William Shakespear

Henri IV (2e partie)
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WESTMORELAND.--Les chefs ayant reçu de vous l'ordre de ne pas bouger, ne
veulent pas partir qu'ils ne reçoivent de votre bouche un ordre
contraire.

LANCASTRE.--Ils connaissent leur devoir.

(Rentre Hastings.)

HASTINGS.--Milord, notre armée est déjà dispersée, et comme de jeunes
taureaux détachés du joug, ils prennent leur course à l'est, à l'ouest,
au nord, au sud.

WESTMORELAND.--Bonne nouvelle, milord Hastings: et en conséquence je
vous arrête comme coupable de haute trahison,--et vous aussi, lord
archevêque,--et vous aussi, lord Mowbray. Je vous accuse tous deux de
trahison capitale.

MOWBRAY.--Est-ce là un procédé juste et honorable?

WESTMORELAND.--Et votre assemblée l'est-elle?

L'ARCHEVÊQUE D'YORK, _au prince_.--Voulez-vous violer ainsi votre
parole?

LANCASTRE.--Je ne me suis point engagé envers toi. Je vous ai promis la
réforme des abus dont vous vous êtes plaints: et sur mon honneur,
j'exécuterai cette réforme avec l'exactitude la plus religieuse. Mais
pour vous, rebelles, préparez-vous à subir le salaire que méritent la
révolte et une conduite telle que la vôtre. Vous avez rassemblé cette
armée avec la plus grande légèreté, vous l'avez conduite ici pleins
d'espérances folles, et vous venez de la licencier comme des
imbéciles.--Qu'on batte le tambour et qu'on poursuive les bandes
errantes et dispersées: c'est le ciel qui à notre place a combattu
aujourd'hui sans danger.--Que quelques-uns de vous gardent ces traîtres,
jusqu'à l'échafaud, lit fatal où la trahison vient toujours rendre son
dernier soupir.

(Tous sortent.)


SCÈNE III

_Entrent_ FALSTAFF ET COLEVILLE.


FALSTAFF.--Quel est votre nom, monsieur? Votre titre? Et de quel endroit
êtes-vous, je vous prie?

COLEVILLE.--Je suis chevalier, monsieur, et je m'appelle Coleville de la
Vallée.

FALSTAFF.--Ainsi Coleville est votre nom, chevalier votre titre, et la
Vallée votre demeure. Le nom de Coleville vous restera, traître sera
votre titre et le cachot sera votre demeure, demeure assez profonde.
Ainsi vous ne changerez point de nom et vous serez toujours Coleville de
la Vallée.

COLEVILLE.--N'êtes-vous pas sir Jean Falstaff?

FALSTAFF.--Je le vaux bien toujours, monsieur, qui que je puisse être.
Vous rendez-vous, monsieur, ou bien faudra-t-il que je sue pour vous y
forcer? Si tu me fais suer, les larmes de tes amis me le payeront: ils
pleureront ta mort. Ainsi songe à avoir peur et à trembler, et
soumets-toi à ma clémence.

COLEVILLE.--Je crois que vous êtes le chevalier Falstaff, et, dans cette
idée, je me rends à vous.

FALSTAFF.--J'ai une école entière de langues dans mon ventre, et il n'y
en a pas une qui sache dire autre chose que mon nom. Si je n'avais qu'un
ventre ordinaire, je serais simplement l'homme le plus actif qu'il y eût
en Europe; mais mon ventre, mon ventre, mon ventre me perd.--Oh! voilà
notre général.

(Entrent le prince Jean de Lancastre, Westmoreland et d'autres
personnes.)

LANCASTRE.--La première chaleur est passée; ne poursuivez pas plus loin
à présent. Rassemblez les troupes, mon cher cousin Westmoreland.
(_Westmoreland sort._) A présent, Falstaff, qu'êtes-vous devenu pendant
tout ce temps-ci? Quand tout est fini, c'est alors que vous paraissez.
Sur ma parole, ces tours de paresseux vous fileront un jour ou l'autre
quelque corde.

FALSTAFF.--Je serais bien fâché, mon prince, d'en agir autrement. Je
n'ai encore connu d'autre récompense de la valeur que les rebuts et les
reproches. Me prenez-vous pour une hirondelle, une flèche, ou un boulet
de canon? Puis-je donner à mes pauvres vieux mouvements la rapidité de
la pensée? Je suis arrivé ici avec toute la célérité qui m'était
possible. J'ai coulé à fond cent quatre-vingt et tant de postes; et
après cela, tout harassé que je suis, j'ai encore dans ma pure et
immaculée valeur, pris sir Jean Coleville de la Vallée, un des plus
terribles chevaliers, des plus vaillants ennemis qu'on puisse
rencontrer: mais après tout, quel mérite y a-t-il à cela? Il ne m'a pas
plutôt vu, qu'il s'est rendu: de façon que je puis bien dire, avec le
célèbre nez crochu de Rome: «Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu.»

LANCASTRE.--Grâce à sa courtoisie, plus qu'à votre valeur.

FALSTAFF.--Je n'en sais rien; mais le voilà toujours, et c'est à vous
que je le remets, et je supplie en grâce Votre Altesse que cette action
soit enregistrée parmi les autres faits de cette journée: ou bien, sur
mon Dieu, je la ferai mettre dans une ballade spéciale, avec mon
portrait en tête, où l'on verra Coleville baisant mon pied: et quand
vous m'aurez forcé à prendre ce parti, si vous ne paraissez pas tous
auprès de moi aussi minces que des pièces de deux sous dorées, et si,
placé dans le ciel pur de la gloire, je ne vous surpasse pas alors en
éclat, comme la pleine lune surpasse les petites étincelles du
firmament, semblables près d'elle à des têtes d'épingles, ne croyez
jamais à la parole d'un chevalier. C'est pourquoi, laissez-moi jouir de
mes droits, et souffrez que le mérite monte.

LANCASTRE.--Le tien est trop pesant pour monter.

FALSTAFF.--Eh bien! qu'il brille donc.

LANCASTRE.--Il est trop opaque.

FALSTAFF.--Enfin, qu'il lui arrive donc quelque chose, mon cher lord,
qui me fasse du bien: après cela, donnez-lui le nom que vous voudrez.

LANCASTRE.--Est-ce toi qui t'appelles Coleville?

COLEVILLE.--Oui, milord.

LANCASTRE.--Tu es un fameux rebelle, Coleville.

FALSTAFF.--Et c'est un fameux fidèle sujet qui l'a pris.

COLEVILLE.--Je ne suis, milord, que ce que sont les chefs qui m'ont
conduit ici. S'ils avaient voulu suivre mes conseils, vous les auriez
achetés plus cher que vous n'avez fait.

FALSTAFF.--Je ne sais pas combien ils se sont vendus; mais pour toi,
comme un bon garçon, tu t'es donné gratis, et je te remercie du présent
que tu m'as fait de toi.

(Entre Westmoreland.)

LANCASTRE.--A-t-on cessé la poursuite?

WESTMORELAND.--On a fait retraite et on va s'occuper de l'exécution des
rebelles.

