George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
On se rabattait sur Clindor, qui était de bonne volonté, mais bâti comme
un pantin, et sur la Bellinde, qui aimait bien à représenter une dame de
qualité, mais qui faisait ce rôle de la manière la plus ridicule et la
plus absurde. Le marquis l'en reprenait gaiement, et relevait ses
balourdises au profit de l'enseignement de Mario, qui était passablement
moqueur, et qui s'en réjouissait de manière à mortifier singulièrement
la gouvernante.

Elle se piquait en s'en allant, et Mario, dans ses grands rires,
oubliant que c'était l'heure de la tenue, sautait sur les genoux du
marquis et l'embrassait en le tutoyant, ce que le vieillard n'avait pas
le courage d'empêcher; car lui aussi s'amusait pour son compte, et ne
trouvait rien de plus doux que de voir son enfant s'amuser avec lui
comme un bon camarade.

Après le dîner, on montait à cheval. Le marquis s'était procuré, pour
son héritier, les plus jolis genets du monde, et il était un excellent
professeur. Ainsi de l'escrime; mais ces exercices fatiguaient beaucoup
le vieillard, et il avait des suppléants qu'il se bornait à diriger.

Il y avait aussi un maître de blason, qui venait deux fois par semaine.
Ce dernier ennuyait considérablement Mario; mais il prenait sur
lui-même, avec un courage bien rare chez un enfant, pour ne rien
repousser de ce que son père lui imposait avec tant de douceur.

Il se consolait de la science héraldique avec ses bons petits chevaux,
ses belles petites arquebuses et les leçons de Lucilio, qui
l'attachaient et l'émouvaient vivement.

Il avait pour ce muet un respect dont il ne se rendait pas compte, soit
que sa belle âme sentit la supériorité d'une grande âme, soit que la
vénération enthousiaste de Mercédès pour Lucilio exerçât sur lui son
magnétisme; car il restait dans son coeur le fils de la Morisque, et,
sentant qu'il y avait entre elle et le marquis une tendre jalousie à
cause de lui, il avait l'adroite délicatesse d'être tout à l'un et à
l'autre, sans éveiller l'inquiétude de ces deux coeurs d'enfants, à la
fois généreux et susceptibles.

Il avait déjà fait cet apprentissage de délicatesse avec sa mère
adoptive, lorsqu'ils vivaient auprès de l'abbé Anjorrant; il ne lui
était pas difficile de continuer.

L'étude qui lui plaisait le plus était celle de la musique.

Lucilio, en cela encore, était un admirable maître. Son délicieux talent
charmait l'enfant et le jetait dans des rêveries extatiques. Mais ce
goût, qui eût absorbé tous les autres, était un peu contrarié par le
marquis, lequel trouvait qu'un gentilhomme ne devait point étudier un
art au point de devenir un artiste, mais savoir à fond d'abord ce que
l'on appelait le métier des armes, ensuite un peu de tout, «le mieux
possible, disait-il, mais rien de trop; car un homme très-savant en une
chose dédaigne les autres, et n'est plus aimable dans le monde.»

Au milieu de toutes ces préoccupations et amusements, Mario devenait le
plus joli garçon de la terre. Sa peau, naturellement blanche, prenait,
sous le tiède soleil d'automne de nos provinces, un ton fin comme celui
d'une fleur. Ses petites mains, rudes et couvertes d'égratignures,
maintenant gantées et soignées, devenaient aussi douces que celles de
Lauriane. Sa magnifique chevelure châtain faisait l'admiration et
l'orgueil de l'ex-perruquier Adamas.

Le marquis avait eu beau lui démontrer la grâce par principes, il avait
conservé sa grâce naturelle, et, quant à celle du gentilhomme, il
l'avait rencontrée dès le premier jour, en endossant le justaucorps de
satin.

Les savantes études chorégraphiques qu'on lui faisait faire ne servaient
donc qu'à le développer dans le sens de son organisation, qui était de
celles que l'on ne fausse pas.

Dès qu'il fut nippé, le marquis le mena rendre des visites à dix lieues
à la ronde.

Ce fut l'événement du pays que l'apparition de cet enfant, dont les
jaloux et les commères s'étaient moqués d'abord comme d'une chimère et
d'un fantôme, mais qui, chaque jour, prenait consistance et réalité.

Quand on le vit passer lestement sur son petit cheval, escorté de
Clindor et d'Aristandre, à travers les rues de La Châtre, on commença à
écarquiller les yeux et à se dire:

--C'était donc vrai?

On demanda comment il s'appelait et comment il s'appellerait. Le
marquis, homme de qualité, se résignerait-il à avoir pour héritier un
simple petit gentillâtre? Mais avait-il le droit de léguer son titre et
ses trois gelines diadémées d'argent à un Bouron? Le roi actuel
permettrait-il cela? N'était-ce pas contraire aux lois et aux usages de
la noblesse?

Grave question!

On en parla quinze jours durant, et puis on n'en parla plus; car on se
lasse vite des choses ardues, et, quand on voyait le vieux marquis et
son petit comte aller dîner chez quelque voisin, tous deux habillés
identiquement de même, soit en blanc à la paysanne, soit en bleu de ciel
cannetillé d'argent, ou en satin abricot avec les plumes blanches, ou en
_vert gai_, ou en _rose de pêche_, avec des rubans tissus d'argent et
d'or, et tous deux gracieusement étendus sur les coussins cramoisis de
la belle carroche, traînés par leurs beaux grands chevaux aussi
empanachés qu'eux-mêmes, et, suivis d'une escorte de laquais qu'on eût
pris pour des seigneurs, tant ils étaient bien montés, bien armés et
reluisants de dorures, il n'était, soit dans la ville, soit dans les
villages, soit dans les châteaux, noble, bourgeois ou vilain qui ne se
levât en disant:

--Sus! sus! j'entends venir la grande carroche au marquis! Courons
vitement voir passer les beaux messieurs de Bois-Doré!

Pendant que ces choses se passaient dans l'heureux pays de Berry, le
midi de la France croissait en effervescence.

Vers le 15 novembre, on avait appris d'une manière certaine, à Bourges,
que le roi avait été forcé de lever le siége de Montauban.

Le jeune roi était brave; il avait pleuré en se retirant.

Luynes, qui avait prétendu réduire le parti par la corruption des chefs,
avait échoué auprès de Rohan, général de la province et défenseur de la
ville. Il était malheureusement prouvé que ce noble seigneur était au
nombre des rares exceptions, et que le système de Luynes était efficace
avec la plupart des nobles révoltés; mais ce système d'_achètement_
ruinait la France et dégradait la royauté.

