Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 7
Henri IV (2e partie)
Henri V
Henri VI (1re, 2e et 3e partie)
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
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HENRI IV
TRAGÉDIE
DEUXIÈME PARTIE
NOTICE
SUR LA DEUXIÈME PARTIE
DE HENRI IV
Henri V est le véritable héros de la seconde partie; son avénement au
trône et le grand changement qui en résulte sont l'événement du drame.
La défaite de l'archevêque d'York et celle de Northumberland ne sont que
le complément des faits contenus dans la première partie. Hotspur n'est
plus là pour donner à ces faits une vie qui leur appartienne, et
l'horrible trahison de Westmoreland n'est pas de nature à fonder un
intérêt dramatique. Henri IV mourant ne se montre que pour préparer le
règne de son fils, et toute l'attention se porte déjà sur un successeur
également important par les craintes et par les espérances qu'il fait
naître.
Ce n'est pas tout à fait à l'histoire que Shakspeare a emprunté le
tableau de ces divers sentiments. L'avénement de Henri V fut
généralement un sujet de joie: Hollinshed rapporte que, dans les trois
jours qui suivirent la mort de son père, il reçut de plusieurs «nobles
hommes et honorables personnages,» des hommages et serments de fidélité
tels que n'en avait reçu aucun des rois ses prédécesseurs[1], «tant
grande espérance et bonne attente avait-on des heureuses suites qui par
cet homme devaient advenir.» L'inconstante ardeur des esprits,
entretenue par de fréquents bouleversements, faisait nécessairement d'un
nouveau règne un sujet d'espérances; et les troubles qui avaient agité
le règne de Henri IV, les cruautés qui en avaient été la suite, les
continuelles méfiances qui devraient en résulter, portaient
naturellement la nation à tourner les yeux vers un jeune prince dont, en
ce temps de désordre, les déréglements choquaient beaucoup moins que ses
qualités généreuses n'inspiraient de confiance. On attribuait d'ailleurs
une partie de ces déréglements à la méfiance jalouse de son père, qui,
en le tenant écarté des affaires auxquelles il se portait avec une
grande ardeur, en lui ôtant même l'occasion de faire éclater ses talents
militaires, avait jeté cet esprit impétueux dans des voies de désordre
où les moeurs du temps ne permettaient guère qu'on s'arrêtât sans avoir
atteint les derniers excès. Hollinshed attribue à la malveillance de
ceux qui entouraient le roi Henri IV, non-seulement les soupçons qu'il
était disposé à concevoir contre son fils, mais encore les bruits odieux
répandus sur la conduite de ce prince. Il rapporte une occasion où le
prince, ayant à se défendre contre certaines insinuations qui avaient
mis la mésintelligence entre son père et lui, se rendit à la cour avec
une suite dont l'éclat et le nombre n'étaient pas faits pour diminuer
les soupçons du roi, et dans un costume assez singulier pour que le
chroniqueur ait cru devoir en faire mention. C'était «une robe (_a
gowne_, probablement un long manteau) de satin bleu remplie de petits
trous en façon d'oeillets, et à chaque trou pendait à un fil de soie
l'aiguille avec laquelle il avait été cousu.» Quoi qu'on puisse penser
de la gêne des mouvements d'un homme vêtu d'une manière si inquiétante,
le prince se jeta aux pieds de son père, et, après avoir protesté de sa
fidélité, lui présenta son poignard, afin qu'il se délivrât de ses
soupçons en le tuant, «et en présence de ces lords, ajouta-t-il, et
devant Dieu au jour du jugement, je jure ma foi de vous le pardonner
hautement.» Le roi attendri, jeta le poignard, embrassa son fils les
larmes aux yeux, lui avoua ses soupçons, et déclara en même temps qu'ils
étaient effacés. Le prince demanda la punition de ses accusateurs; le
roi répondit que la prudence exigeait quelques délais, et ne punit
point. Mais il paraît que l'opinion générale vengeait suffisamment le
jeune prince; et sans croire précisément avec Hollinshed, qui d'ailleurs
se contredit sur ce point, que Henri ait toujours eu soin «de contenir
ses affections dans le sentier de la vertu», on est porté à supposer
quelque exagération dans le récit des déportements de sa jeunesse rendus
plus remarquables par la révolution subite qui les a terminés, et par
l'éclat de gloire qui les a suivis.
[Note 1: _Chroniques_ de Hollinshed, t. II, p. 543.]
Shakspeare devait naturellement adopter la tradition la plus favorable à
l'effet dramatique; il a senti aussi combien le rôle d'un roi et d'un
père mourant, inquiet sur l'avenir de son fils et de ses sujets, était
plus propre à produire sur la scène un tableau touchant et pathétique;
et de même qu'il a inventé pour la beauté de son dénoûment l'épisode de
Gascoygne, il a ajouté, à la scène de la mort de Henri IV, des
développements qui la rendent infiniment plus intéressante. Hollinshed
rapporte simplement que le roi s'apercevant qu'on avait ôté sa couronne
de dessus son chevet, et apprenant que c'était le prince qui l'avait
emportée, le fit venir et lui demanda raison de cette conduite: «Sur
quoi le prince, avec un bon courage, lui répondit:--Sire, à mon jugement
et à celui de tout le monde, vous paraissiez mort. Donc, comme votre
plus proche héritier connu, j'ai pris cette couronne comme mienne et non
comme vôtre.--Bien, mon fils, dit le roi avec un grand soupir, quel
droit j'y avais, Dieu le sait!--Bien, dit le prince, si vous mourez roi,
j'aurai la couronne, et je me fie de la garder avec mon épée contre tous
mes ennemis, comme vous avez fait.--Étant ainsi, dit le roi, je remets
tout à Dieu et souvenez-vous de bien faire. Ce que disant, il se tourna
dans son lit, et bientôt après s'en alla à Dieu.» Peut-être la réponse
du jeune prince, rendue comme un poëte l'eût su rendre, aurait-elle été
préférable au discours étudié que lui prête Shakspeare; cependant il en
a conservé une partie dans la dernière réplique du prince de Galles, et
le reste de la scène offre de grandes beautés, ainsi que celles qui
suivent entre Gascoygne et les princes. En tout, Shakspeare paraît avoir
voulu racheter par des beautés de détail la froideur nécessaire de la
partie tragique; elle en offre beaucoup, et le style en est généralement
plus soigné et plus exempt de bizarrerie que celui de la plupart de ses
autres pièces historiques.
