HASTINGS.--Supposez que nos espérances, malgré leur belle apparence,
avortent en naissant, et que nous possédions en ce moment jusqu'au
dernier des soldats que nous pouvons attendre, je crois encore que, dans
cet état même, nous formons un corps assez puissant pour balancer les
forces du roi.
BARDOLPH.--Quoi! le roi n'a-t-il que vingt-cinq mille hommes?
HASTINGS.--Contre nous, pas davantage; pas même tant, lord Bardolph;
car, pour répondre aux divers points où la guerre menace, il a coupé son
armée en trois corps. L'un marche contre les Français[19]: le second
contre Glendower, et il est forcé de nous opposer le troisième. Ainsi,
ce roi mal assuré est obligé de se partager en trois, et ses coffres ne
rendent plus que le son creux du vide et de la pauvreté.
[Note 19: Débarqués dans le pays de Galles pour soutenir Glendower.]
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Qu'il puisse rassembler ses forces divisées, et
qu'il vienne fondre sur nous avec toute sa puissance, c'est ce qui n'est
nullement à craindre.
HASTINGS.--Il faudrait pour cela, qu'il laissât ses derrières sans
défense contre les Français et les Gallois continuellement sur ses
talons: ne craignez pas qu'il en fasse rien.
BARDOLPH.--Qui doit, suivant les apparences, commander l'armée destinée
contre nous?
HASTINGS.--Le duc de Lancastre et Westmoreland. Contre les Gallois,
c'est lui-même avec Henri Monmouth; mais quel est le chef qu'on oppose
aux Français, c'est ce dont je n'ai aucune certitude.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Marchons en avant, et publions les motifs qui nous
mettent les armes à la main. Le peuple est las de son propre choix. Son
trop avide amour s'est fatigué de ses propres excès. C'est une demeure
mobile et incertaine que celle qui se bâtit sur le coeur du vulgaire! O
multitude imbécile, avec quelles bruyantes acclamations n'as-tu pas
fatigué le ciel de tes bénédictions sur Bolingbroke, avant qu'il fût ce
que tu souhaitais qu'il devînt! Et aujourd'hui que tes voeux se trouvent
accomplis, animal vorace, tu es si rassasié de lui, que tu t'excites
toi-même à le rejeter.... Ce fut ainsi, chien sans pudeur, que de ton
estomac glouton tu vomis l'auguste Richard; et maintenant tu voudrais
revenir à ton vomissement[20], et tu hurles pour le retrouver. Quelle
confiance fonder sur des temps comme les nôtres? Ceux qui, lorsque
Richard vivait, le souhaitaient mort, sont maintenant amoureux de son
tombeau!... Toi qui jetais de la poussière sur sa tête sacrée, lorsqu'au
travers de la superbe Londres il marchait en soupirant derrière les
admirés de Bolingbroke, tu cries aujourd'hui: _O terre, rends-nous ce
roi, et prends celui-ci._ Maudites soient les pensées des hommes! Le
passé et l'avenir sont toujours préférés, et le présent est toujours le
pire.
[Note 20: Expression de l'Ecriture.]
MOWBRAY.--Irons-nous rassembler nos troupes, et nous mettrons-nous en
campagne?
HASTINGS.--Nous sommes les sujets du temps, et le temps nous ordonne de
partir.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Une rue de Londres.
_Entrent_ L'HÔTESSE _avec_ FANG _et son valet_, SNARE[21] _quelques
instants après_.
[Note 21: _Fang_, serre; _snare_, piége. La plupart des noms comiques de
cette pièce sont significatifs.]
L'HÔTESSE.--Eh bien, monsieur Fang, avez-vous dressé ma plainte?
FANG.--Oui, elle est dressée.
L'HÔTESSE.--Où est votre recors? Est-ce un homme robuste? tiendra-t-il
ferme?
FANG.--Garçon, où est Snare?
L'HÔTESSE.--Oh! oui, mon Dieu, le bon M. Snare.
SNARE.--Me voilà, me voilà.
FANG.--Snare, il faut arrêter sir Jean Falstaff.
L'HÔTESSE.--Oui, mon bon monsieur Snare, j'ai fait faire ma plainte et
tout.
SNARE.--Il pourrait bien en coûter la vie à quelqu'un de nous dans cette
affaire-là: il jouera du poignard.
L'HÔTESSE.--Hélas! mon Dieu, prenez bien garde à lui: il m'a poignardée
moi-même dans ma propre maison, et cela le plus brutalement du monde. Il
ne s'embarrasse pas où il frappe; une fois que son arme est tirée, il
fourrage partout comme un démon, et n'épargne ni homme, ni femme, ni
enfant.
FANG.--Ah! si je peux le joindre et l'empoigner une fois, je ne
m'embarrasse pas de ses coups.
L'HÔTESSE.--Oh! ni moi non plus. Je serai près de vous, je vous prêterai
la main.
FANG.--Si je l'empoigne une fois! qu'il vienne seulement dans mes
pinces.
L'HÔTESSE.--Je suis ruinée par son départ; je puis vous assurer qu'il
n'en finit pas sur mon livre de compte. Mon bon monsieur Fang, tenez-le
bien ferme! Mon bon monsieur Snare, ne le laissez pas échapper. Il vient
continuellement à Pye-Corner pour acheter, sous votre respect, une
selle; et il est encore invité à dîner rue des Lombards, à la
_Tête-du-Léopard_, chez M. Smooth, marchand de soie. Oh! je vous en
prie, puisque ma plainte est dressée, et que mon histoire est
ouvertement connue de tout le monde, obligez-le donc à me satisfaire.
Cent marcs! c'est une grande chose à porter pour une pauvre femme toute
seule. Et j'ai pourtant supporté, supporté, supporté! J'ai été renvoyée,
renvoyée, renvoyée d'un jour à l'autre; que cela fait honte, quand on y
pense. Ce n'est pas en agir honnêtement, à moins qu'on ne regarde une
femme comme un âne, une bête faite pour supporter tous les torts que
voudra lui faire le premier coquin.
(Entrent sir Jean Falstaff, Bardolph et le Page.)
L'HÔTESSE.--Le voilà là-bas qui vient, et cet autre nez enluminé de
malvoisie, ce scélérat de Bardolph avec lui. Faites votre devoir, faites
votre devoir, monsieur Fang; et vous aussi, monsieur Snare: oui,
faites-moi, faites-moi, faites-moi bien votre devoir.
FALSTAFF.--Qu'est-ce que c'est? qui donc a perdu son âne ici? de quoi
s'agit-il?
FANG.--Sir Jean, je vous arrête à la requête de mistriss Quickly.
FALSTAFF.--Au diable, faquins! Dégaine, Bardolph.--Coupe-moi la tête à
ce maraud-là. Flanque-moi la princesse dans le ruisseau.
L'HÔTESSE.--Me jeter dans le ruisseau! C'est moi qui vais t'y jeter.
Veux-tu, veux-tu, coquin de bâtard que tu es? Au meurtre! Au meurtre!
Chien d'_assassineur_ que tu es, veux-tu tuer les officiers du bon Dieu
et du roi? Coquin d'_armicide_ que tu es. Tu es un vrai _armicide_, un
bourreau d'hommes et un bourreau de femmes.
FALSTAFF.--Écarte-moi ces canailles-là, Bardolph.
FANG.--Main-forte! main-forte!
