--Peut-être, répondit l'abbé, M. d'Aloigny de Rochefort, que Votre
Altesse a constitué abbé fiduciaire de Fontgombaud, saurait-il prendra
des mesures...
--Non, dit le prince avec un peu de vivacité, je vous défends... je vous
prie de ne lui en rien faire savoir. On m'a assez blâmé des faveurs dont
j'ai récompensé les bons services de M. de Rochefort; on ne manquerait
point de dire que j'enrichis mes créatures des dépouilles des vaincus.
On reproche d'ailleurs à Rochefort d'être avide, et, de vrai, il l'est
peut-être un peu. Je ne répondrais point qu'il confisquât ces choses au
profit du culte.
--J'ai touché juste, pensa le recteur: le trésor fait dresser l'oreille.
Il faudra bien que monseigneur soit mon obligé.
Le prince vit la satisfaction intérieure et légèrement dédaigneuse de
son interlocuteur. Le recteur n'était pas altéré d'argent et de
pierreries. Il l'était de crédit et de pouvoir. Condé le comprit et
s'observa davantage.
--D'ailleurs, ajouta-t-il, il serait fâcheux de faire du bruit pour peu
de chose. Ce trésor, contenu dans quelque vieux coffre en un grenier de
campagne, ne vaut pas, je pense, la peine que l'on s'y donnerait.
--Ce trésor est pourtant une source vive où s'alimente le luxe du vieux
marquis.
--Il y a longtemps qu'il y puise, reprit le prince; il doit être à sec!
Je l'ai quelque peu connu, votre hobereau; c'est un marquis pour rire,
de la façon du roi de Navarre. Il était admis dans l'intimité de _mon
bon oncle_!
Condé ne parlait jamais de Henri IV qu'avec une ironie pleine
d'aversion. M. Poulain remarqua l'amertume de son accent, et sourit de
manière à satisfaire le prince.
--Le marquisat de Bois-Doré est, dit-il, une plaisanterie que ce
vieillard prend au sérieux, prétendant imposer à tous sa sotte passion
pour le feu roi.
--Le feu roi avait du bon, reprit Condé, qui trouva que le recteur
allait trop loin, et cette vieille créature dont nous parlons n'était
point une de ses plus méchantes bêtes. Il mangeait tout son bien en
parures ridicules; il doit ne plus rien avoir. Il ne va plus à Paris, il
ne paraît jamais à Bourges, il vit dans un trou. Il a un vieux carrosse
du temps de la Ligue et un castel où je serais embarrassé de loger mes
chiens. Il s'est fait faire des jardins où les statues sont en plâtre;
tout cela sent la médiocrité.
--Voilà, se dit le recteur, des détails que je n'ai point donnés à
monseigneur. Il s'est informé, il a mordu à l'appât.--Il est vrai,
dit-il tout haut, que notre homme n'est qu'un petit noble de campagne.
On lui connaît, en biens, environ vingt-cinq mille écus de revenu, et
l'on s'étonne avec raison qu'il en dépense soixante mille sans faire de
dettes et sans sortir de chez lui.
--Ce serait donc l'abbaye de Fontgombaud qui durerait toujours? dit le
prince en souriant. Mais d'où savez-vous, monsieur l'abbé, que cette
corne d'abondance existe au manoir de Briantes?
--Je le sais d'une fille fort pieuse qui a vu là des reliquaires et des
ornements de chapelle d'un grand prix. Un certain lit d'enfant, tout en
ivoire fouillé et sculpté, est un chef-d'oeuvre provenant d'un dais...
--Bah! bah! dit le prince, quelque vieillerie! Nous nous en occuperons
si vous y tenez, pour l'honneur et le bien de l'Église, monsieur l'abbé;
mais ce n'est point une affaire qui presse grandement. Il me faut vous
quitter; mois je voudrais auparavant savoir si je ne puis vous obliger
en quelque chose. Votre archevêque est fort de mes amis: c'est moi qui
l'ai fait nommer. Souhaitez-vous une meilleure cure? Je lui pourrai
parler de vous.
--Je ne souhaite rien des avantages de ce monde, répondit le recteur en
se retirant. Je me trouve bien là où je puis faire mon salut et prier
pour le bonheur de Votre Altesse.
--C'est-à-dire, pensa le prince dès qu'il fut seul, que les coffres de
Bois-Doré sont encore pleins; autrement, cet ambitieux m'eût demandé
d'abord sa récompense. Il sait que je serai content et me demandera plus
que je lui ai offert. Nous verrons bien.
Et le prince donna ses ordres.