La partie comique, très-importante et très-considérable dans cette
seconde partie de _Henri IV_, n'est cependant pas égale en mérite à ce
qu'offre, dans le même genre, la première partie. Falstaff est parvenu,
il a une pension, des grades; ses rapports avec le prince sont moins
fréquents; son esprit ne lui sert donc plus aussi fréquemment à se tirer
de ces embarras qui le rendaient si comique; et la comédie est obligée
de descendre d'un étage pour le représenter dans sa propre nature, livré
à ses goûts véritables et au milieu des misérables dont il fait sa
société, ou des imbéciles qu'il a encore besoin de duper. Ces tableaux
sont sans doute d'une vérité frappante et abondent en traits comiques,
mais la vérité n'est pas toujours assez loin du dégoût pour que le
comique nous trouve alors disposés à toute la joie qu'il inspire; et les
personnages sur qui tombe le ridicule ne nous paraissent pas toujours
valoir la peine qu'on en rie. Cependant le caractère de Falstaff est
parfaitement soutenu, et se retrouvera tout entier quand on le verra
reparaître ailleurs.
La seconde partie de _Henri IV_ a paru, à ce qu'on croit, en 1598; avant
cette époque, on représentait sur la scène anglaise une pièce intitulée
_les Fameuses Victoires de Henri V_, sorte de farce tragi-comique
dépourvue de tout mérite. Rien ne pourrait mieux faire comprendre que ce
vieux drame la merveilleuse transformation qu'opéra Shakspeare dans les
représentations théâtrales du siècle d'Elisabeth.
HENRI IV
TRAGÉDIE
DEUXIÈME PARTIE
PERSONNAGES
LE ROI HENRI IV.
HENRI, prince de Galles, )
ensuite roi sous le nom de )
Henri V. )
THOMAS, duc de Clarence. )
LE PRINCE JEAN de Lancastre, ) ses fils
ensuite duc de Bedford. )
LE PRINCE HUMPHROY )
de Glocester, ensuite duc )
de Glocester. )
LE COMTE DE WARWICK. )
LE COMTE DE WESTMORELAND. ) partisans
GOWER. ) du roi
HARCOURT. )
Le GRAND JUGE du banc du roi.
UN GENTILHOMME attaché au grand
juge.
LE COMTE DE NORTHUMBERLAND. )
SCROOP, archevêque d'York. )
LORD MOWBRAY. ) ennemis
LORD HASTINGS. ) du roi.
LORD BARDOLPH. )
SIR JOHN COLEVILLE. )
TRAVERS, ) domestiques de Northumberland.
MORTON, )
FALSTAFF.
BARDOLPH.
PISTOL.
UN PAGE.
POINS. )
PETO. ) attachés au prince Henri.
SHALLOW. )
SILENCE. ) juges de comtés.
DAVY, domestique de Shallow.
MOULDY, )
SHADOW, )
WART, ) recrues.
FEEBLE, )
BULLCALF )
FANG, )
SNARE. ) officiers du shérif.
LA RENOMMÉE.
UN PORTIER.
UN DANSEUR qui prononce l'épilogue.
LADY NORTHUMBERLAND.
LADY PERCY.
L'HÔTESSE QUICKLY.
DOLL TEAR-SHEET.
LORDS ET AUTRES PERSONNAGES DE SUITE,
OFFICIERS, SOLDATS, MESSAGERS,
GARÇONS DE CABARET, SERGENTS, PIQUEURS,
ETC.
PROLOGUE
À Warkworth. Devant le château de Northumberland.
_Entre_ LA RENOMMÉE, _son vêtement parsemé de langues peintes._
LA RENOMMÉE.--Ouvrez les oreilles: et qui de vous, lorsque la bruyante
Renommée se fait entendre, voudra fermer les routes de l'ouïe? C'est moi
qui, depuis l'Orient jusqu'aux lieux où s'abaisse l'Occident, faisant du
vent mon cheval de voyage, divulgue sans cesse les entreprises
commencées sur ce globe de la terre. Sur mes langues court sans cesse le
scandale que je répands dans tous les idiomes, remplissant de bruits
mensongers les oreilles des hommes. Je parle de paix, tandis que, cachée
sous le sourire de la tranquillité, la haine déchire le monde. Et quel
autre que la Renommée, quel autre que moi produit le terrible appareil
des armées, et les préparatifs de défense, lorsque, gonflée d'autres
maux, l'année monstrueuse paraît prête à donner des fils au féroce tyran
de la guerre?--La Renommée est une flûte où soufflent les soupçons, les
inquiétudes, les conjectures, et dont la touche est si simple et si
facile qu'elle peut être jouée par le monstre stupide aux têtes
innombrables, l'inconstante et factieuse multitude. Mais qu'ai-je besoin
d'anatomiser ma personne ici, au milieu de ma propre famille? Pourquoi
la Renommée se trouve-t-elle en ce lieu? Je cours devant la victoire du
roi Henri qui, dans les plaines sanglantes de Shrewsbury, a terrassé le
jeune Hotspur et ses guerriers, éteignant le flambeau de l'audacieuse
révolte dans le sang même des rebelles. Mais à quoi pensai-je de débuter
par dire ici la vérité! Mon rôle est plutôt de répandre au loin que
Henri Monmouth a succombé sous la colère du noble Hotspur, que le roi
lui-même a baissé, aussi bas que le tombeau, sa tête sacrée devant la
rage de Douglas. Voilà les bruits que j'ai semés au travers des villes
rustiques situées entre ces plaines royales de Shrewsbury, et cette
masse de pierres inégales, repaire vermoulu où le père de Hotspur, le
vieux Northumberland, contrefait le malade. Les messagers arrivent
épuisés, et pas un d'eux n'apporte d'autres nouvelles que celles qu'ils
ont apprises de moi. Ils reçoivent des langues de la Renommée, de
flatteurs et consolants mensonges, pires que le récit des maux
véritables.
(Elle sort.)
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Au même endroit.
LE PORTIER _est devant la porte. Entre lord_ BARDOLPH.
BARDOLPH.--Qui garde la porte ici? Holà!--Où est le comte?
LE PORTIER.--Sous quel nom vous annoncerai-je?
BARDOLPH.--Dis au comte que le lord Bardolph l'attend ici.
LE PORTIER.--Sa Seigneurie est allée se promener dans le verger. Que
Votre Honneur veuille bien prendre la peine de frapper seulement à la
porte, et il va vous répondre lui-même.
(Entre Northumberland.)
BARDOLPH.--Voilà le comte.
NORTHUMBERLAND.--Quelles nouvelles, lord Bardolph? Chaque minute
aujourd'hui devrait enfanter quelque nouveau fait. Les temps sont
désordonnés, et la Discorde, comme un coursier échauffé par une trop
forte nourriture, a brisé son frein avec fureur et renverse tout sur son
passage.
BARDOLPH.--Noble comte, je vous apporte des nouvelles sûres de
Shrewsbury.
NORTHUMBERLAND.--Bonnes, s'il plaît à Dieu!
