la vie.

TAMORA.--Titus, je suis incorporée à Rome; je suis maintenant devenue
Romaine par une heureuse adoption, et je dois conseiller l'empereur pour
son bien. Toutes les querelles expirent en ce jour, Andronicus.--Et que
j'aie l'honneur, mon cher empereur, de vous avoir réconcilié avec vos
amis.--Quant à vous, prince Bassianus, j'ai donné ma parole à l'empereur
que vous seriez plus doux et plus traitable.--Ne craignez rien,
seigneur;--et vous aussi, Lavinia: guidés par mon conseil, vous allez
tous, humblement à genoux, demander pardon à Sa Majesté.

LUCIUS.--Nous l'implorons, et nous prenons le ciel et Sa Majesté à
témoin, que nous avons agi avec toute la modération qui nous a été
possible, en défendant l'honneur de notre soeur et le nôtre.

MARCUS.--J'atteste la même chose sur mon honneur.

SATURNINUS.--Retirez-vous, et ne me parlez plus; ne m'importunez plus.

TAMORA.--Non, non, généreux empereur. Il faut que nous soyons tous amis.
Le tribun et ses neveux vous demandent grâce à genoux; vous ne refuserez
pas, cher époux, ramenez vos regards sur eux.

SATURNINUS.--Marcus, à ta considération, à celle de ton frère Titus, et
cédant aux sollicitations de Tamora, je pardonne à ces jeunes gens leurs
attentats odieux.--Levez-vous, Lavinia, quoique vous m'ayez abandonné
comme un rustre. J'ai trouvé une amie; et j'ai juré par la mort, que je
ne quitterais pas le prêtre sans être marié.--Venez: si la cour de
l'empereur peut fêter deux mariées, vous serez ma convive, Lavinia, vous
et vos amis.--Ce jour sera tout entier à l'amour, Tamora.

TITUS.--Demain, si c'est le bon plaisir de Votre Majesté, que nous
chassions la panthère et le cerf ensemble, nous irons donner à Votre
Majesté le _bonjour_ avec les cors et les meutes.

SATURNINUS.--Volontiers, Titus; et je vous en remercie.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.




                            ACTE DEUXIÈME




SCÈNE I[8]

Rome.--La scène est devant le palais impérial.

AARON.

[Note 8: Cette scène, selon Johnson, doit continuer le premier
acte.]


AARON.--Maintenant Tamora monte au sommet de l'Olympe, loin de la portée
des traits de la fortune: elle est assise là-haut à l'abri des feux de
l'éclair, ou des éclats de la foudre; elle est au-dessus des atteintes
menaçantes de la pâle Envie. Telle que le soleil, lorsqu'il salue
l'aurore, et que dorant l'Océan de ses rayons il parcourt le zodiaque
dans son char radieux, et voit au-dessous de lui la cime des monts les
plus élevés, telle est aujourd'hui Tamora.--Les grandeurs de la terre
rendent hommage à son génie, et la vertu s'humilie et tremble à l'aspect
sévère de son front. Allons, Aaron, arme ton coeur, et dispose tes
pensées à s'élever avec ta royale maîtresse, pour parvenir à la même
hauteur qu'elle: longtemps tu l'as traînée en triomphe sur tes pas,
chargée des chaînes de l'amour; plus fortement attachée aux yeux
séduisants d'Aaron, que ne l'était Prométhée aux rochers du Caucase.
Loin de moi ces vêtements d'esclave, loin de moi les vaines pensées. Je
veux briller et étinceler d'or et de perles, pour servir cette nouvelle
impératrice; qu'ai-je dit, _servir_? pour m'enivrer de plaisir avec
cette reine, cette déesse, cette Sémiramis; cette reine, cette sirène
qui charmera le Saturninus de Rome, et verra son naufrage et celui de
ses États.--Qu'entends-je? quel est ce bruit?

(Chiron et Démétrius en querelle.)

DÉMÉTRIUS.--Chiron, tu es trop jeune, ton esprit est trop novice et
manque trop d'usage pour prétendre au coeur que je recherche, et qui
peut, sans que tu le sache m'être dévoué.

