George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
--Qu'as-tu fait là, malheureux! Elle va me croire insensé ou incivil.

--Point, monsieur: elle a très-bien pris la chose, disant que, de
votre part, tout devait être preuve de sagesse ou de galanterie.

--Alors, mon ami, il faut nous inquiéter...

--De rien, monsieur, de rien du tout, je vous en conjure. Vous avez
assez fait de votre cervelle et de votre épée la nuit dernière; à
quelles fins Dieu eût-il mis le pauvre Adamas sur la terre, si ce n'est
pour vous épargner le détail des choses faciles?

--Hélas? mon ami, il ne sera point facile, même point possible, en si
peu de temps, de rendre mon héritier présentable!

--Vous croyez, monsieur? dit Adamas avec un indescriptible sourire de
satisfaction. Je voudrais bien voir qu'une chose que vous souhaitez ne
fût point possible! Oui, vraiment, là! je le voudrais voir! Mais
permettez, monsieur, que je vous demande comment je dois faire annoncer
votre héritier, lorsqu'il fera son entrée au salon de compagnie.

--Voilà qui est fort grave, mon ami; j'avais déjà songé au nom et au
titre que doit porter ce cher enfant. Son père, pas plus que le mien,
n'était de qualité; mais, comme je veux, par un acte, et, s'il le faut,
avec la permission du roi, le faire succéder à mon titre, ainsi qu'à mes
biens, je crois bien pouvoir, par anticipation, le qualifier de la
manière que le serait mon propre fils. Ainsi on doit l'appeler, en ma
maison, monsieur le comte.

--Ceci n'est pas douteux, monsieur! Mais le nom?

Voulez-vous traiter de simple Bouron ce pauvre enfant qui mérite si bien
de porter un nom plus illustre?

--Sachez, Adamas, que je ne rougis pas du nom de mon père, et que ce
nom, porté par mon frère, me sera toujours cher. Mais, comme je tiens
encore plus à celui que me donna mon roi, je veux que Mario le porte
également et soit Bouron de Bois-Doré; ce qui, par coutume et
abréviation, deviendra Bois-Doré tout court.

--C'est bien ainsi que je l'entendais! Allons, monsieur, habillez-vous,
mangez là, en votre chambre, avec l'enfant; car la salle d'en bas est
dans les mains de mes décorateurs; et puis je vous ferai votre toilette.
Seulement, il faudra aujourd'hui prendre les habits que je vous
demanderai de mettre.

--Fais ce que tu veux, Adamas, puisque tu réponds de tout!

Tout en riant, mangeant et devisant avec son héritier, le bon Sylvain
fut pris tout à coup d'une grande mélancolie. Il réussit à la lui
cacher. Mais, quand Adamas, déclarant que tout allait bien, vint pour
l'accommoder, il lui ouvrit son coeur, tandis que l'enfant jouait et
courait par la maison.

--Mon pauvre ami, lui dit-il, je m'étonne de ce que les _numes célestes_
qui ont si paternellement veillé sur moi dans ces derniers jours,
m'aient pourtant laissé mettre dans un terrible embarras.

--Quel embarras, monsieur!

--Ne te souvient-il déjà plus, Adamas, que j'ai offert mon coeur et ma
vie à une belle enchanteresse, justement le matin du jour où je
retrouvais Mario? Or, comme elle n'avait pas repoussé, mais seulement
ajourné mon dessein, il résulte de ceci que je risque... selon toi!
d'avoir d'autres héritiers que cet enfant, auquel je voudrais consacrer
mes jours et laisser mes biens.

--Diantre! monsieur, je n'y songeais pas! Mais ne vous affligez point!
Comme c'est moi que vous ai mis ce fatal projet en l'esprit, c'est à moi
de vous trouver une issue pour sortir d'intrigue. J'y songerai,
monsieur, j'y songerai! Ne pensez qu'à vous embellir et à vous réjouir
aujourd'hui.

--Je le veux bien. Mais quel habit me donnes-tu là, mon ami!

--Votre habit à la paysanne, monsieur; c'est un des plus galants que
vous ayez.

--C'est même, je crois, le plus galant; et il m'en coûte de me faire si
brave, quand mon pauvre Mario...

--Monsieur, monsieur! laissez-moi faire; notre Mario sera fort
convenable.

L'habit à la paysanne du marquis était tout en velours et satin blanc,
avec une profusion de galons d'argent et de dentelles magnifiques.

Le blanc étant alors la couleur des paysans, qui, en toute saison,
étaient vêtus de toile ou de grosse futaine, dès qu'on se mettait tout
en blanc, on se disait habillé à la paysanne, et c'était une mode des
plus recherchées.

Le marquis était certes fort plaisant en cet équipage; mais on était si
habitué à le voir déguisé en jeune homme, il était, de la tête aux
pieds, orné de si belles choses et de si curieux joyaux, ses parfums
étaient si exquis, et, malgré tout, il y avait tant de noblesse dans ses
vieilles grâces et de bonté aimable dans ses façons, que, si on l'eût vu
tout à coup sérieux et arrangé selon son âge, on eût regretté
l'amusement qu'il donnait aux yeux et le contentement qu'il savait
donner à l'esprit.

Vers deux heures, un galopin habillé à l'ancienne mode féodale pour la
circonstance, et placé dans l'échauguette de la tour d'entrée, sonna
d'un vieux olifant pour annoncer l'approche d'une cavalcade.

Le marquis, accompagné de Lucilio, se rendit à cette tour pour recevoir
la dame de ses pensées: il eût bien voulu voir son héritier avec lui;
mais Mario était dans les mains d'Adamas, et, d'ailleurs, il résultait
d'un plan finalement proposé par ce dernier, et adopté avec quelques
modifications par son maître, que l'apparition de l'enfant serait
retardée jusqu'à la fin d'une explication délicate avec madame de
Beuvre.




XXXV


Lauriane arriva, montée sur un charmant petit cheval blanc que son père
avait dressé pour elle, et qu'elle gouvernait avec une gentillesse
remarquable.

Grâce à son deuil, qu'elle pouvait porter désormais en blanc, elle était
habillée aussi _à la paysanne_, avec une amazone de fin drap blanc, un
corps de taille tout rayé de galons de soie, et un léger mouchoir de
dentelle par-dessus son inséparable chaperon de veuve.

--Oui-dà! s'écria le gros de Beuvre en voyant la toilette du marquis,
vous portez déjà les couleurs de votre dame, monsieur mon gendre?

Sa fille réussit à le faire taire devant les valets; mais, quand on fut
au salon, malgré les promesses qu'il lui avait faites de se priver de
toute moquerie sur ce sujet, il n'y put tenir et demanda vivement à
quand la noce.