Louis XIII le sentait par moments et voyait ses efforts paralysés par
l'incapacité et l'indignité de son favori.

L'armée était mal tenue et mal payée. Le désordre était scandaleux; le
roi soldait trente mille combattants, et n'en avait pas douze mille
effectifs pour tenir la campagne. Les officiers étaient découragés.
Mayenne venait d'être tué. Le carme espagnol Domingo de Jesu-Maria, à la
sainteté et à l'enthousiasme duquel les dévots allemands attribuaient la
victoire de Prague, avait prophétisé en vain sous les murs de Montauban.

Les faux miracles sont plus difficiles en France qu'ailleurs. Les
calvinistes relevaient donc la tête, et, dans les premiers jours de
décembre, M. de Bois-Doré vit arriver chez lui M. de Beuvre, très-animé,
lequel lui dit en confidence:

--Mon voisin, je viens vous consulter sur une affaire d'importance.
Vous savez qu'allié de près au duc de Thouars, chef de la maison de la
Trémouille, dont j'ai l'honneur d'être, j'ai songé, le printemps
dernier, à me joindre aux gens de La Rochelle. Vous m'avez retenu,
m'assurant que le duc fondrait comme neige devant le roi, ce qui est
arrivé comme vous me l'annonciez. Mais de ce que le duc mon parent a
fait une faute, il ne résulte point que j'aie eu raison de la faire
aussi, et je me reproche d'abandonner ma cause, surtout au moment où
elle reprend vigueur.

--Sans doute que la langue vous fourche, mon voisin, répondit Bois-Doré
naïvement: vous voulez dire que la cause a grand besoin de vous; car, si
vous courez à son secours parce qu'elle a le dessus, je ne vois pas où
est le mérite.

--Mon cher marquis, reprit de Beuvre, vous vous êtes toujours piqué de
chevalerie, je le sais; mais, moi, je suis un homme positif, et je dis
les choses comme elles sont. Vous êtes riche; votre fortune est faite,
votre carrière est finie, vous pouvez philosopher. Moi, sans être
pauvre, j'ai perdu beaucoup du mien pour avoir mal joué ma partie dans
ces derniers temps. Je me sens encore dispos, et l'inaction m'ennuie. Et
puis je ne peux souffrir les airs de supériorité que prennent, en notre
pays, les vieux ligueurs. Les tracasseries des jésuites m'enragent. Si
je veux vivre en paix comme vous, il faut donc que j'abjure?

--Comme moi? dit le marquis en souriant.

--Je sais bien que votre abjuration n'a pas fait sonner grand'cloches,
reprit de Beuvre; mais, si peu que ce soit, c'est encore trop tôt pour
moi: j'aime mieux me battre, et j'ai encore cinq ou six ans d'activité
et de santé pour le faire.

--Eh! vous êtes bien gros, mon voisin!

--Vous croyez me voir grossir, parce que vous ne vous voyez point
mandrer, mon voisin! C'est vous qui devenez plus creux, et non moi qui
deviens plus rebondi.

--Soit! J'entends bien vos raisons pour faire encore cette campagne.
Vous croyez qu'elle sera bonne; mais vous vous trompez. Les chefs et les
soldats, les bourgeois et les pasteurs, tout cela combat bravement à un
jour donné; mais, le lendemain, on se divise; on se déteste, on
s'injurie, et chacun tire de son côté. La partie est perdue depuis la
Saint-Barthélemy, et le roi des huguenots ne l'a regagnée qu'en
abandonnant la cause. Il voulut être Français avant tout; et ce que vous
voulez faire ne profitera ni à la France, ni à vous-même.

De Beuvre ne souffrait pas la contradiction. Il s'obstina et querella le
marquis sur son absence de principes religieux, lui, le plus sceptique
des hommes.

En le laissant causer, Bois-Doré vit bien qu'il était alléché par les
bonnes conditions que la royauté était forcée de faire aux seigneurs
calvinistes chaque fois qu'elle éprouvait un échec. De Beuvre n'était
pas homme à se vendre, comme tant d'autres, mais à se bien battre, et à
profiter, sans scrupule, de la victoire, pour se montrer très-exigeant
pour son compte.

--Puisque vous êtes décidé, lui dit le marquis avec douceur, il fallait
donc me le dire toute suite, et ne pas me demander mon avis. Je n'ai
plus qu'une chose à vous représenter. Vous aller vous équiper et emmener
les meilleurs de vos gens pour cette campagne. Songez-vous au mauvais
parti que l'on peut faire à votre fille, s'il passe par la tête des
jésuites de signaler votre absence à M. de Condé? Et croyez qu'ils n'y
manqueront point, que le château de la Motte-Seuilly sera exposé à
quelque occupation au nom du roi, exécutée, comme il arriva toujours,
par de mauvaises gens; votre fille en danger de recevoir quelque
insulte...

--Je ne crains point cela, dit de Beuvre. Je serai censé à Orléans, où
l'on sait que j'ai un procès. Je me dirigerai de là, sans bruit, vers la
Guyenne, où je prendrai quelque vieux nom de guerre, comme c'est
l'usage, pour couvrir mes biens et ma famille en mon absence; je serai
le capitaine Chandelle, ou le capitaine La Paille, ou le capitaine...
n'importe quoi.

--Tout cela se fait, je le sais, reprit Bois-Doré, mais ne réussit point
toujours: je vous promets de défendre votre manoir autant qu'il dépendra
de moi et de mon monde; mais, si je ne craignais de vous proposer une
chose inconvenante, je vous offrirais de prendre en mon logis votre
Lauriane pendant cette absence.

--Offrez, offrez, mon voisin; car j'accepte et ne vois point où serait
l'inconvenance. Il n'y a inconvenance pour une femme que là où il y a
danger pour sa vertu ou pour sa renommée, et je ne vois nullement
qu'entre vous qui seriez son grand-père, votre petit qui n'est qu'un
écolier, votre philosophe à qui la langue ne saurait repousser, et votre
page qui a la mine d'un singe, ma fille risque de perdre son coeur ou sa
raison. Donc je vous l'amène dès demain et vous la laisse jusqu'à mon
retour, certain qu'elle sera heureuse et en sûreté chez vous, et que
vous serez pour elle, comme pour moi, le meilleur des amis et des
voisins.

--Vous y pouvez compter, répondit Bois-Doré. J'irai la chercher
moi-même. Ma carroche est assez grande; elle y pourra mettre ses effets
les plus précieux, sans que l'on sache trop vite au pays qu'elle fait
autre chose qu'une de ses promenades accoutumées.




XXXIX


En effet, dès le lendemain, Lauriane était installée à Briantes, dans la
salle des Verdures, que l'ingénieux Adamas convertit rapidement en
appartement luxueux et confortable.