L'HÔTESSE.--Bons amis, prêtez-nous la main, un ou deux de vous. Veux-tu
bien? Quoi! tu ne veux pas? Ne veux-tu pas? Tu ne veux pas? Va donc,
coquin!... Va donc, gibier de potence!
FALSTAFF.--Au diable, marmiton, manant, puant: je vous chatouillerai
votre catastrophe[22].
[Note 22: _Catastrophe_, dans l'argot du temps, signifiait, à ce qu'il
paraît, une partie du corps; on ne sait pas bien laquelle.]
(Entre le lord grand juge.)
LE JUGE.--De quoi s'agit-il? Qu'on se tienne en paix ici: holà!
L'HÔTESSE.--Mon bon seigneur, soyez-moi favorable; je vous en prie,
soyez pour moi.
LE JUGE.--Qu'est-ce que c'est, sir Jean? Quoi! vous êtes ici à faire
tapage? Cela sied-il à votre place, aux circonstances présentes et à
votre emploi? Vous devriez déjà être en chemin pour York. Lâche-le, toi,
l'ami: pourquoi te suspends-tu à lui de la sorte?
L'HÔTESSE.--O mon très-honoré lord! Plaise à votre grandeur; je suis une
pauvre veuve d'Eastcheap, et il est arrêté à ma requête.
LE JUGE.--Pour quelle somme[23]?
[Note 23: _For what sum_ (pour quelle somme?) demande le juge. _It is
more than for some_ (c'est plus que pour quelque chose), répond
l'hôtesse; jeu de mots intraduisible.]
L'HÔTESSE.--Ce n'est pas seulement pour une somme, milord, c'est pour le
tout, tout ce que j'ai; il m'a mangé maison et tout: il a fourré tout ce
que j'avais dans son gros ventre: mais j'en retirerai quelque chose, si
je peux; ou je galoperai sur toi toutes les nuits comme le cauchemar.
FALSTAFF.--Il pourrait bien arriver, je crois, que ce fût moi, si
j'avais l'avantage du terrain.
LE JUGE.--Qu'est-ce que tout cela veut dire, sir Jean? Fi donc; quel
homme ayant un peu de coeur voudrait s'exposer à cet orage de
criailleries! N'avez-vous pas honte d'obliger une pauvre veuve d'en
venir à ces extrémités, pour arracher son dû?
FALSTAFF.--Quelle est donc la grosse somme que je te dois?
L'HÔTESSE.--Jarni! si tu étais un honnête homme, tu me dois ta personne
et cet argent aussi. Ne m'as-tu pas juré sur un gobelet à figures
dorées, comme tu étais assis dans ma chambre du dauphin à la table
ronde, auprès d'un feu de houille, le mercredi de la semaine de la
Pentecôte, le jour que le prince te cassa la tête pour avoir comparé le
roi son père à un chanteur de Windsor; ne m'as-tu pas juré alors, comme
j'étais à te laver ta plaie, que tu m'épouserais, et que tu me ferais
milady ta femme? Peux-tu nier cela? N'est-il pas venu sur ces
entrefaites la bonne femme Keech, la bouchère, qui m'a appelée comme
cela: Commère Quickly; et qui venait m'emprunter un carafon de vinaigre,
en disant qu'elle avait un bon plat de crevettes, même à telles
enseignes que tu voulais en manger; et moi, que je te dis à telles
enseignes que ça ne valait rien pour une blessure fraîche. Et ne m'as-tu
pas recommandé, dès qu'elle a été descendue en bas, de ne plus avoir
tant de familiarités avec ces petites gens-là, disant qu'avant peu ils
m'appelleraient madame: et ne m'as-tu pas alors embrassée et priée de
t'aller chercher trente schellings? Là! je te mets à ton serment sur
l'Évangile: nie-le, si tu peux.
FALSTAFF.--Milord, cette pauvre créature est folle; elle va, disant de
côté et d'autre par la ville que son fils aîné vous ressemble. Elle
s'est vue assez bien autrefois; et le fait est que la misère lui tourne
la tête: mais quant à ces imbéciles de sergents, je vous en prie,
faites-m'en justice.
LE JUGE.--Sir Jean, sir Jean! il y a longtemps que je suis informé de la
manière dont vous savez donner une entorse à la bonne cause pour la
faire paraître mauvaise. Ce n'est pas un front armé d'audace, ni tout ce
flux de paroles qui sortent de votre bouche avec une insolence plus
qu'imprudente, qui pourront m'empêcher de rendre justice à qui il
appartient. Je vois que vous avez su profiter de la faiblesse d'esprit
de cette femme.
L'HÔTESSE.--Oh! oui; cela est bien vrai, milord.
LE JUGE.--Je t'en prie, tais-toi.--Payez-lui ce que vous lui devez, et
réparez le tort que vous lui avez fait. L'un, vous pouvez le faire avec
de bonne monnaie sterling, et l'autre, avec la pénitence d'usage.
FALSTAFF.--Milord, ces reproches ne passeront pas sans réplique. Ce qui
n'est chez moi qu'une honorable hardiesse, vous l'appelez une imprudente
insolence. Qu'on vous fasse la révérence sans rien dire, et l'on sera un
homme de bien. Non, milord; avec tout le respect que je vous dois, je ne
serai point un de vos courtisans; et je vous dis nettement que je
demande à être délivré de ces huissiers, attendu que je suis chargé de
messages pressés pour les affaires du roi.
LE JUGE.--Vous parlez bien comme un homme autorisé à mal faire: mais moi
je vous dis, commencez, pour votre honneur, par satisfaire cette pauvre
femme.
FALSTAFF, _prenant l'hôtesse à part_.--Écoute ici, hôtesse?
(Entre Gower.)
LE JUGE.--Eh bien, maître Gower, quelles nouvelles?
GOWER.--Le roi, milord, et Henri le prince de Galles, sont près
d'arriver. Ce papier vous dira le reste.
FALSTAFF.--Foi de gentilhomme!
L'HÔTESSE.--C'est comme cela que vous me l'avez déjà dit.
FALSTAFF.--Foi de gentilhomme!--Allons, n'en parlons plus.
L'HÔTESSE.--Par cette terre de Dieu sur laquelle je marche, j'en suis
presque à vendre mon argenterie et les tapisseries de mes salles à
manger.
FALSTAFF.--Bon! bon! des verres, des verres, c'est tout autant qu'il en
faut pour boire: et quant à tes murailles, une petite drôlerie de rien,
comme l'histoire de l'enfant prodigue, ou une chasse allemande en
détrempe vaut cent mille fois mieux que tous ces rideaux de lit et ces
mauvaises tapisseries mangées de vers.--Fais-en dix guinées si tu peux.
Tiens, si ce n'étaient ces moments de mauvaise humeur, il n'y a pas de
meilleure créature que toi dans toute l'Angleterre. Va te laver la
figure, et retire ta plainte. Allons, tu ne dois pas prendre ces
humeurs-là avec moi: est-ce que tu ne me connais pas? Tiens, je suis sûr
qu'on t'a poussée à cela.
L'HÔTESSE.--Sir Jean, je t'en prie, n'exige de moi que vingt nobles; je
me sens de la répugnance à mettre mon argenterie en gage; là, en vérité.
FALSTAFF.--N'en parlons plus: tout est dit, je chercherai ailleurs comme
je pourrai.--Vous serez une folle toute votre vie.