Au lieu d'être piqué ou embarrassé, le marquis fut fort aise de cette
ouverture, et demanda à être entendu secrètement pour une affaire
sérieuse.

On renvoya les valets, on ferma les portes, et Bois-Doré, mettant un
genou en terre devant la belle petite Lauriane, parla en ces termes:

--Dame de jeunesse et de beauté, vous voyez à vos pieds un serviteur
fidèle qu'un grand événement a rempli d'aise et de trouble, de joie et
de douleur, d'espoir et de crainte. Lorsque j'offris, il y a deux jours,
mon coeur, mon nom et ma fortune à la plus aimable des nymphes, je me
croyais libre de tout autre devoir et affection. Mais...

Ici, le marquis fut interrompu.

--Ouais! monsieur mon gendre, s'écria de Beuvre en affectant une grande
colère et en roulant des yeux terribles, vous moquez-vous du monde, et
pensez-vous que je sois homme à vous laisser reprendre votre parole,
après avoir décoché le trait mortel de l'amour dans le coeur de ma pauvre
fille?

--Oh! taisez-vous, monsieur mon père! dit gaiement et doucement
Lauriane; vous me compromettez. Heureusement le marquis ne croira pas
que je sois si capricieuse qu'après lui avoir demandé sept ans de
réflexions, je me trouve déjà pressée de le sommer de sa parole.

--Laissez-moi parler, dit le marquis en prenant la main de Lauriane dans
la sienne; je sais, ma souveraine, que vous n'avez nul amour dans le
coeur, et c'est ce qui me donne la hardiesse de vous demander mon pardon.
Et vous, mon voisin, riez de toutes vos forces, car l'occasion est
belle! Et je rirai avec vous aujourd'hui, bien qu'hier j'aie versé
beaucoup de larmes.

--Vrai, mon voisin? dit le bon de Beuvre en lui prenant son autre main.
Si vous parlez sérieusement comme vous en avez l'air, je ne rirai plus.
Avez-vous quelque peine dont on puisse vous aider à sortir?

--Dites, mon cher Céladon, ajouta Lauriane d'un air affectueux:
contez-nous vos chagrins!

--Mes chagrins sont dissipés, et, si vous me gardez votre amitié, je
suis le plus fortuné des hommes. Eh bien, écoutez, mes amis, dit-il en
se relevant avec un peu d'effort. Vous entendîtes, avant-hier, cette
prédiction à moi faite par des gens qui n'étaient pas bien sorciers:
«Avant trois jours, trois semaines ou trois mois, vous serez père?»

--Eh bien, dit de Beuvre revenant à son humeur narquoise, vous croyez,
mon brave homme, que la prédiction se réalisera?

--Elle est réalisée, mon voisin. Je suis père, et ce n'est plus pour moi
que je demande, à vous et à la divine Lauriane, sept ans d'espérance et
de sincérité: c'est pour mon héritier, c'est pour mon fils unique, c'est
pour...

Ici, la porte s'ouvrit à deux battants, et Adamas, en grande tenue,
annonça d'une voix claire et avec un air de triomphe:

--M. le comte Mario de Bois-Doré!

La surprise fut pour tout le monde; car le marquis n'attendait pas si
vite l'apparition de son enfant, et il ne savait encore en quel équipage
on réussirait à le produire.

Quelle fut sa joie lorsqu'il vit entrer Mario vêtu à la paysanne,
c'est-à-dire d'un habit exactement semblable de forme et de tissus à
celui qu'il portait lui-même; le pourpoint de satin à mille petits
crevés sur les bras; le colletin sans ailerons (pourpoint de dessus à
épaulettes, mais sans manches pendantes), en velours blanc crevé
d'argent; les chausses flottantes, de quatre aunes de large, froncées
jusqu'au-dessous du genou, garnies de boutons de perles et un peu
ouvertes de côté pour laisser sortir _la rose_ de la jarretière; les bas
de soie, avec les souliers _à pont-levis_ fermés de roses; la fraise _à
confusion_, c'est-à-dire à plusieurs rangs inégaux avec les _rebras_
assortis, le feutre à plumes, des diamants partout, un petit baudrier
tout brodé de perles, et une petite rapière qui était un vrai
chef-d'oeuvre!

Adamas avait passé la nuit à choisir, à méditer, à tailler et à ajuster;
la matinée, à essayer. L'adroite Morisque et quatre ouvrières, levées
avant le jour, avaient cousu avec rage. Clindor avait fait dix lieues
pour trouver le chapeau et la chaussure. Adamas avait composé, emplumé,
orné, inventé, arrangé, et le costume, plein de goût, bien coupé et
assez solide pour durer quelques jours sans être refait, allait à
merveille.

Mario, enrubané et parfumé comme le marquis, frisé naturellement et
portant, sur la mèche ou _moustache_ de l'oreille gauche, une _rose_ (on
dirait aujourd'hui un _chou_) de rubans blancs, avec un gros diamant au
milieu et de la dentelle d'argent en dessous, se présenta avec grâce.

Il n'était pas plus emprunté que s'il eût été élevé en gentilhomme. Il
portait sa rapière avec aisance, et sa touchante beauté ressortait dans
tout ce blanc, qui lui donnait l'air candide d'une jeune fille.

Lauriane et son père furent si émerveillés de sa figure et de ses
mouvements, qu'ils se levèrent spontanément comme pour recevoir quelque
fils de roi.

Mais ce n'était pas tout. Adamas, en bichonnant son petit seigneur,
avait essayé de lui apprendre un compliment, tiré de l'_Astrée_, pour
Lauriane. Retenir quelques phrases par coeur, ce n'était pas une affaire
pour l'intelligent Mario.

--Madame, dit-il avec un gentil sourire, «il est bien impossible de vous
voir sans vous aimer, mais plus encore de vous aimer sans être extrême
en cette affection. Permettez que je baise mille et mille fois vos
belles mains, sans pouvoir, par tel nombre, égaler celui des morts que
le refus de cette supplication me donnera...»

Ici, Mario s'arrêta. Il avait appris très-vite, sans comprendre et sans
réfléchir. Le sens des mots qu'il disait lui parut tout à coup
très-comique; car il n'était nullement disposé à tant souffrir, si
Lauriane lui refusait les mille et mille baisers qu'il ne tenait pas à
ce point à lui donner. Il eut envie de rire et regarda la jeune dame,
qui avait envie de rire aussi, et qui, d'un air sympathique et enjoué,
lui tendait les deux mains.

Il mit l'étiquette de côté, et, obéissant à sa confiance naturelle, il
lui jeta les deux bras autour du cou et l'embrassa sur les deux joues,
en lui disant de son crû:

--Bonjour, madame; je vous prie de me vouloir du bien, car vous me
semblez bonne personne et je vous aime déjà beaucoup.