BARDOLPH.--Aussi bonnes que le coeur les peut désirer.--Le roi est
blessé presque à mort; et de la main de milord votre fils, le prince
Henri tué roide; les deux Blount tués par Douglas; le jeune prince Jean,
Westmoreland et Stafford ont fui du champ de bataille; et le cochon de
Henri Monmouth, le lourd sir Jean est prisonnier de votre fils. Oh!
jamais depuis les jours de bonheur de César, aucun temps n'a été
illustré d'une pareille journée si bien défendue, si bien conduite, et
si complétement gagnée.
NORTHUMBERLAND.--D'où tenez-vous ces nouvelles? Avez-vous vu le champ de
bataille? Venez-vous de Shrewsbury?
BARDOLPH.--J'ai parlé, milord, à quelqu'un qui en venait, un gentilhomme
de bonne race et d'un nom recommandable, qui m'a de lui-même raconté ces
nouvelles comme véritables.
NORTHUMBERLAND.--J'aperçois Travers, mon domestique, que j'avais envoyé
mardi dernier pour tâcher d'apprendre quelques nouvelles.
BARDOLPH.--Milord, je l'ai dépassé sur la route; il ne sait rien de
certain que ce qu'il peut avoir appris de moi.
(Entre Travers.)
NORTHUMBERLAND.--Eh bien, Travers, quelles bonnes nouvelles nous
apportez-vous?
TRAVERS.--Milord, sir Jean Umfreville m'a fait retourner sur mes pas
avec de joyeuses nouvelles. Comme il était mieux monté que moi, il m'a
devancé. Après lui j'ai vu venir, piquant avec ardeur, un cavalier
presque épuisé de la rapidité de sa course, qui s'est arrêté près de moi
pour laisser souffler son cheval tout ensanglanté: il s'est informé du
chemin de Chester; et je lui ai demandé des nouvelles de Shrewsbury. Il
m'a dit que la cause des rebelles n'avait pas été heureuse, et que
l'éperon du jeune Henri Percy était refroidi. En disant ces mots, il
abandonne la bride à son cheval courageux, et, courbé en avant, il
enfonce ses éperons tout entiers dans les flancs haletants de la pauvre
bête, et partant d'un élan, sans attendre d'autres questions, il
semblait dans sa course dévorer le chemin.
NORTHUMBERLAND.--Ah!--Répète.--Il t'a dit que l'éperon du jeune Percy
était refroidi? Qu'Hotspur était sans vigueur? Que les rebelles avaient
été malheureux?
BARDOLPH.--Milord, je n'ai que cela à vous dire. Si le jeune lord votre
fils n'a pas l'avantage, sur mon honneur je consens à donner ma baronnie
pour un lacet de soie; n'en parlons plus.
NORTHUMBERLAND.--Eh pourquoi donc le cavalier qui a rencontré Travers
lui aurait-il donné les indices d'une défaite?
BARDOLPH.--Qui? Lui? Bon, c'était quelque misérable qui avait volé le
cheval qu'il montait, et qui, sur ma vie, a parlé au hasard: mais,
tenez, voici encore des nouvelles.
(Entre Morton.)
NORTHUMBERLAND.--Mais quoi, le front de cet homme, semblable à la
couverture d'un livre, annonce un volume du genre tragique. Tel est
l'aspect du rivage lorsqu'il porte encore la trace de la tyrannique
invasion des flots. Parle, Morton, viens-tu de Shrewsbury?
MORTON.--Mon noble lord, je fuis de Shrewsbury, où la mort détestée a
revêtu ses traits les plus hideux pour porter l'effroi dans notre parti.
NORTHUMBERLAND.--Comment se portent mon fils et mon frère?--Tu trembles,
et la pâleur de tes joues est plus prompte que ta langue à me révéler
ton message. Tel, et ainsi que toi défaillant, inanimé, sombre, la mort
dans les yeux, vaincu par le malheur, parut celui qui dans la profondeur
de la nuit ouvrant le rideau de Priam, essaya de lui dire que la moitié
de la ville de Troie était consumée; Priam vit la flamme avant que son
serviteur eût pu retrouver la voix. Et moi, je vois la mort de mon cher
Percy avant que tu me l'annonces. Je vois que tu voudrais me dire:
«Votre fils a fait ceci et ceci; votre frère cela; ainsi a combattu le
noble Douglas:» tu voudrais arrêter mon oreille avide sur le récit de
leurs vaillantes prouesses, mais l'arrêtant en effet tout à coup, un
soupir gardé pour la fin va dissiper d'un souffle toutes ces louanges,
et terminer tout par ces mots: «Frère, fils, tous sont morts.»
MORTON.--Douglas est vivant et votre frère aussi, mais pour milord votre
fils....
NORTHUMBERLAND.--Quoi, il est mort! Vois combien la crainte est prompte!
Celui qui ne fait que redouter encore ce qu'il voudrait ne pas apprendre
sait par instinct démêler dans les yeux d'autrui que ce qu'il redoute
est arrivé.--Cependant parle, Morton; dis à ton maître que sa prescience
lui a menti, et je recevrai cela comme un affront qui m'est cher; et je
t'enrichirai pour récompense de cette injure.
MORTON.--Vous êtes trop grand pour que je vous contredise. Votre
pressentiment n'est que trop vrai, et vos craintes que trop fondées.
NORTHUMBERLAND.--Malgré tout, cela ne dit pas que Percy soit mort. Je
vois un cruel aveu dans tes regards; tu secoues la tête, et tiens pour
dangereux ou criminel de dire la vérité. S'il est tué, dis-le; ce ne
sera point une faute que d'annoncer sa mort: c'en est une que de mentir
sur une mort véritable, mais non pas de dire que le mort ne vit plus.
MORTON.--Cependant celui qui le premier apporte une fâcheuse nouvelle
est chargé d'un office où tout est perte pour lui. De ce moment sa voix
prend le son d'une cloche funèbre qu'on se rappelle toujours
accompagnant de son tintement la mort d'un ami.
BARDOLPH.--Non, milord, je ne puis croire que votre fils soit mort.
MORTON.--Je suis bien affligé d'être obligé de vous forcer à croire ce
que je demanderais au ciel de n'avoir pas vu. Mais mes propres yeux
l'ont vu, sanglant, épuisé hors d'haleine, et ne répondant plus que par
de faibles coups à ceux d'Henri Monmouth, dont la rapide fureur a
renversé Percy, jusqu'alors invincible, sur la poussière, d'où il ne
s'est plus depuis relevé vivant. La mort de ce héros, dont l'ardeur
enflammait le plus stupide manant de son camp, une fois ébruitée, a
glacé l'ardeur du plus brillant courage de son armée: car c'était de la
trempe de son âme que son parti empruntait la fermeté de l'acier; une
fois qu'elle a été détruite en lui, tout le reste s'est affaissé sur
soi-même, comme un plomb inerte et lourd; et de même qu'une masse
pesante de sa nature vole avec d'autant plus de vitesse qu'elle est
lancée par une force supérieure; ainsi, lorsque la perte de Hotspur eut
appesanti nos soldats, ce poids reçut de la peur une telle rapidité, que
la flèche volant vers son but ne surpasse pas en légèreté nos soldats
voulant chercher leur salut loin du champ de bataille. Alors le noble
Worcester fut trop tôt fait prisonnier; et ce fougueux Écossais, le
sanglant Douglas, dont l'active et laborieuse épée avait tué jusqu'à
trois fois la ressemblance du roi, commença à mollir et perdre coeur, et
honora de son exemple la honte de ceux qui tournaient le dos! La frayeur
le fit trébucher en fuyant, et il fut pris. Enfin, le résumé de tout
ceci, c'est que le roi a la victoire; et il a envoyé un détachement avec
ordre de marcher à grands pas contre vous, milord, sous la conduite du
jeune Lancastre et de Westmoreland. Voilà toutes les nouvelles.