L'HÔTESSE.--Eh bien, vous l'aurez, quand je devrais mettre ma robe en
gage. J'espère que vous viendrez souper.--Vous me payerez tout cela
ensemble?
FALSTAFF.--Est-ce que je suis mort? (_A Bardolph._) Suis-la, suis-la;
accroche, accroche.
L'HÔTESSE.--Voulez-vous que je fasse venir Doll Tear-Sheet pour souper
avec vous?
FALSTAFF.--C'est dit, qu'elle vienne.
(L'hôtesse, les huissiers, Bardolph et le valet sortent.)
LE JUGE.--J'ai appris de meilleures nouvelles.
FALSTAFF.--Quelles nouvelles y a-t-il donc, mon cher lord?
LE JUGE, _à Gower_.--Où le roi a-t-il couché cette nuit?
GOWER.--A Basingstoke, milord.
FALSTAFF.--J'espère, milord, que tout va bien: quelles nouvelles y
a-t-il, milord?
LE JUGE.--Ramène-t-il avec lui toute l'armée?
GOWER.--Non: il y a quinze cents hommes d'infanterie, et cinq cents de
cavalerie qui sont partis pour rejoindre monseigneur de Lancastre,
contre Northumberland et l'archevêque.
FALSTAFF.--Est-ce que le roi revient du pays de Galles, mon très-honoré
lord?
LE JUGE.--Je vais vous donner mes dépêches tout de suite; allons,
suivez-moi, mon cher monsieur Gower.
FALSTAFF.--Milord?
LE JUGE.--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
FALSTAFF.--Monsieur Gower, puis-je vous inviter à dîner avec moi?
GOWER.--Il faut que je me rende chez milord que voici: je vous remercie,
mon cher sir Jean.
LE JUGE.--Vous traînez ici trop longtemps, ayant, comme vous savez, à
ramasser, chemin faisant, des soldats dans les pays que vous
traverserez.
FALSTAFF.--Voulez-vous souper avec moi, monsieur Gower?
LE JUGE.--Quel est donc le sot maître qui vous a enseigné ces manières
d'agir, sir Jean?
FALSTAFF.--Monsieur Gower, si elles ne me conviennent pas, celui qui me
les a enseignées était un sot. Voilà ce qui s'appelle faire des armes,
milord, botte pour botte, partant quitte.
LE JUGE.--Le bon Dieu te conduise! Tu es un grand vaurien.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une autre rue de Londres.
_Entrent_ LE PRINCE HENRI et POINS.
HENRI.--Sur ma parole, je suis excessivement las.
POINS.--Est-il bien vrai? J'aurais cru que la lassitude n'aurait pas osé
s'attacher à une personne d'un si haut parage.
HENRI.--Cela est pourtant vrai, quelque peu de dignité qu'il y ait à en
convenir. N'est-ce pas aussi quelque chose qui me rabaisse
singulièrement que cette envie que j'ai de boire de la petite bière?
POINS.--Vraiment, un prince comme vous ne devrait pas avoir la faiblesse
de se ressouvenir d'une aussi pauvre drogue que celle-là.
HENRI.--Apparemment que mon goût n'a pas été formé en goût de prince,
car en honneur il m'arrive en ce moment de me ressouvenir assez
tendrement de cette pauvre malheureuse petite bière; mais au fait ces
humbles attachements me mettent assez mal avec ma grandeur. Quelle honte
pour moi de me souvenir de ton nom! ou de pouvoir demain reconnaître ta
figure, de savoir le compte de tes bas de soie, savoir: ceux-ci, et les
autres qui furent jadis couleur de pêche; ou de tenir inventaire de tes
chemises, comme qui dirait une de superflu et une sur ton corps. Mais
quant à cela le maître de paume le sait mieux que moi: car il faut que
tu sois bien bas sur l'article du linge, quand tu ne prends pas là une
raquette, comme tu en es privé depuis longtemps, parce que tes Pays-Bas
se sont séparés de la Hollande en faveur d'un cotillon[24]. Eh bien!
Dieu sait si ceux qui proclament la ruine de ton linge sont les
héritiers de ton trône; mais les sages-femmes disent que rien ne
manquera faute d'enfants, au moyen de quoi le monde s'augmente, et les
parentés se fortifient merveilleusement.
[Note 24: _The rest of thy low countries have made a shift to eat up thy
holland._]
POINS.--Comme cela jure, après vous avoir vu travailler si ferme, de
vous entendre babiller si inutilement! Dites-moi, je vous prie, ce que
feraient beaucoup de jeunes princes, si leur père était aussi malade que
l'est maintenant le vôtre?
HENRI.--Te dirai-je une seule chose, Poins?
POINS.--Oui, mais que ce soit donc quelque chose de bien excellemment
bon.
HENRI.--Cela sera toujours assez bon pour un esprit de ton espèce.
POINS.--Allons, dites: j'attends de pied ferme cette seule chose que
vous allez dire.
HENRI.--Eh bien! je te dis qu'il ne convient pas que je sois triste, à
présent que mon père est malade, quoique je puisse te dire aussi (comme
à un homme que, faute d'un meilleur, il me plaît d'appeler mon ami) que
j'ai de quoi être triste, et très-triste.
POINS.--Probablement pas pour cela....
HENRI.--Mais tu me crois donc inscrit dans le livre du diable en lettres
aussi noires que toi et Falstaff, en fait d'endurcissement et de
perversité? Que la fin mette l'homme à l'épreuve. Eh bien! moi, je te
dis que mon coeur saigne intérieurement de savoir mon père malade; mais
vivant en aussi mauvaise compagnie que toi, il me faut bien écarter tout
signe extérieur de chagrin.
POINS.--La raison?
HENRI.--Et que penserais-tu de moi si tu me voyais pleurer?
POINS.--Je te regarderais comme le prince des hypocrites.
HENRI.--Tout le monde en penserait autant; et tu es un drôle fait exprès
pour penser comme tout le monde: il n'y a pas d'homme au monde dont
l'esprit suive plus fidèlement que le tien le grand chemin des vaches.
Oui, en effet, chacun me regarderait comme un hypocrite. Et quelle est
la raison qui engage votre sublime génie à penser ainsi?
POINS.--Ma foi, c'est que vous avez toujours paru si libertin, et si
inséparable de Falstaff....
HENRI.--Et de toi.
POINS.--Par le jour qui luit sur nous, on parle bien de moi. Je peux
entendre de mes deux oreilles ce qu'on en dit. Le pis qu'on puisse dire,
c'est que je suis un cadet de famille, et que je suis l'oeuvre de mes
mains; et pour ces deux articles-là, je l'avoue, je n'y saurais que
faire.--Par la messe, voilà Bardolph.
HENRI.--Et le petit page que j'ai donné à Falstaff!--Je le lui avais
donné chrétien, et voyez si ce vilain n'en a pas fait un vrai singe.
(Entrent Bardolph et le page.)
BARDOLPH.--Dieu garde Votre Grâce!
HENRI.--Et la vôtre aussi, très-noble Bardolph.
BARDOLPH, _au petit page_.--Avancez ici, vous, âne de sagesse, timide
benêt; est-ce qu'il faut rougir comme cela? Qu'est-ce qui vous fait
ainsi monter la couleur au visage? Quelle jeune fille êtes-vous donc,
pour un homme d'armes? Est-ce une si grande affaire que la défaite[25]
d'une cruche de trois ou quatre pintes?