La Morisque demanda à servir la jeune dame, qui lui inspirait confiance
et sympathie, et Lauriane, qui avait aussi beaucoup d'estime et
d'attrait pour elle, la pria de coucher dans le cabinet auprès de sa
vaste chambre.

Lauriane se sépara de son père avec beaucoup de courage.

La généreuse enfant ne soupçonnait en lui aucun calcul, elle qui vivait
de foi et d'enthousiasme. Elle eût difficilement compris ce que c'était
que raisonner, douter et conclure en vue d'un intérêt personnel. Elle
savait son père brave comme un lion, et le voyait franc par vivacité
d'humeur et fierté de gentilhomme: c'en était assez pour qu'elle se fît
de lui un héros.

Il sentait, lui, la candeur et la grandeur des instincts de cette jeune
tête, et n'eût osé se diminuer devant elle, en montrant combien il
était, plus qu'elle ne le pensait, l'_honnête homme_ de son temps,
c'est-à-dire celui qui faisait le moins de mal possible, tout en
songeant bien à tirer son épingle du jeu.

Ce n'était plus le temps de l'idéal: on était entré «dans les ronces de
cet affreux XVIIe siècle; grandiose désert où la subsistance morale
et matérielle va tarissant, où la nature finit par ne plus nourrir
l'homme, où la terre épuisée manque sous lui[17].» Ce n'étaient pas les
hommes vieillis dans les luttes du siècle précédent qui pouvaient
rajeunir le siècle nouveau; mais les enfants avaient du coeur; ils en ont
toujours quand on les laisse faire!

Lauriane, enthousiasmée de la belle conduite des Rohan et des La Force à
Montauban, poussait donc son père au départ, croyant qu'il ne songeait
qu'à relever l'honneur de la cause, et qu'il ne voyait dans tout cela,
comme elle, que la dignité et la liberté de la conscience, octroyées par
Henri IV, à conserver au prix de la fortune, de la vie, s'il le fallait.

Elle ne versa pas une larme en lui donnant le dernier baiser; elle le
suivit des yeux sur le chemin, tant qu'elle put le voir; et, quand, elle
ne le vit plus, elle rentra dans sa chambre et se mit à sangloter.

Mercédès, qui travaillait dans le cabinet, l'entendit, vint sur le
seuil, et n'osa approcher. Elle regrettait de ne pas savoir sa langue
pour essayer de la consoler.

Cette fille aux instincts maternels ne pouvait voir souffrir un jeune
coeur sans souffrir elle-même et sans avoir besoin de le secourir. Elle
imagina d'aller chercher Mario: il lui semblait qu'aucune douleur ne
pouvait résister à la vue et aux caresses de son bien-aimé.

Mario vint doucement sur la pointe du pied, et se trouva tout près de
Lauriane, sans qu'elle l'eût entendu venir. Lauriane était déjà sa soeur
chérie. Elle était si bonne pour lui, si enjouée à l'ordinaire, si
soigneuse de le faire amuser, quand il passait la journée chez elle!

En la voyant pleurer, il fut intimidé: il croyait, comme tout le
monde, que M. de Beuvre n'était absent que pour quelques jours.

Il restait à genoux sur le bord du coussin où elle avait posé ses pieds,
et il la regardait, tout interdit; enfin il sa hasarda à lui prendre les
mains.

Elle tressaillit et vit devant elle cette figure d'ange, qui lui
souriait à travers des yeux humides. Touchée de la sensibilité de cet
enfant, elle le pressa avec effusion sur son coeur en baisant ses beaux
cheveux.

--Qu'est-ce que vous avez donc, ma Lauriane? lui demanda-t-il enhardi
par cette effusion.

--Eh! mon pauvre mignon, lui répondit-elle, ta Lauriane a du chagrin
comme tu en aurais si tu voyais partir ton bon père le marquis.

--Mais il reviendra bientôt, votre papa; il vous l'a dit en s'en allant.

--Hélas! mon Mario, qui sait s'il reviendra? Tu sais bien que quand on
voyage...

--Est-ce qu'il va bien loin?

--Non, mais... Allons, allons, je ne veux pas te faire de peine. Je veux
aller prendre l'air. Veux-tu venir retrouver avec moi ton bon père?

--Oui, dit Mario, il est dans le jardin. Allons-y. Voulez-vous que
j'aille chercher ma chèvre blanche pour vous amuser de ses gambades?

--Nous irons la chercher ensemble; viens!

Elle sortit en lui donnant le bras, non pas comme une dame s'appuyant
sur celui d'un cavalier, mais, tout au contraire, comme une petite
maman, passant celui du garçonnet sous le sien.

En descendant l'escalier, ils trouvèrent Mercédès, dont les beaux yeux
doux les caressaient en passant. Lauriane, qui se faisait entendre
d'elle par signes, n'avait besoin que de la regarder pour la
comprendre. Elle devina sa tendre sollicitude, et lui tendit sa main,
que Mercédès voulut baiser. Mais Lauriane ne le souffrit pas et
l'embrassa sur les deux joues.

Jamais une chrétienne n'avait embrassé la Morisque, toute chrétienne
qu'elle était elle-même. Bellinde se fût crue déshonorée de lui faire la
moindre caresse, et, la tenant pour païenne, elle répugnait même à
manger en sa compagnie.

L'effusion toute charmante de la noble petite dame fut donc une des
grandes joies de la vie de cette pauvre fille, et, dès ce moment, elle
partagea presque son amour entre elle et Mario.

Elle s'était toujours refusée à essayer d'apprendre un mot de français,
s'efforçant même d'oublier le peu d'espagnol qu'elle savait, dans la
crainte exagérée d'oublier la langue de ses pères, comme elle l'avait
vue se perdre dans les habitudes et dans la mémoire de quelques
Morisques isolés à l'étranger, dont elle n'avait pu se faire comprendre.
Il lui avait suffi, jusqu'à ce jour, de pouvoir parler avec le savant
abbé Anjorrant, avec Mario, et maintenant avec Lucilio. Mais le désir de
parler avec Lauriane et le bon marquis lui fit surmonter sa répugnance.
Elle sentit même qu'elle devait accepter la langue de ces êtres
affectueux, qui la traitaient comme un membre de leur race et de leur
famille.

Lauriane se chargea d'être son institutrice, et, en peu de temps, elles
purent se faire entendre l'une de l'autre.

Lauriane ne tarda pas à se trouver fort heureuse à Briantes, et, si ce
n'eût été l'absence de son père, dont, au reste, elle reçut vite de
bonnes nouvelles, elle, s'y fût même sentie plus heureuse qu'elle ne
l'avait été de sa vie.