NORTHUMBERLAND.--J'aurai assez de temps pour pleurer ce malheur. Dans le
poison se trouve le remède. Cette nouvelle, si j'eusse joui de la santé,
m'aurait rendu malade; me trouvant malade, elle m'a en quelque sorte
guéri. Ainsi qu'un malheureux dont les nerfs affaiblis par la fièvre
fléchissent, comme des gonds sans force, sous le poids de la vie, et qui
dans l'impatience de son accès s'élance, semblable à la flamme, des bras
de son gardien; ainsi mes membres, affaiblis par la douleur, trouvent
dans la rage de la douleur une force triple de leur vigueur naturelle.
Loin d'ici, faible béquille; maintenant c'est un gantelet écailleux avec
des charnières d'acier qui doit revêtir cette main. Loin de moi aussi,
bonnet de malade, trop incertaine sauvegarde d'une tête que des princes
fortifiés par la conquête aspirent à frapper. Ceignez de fer mon front.
Vienne l'heure la plus effroyable qu'osent annoncer la haine et les
circonstances; qu'elle menace de ses regards Northumberland au
désespoir; que le ciel et la terre se confondent; que la main de la
nature ne contienne plus l'impétuosité des flots; que l'ordre périsse;
et que ce monde cesse d'être un théâtre où la discorde se nourrit de
languissantes querelles; que l'esprit de Caïn le premier-né s'empare de
tous les coeurs; que, toutes les âmes se précipitant dans une sanglante
carrière, cette terrible scène finisse en laissant aux ténèbres le soin
d'ensevelir les morts.
TRAVERS.--Ce violent transport aggrave votre mal, milord.
BARDOLPH.--Cher comte, ne faites pas divorce avec votre prudence.
MORTON.--La vie de tous vos confédérés qui vous aiment repose sur votre
santé; si vous vous abandonnez ainsi à des passions orageuses, elle doit
nécessairement dépérir. Mon noble lord, vous vous êtes déterminé à
risquer les chances de la guerre, et avant de dire: rassemblons une
armée, vous avez calculé la somme de tous ses hasards. Vous avez supposé
d'avance que dans la dispensation des coups votre fils pouvait périr;
vous saviez qu'il marchait sur les périls, sur un bord escarpé où la
chute était plus vraisemblable que le salut; vous étiez bien averti que
sa chair était susceptible de blessures et de plaies, et que son ardent
courage le lancerait toujours aux lieux où serait plus actif le commerce
des dangers; et cependant vous lui avez dit: marche. Nulle de ces
considérations, bien que vivement présentes à votre imagination, n'a pu
vous détourner de cette entreprise obstinément résolue dans votre âme.
Qu'est-il donc arrivé? ou qu'a produit cette entreprise audacieuse,
sinon l'événement qui devait probablement advenir?
BARDOLPH.--Nous tous qui sommes intéressés dans cette perte, nous
savions que nous nous hasardions sur une mer si dangereuse qu'il y avait
dix contre un à parier que nous y laisserions la vie. Cependant nous en
avons couru les risques. Pour conquérir l'avantage que nous nous
proposions, nous avons étouffé la considération du péril presque évident
que nous avions à redouter. Puisque nous avons fait naufrage, hasardons
encore. Venez; nous mettrons tout dehors, corps et biens.
MORTON.--Il en est plus que temps; et, mon noble et digne lord, j'ai
appris avec certitude, et ce que je vous dis ici est véritable, que le
noble archevêque d'York était en marche à la tête d'une armée bien
disciplinée. C'est un homme qui attache à lui ses partisans par un
double lien. Votre fils, milord, n'avait que les corps, des ombres, des
simulacres de soldats. Ce mot de rébellion séparait leurs âmes de
l'action de leurs corps. Ils ne combattaient qu'avec répugnance et
contrainte, comme on avale une médecine. Leurs armes semblaient seules
de notre parti; car pour leur courage et leurs âmes, ce mot de rébellion
les avait congelés comme le poisson dans un étang glacé. Mais
aujourd'hui l'archevêque tourne l'insurrection en entreprise religieuse:
regardé comme un homme de pures et saintes pensées, il est suivi à la
fois des corps et des âmes; sa puissance s'élève fortifiée par le sang
du beau roi Richard versé sur les pierres de Pomfret. Il fait descendre
du ciel sa querelle et sa cause; il annonce à tous qu'il veut délivrer
une terre ensanglantée, respirant à peine sous le puissant Bolingbroke;
grands et petits s'assemblent par troupeaux pour le suivre.
NORTHUMBERLAND.--Je le savais auparavant; mais je l'avoue, cette douleur
présente l'avait effacé de ma mémoire. Entrez avec moi, et que chacun
donne son avis sur les moyens les plus favorables à notre sûreté et à
notre vengeance. Faisons partir des courriers et des lettres;
hâtons-nous de nous faire des amis: jamais on n'en eut si peu, et jamais
on eut tant de besoin d'en avoir.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une rue de Londres.
_Entre_ SIR JEAN FALSTAFF, _suivi de son page qui porte son épée et son
bouclier_.
FALSTAFF.--Eh bien, page, grand colosse, que dit le docteur, que dit-il
de mon urine?
LE PAGE.--Monsieur, il a dit que l'urine en elle-même était bonne et
bien saine; mais que la personne dont elle sortait avait l'air d'être
attaquée de plus de maladies qu'elle ne s'imaginait.
FALSTAFF.--Enfin les gens de toute espèce se font une gloire de tirer
sur moi. La cervelle de cette argile si ridiculement pétrie, qu'on
appelle _homme_, n'est pas capable de rien inventer de plus plaisant et
de plus risible, que ce que j'invente moi-même, ou ce qui s'invente sur
mon compte. Non-seulement je suis facétieux, moi, mais c'est encore moi
qui suis la cause de tout l'esprit que peuvent avoir les autres. Je
ressemble, en marchant devant toi, à une laie qui a étouffé toute sa
portée hors un seul petit. Si le prince, en te mettant à mon service, a
eu quelque autre intention que celle de me faire ressortir, je veux bien
n'avoir pas le sens commun. Petit-maître de mandragore[2] que tu es, tu
serais plus propre à figurer sur mon chapeau qu'à courir sur mes talons.