Le soir de ce même jour, les hôtes de Briantes venaient de se souhaiter
mutuellement une bonne nuit et on allait se séparer, lorsque Aristandre,
qui était le gardien de la porte, envoya dire qu'un gentilhomme et sa
suite demandaient asile pour un repos d'une couple d'heures. Il
pleuvait, et la nuit était sombre.
Le marquis se fit éclairer, et, enveloppé de son manteau, alla lui-même
faire lever la herse.
--Nous sommes... lui dit une voix inconnue.
--Entrez, entrez, messieurs, répondit le marquis, esclave des lois d'une
chevaleresque hospitalité; venez vous mettre à couvert. Vous direz vos
noms, si bon vous semble, quand vous serez reposés.
Les cavaliers entrèrent: ils étaient deux ou trois en tête, parmi
lesquels celui qui paraissait commander aux autres fit mine de vouloir
mettre pied à terre. Bois-Doré l'empêcha, vu que le pavé était fort
mouillé.
Il marcha devant avec Adamas, qui portait la torche, et rentra dans le
préau, suivi de son hôte, sans remarquer une suite de vingt hommes armés
qui, ayant défilé sur le pont un à un, entrèrent tous dans le préau
après leur maître, tandis que celui-ci montait l'escalier du manoir avec
le châtelain.
Cette grosse escorte étonna Aristandre, lequel, chargé de la réception
des valets et de l'ouverture des écuries, vint leur faire ses offres de
service. Mais ils refusèrent de débrider et restèrent avec leurs chevaux
partie autour d'un feu qu'on leur alluma dans le préau, partie sur le
seuil même du logis.
Lorsque le marquis fut dans son salon avec l'inconnu, il vit un homme
d'une trentaine d'années, assez mal mis et d'une taille médiocre. Le
visage était très-ombragé par le chapeau rabattu _en clabaud_ et les
plumes mouillées qui lui pendaient de tous côtés. Peu à peu il entrevit
cette figure sans la reconnaître, ou du moins sans pouvoir se rappeler
où il l'avait rencontrée.
--Vous paraissez ne me point remémorer? lui dit l'inconnu. Il est vrai
que nous nous sommes vus il y a fort longtemps, et que, tous deux, nous
avons beaucoup changé.
Le marquis se frappa naïvement le front, demandant pardon de son manque
de mémoire.
--Je ne m'amuserai point à vous faire chercher, reprit le voyageur. On
m'appelle Lenet. J'étais presque un adolescent, quand je vous vis à
Paris, chez la marquise de Rambouillet, et peut-être même ne fîtes-vous
point attention à un aussi petit personnage comme j'étais alors. Je ne
suis encore que conseiller, en attendant mieux.
--Vous méritez d'être tout ce que vous pouvez souhaiter, répondit
Bois-Doré gracieusement. Mais du diable, disait-il en lui-même, si j'ai
souvenir du nom de Lenet, et si je sais à quel homme je parle, bien que
son air me rappelle mille choses confuses.
--Ne faites rien pour moi, reprit M. Lenet en voyant qu'il donnait des
ordres pour son souper. Je dois me rendre en un château où je suis
attendu. J'ai été retardé par les mauvais chemins, et vous prie
d'excuser l'heure à laquelle je viens chez vous. Mais j'avais pour vous
une commission assez délicate dont il faut que je m'acquitte.
Lauriane et Mario, qui se tenaient dans le boudoir, entendant qu'il
s'agissait d'affaires, se levèrent pour traverser le salon et se
retirer.
--Ce sont là vos enfants, monsieur de Bois-Doré? dit la voyageur en leur
rendant le salut qu'ils firent en passant devant lui. Je vous avais
toujours cru garçon. Êtes-vous marié ou veuf?
--Ni l'un ni l'autre, répondit le marquis, et pourtant je suis père.
Voici mon neveu, qui est mon fils d'adoption.
--Et voici ce dont il s'agit, reprit le conseiller d'un air bénin et
d'un ton caressant, lorsque les enfants furent sortis. Je suis chargé
par M. le Prince, qui est votre seigneur et le mien, et à qui de père en
fils ma famille est fort attachée, d'éclaircir une affaire assez
fâcheuse qui vous concerne. J'irai droit au fait. Vous avez fait
disparaître un certain M. Sciarra d'Alvimar, qui fut votre hôte comme je
le suis, avec cette différence qu'il n'avait point de monde avec lui,
comme j'en ai pour protéger ma personne et mon mandat; car je dois bien
vous faire assavoir que, sous cette fenêtre, sont vingt hommes bien
armés, et dans votre bourg, vingt autres tout prêts à leur venir en
aide, si vous ne receviez pas comme il convient l'envoyé du gouverneur
et grand-bailli de la province.