--Pardonnez-lui, dit le marquis, c'est un enfant de la nature...

--C'est pour cela qu'il me plaît, répondit Lauriane, et je le dispense
de toute cérémonie.

--Voyons, voyons! dit de Beuvre, qu'est-ce que cela signifie, mon
voisin, ce beau garçon-là? S'il est à vous, je vous en fais mon
compliment; mais je ne vous aurais pas cru...

On annonça Guillaume d'Ars avec Louis de Villemort et un des jeunes
Chabannes, qui étaient venus chez lui le matin, et à qui il avait conté
la merveilleuse recouvrance du fils de Florimond.

--Est-ce lui? s'écria-t-il en entrant et en regardant Mario. Oui, c'est
mon petit bohémien. Mais comme il est joli, à présent, mon Dieu! et
comme vous devez être content, mon cousin! Tudieu, mon gentilhomme!
dit-il à l'enfant, que vous avez donc là une belle épée et une
vaillante toilette! Vous voulez faire honte à vos voisins et amis! Vous
nous écrasez, je le vois, et on ne paraît plus rien auprès de vous. Çà,
dites-nous votre petit nom et faisons connaissance; car nous sommes
parents, s'il vous plaît, et je pourrai peut-être vous servir à quelque
chose, ne fût-ce qu'à vous apprendre à monter à cheval!

--Oh! Je sais, dit Mario. J'ai monté sur _Squilindre_!

--Sur le gros cheval de carrosse! Et, dites-moi, mon maître, lui
trouvâtes-vous le trot doux?

--Pas trop, dit Mario en riant.

Et il se mit à jouer et à babiller avec Guillaume et ses compagnons.

--Ah çà! dit de Beuvre en prenant Bois-Doré à l'écart, mettez-moi donc
dans le secret, car je n'y suis pas. Vous nous en donnez à garder, mon
voisin! vous n'avez point procréé ce beau petit! Il est trop jeune pour
cela. C'est quelque enfant d'adoption?

--C'est mon propre neveu, répondit Bois-Doré; c'est le fils de mon
Florimond, que vous avez aimé aussi, mon voisin!

Et il raconta devant tous, avec preuves à l'appui, l'histoire de Mario,
sans toutefois prononcer le nom de d'Alvimar ou de Villareal, et sans
faire entendre qu'il avait découvert et puni les assassins de son frère.




XXXVI


Devant les lettres, l'anneau et le cachet, il n'y avait pas moyen de
traiter de roman cette romanesque aventure.

Tout le monde fit fête au gentil Mario, qui, par son bon naturel, son
air affectueux et son beau regard, gagnait spontanément et
irrésistiblement tous les coeurs.

--Alors, dit de Beuvre à sa fille en la prenant à part, vous voilà, non
plus fiancée à notre vieux voisin, mais à son marmot; car il me semble
que c'est ainsi qu'il lui plaît de tourner la chose à présent.

--Dieu le veuille, mon père! répondit Lauriane, et, s'il y revient, je
vous prie de feindre, comme moi, de souscrire à cet arrangement, que le
bonhomme est capable de prendre au sérieux.

--Il le prenait bien au sérieux quand il s'agissait de lui! reprit de
Beuvre. La différence d'âge entre vous et ce petit garçon se compte par
années, tandis qu'entre le marquis et vous, elle se peut bien compter
par quarts de siècle. N'importe, je vois que le cher homme a perdu la
notion du temps pour les autres aussi bien que pour lui-même; mais le
voici qui vient à nous! je le veux faire enrager un peu!

Bois-Doré, sommé par de Beuvre de s'expliquer, déclara fort gravement
qu'il n'avait qu'une parole, et qu'ayant engagé sa liberté et sa foi à
Lauriane, il se regardait comme son esclave, à moins qu'elle ne lui
rendit sa promesse.

--Je vous la rends, cher Céladon! s'écria Lauriane.

--Mais son père l'interrompit. Il voulait la taquiner aussi.

--Non pas, non pas, ma fille; ceci regarde l'honneur de la famille, et
votre père ne se laisse point berner! Je vois bien que votre capricieux
et fantasque Céladon s'est pris de tendresse paternelle pour ce beau
neveu, et qu'il aime autant désormais se trouver père sans avoir pris
la peine d'être époux. D'ailleurs, je vois bien aussi qu'il a en la tête
de lui léguer ses biens, sans égard pour ses enfants à venir; c'est ce
que je ne souffrirai point et ce que vous devez empêcher, en le sommant
de la foi qu'il vous a jurée.

M. de Beuvre parlait si sérieusement qu'un instant le marquis y fut
pris.

--Il faut croire, pensa-t-il, que ma fortune me rajeunit beaucoup, et
que mon voisin, qui me raillait tant, ne me trouve plus si vieux. Où
diable Adamas a-t-il pris l'idée de me faire faire cette démarche?

Lauriane vit ses perplexités sur sa figure, et vint généreusement à son
secours.

--Monsieur mon père, dit-elle, ceci ne vous regarde point, vu que notre
marquis ne m'a point demandé ma main sans mon coeur; or, tant que mon
coeur ne m'a point parlé, le marquis est libre.

--Ta, ta, ta! s'écria de Beuvre, votre coeur vous parle très-haut, ma
fille, et il est aisé de voir, à votre indulgence pour le marquis, que
c'est de lui qu'il vous parle!

--Serait-il vrai? dit Bois-Doré ébranlé; si j'avais ce bonheur, il n'y a
neveu qui tienne, et, par ma foi!...

--Non, marquis, non! dit Lauriane décidée à en finir avec les rêveries
de son vieux Céladon. Mon coeur parle, il est vrai, mais depuis un
instant seulement: depuis que j'ai vu votre gentil neveu. La destinée le
voulait ainsi, à cause de la grande amitié que j'ai pour vous, laquelle
ne pouvait me permettre d'avoir des yeux que pour quelqu'un de votre
famille et de votre ressemblance. Donc: c'est moi qui brise nos liens et
me déclare infidèle; mais je le fais sans remords, puisque celui que je
vous préfère vous est aussi cher qu'à moi-même. Ne parlons donc plus
de rien jusqu'à ce que Mario soit en âge d'éprouver quelque affection
pour moi, si cet heureux jour doit arriver. En attendant, je tâcherai de
prendre patience, et nous resterons amis.

Bois-Doré, enchanté de cette conclusion, baisait avec effusion la main
de l'aimable Lauriane, lorsqu'une effroyable pétarade fit trembler les
vitres et _tressauter_ tous les hôtes du manoir.