Elle était presque toujours seule à la Motte-Seuilly, le robuste de
Beuvre chassant par tous les temps, aimant à se fatiguer, et n'ayant
pas, malgré son affection pour elle, les mille petits soins, les
délicates prévenances, les gâteries ingénieuses que le marquis savait
mettre au service des femmes et des enfants.

Élevée avec un peu de rudesse, elle avait dû s'efforcer d'être un peu
rude à elle-même, surtout depuis que la pensée d'un long veuvage s'était
présentée à elle comme une éventualité du milieu et des circonstances où
elle se trouvait. Il y avait eu des moments où, sans désirer encore de
s'appuyer sur un coeur assorti à l'âge du sien, elle avait senti que son
propre courage la froissait, comme une armure trop lourde pour ses
membres délicats. Elle s'était endurcie par des élans de piété et de
volonté; elle s'était déjà presque imposé l'habitude de rire quand elle
se sentait envie de pleurer; mais la nature reprenait ses droits.

Seule, elle pleurait souvent malgré elle, appelant malgré elle une
société, une affection, une mère, une soeur, un frère, quelque sourire,
quelque condescendance qui l'aidât à respirer et à s'épanouir dans un
air plus suave que l'ombre froide de son vieux manoir, le lugubre
souvenir des Borgia et les récriminations politiques de son père moqueur
et froissé.

Il se fit donc un rapide changement en elle à Briantes. Elle y redevint
ce qu'elle avait besoin d'être, ce qu'elle ne pouvait cesser d'être que
par une tension pénible de sa volonté, ce que la nature voulait encore
qu'elle fût: une enfant.

Le marquis, débarrassé avec joie de la pensée d'en faire sa femme, en
fit résolûment sa fille, se plaisant même à l'idée qu'elle était si
jeune, qu'il pouvait bien, sans se trop vieillir, la regarder comme la
soeur aînée de Mario.

D'ailleurs sa bizarre coquetterie arriva à s'accommoder de deux enfants
encore mieux que d'un seul. Ces jeunes compagnons, dont il aimait à
porter les couleurs tendres et à partager les amusements naïfs, le
rajeunirent dans son estime, au point qu'il se persuadait parfois être
lui-même un adolescent.

--Tu vois, disait-il à Adamas, il y a des gens qui vieillissent; moi, je
ne saurais leur ressembler, puisque je ne me plais qu'avec la jeunesse
innocente. Je te jure, mon ami, que je suis revenu à mon âge d'or, et
que j'ai les idées aussi pures et aussi riantes que cette mignonne et ce
chérubin.

Lauriane, Mario et le marquis devinrent donc inséparables, et leur vie
s'écoulait dans une continuité d'amusements entremêlés de bonnes études
et de bonnes actions.

Lauriane n'avait pas été élevée du tout. Elle ne savait rien. Elle
voulut assister aux leçons que Jovelin donnait à Mario dans le grand
salon. Elle écoutait, en brodant un siége de tapisserie aux armes du
marquis, et, quand Mario avait lu ou récité sa leçon, il mettait sur ses
genoux les démonstrations écrites de Lucilio pour les lire avec elle.
Lauriane s'étonnait de comprendre aisément des choses qu'elle avait cru
être au-dessus de l'intelligence d'une femme.

Elle se plaisait beaucoup à la leçon de musique et faisait quelquefois
sa partie de téorbe avec agrément, tandis que la Morisque chantait ses
douces complaintes.

Le marquis, étendu sur sa grande chaise, regardait, pendant ces petits
concerts, les personnages de la tapisserie d'Astrée, et croyant les voir
agir ou les entendre chanter eux-mêmes, il s'assoupissait dans une
béatitude délicieuse.

Lucilio prenait aussi sa part de ce bonheur de famille, qui lui faisait
oublier un peu la solitude de son coeur et l'effroi de son avenir.

L'austère et naïf philosophe était encore en âge d'aimer; mais il
croyait ne devoir plus aspirer à l'amour, et, après en avoir connu plus
d'une fois les nobles flammes, il redoutait de tomber dans quelque
liaison sensuelle, où son âme ne serait point comprise. Il se résignait
donc à vivre de dévouement aux autres et d'oubli définitif et absolu de
toute illusion.

Lui qui avait supporté la prison, l'exil, la misère et subi le martyre,
il s'exhortait à vaincre le désir du bonheur comme il avait vaincu tout
le reste, et sortait toujours de ces méditations apaisé et triomphant,
mais triomphant comme on l'est après la question; un mélange de fièvre
et d'anéantissement, l'âme d'un côté, le corps de l'autre, une vie dont
l'équilibre est rompu et où l'esprit ne sait plus bien dans quel monde
il se trouve.

Lucilio s'exagérait pourtant son malheur. Il était aimé, non par une
intelligence,--c'est là ce qu'il lui eût fallu, du moins il le croyait,
pour se réconcilier avec sa tragique destinée,--mais par un coeur.

Mercédès était, devant sa science et son génie, comme une rose devant le
soleil. Elle en buvait les rayons sans les comprendre; mais elle était
éprise de sa douceur, de son courage et de sa vertu, et son âme tendre
était prosternée devant lui. Elle ne s'en défendait pas, car elle s'en
faisait une religion et un devoir; seulement, elle ne disait rien, parce
qu'elle avait plus de crainte que d'espérance.

Nous ne devons pas oublier de mentionner en son lieu une petite
révolution domestique qui arriva au château de Briantes, quelques jours
après le départ de M. de Beuvre; car l'importance de ce mince événement
de famille se fit sentir gravement plus tard aux trop heureux habitants
du manoir.

Bien que, des beaux messieurs de Bois-Doré, le plus jeune ne fût pas
toujours le plus enfant, Mario avait bien quelquefois ses accès
d'espièglerie, surtout quand, selon l'expression d'Adamas, «il se
montait la tête avec la mignonne madame.» Il était trop bon et trop
aimant pour molester jamais bêtes ni gens; jamais il n'eut à se
reprocher d'avoir tiré l'oreille à Fleurial, ni adressé un mot
désagréable à Clindor; mais les choses inanimées ne lui inspiraient pas
toujours le respect que certaines d'entre elles inspiraient au marquis.
De ce nombre étaient les petites statues du roman d'_Astrée_, qui
décoraient les jardins d'_Isaure_ et le fameux labyrinthe, et l'antre de
la vieille Mandrague, dont il s'était beaucoup amusé dans les premiers
jours, mais qui, peu à peu, l'ennuyèrent comme des jouets trop
immobiles.