--Cet avertissement est superflu, monsieur Lenet, répondit Bois-Doré
avec beaucoup de calme et de politesse; fussiez-vous venu seul en ma
maison, vous y seriez d'autant plus en sûreté. Il suffirait que vous
fussiez mon hôte, et, à plus forte raison, êtes-vous à couvert sous le
mandat de M. le Prince, auquel je ne prétends nullement faire rébellion.
Dois-je vous suivre pour lui rendre compte de ma conduite? Me voilà tout
prêt, et sans trouble, comme vous voyez.
--Il n'est pas nécessaire, monsieur de Bois-Doré. J'ai pleins pouvoirs
pour vous interroger et disposer de vous, selon que je vous trouverai
innocent ou coupable... Veuillez me dire ce que M. d'Alvimar est devenu?
--Je l'ai tué en franc duel, répondit le marquis avec assurance.
--Mais sans témoins? reprit le conseiller avec un sourire d'ironie.
--Il en avait un, monsieur, et des plus honorables. Si vous voulez
entendre le récit...
--Sera-ce bien long? dit le conseiller, qui paraissait préoccupé.
--Non, monsieur, répondit le marquis: bien qu'il me semble avoir le
droit de m'expliquer en une affaire où il va pour moi de l'honneur et de
la vie, je vous prendrai le moins de temps possible.
XLII
Bois-Doré raconta succinctement toute l'histoire et montra les preuves.
Le conseiller paraissait toujours impatient et distrait.
Cependant son attention parut se fixer sur un point. C'est lorsqu'il
entendit le récit des prédictions de La Flèche à la Motte-Seuilly.
Bois-Doré, ayant à produire le cachet de son frère comme une dernière
preuve de son identité avec la victime de d'Alvimar, crut devoir
mentionner cette circonstance; mais, avant qu'il eût eu le temps
d'expliquer précisément le peu de sorcellerie de maître La Flèche, il
fut interrompu par le conseiller.
--Attendez, dit celui-ci, je me souviens d'une accusation dont
j'oubliais de vous parler. On vous soupçonne d'être adonné à la magie,
monsieur de Bois-Doré! Et, sur ce chef, je vous absous d'avance, car je
ne crois pas à l'art des devins et n'y vois qu'un amusement d'esprit.
Voulez-vous bien me dire si le hasard fit que ces bohémiens vous
prédirent quelque chose de vrai?
--Leur prédiction fut de tous points réalisée, monsieur Lenet! Ils
m'annoncèrent qu'avant trois jours je serais _père_ et _vengé_. Ils
annoncèrent à l'assassin de mon frère qu'avant trois jours il serait
puni, et ces choses arrivèrent comme ils l'avaient dit; mais...
--Et dites-moi où sont ces bohémiens?
--Je l'ignore. Je ne les ai point revus. Mais il me reste à vous dire...
--Non. C'est assez, dit M. Lenet sans se départir de son ton doucereux
et de son air riant; la cause est entendue. Je vous crois innocent; mais
vous fûtes mal avisé de cacher le fait. Les soupçons ne seront point
aisés à effacer; on se demandera, comme moi, pourquoi, au lieu de
publier le châtiment de l'assassin de votre frère comme une chose qui
vous faisait honneur, vous l'avez celé comme vous eussiez fait d'un
guet-apens. Je ne pourrai point faire entendre à M. le Prince...
Ici, Bois-Doré fut tenté d'interrompre le conseiller par un mouvement
d'indignation; car il devenait évident pour lui que cet homme, après
avoir annoncé ses pleins pouvoirs, afin de le faire parler, feignait de
ne pouvoir l'absoudre lui-même, afin de lui vendre son appui.
--Je conviens, dit-il, qu'en cachant la mort de d'Alvimar, j'ai suivi un
mauvais conseil et fort contraire à mon propre avis. On m'a représenté
que M. le Prince était grand catholique, et que j'étais accusé
d'hérésie...
--Et la chose est vraie, mon pauvre monsieur. Vous passez pour un grand
hérétique, et je ne vous cache point que M. le Prince est mal disposé
pour vous.
--Mais vous, monsieur, qui me semblez moins rigoureux en vos idées, et
qui me marquez avoir pris confiance en mes paroles, ne puis-je point
compter que vous plaiderez ma cause et rendrez bon témoignage de moi?
--J'y ferai mon possible, mais je ne vous réponds de rien, quant au
prince.