[Note 25: _To get a pottle pot's maidenhead._]
LE PAGE, _au prince_.--Tout à l'heure, milord, il m'appelait au travers
d'une jalousie rouge, et je ne pouvais pas discerner la moindre partie
de son visage enluminé, d'avec la fenêtre. A la fin, j'ai aperçu ses
yeux, et j'ai cru qu'il avait fait deux trous dans le cotillon neuf de
la marchande de bière, et qu'il regardait au travers.
HENRI.--Ce petit garçon n'a-t-il pas bien profité?
BARDOLPH.--Laisse-moi tranquille, race de prostituée, vrai lapin vidé;
laisse-moi tranquille.
LE PAGE.--Laisse-moi tranquille, pendard, rêve d'Althée; laisse-moi
tranquille.
HENRI.--Instruis-nous, mon enfant; qu'est-ce que c'est que ce rêve-là,
mon ami?
LE PAGE.--Pardieu, mon prince, Althée n'a-t-elle pas rêvé qu'elle était
accouchée d'une torche allumée? Voilà pourquoi je l'appelle _rêve
d'Althée_[26].
[Note 26: Shakspeare confond ici le tison d'Althée et le rêve d'Hécube.]
HENRI.--L'explication vaut bien une couronne; tiens, la voilà, mon
enfant.
(Il lui donne de l'argent.)
POINS.--Dieu! qu'une fleur de si belle espérance ne soit pas mangée des
vers! Tiens, voilà six pence pour t'en garantir.
BARDOLPH.--Si vous ne le conduisez pas à se faire pendre, tous tant que
vous êtes, vous faites tort au gibet.
HENRI.--Comment se porte ton maître, Bardolph?
BARDOLPH.--Très-bien, milord. Il a appris que Votre Grâce arrivait à
Londres, et voici une lettre pour vous.
HENRI.--Remise avec beaucoup de respect!--Et comment se porte-t-il, ton
maître, cet été de la Saint-Martin?
BARDOLPH.--Bien de corps, milord.
POINS.--Pardieu, sa partie immortelle aurait bien besoin d'un médecin;
mais il ne s'en émeut guère: cela a beau être malade, cela ne meurt pas.
HENRI.--Je permets à cette loupe de chair d'être aussi familier avec moi
que mon chien, aussi use-t-il de la permission; car voyez comme il
m'écrit.
POINS _lit_.--«Jean Falstaff, chevalier.»--Il faut qu'il instruise tout
le monde de cela chaque fois qu'il a occasion de se nommer. C'est comme
ceux qui sont parents du roi; il ne leur arrive jamais de se piquer au
bout du doigt, qu'ils ne disent, voilà du sang royal répandu.--Comment
cela? dit quelqu'un qui fait semblant de ne pas les entendre; la réponse
est aussi preste que le bonnet d'un emprunteur: Je suis un pauvre cousin
du roi, monsieur.
HENRI.--Et vraiment ils seront de nos parents, fallût-il remonter
jusqu'à Japhet.--Mais la lettre?
POINS.--«Sir Jean Falstaff, chevalier, au fils du roi, le plus proche
héritier de son père, Henri, prince de Galles; salut.» D'honneur, c'est
un certificat!
HENRI.--Poursuis.
POINS.--«J'imiterai les honorables Romains en brièveté.»--Certainement,
c'est brièveté d'haleine qu'il veut dire, courte respiration.--«Je te
fais bien des compliments, je te fais mon compliment[27], et puis je
prends congé de toi. Ne sois pas trop familier avec Poins, car il abuse
de tes bontés à tel point, qu'il proteste que tu dois épouser sa soeur
Nel.... Repens-toi du temps mal employé comme tu pourras; et sur ce,
adieu. Tout à toi, oui ou non; c'est-à-dire suivant que tu en useras:
Jean Falstaff, avec mes familiers; Jean avec mes frères et soeurs; et
sir Jean avec tout le reste de l'Europe....»--Mon prince, je veux
tremper cette lettre dans du vin d'Espagne, et la lui faire manger.
[Note 27: _I commend me to thee, I commend thee, commend to_, faire des
compliments de la part de quelqu'un. _Commend lover._]
HENRI.--Ce sera lui faire manger une vingtaine de ses mots. Mais est-il
vrai que vous parliez de moi sur ce ton, Ned? Faut-il que j'épouse votre
soeur?
POINS.--Je voudrais que la pauvre fille n'eût pas une pire fortune. Mais
je n'ai jamais dit cela.
HENRI.--Oh çà! voilà comme nous perdons sottement notre temps; et les
esprits des sages reposent dans les nuées, et se moquent de nous. Votre
maître est-il à Londres?
BARDOLPH.--Oui, milord.
HENRI.--Où soupe-t-il? Le vieux cochon mange-t-il toujours dans sa
vieille auge?
BARDOLPH.--Au vieil endroit, milord, à Eastcheap.
HENRI.--Quelle est sa compagnie?
LE PAGE.--Des Éphésiens, milord, de la vieille église.
HENRI.--A-t-il des femmes à souper avec lui?
LE PAGE.--Non, milord, point d'autres que la vieille madame Quickly, et
mistriss Doll Tear-Sheet.
HENRI.--Qu'est-ce que cette païenne-là?
LE PAGE.--Une femme bien comme il faut, monsieur; une des parentes de
mon maître.
HENRI.--Ah! parente, comme les génisses de la paroisse le sont au
taureau banal du village. N'irons-nous point les surprendre, Ned, au
milieu de leur souper?
POINS.--Je suis votre ombre, mon prince, je vous suis partout.
HENRI, _au page_.--Toi, petit drôle, et toi Bardolph, pas un mot à votre
maître de mon arrivée à la ville. Voilà pour payer votre silence.
BARDOLPH.--Je n'ai plus de langue, monsieur.
LE PAGE.--Et pour la mienne, monsieur, je la gouvernerai.
HENRI.--Bonjour. Cette Dorothée Tear-Sheet doit être quelque coin de
place.
POINS.--Je vous en réponds, et aussi publique que la route de
Saint-Albans à Londres.
HENRI.--Comment pourrions-nous faire, pour voir ce soir Falstaff tout à
fait dans sa figure naturelle, sans en être aperçus?
POINS.--Nous n'avons qu'à mettre chacun une veste et un tablier de cuir,
et le servir à table, comme des garçons de cabaret.
HENRI.--De dieu devenir taureau! Terrible chute! Ça fut le cas de
Jupiter. De prince devenir apprenti! c'est une métamorphose bien basse;
ce sera la mienne, car il faut qu'en tout point l'exécution réponde à la
folie du projet. Suis-moi, Ned.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Warkworth.--Devant le château.
_Entrent_ NORTHUMBERLAND, LADY NORTHUMBERLAND et LADY PERCY.
NORTHUMBERLAND.--Je t'en conjure, ma tendre épouse, et toi aussi, ma
chère fille, laissez un libre cours à mes pénibles affaires; n'empruntez
pas la couleur des circonstances, et ne soyez pas, comme elles,
fâcheuses à Percy.
LADY NORTHUMBERLAND.--J'ai cessé toutes représentations: je ne dirai
plus rien. Faites ce que vous voudrez. Que votre prudence soit votre
guide.