LANCASTRE.--Envoyez Coleville avec ses confédérés à York, pour y être
exécuté sur-le-champ. Vous, Blount, conduisez-le hors d'ici, et voyez à
ce qu'il soit bien gardé.... (_Quelques-uns sortent avec Coleville._) A
présent hâtons-nous de partir pour la cour, mes lords, car j'apprends
que mon père est très-malade. La nouvelle de nos succès nous devancera
auprès de Sa Majesté. Ce sera vous, cousin, qui vous chargerez de la lui
porter pour le ranimer, tandis que nous vous suivrons sans nous presser.

FALSTAFF.--Milord, je vous en supplie, permettez-moi de traverser le
comté de Glocester, et quand vous arriverez à la cour, je vous en
conjure, faites un bon rapport de moi, mon prince.

LANCASTRE.--Allez, portez-vous bien, Falstaff; pour moi, comme c'est
aussi mon caractère, je parlerai de vous mieux que vous ne méritez.

(Il sort.)

FALSTAFF.--Je vous souhaiterais seulement de l'esprit, cela vaudrait
mieux que votre duché. De bonne foi, ce jeune homme au sang-froid ne
m'aime point, il est impossible de le faire rire: mais il n'y a rien
d'étonnant, cela ne boit pas de vin. Vous ne verrez jamais aucun de ces
graves petits garçons tourner à bien, car leur maigre boisson leur
refroidit tellement le sang, que, joignez à cela tous leurs repas de
poisson, ils tombent dans des espèces de pâles couleurs masculines, et
quand ils se marient ils ne font que des femelles. Ce sont pour la
plupart des sots et des lâches, comme le seraient quelques-uns de nous
si nous ne nous mettions pas le feu dans le ventre. Une bonne bouteille
de vin de Xérès produit deux grands effets: 1º elle monte à la tête et
s'empare de mon cerveau, où elle dessèche toutes les vapeurs crues,
épaisses et sottes qui l'environnent. Elle rend la conception vive,
légère, la remplit de tournures soudaines, animées, charmantes, qui,
communiquées à la voix, naissent au moyen de la langue en excellentes
saillies. Le second avantage qu'on retire de ce recommandable vin de
Xérès, c'est qu'il vous réchauffe le sang, qui, auparavant froid et
tranquille, laissait le foie pâle et blafard, ce qui est la marque
évidente de la pusillanimité et de la lâcheté: mais le Xérès le
réchauffe, et le fait courir de l'intérieur aux extrémités extérieures:
il allume la figure qui, comme un phare, avertit tout le reste de ce
petit royaume, l'homme, de prendre les armes: et alors la troupe des
esprits vitaux, et autres moindres habitants de l'intérieur des terres
vous viennent en grand nombre se porter vers leur capitaine, le coeur,
qui, fier et enflé de cette suite nombreuse, exécute tout ce qu'on veut
en fait d'actions de courage; et toute cette valeur vient du Xérès; de
façon que la plus grande science dans les armes n'est rien, sans un peu
de vin d'Espagne. C'est lui qui la met en mouvement; et le plus grand
savoir n'est qu'un trésor gardé par le diable jusqu'à ce que le vin
d'Espagne le fasse sortir de l'inaction, le mette en usage et en valeur.
Aussi voilà pourquoi le prince Henri est brave; il avait naturellement
hérité de son père un sang morne et froid; mais il l'a si bien cultivé,
travaillé et engraissé, comme on fait une terre sèche, maigre et
stérile, à force de s'accoutumer à boire du bon, du vrai et fertile vin
d'Espagne, et à bonnes doses, qu'il est devenu chaud et très-vaillant.
Si j'avais mille fils, le premier principe que je leur donnerais serait
de renoncer à toute maigre boisson, et de s'adonner au vin d'Espagne.
(_Entre Bardolph._) Eh bien, Bardolph, quelles nouvelles?

BARDOLPH.--L'armée est tout à fait licenciée et partie.

FALSTAFF.--Soit, qu'elle aille: pour moi je vais repasser par le comté
de Glocester, et là, rendre une petite visite à maître Robert Shallow,
écuyer. Je le tiens déjà comme une cire que je façonne entre mes doigts,
et je ne tarderai pas à lui donner l'empreinte.--Allons, partons.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

Westminster.--Appartement dans le palais.

_Entrent_ LE ROI HENRI, CLARENCE, LE PRINCE HUMPHREY, WARWICK, _et
autres personnes._


LE ROI.--Maintenant, lords, si le ciel donne une heureuse issue à la
sanglante querelle qui retentit à nos portes, nous conduirons notre
jeunesse sur de plus nobles champs de bataille, et nous ne manierons
plus que des armes sanctifiées. Notre flotte est équipée, nos troupes
rassemblées, les lieutenants qui doivent gouverner en notre absence
revêtus des pouvoirs nécessaires; tout est au point où nous le désirons:
seulement nous avons besoin d'un peu plus de forces personnelles, et
nous attendons aussi que les rebelles, maintenant armés, soient rentrés
sous le joug du gouvernement.

WARWICK.--Nous ne doutons pas que Votre Majesté ne jouisse bientôt de ce
double avantage.

LE ROI.--Humphrey de Glocester, mon fils, où est le prince votre frère?

GLOCESTER.--Je crois, seigneur, qu'il est allé chasser à Windsor.

LE ROI.--Et avec qui?

GLOCESTER.--Je l'ignore, seigneur.

LE ROI.--Son frère Thomas de Clarence n'est-il pas avec lui?

GLOCESTER.--Non, mon bon seigneur, il est ici présent.

CLARENCE.--Que veut de moi mon seigneur et mon père?

LE ROI.--Je ne te veux que du bien, Thomas de Clarence. Par quel hasard
n'es-tu pas avec le prince ton frère? Il t'aime, Thomas, et tu le
négliges. Tu es placé dans son affection plus avant qu'aucun de tes
frères: cultive-la, mon fils; et après que je serai mort, tu pourras
revêtir entre sa puissance et tes autres frères le noble rôle de
médiateur. N'omets donc rien de ce qui peut lui plaire, n'émousse point
la vivacité de sa tendresse, et ne perds point l'avantage de ses bonnes
grâces, en te montrant froid ou négligent pour ce qu'il désire; car il
est bienveillant pour qui sait le ménager par des soins: il a une larme
pour la pitié, et une main ouverte comme le jour, quand la charité
l'attendrit. Et cependant si on l'irrite, il devient comme le rocher;
son humeur est aussi capricieuse que l'hiver, aussi soudaine que le coup
de la gelée aux premiers rayons du jour. Il faut donc se conformer
soigneusement à son caractère. Quand vous le verrez disposé à la gaieté,
remontrez-lui ses fautes et toujours avec respect; s'il est mal disposé,
donnez-lui de l'espace et lâchez-lui le câble, jusqu'à ce que ses
passions, comme une baleine amenée sur le sable, se soient consumées par
leurs propres efforts. Retiens cette leçon, Thomas, et tu seras le
protecteur de tes amis, un cercle d'or qui unira tellement tous tes
frères, que jamais le vase où vient se mêler leur sang ne sera brisé par
le poison des mauvais conseils que les années y verseront
nécessairement, dût-il le travailler aussi violemment que l'aconit ou la
poudre impétueuse.