--Que dois-je donc faire pour me le rendre favorable? dit le marquis,
résolu à connaître les conditions du marché.
--Je ne sais! répondit le conseiller. On lui a dit que vous aviez chez
vous un Italien... un hérétique de la pire espèce, qui pourrait bien, à
ce qu'il semble, être un certain Lucilio Giovellino, condamné à Rome
comme partisan des doctrines infâmes de Giordano Bruno.
Le marquis pâlit: il était resté calme devant son propre péril; celui de
son ami l'effraya.
--Vous en convenez? dit le conseiller d'un ton léger. Quant à moi, je
trouve ce malheureux assez puni et ne lui veux d'autre mal que celui
qu'on lui a infligé. Vous pouvez tout me dire. J'essayerai de détourner
les soupçons du prince.
--Monsieur Lenet, répondit Bois-Doré obéissant à une soudaine
inspiration, l'homme dont vous parlez n'est point un hérétique, c'est un
astrologue de la plus haute science. Il n'a recours à aucune magie et
lit dans les constellations les destinées humaines avec une si grande
habileté que les événements de la vie semblent se soumettre à des
décisions écrites dans les cieux. Il n'y a rien dans ses opérations qui
ne soit d'un honnête homme et d'un bon chrétien, et vous savez aussi
bien que moi que M. le Prince, qui est le plus orthodoxe catholique du
royaume, consulta assidûment les astrologues, ainsi que l'ont fait, de
tout temps, les personnages les plus illustres, voire les têtes
couronnées.
--Je ne sais où vous prenez ce que vous dites, monsieur, répondit la
conseiller en levant les épaules; j'ai vécu et je vis dans l'intimité du
prince, et ne l'ai jamais vu s'adonner à ces pratiques.
--Et pourtant, monsieur, reprit le marquis avec assurance, j'ai la
certitude qu'il ne blâmerait en rien celles de mon ami, et je vous prie
de lui dire que, s'il veut éprouver son savoir, il en sera fort
satisfait.
--Le prince rira de votre confiance; mais je ne refuse point de lui en
parler. Songeons au plus pressé, qui est de vous tirer d'affaire. Je ne
vous cache point qu'il m'est commandé de faire une perquisition en votre
logis.
--Une perquisition? dit le marquis stupéfait; et à quelles fins,
monsieur, une perquisition?
--À seules fins de vérifier précisément si vous n'avez point chez vous
des livres et instruments de cabale; car vous êtes accusé de pratiquer
la magie, non point tant par l'amusement du calcul des nombres et de
l'observation des astres, que par des accointements suspects et une
sorte de culte rendu à l'esprit du mal.
--Vraiment, monsieur le conseiller, vous me gardiez ceci pour la bonne
bouche! Est-ce tout ce dont je suis accusé, et ne me faudra-t-il point
défendre de quelque chose de pis?
--Ne vous en prenez point à moi, dit le conseiller en se levant. Je ne
crois pas à de telles noirceurs de votre part; c'est pourquoi je vous
engage à me montrer en détail votre maison, afin que je puisse dire et
jurer n'y avoir rien trouvé qui ne soit honnête et convenable. Songez
que je vous peux forcer à m'obéir; mais, voulant agir civilement avec
vous, je vous prie de prendre un flambeau et m'éclairer vous-même, sans
appeler aucun de vos gens, car je me verrai forcé d'appeler tous les
miens, et j'ai l'intention de n'en mener avec moi que cinq ou six,
lesquels sont à la porte de cette chambre.
Un rayon de lumière traversa l'esprit du marquis; c'était à son trésor
qu'on en voulait.
Il en prit son parti sur-le-champ. Bien qu'il aimât tous ces jouets
luxueux qu'il considérait comme des trophées légitimes et d'agréables
souvenirs de ses vieux exploits, il n'y tenait point en avare, et,
quelque regret qu'il dût éprouver de ne pouvoir les faire servir plus
longtemps au luxe de son cher Mario, il n'hésita point entre ce
sacrifice et le salut de Lucilio, dont il était beaucoup plus inquiet
que du sien propre.
--Qu'il soit fait comme vous voulez, monsieur! dit-il avec un magnanime
sourire. Par où voulez-vous commencer?
Le conseiller fit, de l'oeil, le tour du salon.