CHIRON.--Démétrius, tu es trop présomptueux en tout, et surtout en
prétendant m'accabler par tes forfanteries: ce n'est pas la différence
d'une année ou deux qui peut me rendre moins agréable et toi plus
fortuné: j'ai tout ce qu'il faut, aussi bien que toi, pour servir ma
maîtresse et mériter ses faveurs: et mon épée te le prouvera, et
défendra mes droits à l'amour de Lavinia.

AARON.--Des massues, des massues[9]!--Ces amoureux ne pourront pas se
tenir en paix.

[Note 9: C'était par ces mots qu'on appelait au secours quand une
querelle avait lieu dans la rue.]

DÉMÉTRIUS.--Faible enfant, parce que notre mère a imprudemment attaché à
ton côté une épée de danseur, as-tu la téméraire insolence de menacer
tes amis? Va clouer ta lame dans ton fourreau, jusqu'à ce que tu aies
mieux appris à la manier.

CHIRON.--En attendant, avec le peu d'adresse que je puis avoir, tu vas
connaître jusqu'où va mon courage.

(Ils tirent l'épée.)

DÉMÉTRIUS.--Ah! mon garçon, es-tu devenu si brave?

AARON.--Eh bien! eh bien! seigneurs? Quoi! osez-vous tirer l'épée si
près du palais de l'empereur, et soutenir ouvertement une pareille
querelle? Je connais à merveille la source de cette animosité; je ne
voudrais pas pour un million en or que la cause en fût connue de ceux
qu'elle intéresse le plus; et, pour infiniment plus, que votre illustre
mère fût ainsi déshonorée dans la cour de Rome. Ayez honte de vous-mêmes
et remettez vos épées dans le fourreau.

CHIRON.--Non pas, moi, que je n'aie enfoncé ma rapière dans son sein, et
que je ne lui aie fait rentrer dans la gorge tous les insultants
reproches qu'il a prononcés ici à mon déshonneur.

DÉMÉTRIUS.--Je suis tout prêt et déterminé... Lâche aux mauvais propos,
qui tonnes avec la langue et n'oses rien accomplir avec ton arme!

AARON.--Séparez-vous, vous dis-je.--Par les dieux qu'adorent les Goths
belliqueux, ce petit querelleur nous perdra tous.--Comment! prince, ne
savez-vous pas combien il est dangereux d'empiéter sur les droits d'un
prince? Quoi, Lavinia est-elle donc devenue si abandonnée, ou Bassianus
si dégénéré, que vous puissiez élever de semblables querelles pour
l'amour de cette dame, sans contradiction, sans justice et sans
vengeance? Jeunes gens, prenez garde.--Si l'impératrice savait la cause
de cette discorde, c'est une musique qui ne lui plairait pas.

CHIRON.--Je ne m'embarrasse guère qu'elle le sache, elle et le monde
entier: j'aime Lavinia plus que le monde entier.

DÉMÉTRIUS.--Enfant, apprends à faire un choix plus humble: Lavinia est
l'espérance de ton frère aîné.

AARON.--Quoi! êtes-vous fous?--Ne savez-vous pas combien ces Romains
sont furieux et impatients, et qu'ils ne peuvent souffrir de rivaux dans
leurs amours? Je vous le dis, princes, vous tramez vous-mêmes votre mort
par ce dessein.

CHIRON.--Aaron, je donnerais mille morts pour jouir de celle que j'aime.

AARON.--Pour jouir d'elle! hé! comment?...

DÉMÉTRIUS.--Et qu'y a-t-il là de si étrange? C'est une femme, par
conséquent elle peut être recherchée; c'est une femme, par conséquent
elle peut être conquise; c'est Lavinia, par conséquent elle doit être
aimée. Allez, allez; il passe plus d'eau par le moulin que n'en voit le
meunier; et nous savons de reste qu'il est aisé d'enlever une tranche au
pain entamé sans qu'il y paraisse. Quoique Bassianus soit le frère de
l'empereur, des gens qui valaient mieux que lui ont porté les insignes
de Vulcain.

AARON, _à part_.--Oui, des gens comme Saturninus pourraient bien les
porter aussi.