CLARENCE.--Je le cultiverai avec tout le soin et toute la tendresse dont
je suis capable.

LE ROI.--Pourquoi, Thomas, n'es-tu pas avec lui à Windsor?

CLARENCE.--Il n'y est pas aujourd'hui; il dîne à Londres.

LE ROI.--Et avec qui? peux-tu me le dire?

CLARENCE.--Avec Poins et le reste de cette bande qui ne le quitte pas.

LE ROI.--Le sol le plus gras est aussi celui qui produit le plus de
mauvaises herbes: il en est surchargé, lui, la noble image de ma
jeunesse. Aussi mes chagrins s'étendent par delà l'heure de ma mort; et
des larmes de sang s'échappent de mon coeur, quand mon imagination me
fait concevoir les jours d'égarement, les temps de corruption que vous
allez voir, lorsque je me serai endormi avec mes ancêtres; car, aussitôt
que la violence de ses goûts de débauche n'aura plus de frein, que la
fougue et l'ardeur du sang seront ses seuls guides, lorsque le pouvoir
viendra se joindre à ses penchants dissolus, de quel essor ne
verrez-vous pas ses passions voler à la rencontre du péril et de la
chute dont il sera menacé?

WARWICK.--Mon gracieux souverain, vous allez beaucoup trop loin: le
prince ne fait autre chose qu'étudier ses compagnons, comme on étudie
une langue étrangère. Pour la bien comprendre, il est nécessaire d'en
voir et d'en apprendre jusqu'aux expressions les plus indécentes: une
fois qu'on y est parvenu, Votre Altesse sait qu'on n'en fait plus
d'autre usage que de les connaître pour les détester. De même, le
prince, quand il sera mûri par l'âge, repoussera loin de lui ses
compagnons, comme on rejette ces termes grossiers; et leur souvenir
vivra seulement dans sa mémoire, comme une espèce de règle sur laquelle
il mesurera la conduite et la vie des autres, tirant ainsi avantage de
ses fautes passées.

LE ROI.--Il est rare que l'abeille abandonne le rayon de miel qu'elle a
déposé dans un cadavre. Qui entre là? Westmoreland!

(Entre Westmoreland.)

WESTMORELAND.--Santé à mon souverain! Et puisse un nouveau bonheur
s'ajouter encore à celui que je viens lui annoncer! Le prince Jean votre
fils baise les mains de Votre Grâce. Mowbray, l'évêque Scroop, Hastings
et tous les chefs, sont allés recevoir le châtiment des lois. Il n'y a
pas maintenant une seule épée rebelle hors du fourreau, et la paix
arbore partout son rameau d'olivier: Votre Majesté pourra en particulier
lire à son loisir dans cet écrit la manière dont a été conduite l'action
et en suivre toutes les circonstances.

LE ROI.--O Westmoreland: tu es l'oiseau d'été, qui sur les pas de
l'hiver vient chanter la naissance du jour. Tenez: voici encore d'autres
nouvelles!

(Entre Harcourt.)

HARCOURT.--Le ciel garde Votre Majesté d'avoir des ennemis; et lorsqu'il
s'en élèvera contre vous, puissent-ils tomber comme ceux dont je viens
vous apprendre le sort! Le comte Northumberland, et le lord Bardolph à
la tête d'une armée nombreuse d'Anglais et d'Écossais, ont été
totalement défaits par le shérif de la province d'York. Ces dépêches,
s'il vous plaît de les lire, renferment dans le plus grand détail toutes
les dispositions et les événements du combat.

LE ROI.--Eh! pourquoi donc ces heureuses nouvelles me rendent-elles plus
malade? La fortune ne viendra-t-elle jamais les deux mains pleines? Ne
tracera-t-elle jamais ses plus belles paroles qu'en sombres caractères?
Tantôt elle donne l'appétit, et refuse l'aliment; c'est le sort du
pauvre en santé; tantôt elle offre un festin et retire l'appétit; c'est
le sort du riche, qui possède l'abondance et n'en jouit pas. Je devrais
en ce moment me réjouir à ces heureuses nouvelles, et c'est en ce moment
même que je sens ma vue se troubler, et ma tête se perdre. Oh! Dieu,
venez à moi: je me trouve bien mal.

(Il tombe sans connaissance.)

GLOCESTER.--Que Votre Majesté prenne courage!

CLARENCE.--O mon auguste père!

WESTMORELAND.--Mon souverain, reprenez vos esprits, levez les yeux....

WARWICK.--Calmez-vous, princes: attendez; vous savez que ces accès lui
sont très-ordinaires. Éloignez-vous de lui: donnez-lui de l'air: bientôt
vous le verrez revenir à lui.

CLARENCE.--Non, non, il ne peut soutenir longtemps ces angoisses. Les
inquiétudes et les peines continuelles de son âme ont tellement usé
l'enceinte qui devait les contenir, qu'à travers sa mince épaisseur, on
aperçoit la vie prête à s'échapper.

GLOCESTER.--Le peuple m'épouvante de ses récits: il a vu des animaux nés
sans père, des productions monstrueuses de la nature. Les saisons ont
changé leur caractère; on dirait que l'année, dans son cours, a trouvé
certains mois endormis, et les a franchis d'un saut.

CLARENCE.--La rivière a éprouvé trois flux successifs que n'a séparés
aucun reflux; et les vieillards, chroniques babillardes du temps passé,
disent que le même phénomène arriva peu de temps avant que notre aïeul,
le grand Édouard, ne tombât malade et ne mourût.

WARWICK.--Parlez plus bas, princes: le roi commence à reprendre ses
sens.

GLOCESTER.--Cette apoplexie sera sûrement le mal qui terminera ses
jours.

LE ROI.--Je vous prie, soulevez-moi, et m'emportez dans quelque autre
chambre.... Doucement, je vous en prie. (_On emporte le roi dans une
partie plus reculée de la chambre, où on le place sur un lit._) Qu'on
n'y fasse aucun bruit, mes chers amis, à moins qu'une main secourable ne
récrée mes sens fatigués par quelque douce musique.

WARWICK.--Qu'on fasse venir des musiciens dans la chambre voisine.

LE ROI.--Placez ma couronne ici sur le chevet de mon lit.

CLARENCE.--Ses yeux se creusent, il change visiblement.

WARWICK.--Moins de bruit, moins de bruit.

(Entre Henri.)

HENRI.--Qui de vous a vu le duc de Clarence?

CLARENCE.--Me voici, mon frère, accablé de tristesse.

HENRI.--Comment, de la pluie sous les toits quand il n'y en a pas
dehors? Comment se porte le roi?

GLOCESTER.--Très-mal.

HENRI.--Sait-il les bonnes nouvelles? Dites-les-lui.

GLOCESTER.--C'est en les apprenant que sa santé s'est si fort altérée.