On courut aux fenêtres. C'était Adamas qui faisait rage de tous les
fauconneaux, arquebuses et pistolets de son petit arsenal.

En même temps on vit entrer dans le préau tous les habitants du bourg et
tous les vassaux du marquis, criant à se fendre la mâchoire, de concert
avec tous les employés et serviteurs de la maison:

--Vive M. le marquis! vive M. le comte!

Ces bonnes gens obéissaient, de confiance à un mot d'ordre donné par
Aristandre, sans savoir de quoi il était question; mais ce qu'ils
savaient bien, c'est qu'ils n'étaient jamais mandés au château sans
qu'il retournât de quelque largesse ou régal, et ils y venaient sans se
faire prier.

On ouvrit les fenêtres du salon de compagnie pour entendre le discours,
en forme de proclamation, que débitait Adamas à cette nombreuse
assistance.

Debout sur le puits, qu'il avait fait couvrir, afin de se livrer sans
danger à une pantomime animée, l'heureux Adamas improvisait le morceau
d'éloquence le plus étourdissant qu'eût jamais produit sa faconde
gasconne et lancé aux échos sa voix claire, aux inflexions toutes
méridionales. Sa gesticulation n'était pas moins étrange que sa diction.

Quant à la rédaction de ce chef-d'oeuvre, il est à regretter que la
chronique ne nous l'ait point conservée; elle eut le sort des choses
d'inspiration: elle s'envola avec le souffle qui l'avait fait naître.

Quoi qu'il en soit, elle produisit un grand effet. Le récit de la mort
tragique du pauvre M. Florimond fit verser des larmes; et, comme Adamas
avait le pleur facile et s'attendrissait naïvement pour son propre
compte, il fut écouté religieusement, même des fenêtres du salon.

On ne s'égaya qu'aux transports de joie pathétique avec lesquels il
proclama la recouvrance de Mario; mais l'auditoire rustique n'y trouva
rien de trop.

Le paysan comprend le geste et non les mots, qu'il ne se donne pas la
peine d'entendre; ce serait un travail, et le travail de l'esprit lui
semble une chose contre nature. Il écoute avec les yeux.

On fut donc enchanté de la péroraison, et des connaisseurs déclarèrent
que M. Adamas prêchait beaucoup mieux que le recteur de la paroisse.

Le discours terminé, le marquis descendit avec son héritier et sa
compagnie, et Mario charma et conquit aussi les paysans par ses manières
accortes et son doux parler.

Chargé par son père à inviter tout le bourg à un grand festin pour le
dimanche suivant, il le fit naturellement en des termes d'une si
parfaite égalité, que Guillaume et ses amis, et même le républicain M.
de Beuvre, eurent besoin de se rappeler que l'enfant sortait lui-même de
la bergerie, pour n'en être pas un peu choqués.

Le marquis, s'apercevant de leur blâme, se demanda s'il ne devait pas
rappeler Mario, qui s'en allait de groupe en groupe, se laissant
embrasser et rendant les caresses avec effusion.

Mais une vieille femme, la doyenne du village, vint à lui, appuyée sur
sa béquille, et lui dit d'une voix chevrotante:

--Monseigneur, vous êtes béni du bon Dieu pour avoir été doux et humain
aux pauvres _ahanniers_. Vous avez fait oublier votre père, qui était un
homme rude à vous comme aux autres. Voici un enfant qui tiendra de vous
et qui empêchera qu'on ne vous oublie!

Le marquis serra les mains de la vieille et laissa Mario serrer les
mains de tout le monde.

Il fit boire à la santé de son fils, et but lui-même à celle de la
paroisse, pendant qu'Adamas faisait encore tonner son artillerie.

Comme la foule s'éloignait, le marquis aperçut M. Poulain, qui observait
toutes choses sans sortir d'un petit hangar, où il s'était placé comme
dans une loge de spectacle. Il lui coupa la retraite en allant le saluer
et l'inviter à souper et en lui reprochant de ne venir jamais.

Le recteur le remercia avec une politesse énigmatique, disant, avec un
feint embarras, que ses principes ne lui permettaient pas de manger avec
des _prétendus_.

On disait dans ce temps-là, selon l'opinion à laquelle on appartenait,
_les réformés_ ou _les prétendus réformés_. Quand on disait _les
prétendus_ tout court, c'était l'expression d'une orthodoxie qui
n'admettait même pas l'idée d'une réformation possible.

Cette expression dénigrante blessa le marquis, et, jouant sur le mot, il
répondit n'avoir point de fiancés en sa maison.

Je croyais M. et madame de Beuvre fiancés avec l'erreur de Genève,
reprit le recteur avec un sourire perfide; auraient-ils divorcé, à
l'exemple de M. le marquis?

--Monsieur le recteur, dit Bois-Doré, ce n'est point le moment de
parler théologie, et je confesse n'y rien entendre. Une fois, deux fois,
voulez-vous être des nôtres, avec ou sans parpaillots?

--_Avec_, je vous l'ai dit, monsieur le marquis, cela m'est impossible.

--Eh bien, monsieur, reprit Bois-Doré avec une vivacité dont il ne fut
pas le maître, ce sera quand vous voudrez; mais, les jours où vous ne me
jugerez pas digne de vous recevoir en ma maison, vous ferez peut-être
aussi bien de ne pas venir en ma maison pour me le dire; car je me
demande ce que, ne voulant point y entrer, vous venez y faire, à moins
que ce ne soit de dénigrer ceux qui me font l'honneur de s'y trouver
bien.

Le recteur cherchait ce qu'il appelait la persécution, c'est-à-dire
qu'il désirait irriter le marquis, pour le mettre dans son tort
vis-à-vis de lui.

--M. le marquis admettant tous les habitants de ma paroisse à une
réjouissance de famille, j'ai cru, dit-il, y être appelé comme les
autres. Je m'étais même imaginé que cet aimable enfant, dont on célèbre
la recouvrance, aurait besoin de mon ministère pour être réintégré dans
le sein de l'Église, cérémonie par laquelle il eût fallu peut-être
commencer les réjouissances.

--Mon enfant a été élevé par un véritable chrétien et par un véritable
prêtre, monsieur! Il n'a besoin d'aucune réconciliation avec Dieu; et
quant à cette Morisque sur le compte de laquelle vous croyez être si
bien instruit, sachez qu'elle est meilleure chrétienne que bien des gens
qui s'en piquent. Soyez donc en paix, et venez chez moi à visage
découvert et sans arrière-pensée, je vous en prie, ou n'y venez point du
tout, je vous le conseille.

--La franchise est dans mon intention, monsieur le marquis, répondit le
recteur en élevant la voix; et la preuve, c'est que je vous demande
sans détour où est M. de Villareal et d'où vient que je ne le vois point
en votre compagnie.