DÉMÉTRIUS.--Pourquoi donc désespérerait-il du succès, celui qui sait
faire sa cour par de douces paroles, de tendres regards, et de riches
présents? Quoi, n'avez-vous pas souvent frappé une biche, et ne
l'avez-vous pas enlevée proprement sous les yeux mêmes du garde?

AARON.--Allons, il paraît que quelque jouissance à la dérobée vous
ferait grand plaisir.

CHIRON.--Oui, certes.

DÉMÉTRIUS.--Aaron, tu as touché le but.

AARON.--Je voudrais que vous l'eussiez touché aussi. Nous ne serions
plus fatigués de ce bruit. Eh bien, écoutez, écoutez-moi.--Etes-vous
donc assez fous pour vous quereller pour cela? Un moyen qui vous ferait
réussir tous deux vous offenserait-il?

CHIRON.--Non pas moi, d'honneur.

DÉMÉTRIUS.--Ni moi, pourvu que j'aie ma part.

AARON.--Allons, rougissez de votre querelle, et soyez amis; unissez-vous
pour l'objet même qui vous divise. C'est la dissimulation et la ruse qui
doivent faire ce que vous désirez. Et il faut vous dire que ce qu'on ne
peut faire comme on le voudrait, il faut le faire comme on peut.
Apprenez ceci de moi; Lucrèce n'était pas plus chaste que cette Lavinia,
l'amante de Bassianus. Il faut tracer une marche plus rapide que ces
lentes langueurs et j'ai trouvé le chemin. Princes, on prépare une
chasse solennelle, les beautés romaines vont y accourir en foule; les
allées des forêts sont larges et spacieuses; et il y a des réduits
solitaires, que la nature semble avoir ménagés pour la perfidie et le
rapt: écartez dans ces retraites votre jolie biche; si les paroles sont
inutiles, obtenez-la par violence. Espérez le succès par ce moyen, ou
renoncez-y. Allons, allons, nous instruirons notre impératrice, et son
génie consacré au crime et à la vengeance, de tous les projets que nous
méditons.--Elle saura assouplir les ressorts de notre entreprise par ses
conseils, elle ne souffrira pas que vous vous querelliez et elle vous
conduira tous deux au comble de vos voeux. La cour de l'empereur
ressemble au temple de la Renommée; son palais est rempli d'yeux,
d'oreilles et de langues; les bois, au contraire, sont impitoyables,
effrayants, sourds et insensibles. C'est là, braves jeunes gens, qu'il
faut parler, qu'il faut frapper et saisir votre avantage; assouvissez
votre passion à l'abri des regards du ciel, et rassasiez-vous à loisir
des trésors de Lavinia.

CHIRON.--Ton conseil, ami, ne sent pas la lâcheté.

DÉMÉTRIUS.--_Sit fas aut nefas_[10], peu importe; jusqu'à ce que je
trouve le ruisseau qui peut apaiser mes ardeurs, et le charme qui peut
calmer ces transports, _per Stygia et manes vehor_[11].

[Note 10: Permis ou non.]

[Note 11: Je suis transporté à travers le Styx et les mânes.]




SCÈNE II

Forêt près de Rome.--Cabane de garde à quelque distance: on entend des
cors et les cris d'une meute.

_Entrent_ TITUS ANDRONICUS _avec des chasseurs_; MARCUS, LUCIUS,
QUINTUS, MARTIUS.


TITUS.--La chasse est en train, la matinée est brillante et gaie, les
champs sont parfumés, les bois sont verts; découplons ici la meute, et
faisons aboyer les chiens pour réveiller l'empereur et sa belle épouse
et faire lever le prince; sonnons si bien du cor que toute la cour
retentisse du bruit. Mes enfants, chargez-vous, avec nous, du soin
d'accompagner et de protéger la personne de l'empereur. J'ai été troublé
cette nuit dans mon sommeil; mais le jour naissant a consolé mon coeur.
(_Fanfares des cors. Entrent Saturninus, Tamora, Bassianus, Lavinia,
Chiron, Démétrius et leur suite._) Mille heureux jours à Votre
Majesté!--Et à vous aussi, madame! J'avais promis à Vos Majestés l'appel
d'un chasseur.