NORTHUMBERLAND.--Hélas! ma chère femme, mon honneur est engagé, et mon
départ peut seul le racheter.
LADY PERCY.--Oh! cependant, au nom du ciel, n'allez point à ces guerres.
Il a été un temps, mon père, où vous avez violé votre parole,
quoiqu'elle vous fût alors bien plus chère qu'aujourd'hui, lorsque votre
fils Percy, lorsque mon Henri, le bien-aimé de mon coeur, tourna
plusieurs fois ses regards vers le nord, pour y voir son père lui amener
une armée, et l'attendit en vain. Qui put vous persuader de rester ici?
C'étaient deux honneurs de perdus, le vôtre et celui de votre fils.
Quant au vôtre... veuille le ciel l'illuminer de sa gloire! Pour celui
de votre fils, il était attaché à sa personne comme le soleil à la voûte
grisâtre des cieux; à sa clarté marchait aux beaux faits d'armes toute
la chevalerie de l'Angleterre: il était véritablement le miroir devant
lequel venait s'étudier toute notre jeune noblesse. C'était n'avoir pas
de jambes que de ne pas savoir imiter sa démarche; et cette parole
confuse et précipitée, défaut qu'il avait reçu de la nature, était comme
l'accent des braves. Ceux dont le son de voix était naturellement calme
et modéré échangeaient, pour être en tout semblables à lui, cette
perfection contre une mauvaise habitude: ainsi langage, maintien, façon
de vivre, choix de plaisirs, méthodes militaires, dispositions de
caractère, en tout il était l'objet d'attention, le miroir, le modèle et
le livre sur lequel se façonnaient tous les autres. C'est lui, lui, ce
prodige, ce miracle parmi les hommes, lui qui n'eut jamais son second,
que vous avez laissé, sans le seconder, affronter l'horrible dieu de la
guerre avec tous les désavantages, et vous attendre sur ce champ de mort
où il ne vit rien qui pût le défendre, que le son du nom de _Hotspur_.
Voilà comment vous l'avez abandonné. Oh! jamais, jamais, ne faites à son
ombre l'injure d'être plus délicat et plus jaloux de votre honneur avec
les autres que vous ne le fûtes avec lui! Laissez-les seuls. Le maréchal
et l'archevêque sont en force. Ah! que mon cher Henri eût eu seulement
la moitié de leurs troupes; je serais aujourd'hui suspendue au cou de
Hotspur et je parlerais du tombeau de Monmouth!
NORTHUMBERLAND.--Malheur à vous; ma belle-fille; en déplorant toujours
d'anciennes fautes, vous m'enlevez tout mon courage! Il faut que je
parte et que j'aille dans ces lieux y braver le danger, ou bien le
danger viendra me chercher ailleurs, et me trouvera moins préparé.
LADY NORTHUMBERLAND.--Oh! fuyez en Écosse, jusqu'à ce que la noblesse et
le peuple armés aient fait un premier essai de leur puissance.
LADY PERCY.--S'ils gagnent du terrain et remportent l'avantage sur le
roi, alors joignez-vous avec eux, comme une colonne d'acier qui ajoutera
des forces à leur force. Mais, au nom de tout notre amour, laissez-les
d'abord s'essayer.--Voilà comment a fait votre fils, comment vous avez
souffert qu'il fît, et voilà comment je suis devenue veuve. Et je
n'aurai jamais assez de vie pour arroser de mes pleurs ce souvenir[28],
afin de le faire croître et s'élever jusqu'aux cieux, en mémoire de mon
noble époux.
[Note 28: _To rain upon remembrance._ _Remembrance_, souvenir, est le
nom qu'on donne au romarin, gage de fidélité soit aux vivants, soit à la
mémoire des morts. (V. _Romeo et Juliette_.)]
NORTHUMBERLAND.--Allons, allons, rentrez avec moi. Mon âme est dans
l'état de la mer, lorsque, montée jusqu'à sa plus grande hauteur, elle
demeure arrêtée et immobile, sans s'épancher ni d'un côté ni de l'autre.
Je serais disposé à joindre l'archevêque; mais mille raisons me
retiennent.--Je me résoudrai à aller en Écosse, et j'y veux rester
jusqu'à ce que les circonstances et les occasions exigent mon secours et
ma présence.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
A Londres.--A la taverne de la _Tête-de-Sanglier_ à Eastcheap.
DEUX GARÇONS DE CABARET.
PREMIER GARÇON.--Que diable as-tu apporté là? des poires de
messire-jean? Tu sais bien que sir Jean ne peut pas supporter la vue
d'un messire-jean[29].
[Note 29: _Apple-John_, espèce de pomme.]
SECOND GARÇON.--Par la messe, tu as raison. Le prince mit une fois
devant lui une assiette de messires-jeans, et lui dit que c'étaient cinq
autres sir Jean. Puis, ôtant son chapeau, il dit: _je prends congé de
ces six chevaliers tout secs, tout ronds, tout vieux, tout ridés_. Cela
le blessa au coeur; mais il a oublié cela.
PREMIER GARÇON.--A la bonne heure, mets le couvert et sers. Vois aussi
si tu ne pourrais pas découvrir où Sneak fait son vacarme; car mistriss
Dorothée Tear-Sheet serait bien aise d'entendre de la musique. Dépêche:
il fait très-chaud dans la chambre où ils sont à souper, et ils vont
passer dans celle-ci tout à l'heure.
SECOND GARÇON.--Sais-tu que le prince va venir avec M. Poins, et qu'ils
mettront nos vestes et nos tabliers, et qu'il ne faut pas que M. le
chevalier le sache? C'est Bardolph qui est venu nous en prévenir.
PREMIER GARÇON.--Oh! il y aura grand réveillon; cela fera un excellent
tour!
SECOND GARÇON.--Je m'en vais voir si je ne pourrai pas trouver Sneak.
(Il sort.)
(Entrent l'hôtesse Quickly et miss Dorothée Tear-Sheet.)
L'HÔTESSE.--Mon cher coeur, vous m'avez l'air à présent d'être dans une
excellente température; votre pouls bat aussi extraordinairement qu'on
puisse souhaiter: et votre couleur, je vous assure, est aussi rouge
qu'une rose. Mais vous avez trop bu de Canarie; et c'est un vin
merveilleusement pénétrant, et qui vous parfume le sang avant qu'on ait
le temps de dire «qu'est-ce que c'est donc que cela?» Comment vous
sentez-vous à présent?
DOROTHÉE.--Beaucoup mieux qu'auparavant; hem!
L'HÔTESSE.--Ah! voilà ce qui s'appelle bien parler! Un bon coeur vaut de
l'or. Tenez, voilà sir Jean.
(Entre Falstaff chantant.)
FALSTAFF.--_Quand Arthur parut à la cour._--Videz le pot de chambre.
(_Le garçon sort._)--_Et c'était un digne roi_... Eh! comment vous va,
ma chère Dorothée?
L'HÔTESSE.--Il vient de lui prendre une faiblesse, en vérité.
FALSTAFF.--C'est comme elles sont toutes, il leur en prend à tout
moment[30].
[Note 30: _Sick of a calm_ (malade d'un calme), dit l'hôtesse pour _sick
of a qualm_ (malade d'avoir eu trop chaud); et Falstaff répond: _So is
all her sect; an they be once in a calm they are sick_ (voilà comme
elles sont toutes: dès qu'on les laisse en repos elles sont malades).]