HENRI.--S'il est malade de joie, il se rétablira sans médecin.

WARWICK.--Pas tant de bruit, milords.--Cher prince, parlez bas: le roi
votre père est disposé à s'assoupir.

CLARENCE.--Retirons-nous dans l'autre chambre.

WARWICK.--Votre Grâce voudrait-elle bien s'y retirer avec nous?

HENRI.--Non: je vais m'asseoir ici et veiller auprès du roi. (_Tous
sortent, excepté le prince._) Pourquoi la couronne, cette importune
camarade de lit, est-elle placée sur son oreiller? O brillante
agitation, inquiétude dorée, combien de fois ne tiens-tu pas les portes
du sommeil toutes grandes ouvertes pendant des nuits sans repos!--Il
dort avec elle maintenant, mais non pas d'un sommeil si parfait et si
profondément doux que celui de l'homme qui, le front ceint d'un bonnet
grossier, ronfle pendant toute la durée de la nuit. O grandeur, quand de
ton poids tu presses celui qui te portes, tu te fais sentir à lui comme
une riche armure qui, dans la chaleur du jour, brûle en même temps
qu'elle défend. Je vois près des issues de son haleine un brin de duvet
qui demeure immobile. S'il respirait, cette plume légère et mobile
serait nécessairement agitée. Mon gracieux seigneur! mon père!--Ce
sommeil est profond! En effet, c'est le sommeil qui a détaché pour
jamais ce cercle d'or du front de tant de rois d'Angleterre.--Ce que je
te dois ce sont des larmes, et la profonde douleur des affections du
sang; la nature, l'amour, la tendresse filiale te les payeront, ô père
chéri, et avec abondance! Ce que tu me dois, c'est ta couronne royale
qu'héritier immédiat de ta place et de ton sang, je vois descendre
naturellement sur ma tête. (_Il la met sur sa tête._) Eh bien, l'y
voilà: le ciel l'y maintiendra; et dût la force de l'univers entier se
réunir dans le bras d'un géant, il ne m'arracherait pas cette couronne
héréditaire; je la tiens de toi et la laisserai aux miens, comme tu me
l'as laissée.

(Il sort.)

LE ROI.--Warwick! Glocester! Clarence!

(Rentrent Warwick et les autres.)

CLARENCE.--Le roi n'a-t-il pas appelé?

WARWICK.--Que désire Votre Majesté? Comment se trouve Votre Grâce?

LE ROI.--Pourquoi m'avez-vous laissé seul ici, milords?

CLARENCE.--Mon souverain, nous y avons laissé le prince mon frère; il a
voulu s'asseoir et veiller auprès de vous.

LE ROI.--Le prince de Galles? où est-il? que je le voie. Il n'est pas
ici.

WARWICK.--Cette porte est ouverte; il sera sorti de ce côté.

GLOCESTER.--Il n'a point passé par la chambre où nous nous tenions.

LE ROI.--Où est la couronne? Qui l'a ôtée de dessus mon oreiller?

WARWICK.--Nous l'y avons laissée, mon souverain, quand nous sommes
sortis.

LE ROI.--C'est le prince qui l'aura prise.--Allez; cherchez où il peut
être.--Est-il donc si impatient, qu'il prenne mon sommeil pour la
mort?--Trouvez-le, lord Warwick; que vos reproches l'amènent ici.--Ce
procédé de sa part s'unit à mon mal et hâte ma fin.--Voyez, enfants, ce
que vous êtes; avec quelle promptitude la nature se laisse aller à la
révolte, dès que l'or devient l'objet de ses désirs. C'est donc pour
cela que les pères insensés, dans leur inquiète prévoyance, suspendent
leur sommeil pour se livrer à leurs pensées, et brisent leur cerveau par
les soucis, leurs os par le travail! C'est donc pour cela qu'ils ont
rassemblé et entassé ces amas corrupteurs d'un or difficilement acquis!
C'est donc pour cela qu'ils se sont appliqués à former leurs enfants
dans la science et les exercices de la guerre! lorsque, semblables à
l'abeille, recueillant sur chaque fleur des sucs bienfaisants, nous
retournons à la ruche les cuisses chargées de cire et la bouche de miel,
comme l'abeille, nous sommes tués pour notre salaire.--Cet amer
sentiment ajoute son poids à celui sous lequel va succomber un père!
(_Rentre Warwick._) Eh bien, où est-il, ce fils qui ne veut pas attendre
que la maladie qui le sert en ait fini avec moi?

WARWICK.--Seigneur, j'ai trouvé le prince dans la chambre voisine,
couvrant de larmes de tendresse son visage ému, et la douleur si
profondément empreinte dans tout son maintien, que la tyrannie, qui ne
s'est jamais désaltérée que de sang, aurait, en le voyant, lavé son
poignard dans des larmes de pitié.... Il vient.

LE ROI.--Mais pourquoi a-t-il emporté ma couronne?--Ah! le voilà!
(_Entre Henri._) Approche-toi de moi, Henri.--Vous, quittez la chambre
et laissez-nous seuls.

HENRI.--Je ne croyais pas que je dusse vous entendre encore.

LE ROI.--Ton désir, Henri, a fait naître en toi cette pensée.--Je
demeure trop longtemps près de toi; je te fatigue.--Es-tu donc si pressé
de voir mon siège vide, que tu ne puisses t'empêcher de t'investir de
mes dignités avant que ton heure soit venue? O jeune insensé! tu aspires
à un pouvoir qui te perdra. Attends encore un moment; le nuage de mes
grandeurs n'est plus retenu dans sa chute que par un souffle si faible,
qu'il ne tardera pas à se dissoudre; le jour de ma vie s'obscurcit. Tu
as dérobé ce qui, dans quelques heures, t'appartenait sans reproche, et
à l'instant de ma mort tu as mis le sceau à mon attente. Ta vie a
clairement prouvé que tu ne m'aimais pas, et tu as voulu que j'en
mourusse convaincu. Tu as caché dans tes pensées un millier de poignards
que tu as aiguisés sur ton coeur de pierre, pour frapper la dernière
demi-heure de ma vie! Quoi, ne peux-tu m'accorder encore une demi-heure?
Eh bien, pars, va creuser toi-même mon tombeau, et commande aux cloches
joyeuses d'annoncer à ton oreille non pas que je suis mort, mais que tu
es couronné; qu'au lieu des larmes qui devraient arroser mon char
funèbre, coule le baume qui consacrera ta tête. Confonds seulement mes
restes dans une poussière oubliée, et donne aux vers celui qui t'a donné
la vie. Arrache de leurs places mes officiers, viole mes décrets; car le
temps est venu où l'on peut se moquer de toutes règles; Henri V est
couronné. Lève-toi, folie; tombe, grandeur royale! Loin d'ici, vous
tous, sages conseillers, et vous, singes fainéants, venez de tous les
pays vous rassembler à la cour d'Angleterre! Nations voisines,
purgez-vous de votre écume. Avez-vous quelque débauché qui jure, boive,
danse et passe toute la nuit en orgies, qui vole, assassine et
renouvelle, sous des formes différentes, tous les crimes déjà connus?
Félicitez-vous, il ne troublera plus votre paix. L'Angleterre va de ses
bienfaits redoublés secourir son triple forfait; l'Angleterre lui
donnera des emplois, des honneurs, de la puissance: car Henri V va
arracher à la licence la muselière qui la contenait, et ce chien
fougueux va pouvoir à son gré entamer de sa dent la chair de l'innocent.
O mon pauvre royaume, encore languissant des coups de la guerre civile,
si tous mes soins n'ont pu te garantir des excès de la débauche et du
vice, que deviendras-tu, quand la débauche sera ton unique souci? Oh! tu
redeviendras un désert, peuplé de loups, tes anciens habitants.