SATURNINUS.--Et vous l'avez, rigoureusement sonné, seigneur, et
peut-être un peu trop matin pour de nouvelles mariées.

BASSIANUS.--Qu'en dites-vous, Lavinia?

LAVINIA.--Je dis que non: il y avait deux heures et plus que j'étais
tout éveillée.

SATURNINUS.--Allons, qu'on amène nos chariots et nos chevaux, et partons
pour notre chasse.--(_A Tamora._) Madame, vous allez voir notre chasse
romaine.

MARCUS.--Seigneur, j'ai des chiens qui réclameront la plus fière
panthère, et qui monteront jusqu'à la cime du promontoire le plus élevé.

TITUS.--Et moi, j'ai un cheval qui suivra le gibier dans tous ses
détours, et qui rasera la plaine comme une hirondelle.

DÉMÉTRIUS, _à son frère_.--Chiron, nous ne chassons pas, nous, avec des
chevaux ni des chiens; mais nous espérons forcer une jolie biche.

(Tous partent.)




SCÈNE III

On voit une partie de la forêt déserte et sauvage.

AARON, _avec un sac d'or_.


AARON.--Un homme qui aurait du sens croirait que je n'en ai pas
d'ensevelir tant d'or sous un arbre, pour ne jamais le posséder ensuite.
Que celui qui concevra de moi une si pauvre opinion sache que cet or
doit forger un stratagème qui, adroitement ménagé, produira un excellent
tour de scélératesse. Ainsi, repose ici, cher or, pour ôter le repos à
ceux qui recevront l'aumône de la cassette de l'impératrice.

(Il cache l'or.)

(Entre Tamora.)

TAMORA.--Mon aimable Aaron, pourquoi as-tu l'air triste, lorsque tout
est riant autour de toi? Sur chaque buisson les oiseaux chantent des
airs mélodieux: le serpent dort enroulé aux rayons du soleil; un zéphyr
rafraîchissant agite doucement les feuilles vertes, dont les ombres
mobiles se dessinent sur la terre. Asseyons-nous, Aaron, sous leur doux
ombrage; et tandis que l'écho babillard se moque des chiens, en
répondant de sa voix grêle aux sons éclatants des cors, comme si l'on
entendait à la fois une double chasse, reposons-nous, écoutons le bruit
de leurs abois; et après une lutte comme celle dont on dit que jouirent
jadis Didon et le prince errant, lorsque, surpris par un heureux orage,
ils se réfugièrent à l'ombre d'une grotte discrète, nous pourrons,
enlacés dans les bras l'un de l'autre, après nos doux ébats, goûter un
sommeil doré, tandis que la voix des chiens, les cors et le ramage des
oiseaux seront pour nous ce qu'est le chant de la nourrice pour endormir
son nourrisson.

AARON.--Madame, si Vénus gouverne vos désirs, Saturne domine sur les
miens[12].--Que signifient mon oeil farouche et fixe, mon silence et ma
sombre mélancolie? la toison de ma chevelure laineuse déroulée comme un
serpent qui s'avance pour accomplir un projet funeste? Non, madame, ce
ne sont pas là des symptômes amoureux. La vengeance est dans mon coeur,
la mort est dans mes mains; mon cerveau ne roule que projets de sang et
de carnage. Écoutez, Tamora, vous, la souveraine de mon âme, qui
n'espère d'autre ciel que celui que vous me donnez; voici le jour fatal
pour Bassianus: il faut que sa Philomèle perde sa langue aujourd'hui;
que vos enfants pillent les trésors de sa chasteté, et lavent leurs
mains dans le sang de Bassianus. Voyez-vous cette lettre? prenez-la, je
vous prie, et donnez au roi ce rouleau chargé d'un complot sinistre.--Ne
me faites point de questions en ce moment; nous sommes espionnés: je
vois venir à nous une portion de notre heureuse proie; ils ne songent
guère à la destruction de leur vie.

[Note 12: Saturne, dans l'astrologie, est la planète des coeurs
froids.]