DOROTHÉE.--Vilain cancre que vous êtes, c'est là toute la consolation
que vous me donnez?
FALSTAFF.--Vous faites les cancres un peu gras, mistriss Doll.
DOROTHÉE.--Je les fais, moi? C'est la gloutonnerie et la maladie qui les
font; ce n'est pas moi qui les fais.
FALSTAFF.--Si le cuisinier aide à la gloutonnerie, vous aidez à la
maladie, Doll. Nous vous avons pris bien des choses, Doll; nous vous
avons pris bien des choses. Convenez-en, moyenne vertu, convenez-en.
DOROTHÉE.--Oui vraiment, nos chaînes, nos bijoux!
FALSTAFF.--_Vos rubis, perles et boutons[31]._--Pour bien servir, vous
le savez, il faut se tenir ferme, aller à la brèche la pique en avant,
et se remettre courageusement entre les mains des chirurgiens. Il faut
s'aventurer sur les pièces...
[Note 31: _Your brooches, pearls and owches._]
DOROTHÉE.--Allez vous faire pendre, anguille boueuse, allez vous faire
pendre.
L'HÔTESSE.--Sur mon Dieu, c'est toujours la même histoire; vous ne
pouvez pas vous voir une fois sans vous quereller. Vous êtes tous deux,
par ma foi, aussi peu compatissants que des rôties desséchées. Vous ne
savez pas supporter les _confirmités_ l'un de l'autre; jour de Dieu, il
faut bien que l'un des deux supporte, et ce doit être vous (_à
Dorothée_). Vous êtes le vase le plus fragile, comme on dit, le vase
vide.
DOROTHÉE.--Et comment un vase vide et fragile pourrait-il supporter ce
gros tonneau plein? Il a dans son ventre toute la cargaison d'un
marchand de Bordeaux. Vous n'avez jamais vu de vaisseau la cale si bien
garnie. Allons, Jack, je veux que nous nous quittions bons amis. Tu vas
aller à la guerre, et si je te reverrai jamais ou non, c'est ce dont
personne ne se soucie guère, n'est-ce pas?
LE GARÇON.--Monsieur, l'enseigne Pistol est là-bas, qui voudrait bien
vous parler.
FALSTAFF.--Qu'il aille se faire pendre, ce tapageur-là! Qu'on ne le
laisse pas monter ici; c'est le drôle le plus mal embouché qu'il y ait
en Angleterre.
L'HÔTESSE.--Si c'est un tapageur, qu'il n'entre pas ici; non, sur ma
foi, il faut que je vive avec mes voisins, je ne veux point de
tapageurs: je suis en bonne réputation avec ce qu'il y a de mieux.
Fermez la porte; on ne reçoit point de tapageurs ici. Je n'ai pas vécu
si longtemps, pour avoir du tapage à présent: fermez la porte, je vous
en prie.
FALSTAFF.--Écoute donc, hôtesse?
L'HÔTESSE.--Je vous en prie, calmez-vous, sir Jean, je ne souffre pas
que les tapageurs mettent les pieds ici.
FALSTAFF.--Écoute donc: c'est mon enseigne.
L'HÔTESSE.--Bah! ta ta! sir Jean, ne m'en parlez pas: votre enseigne de
tapageur ne mettra pas le pied chez moi. J'étais l'autre jour chez M.
Tisick le député, et il m'a dit comme ça:--pas plus tard que mercredi
dernier,--_Voisine Quickly_,--dit-il; M. Dumb, notre prédicateur, était
là.--_Voisine Quickly_, dit-il, _recevez les gens civils_; _car_,
dit-il, _vous avez une mauvaise réputation_; et il disait cela, je sais
bien pourquoi; _car_, dit-il, _vous êtes une honnête femme, et qu'on
estime; c'est pourquoi, prenez garde aux hôtes que vous recevez chez
vous: n'y souffrez point_, dit-il, _de ces drôles qu'on appelle
tapageurs_. Il n'en vient point ici. Vous seriez tout émerveillé
d'entendre ce que disait monsieur Tisick. Non, absolument, je ne veux
point de tapageurs.
FALSTAFF.--Ce n'en est pas un, hôtesse. Il est beau joueur, lui. Vous le
taperiez à votre aise comme un tout petit lévrier; il ne se prendrait
pas de querelle avec une poule de Barbarie, s'il lui voyait seulement
hérisser ses plumes en signe de colère.--Garçon, appelez-le.
L'HÔTESSE.--Un joueur, dites-vous? Je ne fermerai jamais ma porte à un
honnête homme ni à un joueur, mais je n'aime pas le tapage. Sur ma foi,
je suis toute sens dessus dessous, quand on dit: faisons tapage. Tâtez
un peu seulement, messieurs, comme je tremble, voyez-vous. Ah! je vous
en réponds.
DOROTHÉE.--Oui, en vérité, hôtesse.
L'HÔTESSE.--Si je tremble? Oh! oui, en bonne vérité, je tremble comme
une feuille de tremble. Tenez, je ne peux pas souffrir les tapageurs.
(Entrent Pistol, Bardolph et le page.)
PISTOL.--Dieu vous garde, sir Jean!
FALSTAFF.--Soyez le bienvenu, enseigne Pistol. Tenez, Pistolet[32], je
vous charge d'un verre de vin d'Espagne; faites feu sur mon hôtesse.
[Note 32: _Pistol_ signifie pistolet, et les plaisanteries de Falstaff
portent sur cette acception du mot. On peut supposer que Falstaff
emploie ici le diminutif.]
PISTOL.--De bon coeur, sir Jean, elle peut compter sur deux balles.
FALSTAFF.--Elle est à l'épreuve du pistolet, mon cher, vous ne sauriez
lui faire mal.
L'HÔTESSE.--Non pas, on ne me fera pas boire ainsi par épreuve ni à
coups de pistolet. On ne me ferait pas boire quand cela ne me convient
pas, pour le service d'homme au monde, entendez-vous?
PISTOL.--Eh bien, à vous donc, mistriss Dorothée, c'est vous que
j'attaque.
DOROTHÉE.--M'attaquer, moi! je te méprise, vilain galeux. Qu'est-ce que
c'est donc qu'une misérable canaille comme ça, un drôle, un filou, un
va-nu-pieds? Veux-tu me laisser tranquille, coquin moisi? veux-tu me
laisser tranquille? c'est pour ton maître que je suis faite.
PISTOL.--Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous connais, mistriss
Dorothée.
DOROTHÉE.--Veux-tu me laisser tranquille! coquin de voleur, vilain
bouchon, veux-tu me laisser tranquille! Par ce verre de vin, je te
flanque mon couteau dans ton groin crotté, si tu fais l'insolent avec
moi. Laisse-moi tranquille, gredin de petit Pierre, mauvais bretailleur
éreinté. Et depuis quand, je vous en prie, cela s'appelle-t-il monsieur?
Comment! deux aiguillettes sur l'épaule? Voyez donc ça.
PISTOL.--Pour cette affaire-là votre collerette ne mourra que de ma
main.
FALSTAFF.--Allons finissons, Pistol. Je ne trouverais pas bon que vous
vinssiez à vous oublier ici. Débarrassez-nous de votre personne,
Pistolet.
L'HÔTESSE.--Non, mon bon capitaine Pistol; pas ici, mon cher capitaine.