Ma foi, je n'avais pas encore fait usage d'une agate[3]; je ne te ferai
monter pourtant ni en or, ni en argent, mais je t'empaqueterai dans de
mauvais haillons pour te renvoyer à ton maître, en manière de bijou;
oui, à ce jouvenceau, le prince ton maître, dont le menton n'est pas
encore emplumé: j'aurai de la barbe dans la paume de ma main avant qu'il
en ait sur les joues. Cependant il ne fera pas difficulté de vous dire
que sa face est une face royale. Je ne sais quand il plaira au bon Dieu
d'y donner le dernier coup. Elle n'a pas encore perdu un poil[4], et il
est bien sûr de la garder toujours face royale, car jamais un barbier
n'en tirera six pence[5]; et cependant il veut faire le coq, comme s'il
avait brevet d'homme dès le temps où son père était garçon. Ma foi,
qu'il conserve tant qu'il voudra sa grâce, je puis bien l'assurer qu'il
n'est plus dans la mienne.--Eh bien! que dit Dumbleton au sujet du satin
que je lui ai demandé pour me faire un manteau court et des chausses à
la matelote?
[Note 2: On supposait que la mandragore représentait en petit la figure
d'un homme.]
[Note 3: _I was never manned with an agate till now._ Il paraît que
l'agate au doigt était le signe de dignité d'un alderman. Le peu
d'épaisseur de la pierre, et les figures qu'elle représente, en font
assez souvent dans Shakspeare un objet de comparaison pour des figures
minces et petites. _Manned_ signifie _servi, pourvu d'un valet_ (_man_).
Selon toute apparence, il signifiait aussi du temps de Shakspeare, _qui
a la main garnie_; _man_ dans le sens de _main_, est encore en anglais
la racine de plusieurs mots; dans cette supposition _manned_ produirait
ici un jeu de mots, ce qui est toujours probable.]
[Note 4: Ceci fait probablement allusion à la tonte du drap, qui est une
des dernières opérations de sa fabrication.]
[Note 5: _He may keep it still as_ ou (selon les anciennes éditions) _at
a_ face-royal, for a barber shall never earn six pence out of it._
_Face-royal_ signifie certainement ici autre chose que _royal face_.
C'était, selon toute apparence, le nom d'une pièce de monnaie, d'une
valeur assez considérable, et le sens de la plaisanterie de Falstaff
serait alors que le prince la conservera dans toute sa valeur, car un
barbier ne gagnera jamais six pence dessus. Voilà ce qu'on y peut voir
de plus clair; on trouvera souvent dans le cours de cette pièce des
allusions aux usages du temps qu'il est impossible de traduire
littéralement, et même d'expliquer tout à fait clairement.]
LE PAGE.--Il dit, monsieur, qu'il faut que vous lui donniez une
meilleure caution que Bardolph: il ne veut point de votre billet ni du
sien, il ne s'est point soucié de pareilles sûretés.
FALSTAFF.--Qu'il soit damné comme le riche glouton[6], et la langue
encore plus chaude! Le matin d'Achitophel! Un misérable, un vrai maraud,
qui vous tient un gentilhomme le bec dans l'eau, et va chicaner sur des
sûretés! Ces canailles à têtes chauves ne portent plus que des souliers
à talons hauts et de gros paquets de clefs à leur ceinture; et, si l'on
veut entrer avec eux dans quelque honnête marché à crédit, ils vous
arrêtent sur les sûretés. J'aimerais autant qu'ils me missent de la mort
aux rats dans la bouche, que de venir me la fermer avec leurs sûretés.
Je m'attendais qu'il allait m'envoyer vingt-deux aunes de satin: sur mon
Dieu, comme je suis loyal chevalier, j'y comptais; et ce misérable-là
m'envoie des sûretés! Eh bien, il n'a qu'à dormir en _sûreté_; car il
porte la corne d'abondance, et l'on voit les légèretés[7] de sa femme
briller au travers, et lui n'en voit rien, malgré la lanterne qu'il
porte pour s'éclairer.--Où est Bardolph?
[Note 6: Le mauvais riche.]
[Note 7: _The lightness_, _légèreté_ et _clarté_.]
LE PAGE.--Il est allé à Smithfield pour acheter un cheval à votre
seigneurie.
FALSTAFF.--Je l'ai acheté à Saint-Paul[8], lui, et il va m'acheter un
cheval à Smithfield! Si je pouvais seulement raccrocher une femme dans
la rue, il ne me faudrait plus que cela pour être servi, monté et marié
de la même manière.
[Note 8: Saint-Paul passait pour le rendez-vous des escrocs et des
mauvais sujets.]
(Entre le lord grand juge, et un huissier.)
LE PAGE.--Monsieur, voilà le lord juge qui a envoyé le prince en prison,
pour l'avoir frappé à l'occasion de Bardolph[9].
[Note 9: La tradition commune, suivie ici par Shakspeare, c'est que le
lord grand juge Gascoygne, dont il est ici question, ayant fait arrêter
pour félonie un des domestiques du jeune Henri, prince de Galles,
celui-ci se rendit au tribunal pour demander qu'on le remît en liberté,
et sur le refus du grand juge, se mit en devoir de le délivrer par
force, et qu'alors le grand juge lui ayant commandé de se retirer, Henri
s'emporta jusqu'à le frapper sur son tribunal. Cependant sir Thomas
Elyot, qui écrivait sous Henri VI, dit simplement, en rapportant ce
fait, que le prince s'avança vers le grand juge dans une telle fureur
qu'on crut qu'il allait le tuer, ou lui faire quelque outrage; mais que
le juge, sans se déranger de son siége, avec une contenance pleine de
majesté, l'arrêta par les paroles suivantes:
«Monsieur, souvenez-vous que je tiens ici la place du roi, votre
souverain seigneur et père, à qui vous devez une double obéissance. Je
vous ordonne donc en son nom de vous désister sur-le-champ de votre
entreprise téméraire et illégale, et de donner désormais bon exemple à
ceux qui seront un jour vos sujets; quant à présent, pour votre
désobéissance et mépris de la loi, vous vous rendrez à la prison du banc
du roi, où je vous constitue prisonnier, et vous y demeurerez jusqu'à ce
que le roi votre père ait fait connaître sa volonté.»