Cette insidieuse brusquerie faillit démonter Bois-Doré.

Heureusement Guillaume d'Ars, qui se rapprochait de lui en ce moment,
avait entendu la question, et il se chargea d'y répondre.

--Vous demandez M. de Villareal, dit-il en saluant M. Poulain. Il est
parti de ce château avec moi hier au soir.

--Excusez-moi, reprit le recteur en saluant Guillaume avec plus d'égards
qu'il n'en montrait à Bois-Doré. Alors c'est chez vous, monsieur le
comte, que je puis lui adresser une lettre?

--Non, monsieur, répondit Guillaume dépité de cette instance. Il n'est
point chez moi aujourd'hui...

--Mais, s'il a été faire une promenade, vous attendez son retour, ce
soir ou demain au plus tard, je suppose?

--Je ne sais point quel jour il rentrera, monsieur: je n'ai pas coutume
de questionner les gens. Mais venez donc, marquis; on vous réclame au
salon.

Il entraîna Bois-Doré vers les de Beuvre, pour couper court aux
investigations du recteur, qui se retira avec un étrange sourire et une
humilité menaçante.

--Vous parliez de M. de Villareal, dit de Beuvre au marquis; je vous ai
entendu prononcer son nom. D'où vient donc que nous ne le voyons point
céans? Est-il malade?

--Il est parti, dit Guillaume, que ces interrogations devant de nombreux
témoins gênaient et inquiétaient beaucoup.

--Parti pour ne plus revenir? dit Lauriane.

--Pour ne plus revenir, répondit Bois-Doré avec fermeté.

--Eh bien, dit-elle après une petite pause, j'en suis contente.

--Vous ne l'aimiez point? dit le marquis en lui offrant son bras, tandis
que Guillaume marchait auprès d'elle.

--Vous allez me trouver folle, répondit la jeune dame; eh bien, je me
confesserai quand même. Je vous en demande pardon, monsieur d'Ars, mais
votre ami me faisait peur.

--Peur?... C'est singulier, d'autres personnes m'ont dit de lui la même
chose! D'où vient, madame, qu'il vous faisait peur?

--Il ressemble décidément à un portrait qui est chez nous, et que vous
n'avez peut-être jamais vu... dans notre petite chapelle! L'avez-vous
vu?

--Oui! s'écria Guillaume frappé; je sais ce que vous voulez dire. Il lui
ressemblait, sur ma parole!

--Il lui ressemblait? Vous parlez de votre ami comme s'il était défunt!

Mario vint interrompre cette causerie. Lauriane, qui l'avait déjà pris
en grande amitié, voulut lui donner le bras pour rentrer.

Guillaume et Bois-Doré restèrent un instant seuls, en arrière de la
société.

--Ah! mon cousin, dit le jeune homme au vieillard, n'est-ce point une
chose bien déplaisante que d'avoir à cacher mort d'homme, comme si l'on
avait à rougir de quelque lâcheté, quand, au contraire...

--Pour moi, j'eusse aimé mieux la franchise, répondit le marquis. C'est
vous qui m'avez condamné à cette feinte; mais si elle vous pèse...

--Non, non! Votre recteur semble avoir des soupçons. Mon d'Alvimar
faisait fort le dévot. La soutane serait pour lui, et c'est jouer trop
gros jeu dans le pays où nous sommes. Taisons-nous encore jusqu'à ce que
la manière dont votre frère a été lâchement occis soit bien répandue, et
montrez-en la preuve à tout le monde sans nommer les coupables. Quand
vous les nommerez, on sera tout disposé à les condamner. Mais,
dites-moi, marquis, savez-vous si le corps de ce malheureux?...

--Oui, Aristandre s'en est enquis. Le frère oblat a fait son office.

--Mais comprenez-vous quelque chose à ce d'Alvimar, mon cousin? Un homme
si bien né, et qui montrait de si bonnes manières!

--L'ambition de cour et la misère d'Espagne! répondit Bois-Doré. Et
puis, tenez, mon cousin, il m'est venu souvent en la pensée un paradoxe
philosophique: c'est que nous sommes tous égaux devant Dieu, et qu'il ne
fait pas plus de cas de l'âme d'un noble que de celle d'un vilain. Voilà
le point où le populaire calviniste ne se trompe peut-être point trop?

--Eh! eh! reprit Guillaume, à propos de calvinistes, mon cousin,
savez-vous que les affaires du roi vont mal, là-bas, et que l'on ne
prend pas du tout Montauban? J'ai su à Bourges, de gens bien informés,
qu'au premier jour on lèverait le siége, et ceci pourrait bien changer
encore une fois toute la politique. Tenez, vous vous êtes peut-être un
peu trop pressé d'abjurer, vous!

--Abjurer, abjurer, dit Bois-Doré en hochant la tête. Je n'ai jamais
rien abjuré, moi! Je réfléchis, je discute avec moi-même, et, selon
qu'il me vient de bonnes raisons, j'admets une forme ou l'autre. Au
fond...

--Au fond, vous êtes comme moi, dit Guillaume en riant, vous ne vous
souciez que d'être honnête homme.

Le souper, quoique très-intime, fut servi avec un luxe inouï. La salle
était décorée de feuillages et de fleurs enlacées de rubans d'or et
d'argent; les plus fines pièces d'orfévrerie et de faïencerie furent
exhibés; les mets et les vins les plus exquis furent offerts.

Cinq ou six des meilleurs amis ou voisins étaient arrivés au dernier
coup de cloche; c'était encore une surprise pour le marquis. Adamas
avait dépêché des courriers dans tous les environs.

Il n'y eut point de musique durant le repas; on voulait parler, on avait
tant de choses à se dire! On se contenta d'annoncer chaque service par
une fanfare dans le préau.

Lauriane prit place en face du marquis avec Mario à sa droite.

Lucilio fut de la fête; on ne redoutait la malveillance d'aucun convive.




XXXVII


Une demi-heure après qu'on fut sorti de table, Adamas pria son maître de
monter, «avec sa compagnie, en la salle des Verdures,» où une nouvelle
surprise était préparée.

C'était un divertissement dans le goût de l'époque, mais tel qu'on avait
pu l'exécuter à la hâte dans un petit local.

Le fond de la salle était arrangé en manière de théâtre avec de riches
tapis sur quelques tréteaux, des étoffes pour cadre et des feuillages
naturels pour coulisses.