Un jour qu'il essayait un assez grand sabre de bois qu'Aristandre avait
taillé pour lui, il fit mine d'en menacer un personnage de stuc, qui
représentait le _dissimulé_ Filandre, c'est-à-dire le _feint_ Filandre,
parce que, ressemblant _à s'y méprendre_ à sa soeur Callirée, il prit,
comme l'on sait, ses habits de femme pour s'introduire dans l'intimité
de la nymphe qu'il aimait.

Le berger était représenté sous ce déguisement féminin, et l'artiste
chargé de la création des personnages, se fiant à la ressemblance bien
avérée du frère et de la soeur, s'était permis une petite épargne
d'imagination, en faisant servir un même modèle aux deux exemplaires
placés en face l'un de l'autre, avec ceux d'Amidor, de Daphnis, etc.,
dans la rotonde de verdure, dite _bosquet des méprises d'amour_.

Aussi, pour distinguer le frère de la soeur, le marquis avait-il écrit au
crayon, sur le piédestal du frère, un fragment de ce long monologue qui
commence ainsi: «Ô outrecuidé Filandre, qui pourra jamais excuser ta
faute? etc.»

La figure de ce malin personnage était si stupide, que Mario, sans le
haïr précisément, aimait à le railler et à le menacer. Il lui avait bien
appliqué déjà quelques soufflets inoffensifs; mais, ce jour-là, voyant
que le défi qu'il lui portait faisait rire Lauriane, il lui lança un
coup de sabre plus fort qu'il ne l'avait prévu, et fit voler dans les
gazons le nez du pauvre Filandre.

À peine cet exploit fut-il accompli, que l'enfant en eut regret. Son
père aimait Filandre tout autant que les autres bergers.

Lauriane, après beaucoup de recherches, retrouva ce malheureux nez dans
l'herbe, et Mario, grimpant sur le piédestal, le recolla de son mieux
avec de la terre glaise. Mais on était aux premières gelées, et, dès le
lendemain, le nez était par terre! On le recolla encore; mais le
dissimulé Filandre était si bête, qu'il ne put jamais garder son nez, et
que le marquis vint enfin à passer dans un moment où il ne l'avait pas.

Mario s'accusa; le bon Sylvain vit ses remords et ne gronda point. Mais,
le lendemain, ce ne fut pas seulement Filandre qui manquait de nez,
c'était sa soeur Callirée, et, le surlendemain ce fut Filidas et
l'incomparable Diane elle-même!

Cette fois, Bois-Doré fut sérieusement ému et adressa de douloureux
reproches à son enfant, qui se mit à pleurer a grosses larmes, jurant
avec sincérité qu'il n'avait de sa vie, cassé d'autre nez que celui de
l'_outrecuidé_ Filandre. Lauriane aussi protestait de l'innocence de son
jeune ami.

--Je vous crois, mes enfants, je vous crois, dit le marquis, tout
bouleversé des pleurs de Mario. Mais pourquoi ce chagrin, mon fils,
puisque vous n'êtes point coupable? Là! voyons, ne pleurez plus; je vous
ai blâmé trop vite: ne m'en punissez point par vos larmes.

On s'embrassa avec effusion, mais on s'étonna de ce massacre de nez, et
Lauriane observa au marquis que quelque méchante et sournoise personne
avait dû le faire à dessein d'en rendre Mario coupable à ses yeux.

--Cela est certain, répondit le marquis tout pensif. L'action est des
plus noires, et j'en voudrais bien tenir l'auteur pour le condamner à
perdre son propre nez! Je lui en ferais la peur, sur ma parole!

Cependant on essaya encore de ne voir là qu'un enfantillage, et les
soupçons tombèrent sur le plus jeune commensal du manoir après Mario.
Mais Clindor montra une si vertueuse indignation, que le marquis dut le
consoler aussi.

Le jour suivant, il manqua encore deux ou trois nez, et Adamas, indigné,
fit monter la garde jour et nuit dans les jardins.

Le dommage cessa, et le bon Lucilio, touché du souci de Bois-Doré,
composa une pâte italienne au moyen de laquelle il récolla patiemment et
proprement tous ces nez.

Mais qui pouvait être l'auteur du crime? Adamas le soupçonnait; mais le
marquis, se refusant à croire que quelqu'un de sa maison fût capable
d'une pareille infamie, la rejetait sur quelque suppôt de M. Poulain.

--Ce cagot, disait-il, puisqu'il nous tient pour païens et idolâtres, se
sera imaginé que nous rendions un culte à ces statues! Et pourtant,
Adamas, elles sont toutes pudiques et décemment vêtues, comme il
convient qu'elles soient en un lieu où se promènent nos enfants!

--Je dirais avec vous que c'est quelque bigot qui a bien plus clairement
l'envie scélérate de faire gronder M. le comte. Or, tout le monde ici se
ferait tuer pour lui, tant on l'aime, hormis une personne détestable...

--Non, non, Adamas! reprenait le généreux marquis. C'est impossible! Ce
serait trop odieux de la part d'une personne du sexe.

On commençait à oublier cette grosse affaire, lorsqu'il en arriva une
pire.

FIN DU TOME PREMIER

       *       *       *       *       *




LES

BEAUX MESSIEURS

DE BOIS-DORÉ




DEUXIÈME TOME




XL


Depuis que la Morisque avait enseigné à Adamas divers secrets orientaux
pour la confection des mixtures cosmétiques, le teint, la barbe et les
sourcils du marquis s'étaient sensiblement améliorés. Ils étaient à
l'épreuve du vent, de la pluie et des folles caresses de Mario, outre
que les parfums en étaient plus suaves et l'application plus prompte.

Le vieux Céladon se faisait d'abord adoniser en grand secret, à l'heure
où son enfant sortait de sa chambre pour prendre ses premiers ébats.
Mais, comme celui-ci ne se montrait ni questionneur importun ni curieux
incivil, on se relâcha peu à peu de ces grandes précautions, et l'on
procéda au rajeunissement quotidien avec des détours fort ingénus.

Les cosmétiques furent baptisés parfums rafraîchissants, et l'enluminure
s'appela entretien de la peau.

Mario ne parut pas y entendre malice. Mais les enfants voient tout, et
celui-ci ne fut pas la dupe d'Adamas; seulement il n'y vit pas matière à
raillerie. Son bon père ne pouvait rien faire de ridicule. Il s'imagina
que ces artifices faisaient partie de la toilette de toutes les
personnes de qualité.