Sur quoi, le prince, frappé de respect, déposant aussitôt son épée, se
rendit en prison. Shakspeare a suivi la version de Hollinshed, qui,
d'après Hall, rapporte que le prince frappa le grand juge. Il suppose
aussi, d'après le même écrivain, qu'à cette occasion Henri perdit sa
place au conseil, où il fut remplacé par son frère Jean de Lancastre
(_voy._ la 1re partie d'_Henri IV_, acte III, scène II.) Mais ce fait
paraîtrait en contradiction avec les paroles que prononça, dit-on, le
roi à cette occasion, et que Shakspeare lui-même rapporte à la fin de la
seconde partie d'_Henri IV_, dans le discours qu'il prête à Henri V
devenu roi: au surplus, ce discours et la circonstance qui y donne
occasion, sont, autant qu'on en peut juger, une invention du poëte. Il
paraît constant que le grand juge Gascoygne mourut avant Henri IV, vers
la fin de 1412. Hume rapporte comme Shakspeare la conduite de Henri V
avec Gascoygne. On serait tenté de croire qu'il n'a eu sur ce point
d'autre autorité que le poëte dont il emprunte à peu près les
expressions.]
FALSTAFF.--Suis-moi promptement; je ne veux pas le voir.
LE JUGE.--Quel est cet homme qui s'en va là-bas?
L'HUISSIER.--C'est Falstaff, sous le bon plaisir de votre seigneurie.
LE JUGE.--Celui qui était impliqué dans l'affaire du vol?
L'HUISSIER.--Oui, milord, c'est lui-même: mais depuis ce temps-là il a
bien servi à Shrewsbury; et, à ce que j'entends dire, il va partir
chargé de quelque commission pour Son Altesse Royale de Lancastre.
LE JUGE.--Quoi! il part pour York? Rappelez-le.
L'HUISSIER.--Sir Jean Falstaff?
FALSTAFF, _au page_.--Mon garçon, dis-lui que je suis sourd.
LE PAGE.--Parlez plus haut: mon maître est sourd.
LE JUGE.--Je suis bien sûr qu'il est sourd à tout ce qu'on peut lui dire
de bon. Allez, tirez-le par le coude. Il faut absolument que je lui
parle.
L'HUISSIER.--Sir Jean?
FALSTAFF.--Qu'est-ce qu'il y a? Comment, maraud, jeune comme tu l'es,
mendier! N'y a-t-il pas une guerre? N'y a-t-il pas de l'emploi? Le roi
n'a-t-il pas besoin de sujets? Les rebelles, de soldats? Quoiqu'il n'y
ait qu'un seul parti qu'on puisse suivre avec honneur, il est encore
plus honteux de mendier que de suivre le plus mauvais, fût-il même
encore cent fois plus odieux que le nom de rébellion ne peut le faire.
L'HUISSIER.--Monsieur, vous me prenez pour un autre.
FALSTAFF.--Eh quoi! monsieur? Est-ce que je vous ai dit que vous étiez
un honnête homme? Sauf le respect que je dois à ma qualité de chevalier
et à mon état militaire, j'en aurais menti par la gorge, si je l'avais
dit.
L'HUISSIER.--Eh bien, je vous en prie, monsieur, mettez donc votre
qualité de chevalier et votre état militaire de côté, et permettez-moi
de vous dire que vous en avez menti par la gorge, si vous osez dire que
je suis autre chose qu'un honnête homme.
FALSTAFF.--Moi, que je te permette de me parler ainsi? Que je mette de
côté ce qui tient à mon existence? Si tu obtiens jamais cette
permission-là de moi, je veux bien que tu me pendes; et si tu la prends,
il vaudrait mieux pour toi que tu fusses pendu, infâme happe-chair;
veux-tu courir, gredin?
L'HUISSIER.--Monsieur, milord voudrait vous parler.
LE JUGE.--Sir Jean Falstaff, je voudrais vous dire un mot.
FALSTAFF.--Ah! mon cher lord, je souhaite bien le bonjour à votre
seigneurie: je suis enchanté de voir votre seigneurie sortie; on m'avait
dit que votre seigneurie était malade; j'espère sans doute que c'est par
avis de médecin que votre seigneurie prend l'air. Quoique votre
seigneurie ne soit pas encore tout à fait hors de la jeunesse, cependant
elle ne laisse pas d'avoir déjà un avant-goût de maturité et de se
ressentir un peu des amertumes de l'âge: permettez donc que je supplie
en grâce votre seigneurie d'avoir le soin le plus attentif de sa santé.
LE JUGE.--Sir Jean, je vous avais fait demander avant votre expédition
de Shrewsbury.
FALSTAFF.--Avec votre permission, on dit que Sa Majesté est revenue du
pays de Galles avec quelques chagrins.
LE JUGE.--Je ne parle pas de Sa Majesté. Vous ne vous êtes pas soucié de
venir, lorsque je vous ai envoyé chercher.
FALSTAFF.--Et on dit même que Sa Majesté a eu une nouvelle attaque de
cette coquine d'apoplexie.
LE JUGE.--Eh bien, que Dieu veuille la guérir! mais écoutez ce que j'ai
à vous dire.
FALSTAFF.--Cette apoplexie est, à ce que je m'imagine, une espèce de
léthargie; n'est-ce pas, milord? comme qui dirait un assoupissement du
sang, un coquin de tintement dans les oreilles.
LE JUGE.--Qu'est-ce que vous me contez là? Qu'elle soit ce qu'elle
voudra.
FALSTAFF.--Cela vient de beaucoup de chagrin, de l'étude et des
tourments d'esprit. J'ai lu la cause de ses effets dans Galien; c'est
une espèce de surdité.
LE JUGE.--Je crois, ma foi, que vous tenez aussi un peu de cette
surdité-là; car vous n'entendez rien de ce que je vous dis.
FALSTAFF.--Fort bien dit, milord, fort bien: ou plutôt, avec votre
permission, c'est la maladie de ne pas écouter, l'infirmité de ne pas
faire attention, dont je suis attaqué.
LE JUGE.--Une correction par les talons pourrait guérir le défaut
d'attention de vos oreilles. C'est ce qui ne m'embarrassera guère si je
deviens votre médecin.
FALSTAFF.--Je suis bien aussi pauvre que Job, milord, mais pas tout à
fait si patient que lui. Dans le premier cas, votre seigneurie peut
bien, si cela lui plaît, m'administrer la recette de l'emprisonnement à
cause de ma pauvreté: mais jusqu'à quel point votre patient
consentirait-il à suivre vos ordonnances, c'est en quoi les savants
pourraient bien admettre quelques parties de scrupule, et peut-être même
un scrupule tout entier.
LE JUGE.--Je vous ai envoyé chercher, pour me parler sur des choses où
il n'allait pas moins que de votre vie.
FALSTAFF.--Et comme j'ai été conseillé par mon avocat, qui est
très-versé dans les lois de ce pays, je ne me suis pas rendu chez vous.
LE JUGE.--Fort bien; mais le fait est, sir Jean, que vous vivez dans une
grande infamie.