HENRI, _se mettant à genoux_.--Oh! pardonnez-moi, mon souverain.--Sans
mes larmes, l'humide obstacle qui m'a coupé la parole, j'aurais prévenu
cette amère et déchirante réprimande, avant que la douleur se fût mêlée
à vos paroles, et que j'eusse entendu tout ce que je viens
d'entendre.--Voilà votre couronne, et que celui qui porte la couronne
éternelle vous conserve longtemps celle-ci! Si je l'aime autrement que
comme le gage de votre valeur et de votre renommée, que jamais je ne me
relève de cette posture soumise, honorable témoignage de respect que
m'enseigne le sincère et profond sentiment de mon devoir! Le ciel sait,
lorsque entré dans ce lieu, je vis Votre Majesté entièrement privée de
respiration, de quel froid mortel fut saisi mon coeur! Si je mens à la
vérité, oh! puissé-je mourir au milieu du désordre de ma vie actuelle,
sans que jamais ma vie apprenne au monde incrédule le noble changement
résolu dans mon âme! Venant pour vous voir et vous croyant mort (presque
mort moi-même, ô mon souverain, de l'idée que vous l'étiez), j'ai
adressé la parole à cette couronne, comme si elle eût pu m'entendre, et
je lui faisais ces reproches: «Les inquiétudes qui t'accompagnent ont
pris pour aliment la santé de mon père. Ainsi donc, toi qui es composée
de l'or le plus pur, de toutes les sortes d'or tu es le pire. Un or d'un
degré moins raffiné devient bien plus précieux, puisqu'il conserve la
vie quand la médecine l'a rendu potable; mais toi, le plus fin, le plus
honoré, le plus célèbre de tous, tu dévores celui qui te porte.» C'était
en l'accusant ainsi, mon très-honoré souverain, que je l'ai posée sur ma
tête, pour m'essayer avec elle comme avec un ennemi qui avait, sous mes
yeux mêmes, donné la mort à mon père: sujet de plainte pour un fidèle
héritier! Mais si sa possession a souillé mon âme d'un seul sentiment de
joie, ou enflé mes pensées d'aucun mouvement d'orgueil; si aucun
sentiment de révolte ou de vaine présomption m'inspira l'idée de saluer
sa puissance du moindre mouvement d'affection, que le ciel l'éloigne
pour jamais de ma tête, et me rende semblable au plus misérable des
vassaux qui se prosternent devant elle avec crainte et respect!

LE ROI.--O mon fils! c'est le ciel qui t'a inspiré l'idée de l'emporter
d'ici, pour te fournir une nouvelle occasion de mieux regagner l'amour
de ton père, en te justifiant avec autant de sagesse. Approche, Henri,
assieds-toi près de mon lit; écoute le dernier conseil, je crois, que je
doive jamais te donner. Le ciel sait, mon fils, par quelles voies
détournées, par quels obliques et tortueux sentiers je suis parvenu à
cette couronne; et je sais, moi, avec combien d'inquiétudes ma tête l'a
portée: elle descendra sur la tienne, plus paisible, plus honorée, mieux
affermie: car les reproches que m'a coûtés sa conquête vont s'ensevelir
avec moi dans la terre. Elle n'a paru en moi qu'un honneur arraché d'une
main violente, et un grand nombre de ceux qui m'environnaient me
reprochaient le secours qu'ils m'avaient prêté pour m'en rendre maître.
De là naissaient les querelles et l'effusion du sang qui chaque jour
venaient troubler une paix imaginaire; tu vois avec quel péril j'ai
soutenu ces audacieuses menaces. Tout mon règne n'a été, pour ainsi
dire, qu'une scène où ce même sujet a été continuellement mis en action;
mais aujourd'hui, ma mort change l'état des choses, car ce qui pour moi
n'était qu'un bien acquis par la force tombe sur ta tête par un droit
plus légitime; tu reçois et tu portes le diadème en vertu d'un titre
héréditaire. Cependant, quoique tu sois plus affermi sur le trône que je
n'ai pu l'être, tu ne l'es pas assez, tant que les ressentiments sont
encore tout frais; et tous tes amis, ceux dont tu dois faire tes amis,
n'ont été que tout récemment dépouillés de leur aiguillon et de leurs
dents, dont la criminelle assistance avait fait mon élévation et dont la
force pouvait me donner la crainte d'être renversé. Pour l'éviter, j'ai
détruit les uns, et j'avais formé le dessein de conduire les autres à la
Terre sainte, de crainte que le repos et le loisir de la paix ne leur
donnassent la tentation d'examiner de trop près ma situation. Que ton
soin, mon cher Henri, soit donc d'occuper dans des guerres étrangères
ces esprits inquiets, afin d'user, dans une action portée hors de ce
royaume, le souvenir des temps passés.--Je voudrais te parler encore;
mais mes poumons sont tellement affaiblis, qu'il ne me reste plus
d'haleine, et que la parole me manque entièrement. Oh! que Dieu me
pardonne les moyens qui m'ont conduit à la couronne, et m'accorde que tu
la puisses posséder en paix!

HENRI.--Mon bien-aimé souverain, vous l'avez gagnée, vous l'avez portée,
vous l'avez soutenue, et vous me la donnez. Ma possession doit donc être
légitime et paisible; et je promets de la défendre avec des efforts plus
qu'ordinaires contre l'univers entier.

(Entrent le lord Jean de Lancastre, Warwick et autres lords.)

LE ROI.--Tenez, tenez, voilà mon fils Jean de Lancastre.

LANCASTRE.--Santé, paix et bonheur à mon auguste père!

LE ROI.--Tu m'apportes, ô mon fils Jean, le bonheur et la paix: mais
pour la santé, hélas! elle s'est envolée sur ses jeunes ailes loin de ce
tronc desséché et flétri: tu le vois, ma tâche en ce monde touche à sa
fin.--Où est milord Warwick?

HENRI.--Milord Warwick!

LE ROI.--Est-il quelque nom particulier attaché à l'appartement où je me
suis évanoui la première fois?

WARWICK.--On l'appelle Jérusalem, mon noble prince.

LE ROI.--Dieu soit loué! C'est là que ma vie doit finir. Il y a
plusieurs années qu'on m'a prédit que je ne mourrais que dans Jérusalem:
je crus à tort que ce serait dans la Terre sainte; mais portez-moi dans
cette chambre: je veux qu'on m'y place: c'est dans cette Jérusalem que
Henri mourra.