--Vous avez là, dit-il avec aisance, force choses galantes et riches;
mais je n'y vois rien de blâmable, et je sais que ce n'est pas dans des
salles ouvertes à tout venant que vous cacheriez vos diableries. On m'a
parlé d'une chambre fermée que vous appelez votre magasin, et où vous
n'admettez pas tout le monde. C'est là que je souhaite aller, et que
vous devez me conduire sans résistance ni tromperie; car, outre que j'ai
le plan de votre maison, qui n'est pas grande, j'ai le moyen d'y tout
bouleverser, et je serais marri d'avoir à me porter à cette extrémité.
--Ce ne sera pas nécessaire, répondit le marquis en prenant un flambeau;
me voilà prêt à vous satisfaire. Ah! pourtant, ajouta-t-il en
s'arrêtant, je n'ai point les clefs de cette chambre, et ne saurais vous
y faire entrer sans l'assistance de mon vieux domestique. Vous plaît-il
que je l'appelle?
--Je le ferai venir, dit le conseiller en ouvrant la porte.
Et s'adressant à ses gens, qui se tenaient sur le palier:
--Qu'un de vous, leur dit-il, obéisse à M. de Bois-Doré.--Donnez vos
ordres, marquis. Comment se nomme votre valet?
Le marquis, voyant qu'il était gardé à vue et entièrement au pouvoir de
son hôte, se résigna, et, ne montrant aucun dépit inutile, il allait
nommer Adamas, lorsqu'il vit la figure de celui-ci apparaître derrière
celles des piquiers qui gardaient la porte.
--Adamas, lui dit-il, apportez-moi les clefs du magasin.
--Oui, monsieur, répondit Adamas, je les ai sur moi; les voici; mais...
--Entrez, dit le conseiller à Adamas.
Et, dès que celui-ci eut obéi, il ajouta:
--Donnes-moi les clefs, et restez en cette chambre.
Adamas paraissait bouleversé. Il fouilla dans la poche de son
justaucorps, et, en proie à une préoccupation surprenante, il répondit
au conseiller:
--_Oui, sire._
À ce mot, le conseiller, saisi comme d'un vertige et quittant son air
badin, bondit par la chambre et poussa vivement la porte qui était
restée ouverte entre lui et ses gens.
--À qui croyez-vous parler? s'écria-t-il, et pourquoi m'appelez-vous
ainsi?
Adamas resta comme étourdi, et son trouble était bizarre au dernier
point.
Le marquis avait vu trop souvent le roi dans son enfance et les
portraits qu'on en avait faits depuis, pour croire un seul instant que
le personnage qui était devant lui fût le jeune Louis XIII. Il pensa que
son pauvre Adamas était en proie à un accès de folie.
--Répondez donc! reprit le conseiller avec impatience. Pourquoi me
traitez-vous de Majesté?
--Je ne sais pas, monsieur, répondit le rusé Adamas. Je ne sais ce que
je dis, ni où je suis. J'ai la tête à l'envers, d'une étonnante nouvelle
que je viens d'apprendre, et que je vous demande la permission de dire à
mon maître.
--Dites! parlez! allons! s'écria le conseiller d'un ton d'autorité
extraordinaire.
--Eh bien, mon maître, dit Adamas en s'adressant au marquis, sans
paraître remarquer l'agitation du conseiller, apprenez que le roi est
mort!
--Le roi est mort? s'écria de nouveau M. Lenet en s'élançant encore
vers la porte, comme pour sortir sans dire adieu à personne.
Mais il s'arrêta, saisi de méfiance.
--D'où tenez-vous cette nouvelle? dit-il en examinant Adamas avec des
yeux ardents.
--Je la tiens des arrêts de la destinée... Je la tiens du ciel même, dit
Adamas d'un air inspiré.
--Que veut dire cet homme? reprit M. Lenet. Qu'il s'explique, monsieur
de Bois-Doré; je le veux, entendez-vous? et, si c'est une fausse
nouvelle qu'il me donne, malheur à lui comme à vous!
--Vraie ou fausse, monsieur, répondit le marquis attentif à l'émotion de
son hôte, la nouvelle me surprend et me trouble autant que vous-même.
Explique-toi, Adamas; d'où sais-tu que le roi est mort?
--Je le sais par l'astrologue, monsieur! Il m'a montré les chiffres, et
je les connais. J'ai vu, j'ai compris, j'ai lu clairement que le
personnage le plus puissant de l'État venait de mourir.
--Le personnage le plus puissant de l'État!... dit le conseiller pensif:
ce n'est peut-être pas le roi!
--Vous avez raison, monsieur, fit Adamas d'un air ingénu; c'est
peut-être M. le connétable. Je ne connais pas assez les signes... J'ai
pu me tromper;... mais, enfin, c'est le roi ou M. de Luynes: j'en
réponds sur ma vie!