Quand on eut pris place, Lucilio joua un beau morceau d'ouverture, et le
page Clindor parut sur la scène, en costume de berger de fantaisie. Il
chanta des couplets rustiques assez jolis, vu qu'ils étaient de la façon
de maître Jovelin; puis il se mit à garder ses moutons, de véritables
agneaux enrubanés et bien lavés, qui se comportèrent assez décemment sur
la scène. Fleurial, le chien du berger, joua aussi très-convenablement
son rôle.

La sourdeline fit entendre une musique somnolente et douce, au son de
laquelle le berger s'endormit.

Alors un vénérable vieillard s'avança, cherchant avec angoisse jusque
dans les poches du dormeur et dans la laine des moutons. Il avait une si
plantureuse barbe, des cheveux et des sourcils blancs tellement touffus,
qu'on ne le reconnut pas d'abord; mais, quand il eut à déclamer quelques
vers de sa façon pour exprimer le sujet de sa peine, on partit d'un
joyeux rire en retrouvant l'accent gascon d'Adamas.

Ce vieillard éploré courait après _le Destin_, qui lui avait ravi son
jeune maître, l'enfant adoré de son seigneur.

Le berger, éveillé en sursaut, lui demanda ce qu'il souhaitait. Il y eut
entre eux un dialogue libre, où l'on répéta bien des fois la même chose,
ce qui, selon Adamas, avait l'avantage de faire saisir aux spectateurs
ce qu'il lui plaisait d'appeler _le noeud de la pièce_.

Le berger aida le vieillard dans ses recherches, et ils allaient
attaquer un petit fort placé dans les branches, au fond du théâtre et
censé dans le lointain, lequel fort n'était autre que celui apporté
jadis en croupe du château de Sarzay par le marquis, lorsqu'un
épouvantable géant, habillé d'une manière fantastique, s'opposa à leur
dessein.

Ce géant, représenté par Aristandre, s'exprima d'abord dans une langue
inconnue. Comme il s'était déclaré incapable de retenir trois paroles
apprises, Lucilio, qui avait bien voulu aider Adamas dans la mise en
scène de sa composition, avait autorisé le carrosseux, en sa qualité de
géant, à articuler, au hasard, des syllabes sans suite et dépourvues de
sens; il suffisait qu'il eût l'air terrible et la voix formidable.

Aristandre se conforma fort bien à cette prescription, mais, comme
Adamas l'insultait et le provoquait de la façon la plus vive, le
traitant d'ogre, d'enchanteur et de monstre, le bon géant, voulant ne
pas rester court, laissa échapper, en franc Berrichon, des jurements si
épouvantables que l'on dut se hâter de le tuer pour l'empêcher de
scandaliser l'assistance.

Cette scène déplut à Fleurial, qui n'était pas brave, et qui sauta
par-dessus la rampe de bougies pour venir se réfugier dans les jambes de
son maître.

Quand ce monstre de carrosseux fut étendu de son long sous la vaillante
épée de bois d'Adamas, le petit fort s'écroula comme par enchantement,
et l'on vit apparaître à sa place une sibylle.

C'était la Morisque, à qui l'on avait confié de belles étoffes d'Orient,
et qui s'en était arrangée avec beaucoup de goût et de poésie.

Elle était fort belle ainsi et fut saluée de grands applaudissements.

Pauvre Morisque! élevée dans l'esclavage et brisée dans la persécution,
heureuse ensuite d'un toit de paille et du plus humble travail sous la
protection d'un pauvre prêtre, c'était la première fois de sa vie
qu'elle se voyait richement vêtue, accueillie avec affection par des
gens riches, et applaudie pour sa grâce et sa beauté, sans
arrière-pensée outrageante.

Elle ne comprit pas d'abord; elle eut peur, elle voulut s'enfuir. Mais
Adamas se servit à propos des cinq ou six mots d'espagnol qu'il savait,
pour la rassurer tout bas et lui faire comprendre qu'elle plaisait.

Mercédès chercha des yeux la personne qui l'intéressait le plus dans
l'auditoire, et vit près d'elle dans la coulisse, le directeur Lucilio
qui l'applaudissait aussi.

Une flamme jaillit de ses yeux noirs; puis, effrayée de cet éclair de
bonheur, dont elle ne se rendait pas compte, elle abaissa ses longues
paupières, qui dessinèrent leurs ombres veloutées sur ses joues
brûlantes. Elle parut encore plus belle sans que l'on sût pourquoi, et
on l'applaudit de nouveau.

Quand elle eut repris courage, elle chanta en arabe; après quoi, elle
fit, aux questions du vieillard Adamas, des réponses dont il eut l'air
de ne se point payer.

Après un débat en pantomime accompagnée de musique, elle lui promit
l'enfant qu'il cherchait, à la condition qu'il subirait encore l'épreuve
de combattre une affreuse tarasque de papier doré, qui arriva sur le
théâtre en rampant et en vomissant des flammes.

L'intrépide Adamas, résolu à tout pour ramener au bercail l'enfant de
son maître, s'élança au-devant du dragon, et il allait le percer de son
glaive invincible, lorsque la tarasque se déchira comme un vieux gant,
et le beau Mario sortit de ses flancs, habillé en Cupidon, c'est-à-dire
en satin rose et or brodé de fleurs, la tête couronnée de roses et de
plumes, l'arc en main et le carquois sur l'épaule.

La transformation d'un enfant en Cupidon dans le ventre d'un dragon ne
nous est pas facile à saisir, dans le scenario manuscrit d'Adamas; mais
il paraît qu'elle fut acceptée comme fort agréable, car cette apparition
eut le plus grand succès.

Mario récita un compliment à la louange de son oncle et de ses amis, et
la sybille lui prédit les plus hautes destinées. Elle fit sortir du
buisson diverses merveilles, une corne d'abondance pleine de fleurs et
de bonbons que l'enfant jeta aux spectateurs, puis le portrait du
marquis que l'enfant baisa pieusement, puis enfin deux écussons coloriés
en transparent, l'un aux armes des Bouron du Noyer, l'autre à celles de
Bois-Doré, accolés sous une couronne d'où jaillit un petit feu
d'artifice en forme de soleil rayonnant.

Disons, en passant, un mot de ces armoiries du marquis. Elles étaient
fort curieuses, vu qu'elles avaient été inventées par Henri IV en
personne.

En style de blason, on les décrivait ainsi: «De gueules, au dextrochère
d'or, mouvant d'une nuée, tenant une épée la pointe en l'air;
accompagnée, en chef, de trois gelines diadémées d'argent;» c'est-à-dire
«un écusson fond rouge, au milieu duquel un bras droit, sortant d'une
nuée d'or, tenait une épée la pointe en l'air, dirigée vers trois poules
couronnées d'argent, placées au-dessus.»