(Tous sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                           ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Dans le comté de Glocester; une salle de la maison de Shallow.

_Entrent_ SHALLOW, FALSTAFF, BARDOLPH, LE PAGE.


SHALLOW.--Par la corbleu, chevalier, vous ne vous en irez pas ce soir.
(_Appelant._) Holà, Davy! m'entends-tu?

FALSTAFF.--Il faut que vous m'excusiez, maître Robert Shallow.

SHALLOW.--Je ne vous excuserai point; vous ne serez point excusé: on
n'admettra point d'excuses: il n'y a pas d'excuses qui tiennent: vous ne
serez point excusé. Hé! Davy!

(Entre Davy.)

DAVY.--Me voilà, monsieur!

SHALLOW.--Davy, Davy, Davy.--Attendez un peu, Davy; attendez que je voie
un peu,--oui c'est cela; dites à Guillaume le cuisinier, dites-lui qu'il
vienne me parler.--Sir Jean, vous ne serez point excusé.

DAVY.--Vraiment, monsieur, je vous le dirai, ces ordonnances-là ne
sauraient s'exécuter.--Et puis encore autre chose; est-ce en froment que
nous sèmerons la grande pièce de terre?

SHALLOW.--En froment rouge, Davy; mais appelez-moi Guillaume le
cuisinier: n'avez-vous pas des pigeonneaux?

DAVY.--Oui-da, monsieur. Voici aussi le mémoire du maréchal, pour les
fers de chevaux et les socs de charrue.

SHALLOW.--Voyez à quoi il se monte et qu'on le paye:--sir Jean, vous ne
serez point excusé.

DAVY.--Monsieur, il faut de toute nécessité un cercle neuf au
baquet.--Et puis encore, monsieur, voulez-vous qu'on retienne à
Guillaume quelque chose sur ses gages, pour le sac qu'il a perdu l'autre
jour à la foire de Hinckley?

SHALLOW.--Certainement il m'en répondra.--Quelques pigeons, Davy, une
couple de petites poulardes fines, un gigot de mouton, et puis après
quelques petites drôleries, dis cela à Guillaume.

DAVY.--L'homme de guerre restera-t-il ici à coucher, monsieur?

SHALLOW.--Oui, Davy, je veux le bien traiter; un ami à la cour vaut
mieux qu'un penny dans la poche. Traite bien ses gens, Davy; car ce sont
de fieffés coquins, qui pourraient mordre en arrière.

DAVY.--Pas plus toujours qu'ils ne sont mordus eux-mêmes, leur linge est
joliment sale.

SHALLOW.--Bien trouvé, Davy; allons, à ton affaire, Davy.

DAVY.--Je vous serais bien obligé, monsieur, de vouloir bien protéger
Guillaume Visor de Woncot, contre Clément Perkers de la Colline.

SHALLOW.--Il y a déjà bien des plaintes, Davy, contre ce Visor; ce Visor
est, à ma connaissance, un grand coquin!

DAVY.--J'en conviens avec Votre Seigneurie, monsieur, c'est un coquin:
cependant à Dieu ne plaise qu'un coquin ne puisse pas obtenir quelque
protection à la prière de son ami. Un honnête homme, monsieur, est en
état de se défendre lui-même, et un coquin n'a pas cet avantage. Il y a
huit ans, monsieur, que je sers fidèlement Votre Seigneurie, et si je
n'ai pas le crédit, une fois ou deux par quartier, de faire avoir le
dessus à un coquin contre un honnête homme, il faut convenir que j'ai
bien peu de crédit auprès de Votre Seigneurie. Ce coquin est un honnête
ami à moi, monsieur, c'est pourquoi je supplie Votre Seigneurie de lui
accorder sa protection.

SHALLOW.--Allons, c'est bon, il ne lui arrivera pas de mal. Aie soin de
tout, Davy.--Où êtes-vous, sir Jean? Allons, quittez-moi ces bottes:
donnez-moi la main, monsieur Bardolph.

BARDOLPH.--Je suis bien charmé de voir Votre Seigneurie.

SHALLOW.--Je te remercie de tout mon coeur, mon cher maître Bardolph: et
toi aussi (_au page_), mon grand garçon, sois le bienvenu. Allons, sir
Jean.

(Shallow sort.)

FALSTAFF.--Je vous suis, mon cher maître Robert Shallow.--Bardolph,
donnez un coup d'oeil à nos chevaux. (_Bardolph et le page sortent._) Si
l'on me coupait en morceaux, on pourrait faire de moi quatre douzaines
d'échalas barbus comme maître Shallow. C'est quelque chose d'admirable à
voir que la parfaite concordance de l'esprit de ses gens avec le sien.
Eux, à force de l'avoir devant les yeux, se comportent comme de sots
juges de paix; et lui, à force de converser avec eux, il a pris la
tournure d'un valet de juge: leurs esprits se sont si bien unis et
confondus par cette société habituelle, qu'ils se jettent tous dans la
même direction, comme une troupe d'oies sauvages. Si j'avais une affaire
auprès de maître Shallow, je flatterais ses gens sur le crédit qu'ils
ont auprès de leur maître; si j'en avais une avec ses gens, je
chatouillerais maître Shallow de l'idée qu'il n'y a pas d'homme au monde
qui ait plus d'autorité sur ses domestiques. Ce qu'il y a de certain,
c'est que les manières ou habiles ou sottes se gagnent comme les
maladies par la communication: c'est pourquoi les hommes doivent bien
prendre garde à ceux qu'ils fréquentent.--Je veux tirer de ce Shallow de
quoi tenir le prince Henri dans un accès de rire non interrompu pendant
la durée de six mois, c'est-à-dire environ le temps de quatre
plaidoiries, ou de deux procédures; et ce rire-là sera sans vacations.
Oh! c'est quelque chose d'étonnant que l'effet d'un mensonge appuyé d'un
long jurement, ou d'une plaisanterie faite d'un air triste, sur un
gaillard qui n'a pas encore senti les épaules lui faire mal. Oh! vous le
verrez rire jusqu'à ce que son visage se déforme comme un manteau
mouillé mis de travers.

SHALLOW, _derrière le théâtre_.--Sir Jean!

FALSTAFF.--Je suis à vous, maître Shallow. Je suis à vous, maître
Shallow.

(Il sort.)


SCÈNE II

A Westminster; un appartement du palais.

LE COMTE DE WARWICK ET LE GRAND JUGE.


WARWICK.--Qu'est-ce, milord grand juge, où allez-vous?

LE JUGE.--Comment se porte le roi?

WARWICK.--Que trop bien. Tous ses maux sont finis.

LE JUGE.--Il n'est pas mort, j'espère?

WARWICK.--Il a terminé son voyage en ce monde. Il ne vit plus pour nous.

LE JUGE.--J'aurais voulu que Sa Majesté m'eût mandé avant de mourir. Le
zèle intègre avec lequel je l'ai servi pendant sa vie me laisse exposé à
tous les traits de l'injustice.