Comme il était assez coquet lui-même, il lui prit donc une grande envie
de s'arranger aussi la figure en _gentilhomme_; il en fit la demande,
et, comme il lui fut répondu simplement qu'à son âge on n'avait pas
besoin de ces recherches, il ne crut pas à un refus positif. Si bien
qu'un soir, étant un moment seul dans la chambre de son père adoptif et
voyant les flacons épars sur la toilette, il se passa la fantaisie de se
_parfumer_ en blanc et en rose, comme il avait vu Adamas parfumer le
marquis. Cela fait, il crut devoir foncer et élargir ses sourcils, et,
se trouvant alors une mine martiale qui lui revenait fort, il ne put
résister au désir de se dessiner deux jolis petits crocs noirs au-dessus
des lèvres et une belle royale au-dessous.

Comme il n'était éclairé que d'une seule bougie oubliée sur la table, il
usa largement de la couleur et n'en put estomper finement les contours.

Le souper sonnait; il courut se mettre à table, fort satisfait de la
mine de mauvais garçon qu'il avait, et tenant son sérieux le mieux du
monde.

Le marquis n'y fit pas attention tout de suite; mais Lauriane étant
partie d'un grand éclat de rire, il leva les yeux et vit cette petite
tête douce si singulièrement travestie qu'il ne put se tenir d'en rire
aussi.

Cependant le bon marquis se sentit contrarié et même peiné au fond du
coeur. Mario n'avait certes pas songé à le railler; mais la manière large
et voyante dont il s'était peint accusait un peu trop, devant Lauriane,
l'existence et l'emploi de cette palette de beauté qu'il croyait tenir
si bien cachée dans sa toilette et sur son propre visage. Il n'osa même
pas demander à l'enfant où il avait pris cette enluminure; il eût craint
une réponse trop ingénue. Il se contenta de lui dire qu'il s'était
défiguré et qu'il eût à aller se débarbouiller.

Lauriane comprit l'embarras et l'inquiétude de son vieil ami, et rentra
sa gaieté; mais l'idée du Mario ne lui en parut que plus bouffonne, et,
durant tout le souper, elle eut ce fou rire de jeune fille que la
contrainte change en excitation nerveuse.

L'effet en fut magique sur Mario; si bien que le marquis leur dit avec
douceur:

--Allons, enfants, riez donc tout votre soûl, puisque vous en avez tant
d'envie!

Mais il ne rit point lui-même, et, le soir, il gronda Mario, qui se
repentit et promit de ne jamais recommencer.

Cette espièglerie avait beaucoup diverti M. Clindor, qui avait cassé une
belle pièce de faïence en pouffant de rire. Grondé par le marquis, il
avait perdu la tête et marché sur la patte de Fleurial. Adamas n'avait
pu résister à la drôlerie de Mario, et, lui aussi, il avait ri! La
Bellinde fut la seule qui tint son sérieux, et le marquis lui en sut
gré.

--Cet enfant est bien espiègle, dit-il le soir à Adamas, et tout ce
qu'il fait marque un esprit badin et fort plaisant. Il ne faudrait
pourtant pas le trop gâter, Adamas!

Le lendemain, autre affaire: un des flacons de carmin de la toilette se
trouva cassé, et la belle toilette de guipure tachée. On accusa
Fleurial; mais ces mêmes taches furent signalées sur le pourpoint blanc
de Mario, qui s'en étonna et se défendit d'avoir seulement approché de
la toilette.

--Je vous crois, mon fils, dit le marquis en soupirant. Si je vous
jugeais capable de mentir, je serais trop chagriné.

Mais, le jour suivant, on trouva les mixtures mélangées, le rouge avec
le noir et le noir avec le blanc.

--Ouais! dit le marquis, cette diablerie continue! En sera-t-il comme
des pauvres nez de mes statues?

Il examina Mario sans rien dire; Mario avait du noir aux manchettes de
sa chemise. C'était peut-être de l'encre; mais le marquis avait horreur
des taches, et le pria d'aller changer de linge.

--Adamas, dit-il à son confident, cet enfant est espiègle, c'est fort
bien fait; mais, s'il est menteur et abuse de la foi que j'ai en sa
parole, voici qui me causera de grosses peines, mon ami! Je le croyais
d'une essence supérieure; mais Dieu ne veut pas que j'en sois trop fier.
Il laisse le diable faire de lui un enfant comme les autres.

Adamas prit le parti de Mario, qui venait de rentrer dans le boudoir
voisin.

En ce moment, on entendit Bellinde qui discutait vivement avec l'enfant.
Il la tirait par sa jupe, et elle se défendait en disant qu'il prenait
avec elle des privautés au-dessus de son âge.

Le marquis se leva, indigné.

--Libertin? s'écria-t-il désespéré; déjà libertin?

Le pauvre Mario accourut tout en larmes.

--Père, dit-il en se jetant dans ses bras, cette fille est méchante. Je
la voulais amener à toi pour te faire voir à toi-même ce qu'elle a aux
mains. Elle touche mon rabat en me disant qu'il est taché, et c'est
elle qui y met ces taches; c'est elle qui veut te causer de la peine et
t'empêcher de m'aimer. Elle profite des sottises que je fais pour m'en
mettre d'autres plus vilaines sur le dos. Père, cette femme-là ne vaut
rien; elle me fait passer pour menteur, et, si tu la crois...

--Non, non, mon fils, je ne la crois point! s'écria le
marquis.--Adamas!...

Mais Adamas n'était plus là; il avait couru après la Bellinde; il la
saisit sur l'escalier, voulut la ramener de force, et reçut pour sa
peine un beau soufflet qui lui fit lâcher prise.

Au bruit de cette escarmouche, le marquis s'élança aussi sur l'escalier.
Le soufflet avait été rude; le pauvre Adamas, tout étourdi, se tenait la
joue.

--Cette coquine a donc joué des griffes? dit-il, je me sens la figure...
Eh! non, monsieur, s'écria-t-il tout à coup joyeux, ce n'est point du
sang! Voyez! c'est du beau rouge de vos flacons! C'est la pièce de
conviction! Oh! oui-dà! voici une affaire tirée au clair. À présent
j'espère que vous ne douterez plus de la malice de cette fille rousse!

--Monsieur le comte, dit le marquis à son enfant avec une gravité
admirable, je confesse avoir, par deux fois, douté de votre parole. Si
je n'étais votre meilleur ami, vous auriez à m'en demander raison; mais
j'espère que vous voudrez bien accepter les excuses de votre père.

Mario lui sauta au cou, et, le soir même, Bellinde, payée et congédiée
sans explication, quitta l'oasis de Briantes et son beau nom de bergère
pour rentrer dans les réalités de la vie sous son nom véritable de
Guillette Carcat, en attendant qu'elle en prît un plus sonore et plus
mythologique, comme on le verra par la suite.