--Où est cet astrologue? dit vivement le conseiller; qu'il vienne ici,
je veux le voir!
--Oui, sire! répondit Adamas, encore troublé et affairé, en courant vers
la porte.
--Attendez, dit Lenet en l'arrêtant. Je veux savoir pourquoi vous
m'appelez ainsi. Dites-le, ou je vous casse la tête!
--Ne cassez rien, monsieur! reprit Adamas; je ne l'ai pas, ma tête; ne
le voyez-vous point? Ce mot me vient sur les lèvres je ne sais comment;
aussi vrai que Dieu est au ciel, c'est la première fois que je vois
votre figure. Dois-je quérir l'astrologue?
--Oui, courez! et gare à vous tous, s'il y a ici un leurre ou un piége!
je mets le feu à votre taudis!
Bois-Doré ne pouvait que protester de sa parfaite ignorance des faits.
Il ne comprenait rien du tout à la conduite d'Adamas, et il en était
même fort inquiet.
Il voyait bien que le fidèle serviteur avait entendu la conversation
qu'il venait d'avoir avec le conseiller, et qu'il se servait, pour
sauver Lucilio, du moyen imaginé par lui de le faire passer pour
astrologue, sachant, comme tout le monde, le respect que le prince de
Condé avait pour la prétendue science des devins. Mais le grave Lucilio
se prêterait-il à cette ruse? Saurait-il jouer son rôle?
--Enfin, pensait Bois-Doré, comptons sur la Providence et sur le génie
d'Adamas! Il ne s'agit que de faire sortir d'ici l'ennemi, sans qu'il
s'empare de la personne de mon ami et de la mienne; nous aviserons
ensuite à notre sûreté.
XLIII
Au bout de peu d'instants, Lucilio parut avec Adamas.
Il était calme et souriant comme à l'ordinaire. Il salua légèrement le
conseiller, profondément le marquis, et présenta à celui-ci un papier
chargé d'hiéroglyphes.
--Hélas! mon ami, dit Bois-Doré, je n'y connais rien.
--Parlez! cria Lenet au muet, qui lui fit signe que cela lui était
impossible. Écrivez, au moins!
Lucilio s'assit et écrivit:
«Je n'ai de comptes à rendre ici qu'au marquis de Bois-Doré; je ne vous
connais pas. Sortez de cette chambre; je n'écrirai pas devant vous.»
--Si, mordieu! s'écria la conseiller hors de lui. Je veux tout savoir,
et vous répondrez!
--Pardonnez-lui, monsieur, dit Adamas; il est, comme les grands savants,
très-étrange et fantasque. Si vous voulez qu'il révèle ses secrets,
parlez-lui doucement.
--Il veut de l'argent? dit le conseiller; il en aura: qu'il parle!
Lucilio secoua la tête en signe de refus.
Le conseiller semblait être sur des charbons allumés.
--Voyons, dit-il après un instant de silence agité, je saurai bien si
vous êtes un savant ou un fou! Voyez ma main, et dites-moi quelque
chose.
Lucilio regarda la main du conseiller, se leva et, montrant son grimoire
à Adamas, il lui fit signe de parler à sa place.
--Oui! je le vois bien, dit Adamas. Ces signes disent qu'il y a un
homme, un prince... qui veut mettre sur sa tête la couronne de France;
mais où est l'homme qui a ce signe dans la main? Je ne le connais point.
Lucilio montra la main du conseiller.
--Qui suis-je donc? dit celui-ci très-surpris.
Lucilio écrivit trois mots que le conseiller lut seul avec émotion. Sa
figure changea et son ton s'adoucit.
--Et le roi est mort? dit-il en tremblant de tous ses membres, comme de
terreur ou de joie. Vous voyez qu'il faut me répondre, à présent?
Lucilio écrivit:
«Le roi se porte bien; mais M. de Luynes est mort à la lueur des
flammes, le 15 de ce mois, à onze heures du soir.»
Le prétendu conseiller Lenet n'eut pas plus tôt lu ces paroles que, sans
montrer aucun doute, il enfonça son chapeau sur sa tête, s'élança sur
l'escalier, et, sans dire d'autre parole que celle-ci, adressée à ses
gens: «Toi, en route!» il remonta à cheval et partit bride avalée avec
tout son monde, sans songer à faire aux hôtes de Briantes ni
remerciment, ni excuse, ni promesse, ni menace.
Adamas, le marquis et Lucilio, qui les avaient reconduits en silence
jusqu'à la dernière porte, pour bien s'assurer qu'il ne restait rien de
suspect dans la château ni dans le village, remontèrent au salon, où ils
trouvèrent Lauriane et Mario.