WARWICK.--En effet, je crois que le jeune roi ne vous aime pas.

LE JUGE.--Je sais qu'il ne m'aime pas; aussi je m'arme de courage pour
soutenir d'un front serein le poids des circonstances; elles ne peuvent
me menacer d'une disgrâce plus affreuse que celle que me peint mon
imagination.

(Entrent le prince Jean de Lancastre, Glocester, Clarence et autres
lords.)

WARWICK.--Voici les enfants affligés de feu Henri. Oh! plût au ciel que
le Henri qui est vivant eût le caractère du moins estimable de ces trois
princes! Combien de nobles conserveraient leurs emplois, qui vont
devenir le butin d'hommes de la plus vile espèce?

LE JUGE.--Hélas! je crains bien que tout l'Etat ne soit bouleversé.

LANCASTRE.--Bonjour, cousin Warwick.

GLOCESTER ET CLARENCE.--Bonjour, cousin.

LANCASTRE.--Nous nous abordons comme des hommes qui ont perdu l'usage de
la parole.

WARWICK.--Nous pourrions bien le retrouver; mais ce que nous aurions à
dire est trop triste, pour souffrir de longs discours.

LANCASTRE.--Allons! que la paix soit avec celui qui nous cause cette
tristesse!

LE JUGE.--Que la paix soit avec nous, et nous préserve de devenir plus
tristes encore!

GLOCESTER.--O mon cher lord! vous avez en effet perdu un ami; et
j'oserais jurer que vous n'avez pas emprunté le masque de la douleur:
sûrement celle que vous montrez est sentie et bien sincère.

LANCASTRE.--Quoique nul homme dans ce royaume ne puisse savoir au juste
quel sera son sort, cependant vous êtes celui qui a le moins à espérer.
J'en suis affligé: je voudrais bien qu'il en fût autrement.

CLARENCE.--Il faut maintenant que vous ayez des égards pour sir Jean
Falstaff. Il nage contre le cours qu'a suivi votre mérite.

LE JUGE.--Aimables princes, ce que j'ai fait, je l'ai fait en tout
honneur, et conduit par l'impartiale direction de ma conscience, et vous
ne m'en verrez jamais solliciter le pardon par de honteuses et inutiles
supplications. Si la fidélité et l'irréprochable innocence ne suffisent
pas à me défendre, j'irai trouver mon maître le roi mort, et je lui
dirai qui m'envoie après lui.

WARWICK.--Voici le prince.

(Entre Henri V.)

LE JUGE.--Salut! Que le ciel conserve Votre Majesté!

LE ROI.--Ce vêtement somptueux et nouveau pour moi, la majesté, ne m'est
pas aussi léger que vous pouvez le croire.--Mes frères, votre tristesse
est mêlée de quelque crainte. Mais c'est ici la cour d'Angleterre et non
la cour de Turquie. Ce n'est point un Amurat qui succède à un Amurat;
c'est Henri qui succède à Henri.--Cependant, soyez tristes, mes bons
frères; car il faut l'avouer, cette tristesse vous sied; la douleur se
montre en vous d'un air si noble que je veux en imiter l'exemple, et la
conserver au fond de mon âme. Soyez donc tristes, mais pas plus, mes
bons frères, que vous ne devez l'être, d'un fardeau qui nous est imposé
en commun. Quant à moi, j'en atteste le ciel, je vous demande d'être
assurés que je serai votre père et votre frère à la fois. Chargez-vous
seulement de m'aimer, et moi je me charge de tous vos autres soins.
Cependant pleurez Henri mort: je veux le pleurer aussi: mais vous avez
un Henri vivant, qui pour chacune de vos larmes vous rendra autant
d'heures de bonheur.

LANCASTRE ET LES AUTRES.--Nous n'attendons pas moins de Votre Majesté.

LE ROI, _les considérant l'un après l'autre_.--Vous me regardez d'un air
inquiet; (_au juge_) et vous plus que les autres; vous êtes, je crois,
bien sûr que je ne vous aime pas.

LE JUGE.--Je suis sûr que, si l'on me rend la justice qui m'est due,
Votre Majesté n'a nul motif légitime de me haïr.

LE ROI.--Non? Comment un prince élevé dans de si hautes espérances
pourrait-il oublier des affronts tels que ceux que vous m'avez fait
subir? Quoi! réprimander, maltraiter de paroles, envoyer rudement en
prison l'héritier présomptif de l'Angleterre! cela se pourrait-il
aisément supporter? cela peut-il être lavé dans le Léthé? cela peut-il
être pardonné?

LE JUGE.--Je représentais alors la personne de votre père. L'image de sa
puissance résidait en moi; et au moment où je dispensais sa loi, où
j'étais occupé tout entier des intérêts publics, il plut à Votre Altesse
d'oublier ma place, la majesté de la loi, l'autorité de la justice, et
l'image du souverain que je représentais; et elle me frappa sur le siége
même où je rendais un arrêt! Alors je déployai contre vous, comme
criminel envers votre père, toute la hardiesse de mon autorité, et je
vous fis emprisonner. Si ma conduite fut blâmable, consentez donc,
aujourd'hui que vous portez le diadème, à voir votre fils mépriser vos
décrets, arracher la justice de votre respectable tribunal, dédaigner la
loi dans son cours, émousser le glaive qui protége la paix et la sûreté
de votre personne, que dis-je? conspuer votre royale image, et insulter
à vos oeuvres dans un second vous-même. Interrogez vos pensées de roi,
placez-vous dans cette position: soyez aujourd'hui le père, et
figurez-vous que vous avez un fils; que vous apprenez qu'il a profané
votre dignité à cet excès, que vous voyez vos plus redoutables lois
méprisées avec tant de légèreté, et vous-même dédaigné à ce point par un
fils: et ensuite imaginez-vous que je remplis votre rôle, et que c'est
au nom de votre autorité que j'impose, avec douceur, silence à votre
fils: après cet examen de sang-froid, jugez-moi, et dites-moi, comme il
convient à votre condition de roi, ce que j'ai fait de malséant à ma
place, à mon caractère, ou à la majesté de mon souverain?