FALSTAFF.--Je défie quiconque pourra se serrer dans mon ceinturon de
vivre à moins.
LE JUGE.--Vos moyens sont très-minimes, et vous faites grosse dépense.
FALSTAFF.--Je voudrais qu'il en fût autrement. J'aimerais bien mieux
avoir des moyens plus grands, et dépenser moins gros[10].
[Note 10: Le grand juge a dit à Falstaff _your waste_ (consommation) _is
great_. Falstaff répond _I would... my waist_ (taille) _slenderer_. Jeu
de mots impossible à rendre littéralement.]
LE JUGE.--Vous avez perverti le jeune prince.
FALSTAFF.--C'est le jeune prince qui m'a perverti. Je suis l'homme au
gros ventre, et lui mon chien[11].
[Note 11: _I am the fellow the great belly, and he my dog._ Probablement
on voyait dans les rues, du temps de Shakspeare, un homme que son gros
ventre empêchait tellement de voir devant lui qu'il se faisait conduire
par un chien.]
LE JUGE.--Enfin, je ne veux pas rouvrir une plaie récemment guérie:
votre service à la journée de Shrewsbury a un peu replâtré vos exploits
de nuit à Gadshill. Vous avez à remercier les troubles d'aujourd'hui, de
ce que vous avez vu se passer sans trouble une pareille affaire.
FALSTAFF.--Milord?
LE JUGE.--Mais puisque tout est raccommodé, ayez soin que les choses
restent comme elles sont, et n'éveillez pas le loup qui dort.
FALSTAFF.--Réveiller un loup est aussi fâcheux que de sentir un renard.
LE JUGE.--Songez que vous êtes comme une chandelle, le meilleur en est
usé.
FALSTAFF.--Comme un gros cierge, milord, et tout de suif, et quand
j'aurais dit de cire, cela ne conviendrait pas mal à la gravité de ma
personne[12].
LE JUGE.--Il n'y a pas un poil blanc sur toute votre figure qui ne dût
produire en vous sa portion de gravité.
FALSTAFF.--Qui ne dût produire sa part de jus, jus, jus[13].
[Note 12: _If I did say of wax, my growth would approve the truth._
_Wax_ signifie _cire_ et _croître, croissance_. Si l'on veut prendre le
jeu de mots sur _cire_ (_sire_), en compensation du jeu de mots anglais
impossible à rendre, on en a toute liberté.]
[Note 13: Le juge a dit _gravity_ (gravité). Falstaff répond _gravy_
(jus).]
LE JUGE.--Vous suivez le jeune prince partout comme son mauvais ange.
FALSTAFF.--Vous vous trompez, milord, un mauvais ange n'est pas de
poids[14]; au lieu que quiconque me regardera seulement me prendra bien,
j'espère, sans me peser: et cependant, je l'avoue, à quelques égards, je
ne serais pas de cours. La vertu a si peu de prix dans ces vils siècles
de négoce, que le véritable courage se fait meneur d'ours, la vivacité
d'esprit servante de cabaret, et elle est obligée d'employer toute la
promptitude de ses reparties à présenter des comptes et dépenses: et
tous les autres dons qui appartiennent à l'homme, à la manière dont la
méchanceté du siècle les accommode, ne valent pas un grain de groseille.
Vous qui êtes vieux, vous ne nous tenez pas compte de nos facultés à
nous autres qui sommes jeunes; vous jugez de la chaleur de notre foie
suivant l'amertume de votre bile; et nous qui sommes dans la fougue de
la jeunesse, j'avoue que nous sommes aussi un peu crânes parfois.
[Note 14: _Angel_, ange, angelot, nom d'une monnaie.]
LE JUGE.--Osez-vous encore placer votre nom dans la liste des jeunes
gens, vous sur qui la main du temps a écrit en toutes lettres que vous
êtes vieux? N'avez-vous pas l'oeil larmoyant, la main sèche, le visage
jaune, la barbe blanche, une jambe qui diminue et un ventre qui grossit?
N'avez-vous pas la voix cassée, l'haleine courte, le menton épais et
l'esprit mince? Enfin tout n'est-il pas chez vous ravagé par la
vieillesse? Et vous vous traitez encore de jeune homme? Fi, fi, fi, sir
Jean!
FALSTAFF.--Milord, je suis né à trois heures de l'après-dînée, ayant la
tête blanche et le ventre déjà un peu rond. Quant à ma voix, je l'ai
perdue à force de crier après mes soldats et de chanter des antiennes.
Vous donner d'autres preuves encore de ma jeunesse, c'est ce que je ne
ferai point. La vérité est que je ne suis vieux que d'esprit et de
conception; et quiconque voudra gagner mille guinées avec moi à qui fera
le meilleur entrechat n'a qu'à m'avancer l'enjeu, et je suis son homme.
Pour le soufflet que le prince vous a donné, il vous l'a donné en homme
brutal, et vous, vous l'avez reçu en seigneur sensé. Je l'ai réprimandé
dans le temps pour cela; et le jeune lion en fait pénitence aujourd'hui,
non pas à la vérité dans la cendre et le cilice, mais avec des habits de
soie neufs et de vieux vin d'Espagne.
LE JUGE.--Allons; Dieu veuille donner au prince un meilleur compagnon!
FALSTAFF.--Dieu veuille donner au compagnon un meilleur prince! car je
ne saurais me dépêtrer de lui.
LE JUGE.--Eh bien! le roi vous a séparé du prince Henri, car on m'a dit
que vous partiez avec le prince de Lancastre qui marche contre
l'archevêque et le comte de Northumberland.
FALSTAFF.--Oui, et j'en rends grâces à votre aimable et charmante
imagination; mais songez donc à prier, vous autres qui restez à la
maison à caresser milady la Paix, que nos deux armées ne se joignent pas
dans une journée chaude: car, ma foi, je n'emporte que deux chemises
avec moi, et je ne prétends pas suer extraordinairement. Si la journée
est chaude, je veux ne jamais cracher blanc de ma vie, si je brandis
autre chose que la bouteille. Il ne lui passe pas par la tête une
entreprise dangereuse qu'il ne me fourre dedans. A la bonne heure, mais
je ne peux pas toujours durer.--Ç'a toujours été notre tic à nous autres
Anglais, quand nous avons quelque chose de bon, nous le mettons à toutes
sauces. S'il vous convient de me trouver si vieux, vous devriez bien me
donner un peu de repos. Plût à Dieu que mon nom ne fût pas aussi
terrible à l'ennemi qu'il l'est! J'aimerais mieux mille fois être mangé
de la rouille jusqu'aux os, que de me voir fondu et réduit à rien par un
mouvement perpétuel.
LE JUGE.--Allons, soyez honnête homme, soyez honnête homme. Et que Dieu
bénisse votre expédition!
FALSTAFF.--Votre seigneurie voudrait-elle me prêter seulement un millier
de guinées pour monter mon équipage?