Ils étaient tous si émus qu'ils restèrent quelques instants sans se rien
dire.
Enfin le marquis, rompant le silence:
--C'était donc M. le Prince?
--Oui, dit Lauriane. Je l'ai vu à Bourges, il y a trois mois, et je l'ai
reconnu tout de suite, lorsque j'ai traversé ici pour le saluer. Et
vous, mon marquis, vous ne l'aviez donc jamais vu?
--Une ou deux fois je le vis dans son jeune âge, à Paris, mais jamais
depuis. Cependant, lorsqu'il nomma le prince de Condé en se disant
attaché à sa personne, ce nom se plaça sur la figure du faux conseiller
Lenet, et, à chaque moment, je m'assurais davantage que j'avais affaire
au maître en personne. Voilà pourquoi j'ai été fort patient; et bien
m'en a pris, Seigneur! Mais comment se fait-il que vous ayez imaginé?...
--M. de Luynes est mort, en effet, de la fièvre rouge, le 15 de ce
mois, pendant que les troupes du roi pillaient et brûlaient la pauvre
place de Monheur, sur la Garonne. Voici une lettre de mon père qui me
l'annonce, et qu'un de ses gens, arrivé en courrier justement derrière
la suite du prince, a pu me faire remettre sans bruit par Clindor.
--Voilà une grande nouvelle, mes enfants, et qui va encore une fois
bouleverser toute la politique! Mais qui de vous a eu l'idée?...
--C'est moi, monsieur, dit Adamas triomphant; dès que madame Lauriane
eut dit: «Cet étranger qui est enfermé là avec M. le marquis est le
prince et non pas un autre,» nous nous cachâmes tous les quatre dans le
petit couloir que vous savez.
--Nous étions inquiets pour vous, dit Mario, à cause de cette grosse
suite de gens qui avaient l'air de se méfier et de menacer. C'est Adamas
qui a inventé tout d'un coup ce qu'il a fait et ce qu'il a dit.
--Maître Jovelin ne se souciait pas trop de s'y prêter, ajouta Adamas;
mais il fallait vous sauver, il n'y avait pas à réfléchir, et il a joué
son rôle en habile homme, n'est-ce pas, monsieur? À présent, il tient sa
fortune, et s'il veut remplacer, ou tout au moins égaler en faveur le
fameux astrologue du prince, celui qui lui a prédit qu'il serait roi de
France à trente-quatre ans...
--J'ai remarqué, dit le marquis à Jovelin, que vous ne pouviez prendre
sur vous de lui faire cette promesse. Vous lui avez seulement dit qu'il
avait cette ambition. Mais, à présent, que ferons-nous, mes amis? car,
vous le voyez, nous sommes trahis vilainement, et nous courons bien des
dangers auxquels nous ne songions point.
--Il ne faut rien faire, et nous tenir tranquilles, répondit Lauriane
avec décision. Le prince galope, à cette heure, sur la route du Midi,
et ne songera plus à nous de sitôt.
--Il est vrai, dit le marquis, que le voilà dévorant les chemins, pour
arriver le premier auprès du roi et s'emparer, sinon de la faveur, du
moins de la puissance dont jouissait M. de Luynes. Ceci lui sera bien
contesté! Retz, Schomberg et Puisieux voudront leur part du gâteau, sans
compter que madame la reine-mère et son petit évêque de Luçon vont leur
donner du fil à retordre! Allons! nos petites affaires sont déjà sorties
de la tête de notre _bon_ prince, et n'y rentreront peut-être jamais.
Pourvu qu'il n'ait pas donné d'ordres contre nous, auparavant que de
venir céans!
--Non, monsieur, il n'y a point de risques! dit Adamas. Il voulait votre
trésor, dont on lui a bien grossi la conséquence, puisque, pour si peu,
un si riche prince nous a fait l'honneur de venir chez nous. Nous voilà
avertis; nous saurons cacher notre petit avoir, et laisser à la
disposition des curieux des malles pleines de rebuts. La sortie secrète
du château sera tenue en bon état, et l'on se méfiera des gens qui
viennent se réfugier contre la pluie. Mais soyez assuré que, si le
prince n'y reparaît en personne, nul autre ne s'en avisera; car, s'il a
donné des ordres, c'est pour que nul ne vienne mettre la main sur le
plat où il a étendu sa maîtresse griffe.
Le raisonnement d'Adamas était fort juste. Il termina en proférant mille
malédictions contre la Bellinde, qui seule pouvait avoir surpris et
divulgué le vrai nom de maître Jovelin, la mort de d'Alvimar et
l'existence du trésor.