LE ROI.--Vous avez raison, juge, et vous avez pesé les choses comme vous
le deviez. En conséquence, continuez de tenir la balance et le glaive;
et je souhaite qu'élevé de jour en jour à de plus grands honneurs, vous
viviez assez pour voir un de mes fils vous offenser, et vous obéir,
comme j'ai fait; puissé-je vivre aussi pour lui répéter les paroles de
mon père: «Je suis heureux d'avoir un magistrat assez courageux pour
oser exercer la justice sur mon propre fils; et je ne suis pas moins
heureux d'avoir un fils qui se dépouille ainsi de sa dignité entre les
mains de la justice.»--Vous m'avez mis en prison: c'est pour cela que je
mets en votre main le glaive sans tache que vous avez accoutumé de
porter, en vous rappelant que vous devez en user avec la même fermeté,
la même justice, la même impartialité que vous avez employées avec moi.
Voilà ma main. Vous servirez de père à ma jeunesse; ma voix ne sera que
l'écho des paroles que vous ferez entendre à mon oreille. Je soumettrai
humblement mes résolutions aux sages conseils de votre expérience.--Et
vous tous, princes, mes frères, croyez-moi, je vous en conjure.--Mon
père a emporté avec lui mes égarements; tous les penchants déréglés de
ma jeunesse sont ensevelis dans sa tombe. Je lui survis triste et animé
de son esprit, pour tromper l'attente de l'univers, pour démentir les
prédictions et pour effacer l'injuste opinion qui s'est établie sur moi,
d'après les apparences: les flots de mon sang ont jusqu'ici coulé au
sein d'orgueilleuses folies: maintenant ils vont refluer en arrière et
retourner vers l'océan pour se mêler à ses vagues imposantes dans une
solennelle majesté. Nous convoquons maintenant notre cour suprême du
parlement, et choisissons pour membres de notre conseil des hommes si
sages que le grand corps de l'État puisse le disputer à la nation la
mieux gouvernée, et que les affaires de la paix ou de la guerre, ou de
toutes deux ensemble, nous soient également connues et familières à
tous. (_Au grand juge._) Vous y aurez, mon père, la première place.
Après la cérémonie de notre couronnement, nous assemblerons, comme je
viens de l'annoncer, tous les membres de l'État, et si le ciel seconde
mes bonnes intentions, nul prince, nul pair n'aura jamais sujet de dire:
«Que le ciel abrège d'un seul jour la vie fortunée de Henri!»

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Dans le comté de Glocester.--Le jardin de la maison de Shallow.

_Entrent_ FALSTAFF, SHALLOW, SILENCE, BARDOLPH, LE PAGE ET DAVY.


SHALLOW, _à Falstaff_.--Oh! vous verrez mon verger, et sous mon berceau
nous mangerons une reinette de l'année dernière, que j'ai greffée
moi-même, avec un plat de biscuits et quelque chose comme ça. Allons,
cousin Silence, et puis nous irons nous coucher.

FALSTAFF.--Pardieu, vous avez là une bonne et riche habitation!

SHALLOW.--Oh! toute nue, nue, nue! une pauvreté, une pauvreté, sir Jean:
mais, ma foi, l'air y est bon.--Sers, Davy, sers, Davy; fort bien, Davy.

FALSTAFF.--Ce Davy vous sert à bien des choses; il est tout à la fois
votre valet et votre laboureur.

SHALLOW.--C'est un bon valet, un bon valet, un très-bon valet, sir Jean.
Par la messe, j'ai bu un peu trop de vin d'Espagne à souper.--C'est un
bon valet.--Oh! çà, asseyez-vous donc, asseyez-vous donc: approchez
donc, cousin.

SILENCE.--Ah! mon cher, je dis, je veux bien.

(Il chante.)

     Ne faisons rien autre que manger et bonne chère,
         Et remercier le ciel de cette joyeuse année;
     Quand la viande est à bon marché et que les femelles sont chères
         Que de jeunes gaillards rôdent çà et là...
         Vive la joie, et vive la joie à jamais!

FALSTAFF.--Ah! voilà ce qui s'appelle un bon vivant! Maître Silence, je
vous porte une santé pour cela.

SHALLOW.--Versez donc à M. Bardolph, Davy.

DAVY.--Mon cher monsieur, asseyez-vous donc. (_Il fait asseoir le page
et Bardolph à une autre table._) Je suis à vous tout à l'heure.--Mon
très-cher monsieur, asseyez-vous.--Monsieur le page, mon bon monsieur le
page, asseyez-vous. Grand bien vous fasse. Ce qui nous manque à manger,
nous l'aurons en boisson.--Il faut excuser. Le coeur est tout.

(Il sort.)

SHALLOW.--Allons, gai, monsieur Bardolph; et vous, mon petit soldat
aussi, que je vois là-bas, égayez-vous.

SILENCE _chante_.

     Allons, gai, gai, ma femme est comme toutes les autres;
     Car les femmes sont des diablesses, les petites et les grandes.
     On est gai dans la salle quand les barbes se remuent.
                Et vive la joie du carnaval!
                Allons, gai, gai, etc.

FALSTAFF.--Je n'aurais pas cru que maître Silence eût été un homme de si
bonne humeur.

SILENCE.--Qui? moi? J'ai été comme cela déjà plus d'une fois.

DAVY, _rentre et sert un plat de pommes devant Bardolph_.--Tenez, voilà
un plat de pommes de rambour pour vous.

SHALLOW.--Davy?

DAVY.--Plaît-il, monsieur?--Je suis à vous tout à l'heure. Un verre de
vin, n'est-ce pas, monsieur?

SILENCE _chante_.

     Un verre de vin, pétillant et fin,
     Et je bois à mes amours,
     Et un coeur joyeux vit longtemps.

FALSTAFF.--Bravo, maître Silence.

SILENCE.--Et soyons gais, voilà le bon temps de la nuit.

FALSTAFF.--Santé et longue vie à vous, maître Silence!

SILENCE _chante_.

     Remplissez le verre et faites-le passer,
     Et je vous fais raison jusqu'à un mille de profondeur.

SHALLOW.--Honnête Bardolph, soyez le bienvenu: si tu as besoin de
quelque chose et que tu ne le demandes pas, dame, tant pis pour toi.
(_Au page._) Bienvenu aussi, toi, mon petit fripon, et de toute mon âme!
Je vais boire à monsieur Bardolph et à tous les joyeux cavalleros de
Londres.

DAVY.--J'espère bien voir Londres une fois avant de mourir.

BARDOLPH.--Si j'ai le plaisir de vous y rencontrer, Davy....

SHALLOW.--Vous boirez bouteille ensemble? Ha! n'est-ce pas, monsieur
Bardolph?

BARDOLPH.--Oui, monsieur, et à même le broc.

SHALLOW.--Pardieu, je te remercie.--Le drôle se collera à tes côtés, je
puis t'en assurer: oh! il ne te renoncera pas, il est de bonne race.

BARDOLPH.--Et moi, je me collerai à lui aussi, monsieur.

SHALLOW.--C'est parler comme un roi!--Ne vous laissez manquer de rien;
allons, qui? (_On entend frapper à la porte._)--Voyez qui est-ce qui
frappe là. Ho! qui est là?

(Davy sort.)

FALSTAFF, _à Silence qui avale une rasade_.--Ma foi! vous m'avez bien
fait raison.

SILENCE _chante_.

     Fais-moi raison
     Et arme-moi chevalier.
     Samingo[52],

[Note 52: _Samingo_ pour _Domingo_. C'est le refrain d'une vieille
chanson.]

N'est-ce pas cela?

FALSTAFF.--C'est cela.

SILENCE.--Est-ce cela? Eh bien, avouez donc qu'un vieux homme est encore
bon à quelque chose.

(Rentre Davy.)

DAVY.--Plaise à Votre Seigneurie! il y a là-bas un certain Pistol qui
arrive de la cour et apporte des nouvelles.
                
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