TAMORA.--Ah! mon cher More, plus cher pour moi que la vie!

AARON.--Pas un mot de plus, grande impératrice; Bassianus vient; soyez
dure avec lui, et j'amènerai vos enfants pour soutenir vos querelles
quelles qu'elles soient.

(Aaron sort.)

(Entre Bassianus et Lavinia.)

BASSIANUS.--Qui rencontrons-nous ici? Est-ce la souveraine impératrice
de Rome, séparée de son brillant cortége? Est-ce Diane, vêtue comme
elle, qui aurait quitté ses bois sacrés pour voir la grande chasse dans
cette forêt?

TAMORA.--Espion insolent de nos démarches privées, si j'avais le pouvoir
qu'on attribue à Diane, ton front serait à l'instant surmonté de cornes
comme celui d'Actéon; et les chiens donneraient la chasse à tes membres
métamorphosés, importun, impoli que tu es!

LAVINIA.--Avec votre permission, aimable impératrice, on vous croit
douée du don des cornes; et l'on pourrait soupçonner que votre More et
vous vous êtes écartés pour faire des expériences. Que Jupiter préserve
aujourd'hui votre époux des poursuites de sa meute! Il serait malheureux
qu'ils le prissent pour un cerf.

BASSIANUS.--Croyez-moi, reine, votre noir Cimmérien[13] donne à Votre
Honneur la couleur de son corps; il le rend comme lui, souillé, détesté
et abominable. Pourquoi êtes-vous ici séparée de toute votre suite;
pourquoi êtes-vous descendue de votre beau coursier blanc comme la
neige, et errez-vous ici dans un coin écarté, accompagnée d'un barbare
More, si vous n'y avez pas été conduite par d'impurs désirs?

[Note 13: _Cimmeriæ tenebræ._ Cimmérien ici veut dire noir, par
l'analogie qui existe entre le pays nébuleux des Cimmériens et la
couleur noire.]

LAVINIA.--Et vous voyant troublée dans vos passe-temps, il est bien
naturel que vous taxiez mon noble époux d'insolence. (_A Bassianus._) Je
vous en prie, quittons, ces lieux, et laissons-la jouir à son gré de son
amant noir comme le corbeau: cette vallée convient à merveille à ses
desseins.

BASSIANUS.--Le roi, mon frère, sera informé de ceci.

LAVINIA.--Oui, car ces écarts l'ont déjà fait remarquer. Ce bon roi!
être si indignement trompé!

TAMORA.--D'où me vient la patience d'endurer tout ceci?

(Entrent Chiron et Démétrius.)

DÉMÉTRIUS.--Quoi donc, chère souveraine, notre gracieuse mère, pourquoi
Votre Majesté est-elle si pâle et si défaite?

TAMORA.--Et n'en ai-je pas bien sujet, dites-moi, d'être pâle? Ces deux
ennemis m'ont attirée dans ce lieu que vous voyez être une vallée
horrible et déserte: les arbres, au milieu de l'été, sont encore
dépouillés et nus, couverts de mousse et du gui funeste: le soleil ne
brille jamais ici; rien de vivant que le nocturne hibou et le sinistre
corbeau; et en me montrant cet abîme horrible, ils m'ont dit qu'ici, au
plus profond de la nuit, mille démons, mille serpents sifflants, dix
mille crapauds gonflés de poisons, et autant d'affreux hérissons,
feraient des cris si terribles et si confus que tout mortel en les
entendant deviendrait fou à l'instant ou mourrait tout d'un coup[14]:
aussitôt après m'avoir fait cet infernal récit, ils m'ont menacée de
m'attacher au tronc d'un if mélancolique, et de m'y abandonner à cette
cruelle mort; ensuite ils m'ont appelée infâme, adultère, Gothe
débauchée, et m'ont accablée de tous les noms les plus insultants que
jamais oreille humaine ait entendus. Si une bonne fortune merveilleuse
ne vous eût pas conduits dans ce lieu, ils allaient exécuter sur moi
cette vengeance. Vengez-moi si vous aimez la vie de votre mère, ou
renoncez à vous appeler jamais mes enfants.
                
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