Autour de l'écusson, on lisait cette devise: _Tous sont tels devant
moi!_

Si l'on se rappelle comment notre bon Sylvain fut fait marquis, on
comprendra aisément cet emblème qu'on eût pu regarder comme dérisoire,
sans le correctif de la devise, que l'on pourrait traduire ainsi:
«Devant ce bras, il n'est point d'ennemi qui ne montre un coeur de
poule.»

Le divertissement fut applaudi avec acclamation.

Le marquis pleura d'aise de voir la gentillesse de son fils et le zèle
d'Adamas.

On mangea des friandises, on se disputa les caresses de Mario, et l'on
se sépara à onze heures, ce qui était fort tard dans les habitudes
campagnardes de ce temps-là.

Le lendemain, il y eut chasse à l'oiseau. Lauriane voulut absolument que
Mario fût de la partie; elle lui prêta son cheval blanc, qui était doux
et sage, et monta bravement Rosidor. Le marquis ne manquait pas de
palefrois de rechange.

La chasse fut anodine, comme il convenait aux personnages qui en étaient
les héros.

Mario y prit tant de plaisir que Lucilio craignait que ce ne fût trop
d'enivrement subit pour cette jeune tête, et qu'on ne le rendit malade
ou insensé. Mais l'enfant montra qu'il avait une excellente
organisation: il s'amusait vivement de toutes ces choses nouvelles, et
cependant il ne s'en grisait pas trop; au moindre appel à sa raison, il
reprenait ses esprits et obéissait avec une douceur d'ange. Ses nerfs ne
furent point surexcités, et il entra dans le bonheur comme dans un
paradis d'amour et de liberté dont il se sentait digne.

Le souper de ce second jour de fête rassembla encore à Briantes d'autres
amis; le lendemain, ce fut la fête offerte aux vassaux, un repas
pantagruélique et des danses sous les vieux noyers de l'enclos.

On organisa même, sous la direction de Guillaume d'Ars, un tir à
l'arquebuse.

Mario proposa aux gamins du bourg un concours à la course et à la
fronde, et obtint la permission de reprendre, pour cette lutte, ses
habits montagnards, où il se sentait beaucoup plus à l'aise.

Il montra une agilité et une adresse qui remplirent ses concurrents
d'admiration. Aucun ne put songer un instant à lui disputer le prix;
aussi se retira-t-il modestement du concours, afin de donner
équitablement le prix aux autres.

Une cérémonie à la fois ingénue et prétentieuse, assez touchante au
fond, termina les fêtes.

Au centre du labyrinthe du jardin, s'élevait une petite fabrique
couverte en paille et simulant une chaumière.

Le marquis appelait cette fabrique _le palais d'Astrée_.

On y porta les pauvres habits grossiers et rapiécés que Mario avait sur
le corps lorsqu'il fit sa première entrée dans le manoir de ses pères.
On en composa une sorte de trophée rustique avec l'humble guitare qui
lui avait servi de gagne-pain en voyage, et l'on suspendit le tout dans
l'intérieur de la cabane, avec des guirlandes de feuillage et un cartel
où on lisait, sous la date de ce mémorable jour, ces simples paroles,
choisies et calligraphiées par Lucilio: _Souviens-toi d'avoir été
pauvre_.

En même temps on présenta à Mario une grande corbeille contenant douze
habillements neufs qu'il eut le plaisir de distribuer à douze pauvres
groupés sur le petit perron de la chaumière.

Enfin le marquis commanda, pour être placé dans la chapelle de l'église
paroissiale, un petit mausolée en marbre, dédié à la mémoire du bon et
saint abbé Anjorrant. Lucilio en présenta le plan et en composa
l'inscription.

On se sépara des conviés, et le calme se fit au manoir de Briantes.

Le marquis se mit alors à songer sérieusement à l'éducation de son fils.
Mais, s'il eût été livré à lui-même, au milieu des préoccupations
d'habillement qui prenaient tant de place dans sa vie, son héritier eût
fort bien pu oublier ce que l'abbé Anjorrant lui avait appris, pour
n'acquérir que des notions ès-sciences de tailleur, de bottier,
d'armurier et de tapissier. Heureusement Lucilio était là, et il sut
arracher chaque jour quelques heures à ces frivoles influences.

Lui aussi, ce tendre coeur, il se mit à chérir ardemment l'enfant de son
ami, et non-seulement à cause de l'ami, mais aussi à cause de l'enfant
lui-même, qui, par sa tendre docilité et la clarté de son intelligence,
rendait attrayante la tâche, d'ordinaire si fâcheuse et si maussade, de
l'instituteur.

Cette tâche de Lucilio n'était cependant pas facile. Il sentait qu'il
avait charge d'âme, et précisément celle d'une âme infiniment précieuse
et pure. Il voulait, avant tout, faire à cette jeune conscience une
forteresse de croyances et de convictions contre les orages de l'avenir.
On vivait dans un temps si troublé!

Certes on ne manquait ni de lumières acquises ni d'excellentes notions
de progrès. C'était l'époque des nouveautés, disait-on: nouveautés
détestables selon les uns, providentielles selon les autres. La
discussion était partout et chez tous, et alors comme aujourd'hui, comme
hier, comme toujours, le vulgaire des intelligences croyait tenir des
vérités infaillibles.

Mais le monde de l'intelligence avait perdu son unité. Les esprits
calmes et désintéressés cherchaient désormais la justice, tantôt dans un
camp, tantôt dans l'autre; et, comme dans les deux camps il y avait
souvent intolérance, erreur et cruauté, le scepticisme trouvait bien son
compte à se croiser les bras et à décréter l'aveuglement et la faiblesse
incurables du genre humain.

On était alors au lendemain des luttes sanglantes entre les gomaristes
et les arminiens, Arminius n'était plus; mais Barnevelt venait de monter
sur l'échafaud. Hugo Grotius avait été condamné à la prison perpétuelle,
où il rêvait à son bel ouvrage, sa fameuse _Théorie du droit des gens_.
La Réforme était profondément divisée sur la question de la
prédestination. Le calvinisme, avec son effroyable doctrine fataliste,
était condamné dans la conscience des hommes justes. Les luthériens de
France, imitant le retour de Mélanchthon à la vérité, et abandonnant les
funestes maximes de Luther sur le _self-arbitre_, défendaient maintenant
la justice divine et la liberté humaine.

Mais en tout temps les hommes justes sont clairsemés. Le peuple
calviniste et ses ardents ministres protestaient dans une grande partie
de la France, contre ce qu'ils appelaient un retour à l'hérésie de Rome.