LE JUGE.--Pas un penny, pas un penny. Vous êtes trop vif à vouloir vous
charger de croix[15]. Adieu, faites bien mes compliments à mon cousin de
Westmoreland.
[Note 15: _Crosses_, nom d'une pièce de monnaie.]
(Il sort avec l'huissier.)
FALSTAFF.--Si j'en fais rien, je veux bien qu'on me berne sur la
couverture d'un coffre[16]. L'homme ne peut pas plus séparer la
vieillesse de l'avarice, qu'il ne peut chasser la luxure d'un jeune
corps. Mais aussi l'un est pris de la goutte, et l'autre prend.....[17]
Ce qui fait que je n'ai plus rien à leur souhaiter.--Page!
[Note 16: _Filliss me with a three-man bretle to filliss._ _Fillissing_
est le nom d'une espèce de jeu, qui consiste à placer un crapaud sur le
bout d'une bascule dont on frappe l'autre bout avec un maillet, ce qui
fait sauter le crapaud en l'air. Le _three-man bretle_ est un instrument
mis en mouvement par trois hommes, pour enfoncer des pieux. Ces deux
allusions étant impossibles à rendre, on a choisi ce qui a paru exprimer
le mieux la même idée.]
[Note 17: _The poe._]
LE PAGE.--Monsieur!
FALSTAFF.--Combien y a-t-il dans ma bourse?
LE PAGE.--Sept groats et deux pence.
FALSTAFF.--Je ne sais aucun remède contre cette consomption de la
bourse. Emprunter ne sert qu'à la faire traîner, et traîner jusqu'à la
fin; mais le mal reste incurable. Tiens; va porter cette lettre à milord
de Lancastre, celle-ci au prince, cette autre au comte de Westmoreland,
celle-ci, c'est pour la vieille mistriss Ursule, à qui je promets toutes
les semaines de l'épouser, depuis que j'ai aperçu le premier poil blanc
à mon menton. A propos de cela, vous savez où me rejoindre. (_Le page
sort._) La peste soit de cette goutte[18] ou que la goutte soit de
l'autre! Car je ne sais de la goutte ou de l'autre lequel fait le diable
autour de mon gros orteil. Il n'y a pas grand mal, si je fais un peu de
halte; je donnerai mes guerres pour cause de mes souffrances, et ma
pension en paraîtra d'autant plus juste; avec de l'esprit, on tire parti
de tout: je ferai servir mes infirmités à mon bien-être.
(Ils sortent.)
[Note 18: _A poe of this gout! on a gout of this poe!_ Il a fallu ôter
au langage de Falstaff beaucoup de son naturel pour rendre ce passage
supportable en français.]
SCÈNE III
York.--Appartement dans le palais de l'archevêque.
_Entrent_ L'ARCHEVÊQUE D'YORK, _les lords_ HASTINGS, MOWBRAY et
BARDOLPH.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Vous venez d'entendre nos motifs, et vous
connaissez nos ressources; à présent, mes nobles et dignes amis, je vous
prie tous de déclarer franchement ce que vous pensez de nos espérances;
et d'abord, vous, lord maréchal, qu'en dites-vous?
MOWBRAY.--Je conviens qu'il y a lieu à prendre les armes; mais je
voudrais voir un peu mieux comment, avec ce que nous avons de forces,
nous pourrons parvenir à faire tête, avec quelque confiance et quelque
sûreté, aux troupes et à la puissance du roi.
HASTINGS.--Le nombre actuel de nos troupes, d'après la dernière revue,
monte à vingt-cinq mille hommes d'élite, et derrière nous de vastes
ressources reposent sur l'espérance des secours du puissant
Northumberland, dont le coeur brûle d'une flamme allumée par les
injures.
BARDOLPH.--Ainsi, lord Hastings, voici donc l'état de la question;
pouvons-nous, avec les vingt-cinq mille hommes que nous avons
actuellement, tenir tête au roi, sans Northumberland?
HASTINGS.--Avec lui, ils peuvent suffire.
BARDOLPH.--Eh! oui, sans doute, avec lui. Mais si, sans lui, nous nous
croyons trop faibles, mon avis est que nous ne devons pas nous avancer
trop loin, avant d'avoir reçu son renfort. Car, dans une affaire d'un
aspect aussi sanglant que celle-ci, les conjectures, les vaines
attentes, et la perspective des secours incertains ne doivent pas être
admis dans nos calculs.
L'ARCHEVÊQUE D'YORK.--Rien n'est plus vrai, lord Bardolph; car c'est là
précisément le cas où s'est trouvé le jeune Hotspur à Shrewsbury.
BARDOLPH.--Précisément, milord. Soutenu par l'espérance, il vécut d'air,
attendant les renforts promis, et se flattant de la perspective d'un
secours qui se trouva bien au-dessous de la plus petite de ses idées;
ainsi, par la force de son imagination, ce qui est le propre des fous,
il conduisit ses troupes à la mort, et s'élança les yeux fermés dans
l'abîme de la destruction.
HASTINGS.--Mais avec votre permission, il n'y a jamais eu d'inconvénient
à calculer les probabilités et les motifs d'espérance.
BARDOLPH.--Il y en a dans une guerre de la nature de la nôtre. Dans une
entreprise commencée, l'action du moment s'enrichit d'espérances, de
même qu'un printemps hâtif nous montre les boutons qui commencent à
poindre; mais l'espoir qu'ils se changeront en fruits s'appuie sur de
bien moindres certitudes que la crainte de les voir mordus de la gelée.
Quand nous voulons bâtir, nous commençons par examiner le projet,
ensuite nous traçons le plan; et, lorsque nous avons le dessin de la
maison sous nos yeux, il faut ensuite faire le calcul des frais de
construction. Si nous trouvons qu'ils excèdent nos facultés, que
faisons-nous alors? nous traçons un plan nouveau où les appartements
sont rétrécis; ou bien, nous renonçons à bâtir. A plus forte raison dans
cette grande entreprise, où il s'agit presque de renverser un royaume et
d'en élever un autre, devons-nous examiner d'abord l'état des choses,
considérer le plan, tomber d'accord d'une base sûre, consulter les
ouvriers en chef, connaître nos propres facultés, considérer quelles
sont nos forces pour entreprendre un pareil ouvrage et les peser contre
celles de notre ennemi. Autrement, nous nous composerons des armées sur
le papier et en peinture, nous prendrons des noms d'hommes pour les
hommes mêmes, et nous serons dans le cas de celui qui trace un modèle
d'édifice au-dessus des ressources qu'il a pour le construire; puis il
abandonne l'ouvrage à moitié fait, laissant la portion qu'il a élevée à
grands frais, exposée sans défense comme pour servir d'objet aux pleurs
des nuages, et de victime à la tyrannie du cruel hiver.