DOROTHÉE.--Toi capitaine! abominable damné de filou; n'as-tu pas honte
de t'entendre appeler capitaine? Si les capitaines étaient de mon avis,
vous seriez bâtonné pour avoir pris ce nom-là avant de l'avoir gagné.
Vous capitaine! Un gredin! Et pourquoi? pour avoir déchiré dans un
mauvais lieu la collerette de quelque pauvre coquine. Lui capitaine!
puisse-t-il être pendu, le coquin! Mangeur de pruneaux cuits et de vieux
gâteaux secs! Capitaine! Ces vilains-là parviendront à rendre le nom de
capitaine aussi odieux que le mot _occuper_[33], qui était une
très-bonne expression avant qu'ils la déshonorassent; c'est à quoi les
capitaines feront bien de prendre garde.
[Note 33: _Occupy_, _occupier_, _occupant_, étaient devenus, à ce qu'il
paraît, par l'usage qu'on en avait fait, des expressions obscènes.]
BARDOLPH.--Je t'en prie, va-t'en, mon cher enseigne.
FALSTAFF.--Écoute un peu, mistriss Doll.
PISTOL.--Non pas, je te dis la chose comme elle est, caporal Bardolph.
Je suis capable de la mettre en loques; il faut que je sois vengé.
LE PAGE.--Je t'en prie, va-t'en.
PISTOL.--Je la verrai plutôt damnée dans l'étang maudit de Pluton, au
fin fond de l'enfer, avec l'Érèbe et tous les plus vilains tourments.
Prenez la ligne et le hameçon; je dis, à bas, à bas, chiens! à bas,
drôles! N'avons-nous pas Hirène ici[34]?
[Note 34: _Have we not hiren here?_ Il est absolument impossible de
donner aucune explication satisfaisante sur les allusions et les
citations dont se compose le langage de Pistol. Tirées pour la plupart
de pièces de théâtre aujourd'hui inconnues, et pour la plupart encore
défigurées par ce burlesque personnage, elles pouvaient avoir pour le
public du temps de Shakspeare un mérite entièrement perdu aujourd'hui,
et ne laissent plus saisir que l'intention du rôle. Il paraît bien, au
reste qu'_hiren_ était, en style d'argot, une des dénominations des
filles publiques (_huren_ en allemand). Il serait possible aussi qu'en
raison de la consonnance de ce mot avec _iron_ (fer), les tapageurs du
temps eussent donné ce même nom à leur épée.]
L'HÔTESSE.--Mon bon capitaine.... Tranquillisez-vous, il est bien tard;
je vous en supplie, apaisez votre colère.
PISTOL.--Soyons de bonne humeur, je le veux bien; mais des chevaux de
transport, de mauvaises rosses d'ânes gorgés de nourriture, qui ne
peuvent faire plus de trente milles par jour, iront-ils se comparer aux
César, aux Cannibal, aux Grecs Troyens? Non, qu'ils soient plutôt damnés
avec le roi Cerbère, et puisque les cieux mugissent, nous ne nous
troublerons pas pour des bagatelles.
L'HÔTESSE.--En vérité, capitaine, ce sont là des paroles bien dures.
BARDOLPH.--Va-t'en, bon enseigne, tout cela finirait par de la brouille.
PISTOL.--Que les hommes meurent comme des chiens, que les écus se
donnent comme des épingles! N'avons-nous pas Hirène ici?
L'HÔTESSE.--Sur ma parole, capitaine, il n'y a ici personne comme cela.
Par mon salut, est-ce que vous croyez que je la cacherais? Pour l'amour
de Dieu, point de bruit.
PISTOL.--Eh bien, mange donc et engraisse-toi, ma belle Callipolis:
allons, verse-moi du vin d'Espagne. _Si fortuna me tormenta, sperato me
contenta._ Est-ce qu'une bordée nous fait peur? Non, non: que l'ennemi
fasse feu.... Un peu de vin d'Espagne; et toi, mon cher coeur (_A son
épée qu'il pose à terre_), mets-toi là. Eh bien donc, est-ce là tout,
n'aurons-nous pas le _et cætera_?
FALSTAFF.--Pistol, je voudrais être tranquille ici.
PISTOL.--Mon cher chevalier, je vous baise le poing; nous avons vu les
sept étoiles.
DOROTHÉE.--Jette-le à bas des escaliers. Je ne veux pas supporter le
galimatias de ce drôle-là.
PISTOL.--Me jeter à bas des escaliers, comme si nous ne connaissions pas
les haquenées de Galloway[35]!
[Note 35: _Galloway nags_, chevaux de louage.]
FALSTAFF.--Bardolph! lance-le-moi au bas des escaliers comme un petit
palet: s'il ne fait ici rien autre chose que de dire des riens, il y
comptera pour rien.
BARDOLPH.--Allons, descendez l'escalier tout à l'heure.
PISTOL.--Comment! faudra-t-il donc en venir aux incisions? Allons-nous
tirer du sang? (_Il saisit son épée._) Eh bien, cela étant, que la mort
me berce, qu'elle m'endorme, qu'elle abrége mes tristes jours; allons,
que les trois soeurs défilent ici de cruelles, d'effroyables, de larges
blessures. Allons, Atropos, viens, je te dis.
L'HÔTESSE.--Oh! mon Dieu; voilà de belles affaires!
FALSTAFF, _à son page_.--Donne-moi ma rapière, garçon.
DOROTHÉE, _à Falstaff_.--Oh! je t'en prie, Jack, je t'en prie, ne va pas
dégainer.
FALSTAFF.--Descends-moi les escaliers.
L'HÔTESSE.--Voilà un beau vacarme! Ah! je renoncerai à tenir maison
plutôt que de consentir à me voir exposée à toutes ces palpitations et
ces frayeurs. Oh! il va y avoir du carnage, j'en suis sûre. Hélas! mon
Dieu, remettez vos épées dans le fourreau, remettez vos épées dans le
fourreau.
(Sortent Pistol et Bardolph.)
DOROTHÉE.--Je t'en prie, Jack, calme-toi, le drôle est parti. Ah! que
vous êtes un courageux mâtin de petit vilain!
L'HÔTESSE.--N'êtes-vous pas blessé à l'aine? Il me semble que je l'ai vu
vous pousser un mauvais coup dans le ventre.
(Rentre Bardolph.)
FALSTAFF.--L'avez-vous mis à la porte?
BARDOLPH.--Oui, monsieur, le misérable était ivre; vous l'avez blessé à
l'épaule, monsieur.
FALSTAFF.--Le drôle! venir m'insulter!
DOROTHÉE.--Ah! cher petit coquin! hélas! pauvre singe, comme te voilà
tout en sueur! Attends, laisse-moi t'essuyer le visage.--Viens donc,
mauvaise canaille.--Ah! pendard, par ma foi, je t'aime. Tu es aussi
courageux qu'Hector de Troie, tu vaux cinq Agamemnon, et dix fois mieux
que les neuf preux.--Ah! vilain!
FALSTAFF.--Un gredin de maraud! Je ferai sauter ce drôle-là dans la
couverture.
DOROTHÉE.--Fais-le, si tu l'oses, pour l'amour de moi; si tu le fais, je
te le revaudrai dans une paire de draps[36].
[Note 36: _I'll canvas thee between a pair of sheets._]
(Les musiciens arrivent.)
LE PAGE.--Monsieur, la musique est arrivée.