Pendant que ces événements tragiques s'effaçaient de la mémoire de nos
personnages, M. Poulain ne s'endormait pas dans son zèle.

On était au 18 ou 19 décembre, et l'abbé, le nez et les pieds froids,
mais la tête échauffée par l'espoir d'un succès longtemps tiraillé,
arrivait à Saint-Amand, jolie ville du Berry, située dans une fraîche
vallée, entre deux rivières, et que dominait le gigantesque et
merveilleux château de Montrond, résidence du prince de Condé.

L'abbé descendit de cheval au couvent des capucins, dont le vaste
enclos, coupé en croix, s'abritait sous la protection du manoir
princier. Il évita de voir le prieur, dont il redoutait l'obligeance et
les bons offices; il voulait faire sa besogne lui-même et son chemin
tout seul.

Il se contenta d'accepter d'un des religieux, son parent, un frugal
repas, secoua le givre dont il était couvert, et se présenta à un des
guichets du château en montrant un laissez-passer en bonne forme.

«Grâce aux travaux de Sully et surtout aux embellissements de M. le
Prince,» qui avait acheté cette résidence au ministre disgracié, «le
château de Montrond, qui eut plus tard tant d'importance dans les
événements de la Fronde, était devenu un lieu de délices, en même temps
qu'une forteresse imprenable. Son enceinte avait plus d'une lieue de
tour: elle comprenait de nombreuses constructions, un vaste et
magnifique château à trois étages, une grosse tour ou donjon de cent
vingt pieds de haut, dont les murs étaient crénelés, et qui se terminait
par une plate-forme au sommet de laquelle on voyait une statue de
Mercure[18].»

«Quant aux fortifications, elles étoient en si grande quantité,
disposées comme en amphithéâtre et par étages, qu'un homme qui les avait
étudiées et observées depuis longtemps, à peine les pouvait-ils
comprendre[19].»

C'est dans ce labyrinthe de pierre, dans cet arcane significatif, dans
ce repaire de grand vassal, que résidait Henri de Bourbon, deuxième du
nom, prince de Condé, lequel, après trois ans de captivité pour
rébellion à la couronne, venait de se réconcilier avec la cour et de
rentrer dans son gouvernement de Berry.

Il joignait à cette charge celles de lieutenant-général, de bailli de la
province et de capitaine de la grosse tour de Bourges: c'est-à-dire
qu'il avait le pouvoir politique, civil et militaire de tout le centre
de la France, puisqu'il jouissait des mêmes droits et charges pour la
province de Bourbonnais.

Ajoutez à ce pouvoir une fortune immense, augmentée des sommes que
chaque rébellion des Condés coûtait, _sous forme d'indemnité_, à la
couronne, c'est-à-dire à la France; de l'achat à peu près forcé des
terres et châteaux splendides que Sully possédait en Berry, et qu'il
fallait céder à M. le Prince à grand'perte, en raison de la dureté des
temps et des _malheuretez_ du pays; de la _sécularisation_, c'est-à-dire
la suppression, au profit du prince, des plus riches abbayes de la
province (entre autres celle de Déols); des présents imposés par
l'usage, la flatterie ou la poltronnerie à la grosse bourgeoisie des
villes; des lourds bassins d'or et d'argent pleins de moutons du Berry
en belle monnaie d'or et d'argent; des _carrosses d'azur_, sculptés et
ornés de satyres d'argent; traînés de six beaux chevaux harnachés de
cuir de Russie rehaussé d'argent; des impôts, pressurages et vexations
de toutes sortes sur le petit monde: argent sous tous les noms, sous
toutes les formes, sous tous les prétextes tel était le seul mobile, la
seul but, la seule grandeur, la seule joie et le seul génie de Henri,
petit-fils du grand Condé de la Réforme et père du grand Condé de la
Fronde.

Deux grands Condés bien ambitieux et bien coupables aussi envers la
France, on le sait! mais capables aussi de lui rendre de grands services
contre l'étranger, quand leur intérêt personnel ne les en détournait
pas. Hélas! c'est là l'_affreux_ XVIIe siècle. Mais ils avaient de la
bravoure, de la grandeur, de l'héroïsme quand même; et celui qui joue un
rôle dans notre récit n'était qu'avare, rusé, prudent, et l'on dit même
quelque chose de pis.

Sa naissance avait été tragique, et sa jeunesse malheureuse.

Il avait reçu le jour en prison, d'une veuve accusée d'avoir empoisonné
son mari[20]. Marié lui-même fort jeune à la belle Charlotte de
Montmorency, fille du connétable, il avait eu pour rival le trop vert et
trop vieux galant Henri IV. La jeune princesse avait été coquette. Le
prince avait enlevé sa femme. On accusa le roi de vouloir faire la
guerre à la Belgique pour lui avoir donné asile. Le fait était à la fois
vrai et faux: le roi était follement amoureux; mais Condé, en feignant
une jalousie dont il était incapable, exploitait la passion du roi au
profit de son ambition, et forçait le roi à sévir contre un rebelle.

Malheureux en famille, en guerre et en politique, M. le Prince se
consola de tout par l'amour des richesses, et, quand vint le terrible
ministère de Richelieu, il vécut fort tranquille, riche et sans honneur,
dans sa bonne ville de Bourges et dans son beau château de
Saint-Amand-Montrond.

Mais, à l'époque où notre recteur Poulain, après six semaines de
démarches et d'intrigues vint à bout d'être introduit en sa présence, M.
le Prince n'avait pas renoncé à toute ambition politique, et il devait
encore jouer son rôle de vautour dans l'agonie du parti calviniste et
dans celle du pouvoir royal, espérant s'élever sur les ruines de l'un et
l'autre.

Le recteur croyait bien savoir à quel homme il avait affaire. Il le
jugeait sur la réputation de bon prince qu'il s'était faite à Bourges:
familier, vulgaire, parlant à toutes gens sans morgue, jouant avec les
écoliers de la ville et les trichant volontiers, aimant bien les
cadeaux, commère, très-serré, assez fantasque, excessivement dévot.

Le prince était bien tout cela; mais il était tout cela beaucoup plus
qu'on ne le savait encore. L'histoire prétend qu'il aimait beaucoup trop
la société des écoliers. Il trichait par avarice et non par simple
amusement; il ne faisait pas comme Henri IV, qui rendait l'argent. Il
aimait les cadeaux avec passion; il était commère par envie et
méchanceté; il était avare jusqu'à la fureur, fantasque jusqu'à la
superstition, dévot jusqu'à l'athéisme.