Ce qui se passait dans nos provinces du Midi, les fougueuses assemblées
s'acharnant à une résistance devenue antifrançaise, l'esprit républicain
mal entendu, secondant par entêtement et par ignorance, les funestes
projets de la politique austro-espagnole, qui voulait la guerre civile
en France; la résistance glorieuse, mais fâcheuse, de Montauban; tant de
sang versé, tant d'héroïsme dépensé pour éterniser la lutte où Rome et
l'Autriche trouvaient leur compte, prouvaient bien que la lumière était
derrière un nuage, et qu'aucune conscience généreuse ne pouvait se dire:
«J'irai dans cette Église, j'irai dans cette armée, et j'y trouverai
pure la meilleure vérité sociale de mon temps.»

Il fallait donc ne pas trop se préoccuper des faits, et, quand on était
instruit et intelligent, croire à une vérité quand même, au-dessus de
toutes celles qui se prêchaient par le monde, puisque le glaive, la
corde, le bûcher, le meurtre, le viol et le pillage étaient les moyens
de conversion des partis vis-à-vis les uns des autres.

Lucilio Giovellino réfléchit à toutes ces choses et résolut d'aller
selon l'Évangile, commenté par son propre coeur; car il voyait trop bien
que ce divin livre, entre les mains de certains catholiques et de
certains protestants, pouvaient devenir et devenait chaque jour un code
de fatalisme, une doctrine d'abrutissement et de fureur.

Il se mit donc à enseigner à Mario la philosophie, l'histoire, les
langues et les sciences naturelles tout ensemble, tâchant de faire
ressortir de toutes choses la logique et la bonté de Dieu. Sa méthode
fut claire et ses explications concises.

Jadis éloquent, le pauvre Lucilio avait eu d'abord bien du dégoût pour
la parole écrite, et même encore parfois il souffrait d'être obligé de
resserrer en peu de mots sa pensée; mais à quelque chose malheur est
toujours bon pour les esprits d'élite. Il lui arriva que la paresse
d'écrire longtemps et l'impatience de se révéler le forcèrent et
l'habituèrent à se résumer avec une clarté et une énergie
transcendantes, et que l'enfant fut nourri des choses, sans détails
inutiles et sans redites fatigantes.

Les leçons furent d'une étonnante brièveté, et portèrent avec elles dans
ce jeune esprit la certitude, si rare en ce temps-là, et pour cause.

De son côté, Bois-Doré, tout en occupant son fils de puérilités et de
fadaises, le conserva pur et bon, grâce à cette mystérieuse insufflation
qui d'une bonne nature se communique à une autre, sans y songer et sans
le savoir.

Tous les enfants sont portés à réagir contre l'enseignement trop
formulé; ils suivent plus volontiers un instinct qui les mène, sans
savoir lui-même où il va.

Lorsque, au milieu de ses futiles préoccupations, le marquis était
dérangé pour service à rendre ou secours à donner, il n'en témoignait
jamais ni dépit ni lassitude. Il se levait, écoutait, questionnait,
consolait et agissait.

Naturellement flâneur et débonnaire, il ne s'ennuyait d'aucune plainte
et ne s'impatientait contre aucun bavardage de pauvre commère. Ainsi,
tout en ayant l'air de consacrer sa vie à des riens, il ne passait guère
de moments dans cette vie facile et bénévole sans qu'il fît du plaisir
ou du bien à quelqu'un.

Aussi sa journée, toujours commencée avec de beaux projets de travail
pour son fils (il appelait travail le soin de la toilette et
l'enseignement des belles manières), se passait à ne se décider sur
rien, à ne rien entreprendre, et à laisser toutes choses aux sages
conclusions d'Adamas et aux aimables caprices de l'enfant.




XXXVIII


Cependant, au bout de quelques semaines, grâce à l'activité d'Adamas et
à l'intelligence de la Morisque, on avait réussi à équiper Mario en
gentilhomme de qualité, et même le marquis était venu à bout de lui
donner quelques notions de manége et d'escrime.

Il y avait, en outre, tous les matins, de plaisantes séances entre le
vieillard et l'enfant pour la leçon de grâces.

Le marquis faisait entrer et sortir dix fois de suite son élève, pour
lui apprendre la façon de s'introduire avec élégance et courtoisie dans
un salon, et celle de se retirer avec modestie et politesse.

--Voyez-vous, mon cher comte, lui disait-il (c'était l'heure où il
fallait se parler avec de gracieuses cérémonies), lorsqu'un gentilhomme
a passé le seuil de la porte et fait trois pas dans un appartement, il
est déjà jugé par les personnes de mérite ou de qualité qui s'y
trouvent. Il faut donc que tout son mérite à lui et toute sa qualité
s'annoncent dans l'attitude de son corps et dans l'air de son visage.
Jusqu'à ce jour, on vous a accueilli avec des caresses et de tendres
familiarités, vous dispensant des convenances que vous ne pouviez point
savoir; mais cette indulgence cessera vite, et, si l'on vous voyait
garder des manières rustiques sous les habits que voilà, on s'en
prendrait à votre naturel ou à mon indifférence. Travaillons donc, mon
cher comte; travaillons sérieusement: recommençons cette révérence qui
manque de brillant, et refaisons cette entrée qui a été molle et sans
noblesse.

Mario s'amusait de cet enseignement, qui était une occasion de se carrer
dans ses plus beaux habits, de se voir dans les glaces et de se remuer
énergiquement par la chambre. Il était si adroit et si souple, qu'il ne
lui en coûtait presque rien d'étudier cette sorte de ballet majestueux
auquel on l'initiait minutieusement; et son vieux père, beaucoup plus
enfant que lui, savait rendre la leçon divertissante.

C'était un cours complet de pantomime, où le marquis, malgré son âge,
était encore excellent comédien.

--Voyez, mon fils, disait-il en se coiffant et en se drapant d'une
certaine façon, voici les manières d'un matamore, regardez bien ce que
je vais faire pour ne le faire jamais, sinon par jeu, et vous en
abstenir en bonne compagnie.

Alors il représentait un capitan bravache au naturel, et Mario riait à
se rouler par terre.

On lui permettait, pour s'amuser, de faire le capitan à son tour, et
c'était le tour du marquis de rire à tomber dans son fauteuil: tant le
lutin était un singe adroit et gentil!

Mais il fallait revenir à la leçon.

Le marquis lui montrait alors le personnage d'un rustre lourd, tranchant
et importun, ou celui d'un pédant amer et désagréable, ou celui d'un
niais décontenancé; et, comme il fallait des acteurs pour rendre la
scène parlante, on faisait venir les gens de la maison. Heureux quand on
pouvait retenir Adamas et Mercédès, qui s'y prêtaient avec beaucoup de
gaieté ou d'esprit. Mais Adamas était actif et la Morisque laborieuse:
ils demandaient toujours à s'en aller travailler pour Mario.
                
 
 
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