FALSTAFF.--Eh bien, qu'ils jouent! Jouez, messieurs. Assieds-toi sur mon
genou, Doll. Un gredin de fanfaron! Le pendard m'a échappé comme du
vif-argent.
DOROTHÉE.--Oui, par ma foi, et tu le suivais comme une église. Dis donc,
mâtin, dis donc, mon joli petit cochon de la Saint-Barthélemy[37], quand
est-ce que tu cesseras de te battre le jour et de t'escrimer la nuit, et
que tu commenceras à raccommoder ton vieux corps pour l'autre monde?
[Note 37: La foire de la Saint-Barthélemy était une foire célèbre en
Angleterre.]
(Entrent derrière eux le prince Henri et Poins, déguisés en garçons de
cave.)
FALSTAFF, _sans faire attention à eux, à sa Dorothée_.--Tais-toi, mon
coeur, ne parle pas comme une tête de mort[38]; ne me fais pas souvenir
de ma fin.
[Note 38: Du temps de Shakspeare, la grande élégance pour les femmes de
l'espèce de Dorothée était de porter au doigt du milieu une bague
représentant une tête de mort.]
DOROTHÉE.--Dis-moi un peu, mon petit ami, quel homme est le prince?
FALSTAFF.--C'est un assez bon garçon, taillé en lame de couteau: il
aurait fait un fort bon panetier, il aurait coupé le pain à merveille.
DOROTHÉE.--On dit que Poins, par exemple, ne manque pas d'esprit.
FALSTAFF.--Lui, de l'esprit? Le diable l'emporte, le magot! Son esprit
est aussi épais que de la moutarde de Tewksbury: il n'y a pas plus de
sens chez lui que dans une tête de maillet.
DOROTHÉE.--Comment se fait-il donc que le prince l'aime tant?
FALSTAFF.--Parce que leurs jambes sont de la même dimension, qu'il joue
fort bien au petit palet, qu'il mange de l'anguille de mer assaisonnée
de fenouil[39], qu'il avale des bouts de chandelle en guide de
brûlots[40], qu'il court à cheval sur un bâton avec les petits garçons,
qu'il saute à pieds joints par-dessus des tabourets, qu'il jure de bonne
grâce, qu'il porte des bottes bien collées, précisément à la forme de la
jambe, et qu'il ne cause point de querelles entre les gens en rapportant
les histoires secrètes; enfin, pour une foule d'autres qualités futiles
de cette sorte, qui dénotent un pauvre génie et un corps adroit; et
voilà ce qui fait que le prince l'admet auprès de lui; car le prince est
tout à fait de la même espèce; il ne faudrait pas ajouter à leur poids
celui d'un cheveu pour faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre.
[Note 39: _Eats conger and fennel._ L'anguille de mer, assaisonnée de
fenouil, passait pour donner des forces.]
[Note 40: _Drinks off candles ends for fluss dragons._ C'était un acte
de galanterie que d'avaler pour l'amour de sa maîtresse des choses
repoussantes et même dangereuses; le _fluss dragon_ était une amande
qu'on faisait brûler dans un bol d'eau-de-vie. Le courage consistait à
l'avaler tout enflammée, et l'adresse à exécuter cette opération sans se
faire mal.]
HENRI.--Ce moyen de roue-là ne mériterait-il pas bien qu'on lui coupât
les oreilles?
POINS.--Battons-le sous les yeux de sa maîtresse.
HENRI.--Regarde si ce vieux décrépit ne se fait pas gratter la tête
comme un perroquet.
POINS.--N'est-il pas singulier que le désir survive ainsi tant d'années
à la faculté de pécher?
FALSTAFF.--Embrasse-moi, Doll.
HENRI.--Saturne et Vénus en conjonction cette année! Que dit l'almanach
là-dessus?
POINS.--Et voyez un peu son valet, ce Trigon enflammé, lécher les
vieilles tablettes de son maître, son livre de notes, sa conseillère.
FALSTAFF.--C'est pour me flatter que tu me caresses ainsi.
DOROTHÉE.--Non, sur ma foi, c'est de bien bon coeur.
FALSTAFF.--Ah! je suis vieux, je suis vieux.
DOROTHÉE.--Je t'aime mille fois mieux que je n'aime aucun de tous ces
galeux de jeunes gens que tu vois là.
FALSTAFF.--Quelle étoffe veux-tu avoir pour te faire une mante? Je dois
recevoir de l'argent jeudi; tu auras un joli bonnet demain. Allons, une
chanson joyeuse: il se fait tard, nous irons nous mettre au lit.--Tu
m'oublieras, quand je serai parti!
DOROTHÉE.--Sur mon honneur, tu vas me faire pleurer, si tu parles comme
cela. Eh bien, essaye seulement, pour voir si je me parerai une fois
avant ton retour.--Mais allons, écoute la fin de la chanson.
FALSTAFF.--Un peu de vin d'Espagne, François.
HENRI ET POINS, _se présentant à lui_.--Tout à l'heure, tout à l'heure,
monsieur.
FALSTAFF, _reconnaissant le prince_.--Ah! quelque bâtard du roi! Et
n'est-ce pas là Poins, son frère?
HENRI.--Oh! globe de péchés, où l'on ne pourrait apercevoir un
continent[41], quelle vie mènes-tu là?
[Note 41: _Globe of sinful continents._ Le jeu de mots ne pouvait se
traduire littéralement; il a fallu tâcher d'en conserver quelque chose,
non pour le mérite, mais pour l'exactitude.]
FALSTAFF.--Meilleure que la tienne; je suis un gentilhomme, et toi, un
tireur de vin.
HENRI.--Ce que je suis venu tirer, mon cher monsieur, ce sont vos
oreilles.
L'HÔTESSE.--Oh! que Dieu conserve ta Grâce! Par ma foi, sois le bienvenu
à Londres. Que le seigneur bénisse ton aimable figure! Oh! Jésus! vous
voilà donc revenu du pays de Galles?
FALSTAFF.--Te voilà donc, mâtin; tu es folle, engeance de roi (_portant
la main sur Dorothée_), je te le jure par sa peau flexible et son sang
corrompu, tu es le bienvenu!
DOROTHÉE.--Qu'est-ce que c'est que ça, gros butor que vous êtes? Je vous
méprise.
POINS, _au prince_.--Milord, si vous ne prenez pas la chose dans le
premier feu, il vous fera perdre l'envie de vous venger, et tournera le
tout en plaisanterie.
HENRI.--Comment! infâme mine à suif, avec quel mépris n'avez-vous pas
parlé de moi tout à l'heure en présence de cette sage, honnête et
vertueuse dame?
L'HÔTESSE.--Dieu bénisse votre excellent coeur! Elle est bien tout cela,
sur mon honneur.
FALSTAFF.--Est-ce que tu m'as entendu?
HENRI.--Oui; et vous m'avez reconnu aussi, comme le jour où vous vous
sauvâtes auprès de Gadshill. Vous saviez certainement que j'étais
derrière vous, et vous avez dit tout cela exprès pour mettre ma patience
à l'épreuve.
FALSTAFF.--Oh! non, non, non, tu te trompes; je ne croyais pas que tu
fusses à portée de m'entendre.
HENRI.--Je veux vous forcer à avouer l'insulte que vous m'avez faite de
dessein prémédité; et alors je saurai bien comment vous arranger.