Lenet, dans son panégyrique, dit de lui très-ingénument, ou plutôt
très-malicieusement:

«Il entendoit la religion et sçavoit en tirer avantage, connoissoit les
replis du coeur humain autant qu'homme que j'aie connu, et jugeoit en un
moment par quel intérêt on agissoit en toutes sortes de rencontres. Il
sçavoit se précautionner contre l'artifice des hommes sans le faire
connoître. _Il aimoit à profiter._ Il a peu entrepris d'affaires qu'il
n'ait fait réussir, en temporisant, quand il ne pouvoit en venir à bout
d'autre sorte. Il sçavait éviter les occasions de rien perdre de ce qui
lui étoit dû et profiter de celles qui pouvoient l'augmenter en quelque
chose... Enfin,--dit plaisamment pour conclure le bon Lenet,--il m'a
semblé un grand homme et fort extraordinaire.»

Soit!

Quant au portrait physique du prince, voici comment une plus illustre
plume que celle de Lenet le définit dans une lettre particulière:

«Une figure agréable au premier abord; tête allongée, assez régulière;
rien de la puissance ni de la bizarrerie des traits de son fils, le
grand Condé; les yeux riants; assez de grâce dans ce visage bien encadré
par la longue chevelure; les moustaches relevées, l'épaisse et longue
royale. De l'incertitude dans les plans du front, qui est moyen, avec
les régions supérieures assez développées; de la mollesse dans les
joues. Ce regard souriant est de ceux sous lesquels on sent, avec
quelque attention, le manque de dignité et de sérieuse croyance, une
petite personnalité égoïste et beaucoup d'indifférence.

»Mais c'est là la seconde impression; la première est assez agréable.

»Le meilleur de ses portraits gravés porte la devise _Semper
prudentia_[21].»

La statue de Mercure, le dieu des filous, plantée sur le haut de son
donjon, en dit encore davantage.




XLI


M. Poulain, sans être un physionomiste voyant de haut, avait assez de
finesse, mais il ne fut d'abord frappé que de l'agrément de la
physionomie du prince.

Celui-ci le reçut tête à tête dans son cabinet et le fit asseoir. Il
témoignait de grands égards à la moindre soutane.

--Monsieur l'abbé, lui dit-il, me voici prêt à vous entendre.
Excusez-moi si de grandes occupations m'ont obligé de vous faire
attendre longtemps ce rendez-vous. Vous savez que j'ai dû aller à Paris
chercher M. le duc d'Enghien; il m'a fallu ensuite lui trouver une autre
nourrice, celle que madame sa mère lui avait choisie ayant autant de
lait qu'une pierre, et puis... Mais parlons de vous qui me semblez un
homme de volonté. La volonté est une belle chose; mais je m'étonne de
vous voir si entêté de vous adresser à moi pour une si petite affaire.
Votre hobereau de... Comment appelez-vous l'endroit?

--Briantes, répondit respectueusement le recteur.

Le prince le regarda en dessous et vit, sous son humilité, une certaine
assurance qui l'inquiéta.

C'est le propre des grands esprits d'aimer à pénétrer et à utiliser les
forces qu'ils rencontrent. Le prince était trop méfiant pour ne pas être
craintif. Son premier mouvement n'était pas tant de se servir des gens
que de s'en préserver.

Il affecta l'indifférence.

--Eh bien, dit-il, votre hobereau de Briantes a tué dans un combat
singulier, ou, pour mieux dire, dans un singulier combat et d'une façon
suspecte, un certain... Comment appelez-vous ce mort?

--Sciarra d'Alvimar.

--Ah! oui, je le sais! Je me suis enquis: c'était un homme de rien et
qui lui-même se battait peu loyalement. Ces gentillâtres ont dû se
trouver à deux de jeu: que vous importe, après tout?

--J'aime mon devoir, répondit le recteur, et mon devoir me commandait de
ne pas laisser un crime impuni. M. Sciarra était un bon catholique, M.
de Bois-Doré est un huguenot.

--N'a-t-il point abjuré?

--Où et quand, monseigneur?

--Je ne m'en soucie pas. Il est vieux, il est garçon. Il mourra bientôt
de sa belle mort. Morte la bête, mort le venin! Je ne vois point qu'il y
ait tant à s'occuper de lui.

--Alors Votre Altesse refuse de faire poursuivre cette affaire?

--Poursuivez-la vous-même, monsieur l'abbé. Je ne vous en empêche.
Adressez-vous à qui de droit. Ceci est du ressort de la magistrature; je
ne m'occupe pas des délits des petits: je n'en finirais point.

M. Poulain se leva, salua profondément et gagna la porte.

Il était humilié et offensé.

--Hé! attendez, monsieur l'abbé, lui dit le prince, qui voulait le
pénétrer sans en avoir l'air; si je ne m'intéresse point à votre M.
d'Alvimar, si fait bien m'intéressé-je à vous qui tournez fort bien vos
lettres, donnez de fort bons renseignements et me paraissez homme
d'esprit et de vertu. Voyons, parlez-moi franchement. Peut-être vous
puis-je servir en quelque chose. Dites pour quelle raison vous avez
souhaité de me voir, au lieu de vous adresser à vos supérieurs naturels,
messieurs du clergé?

--Monseigneur, répondit le recteur, une telle affaire n'étant point du
ressort de l'Église...

--Quelle affaire?

--L'assassinat de M. d'Alvimar, je n'ai point d'autre souci. Votre
Altesse me fait l'injure de croire que je me suis servi de ce fait comme
d'un prétexte pour parvenir auprès d'elle, afin de pouvoir lui adresser
quelque requête personnelle; il n'en est point ainsi. Je ne suis mû que
par le déplaisir dont tout sincère catholique est saisi en voyant les
_prétendus_ recommencer, en ce pays, leurs larcins et massacres.

--Vous ne m'aviez point parlé de larcin, reprit le prince. Ce d'Alvimar
avait-il quelque bien qu'on lui ait dérobé?

--Je l'ignore, et ce n'est point là ce que je veux dire... J'ai eu
l'honneur d'écrire à M. le Prince que ce Bois-Doré s'était enrichi du
pillage des églises.

--Il est vrai, je me le rappelle, dit le prince. Ne m'avez-vous point
donné à entendre qu'il avait, en sa gentilhommière, une manière de
trésor caché?

--J'ai donné à monseigneur des détails précis et fidèles. Une partie des
richesses de l'abbaye de Fontgombaud est encore là.

--Et votre avis serait qu'on lui fît rendre gorge? Ce serait malaisé, à
moins d'y employer des gens de loi, et les lenteurs de la justice
permettraient au vieux sournois de faire disparaître le corps du délit.
Ne le pensez-vous point?
                
 
 
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