Il fut résolu que l'on se consulterait avec Guillaume d'Ars sur
l'opportunité de taire ou de proclamer la mort de d'Alvimar, et, à cet
effet, le marquis se rendit chez lui, le lendemain dans l'après-midi.
Guillaume était absent et ne devait rentrer que le soir.
Le marquis envoya un exprès pour dire à Briantes que l'on ne fût point
inquiet s'il rentrait tard, et il alla rendre visite à M. Robin de
Coulogne, qui se trouvait alors de passage en sa terre du Coudray, jolie
capitainerie sur les hauteurs de Verneuil, à une lieue environ du
château d'Ars.
Robin, vicomte de Coulogne, receveur-général des finances en Berry et
fermier-général des gabelles, était un des ennemis naturels de l'ex
faux-saulnier Bois-Doré; et cependant ils étaient liés d'une étroite
amitié depuis l'affaire de Florimond Dupuy, seigneur de Vatan.
Ceux qui connaissent l'histoire du Berry se souviendront qu'en 1611, ce
Florimond Dupuy, grand huguenot et grand contrebandier, avait, en haine
de la gabelle, enlevé un des enfants de M. Robin. Le marquis s'employa
généreusement de sa personne pour ramener l'enfant à son père, au risque
de se brouiller avec Florimond, qui était, au dire de ses amis et de ses
ennemis, «un fort mauvais coucheur.»
Après cette aventure, la rébellion prit des proportions si graves, que,
pour réduire M. Dupuy dans son château, il fallut y envoyer douze cents
hommes d'infanterie, une compagnie de Suisses et six canons.
Vingt-neuf de ses gens furent pendus sur place, aux arbres environnants,
et il eut lui-même la tête tranchée en place de Grève. Le jeune Robin
fut par la suite abbé de Sorrèze. M. Robin père resta l'obligé
reconnaissant et dévoué de M. de Bois-Doré, et l'on peut croire que
c'est grâce à cette amitié que le marquis ne fut jamais recherché pour
ses vieux actes de complicité dans les délits de faux-saulnage.
Bois-Doré s'ouvrit donc à cet ami fidèle d'une partie des embarras dont
l'avait menacé la visite du prince, et lui avoua qu'il était
particulièrement inquiet pour le bon Lucilio, que les zélés cagots du
pays voyaient chez lui de mauvais oeil.
--Vos craintes me paraissent exagérées, lui dit le vicomte. M. de Groot,
que les savants appellent Grotius, et qui était condamné en son pays à
la prison perpétuelle, ne vient-il pas de s'évader, caché en un coffre,
grâce au grand coeur et génie de sa femme, et ne s'est-il point réfugié à
Paris, où il n'est tourmenté ni molesté de personne? Pourquoi votre
Italien ne jouirait-il pas en France des mêmes priviléges?
--Parce que le gouvernement de France, qui se soucie fort peu de
déplaire aux gomaristes de Hollande et à Maurice de Nassau, se montrera
jaloux de plaire au pape en persécutant une de ses victimes. Il y a
vingt ans que Campanella est en prison, et, bien qu'on le plaigne et
l'estime en France, on ne fait rien pour le tirer des mains de ses
bourreaux; Dieu sait si, en ce moment, on lui donnerait asile, à leur
barbe!
--Vous avez peut-être raison, reprit M. de Coulogne. Eh bien, j'approuve
votre idée de faire évader votre ami, au moindre danger qui menacerait
votre château; mais je pense que vous lui devriez chercher un asile où
il se pourrait rendre en cas d'alerte. Y avez-vous songé?
--Oui bien, répondit le marquis, et je vous veux consulter sur ce point.
Vous possédez ici près un vieux manoir inhabité qui m'a paru encore fort
logeable, bien que je n'y sois jamais entré. L'endroit est assez voisin
de chez moi pour qu'en une heure de marche un homme pressé s'y puisse
réfugier. Cette ruine est proche d'une petite ferme qui est à vous, et,
si vous donniez des ordres aux métayers, ils seraient prêts, à tout
événement, à cacher et à nourrir mon pauvre fuyard. Me voulez-vous
rendre ce bon office?
--Marquis, répondit le vicomte, demandez-moi ma vie, si vous voulez:
elle est à vous. À meilleures enseignes, mes biens, mes gens, mes
maisons sont-ils à votre service. Laissez-moi pourtant réfléchir à la
convenance du lieu que vous avez en vue, car c'est de mon vieux manoir
de Brilbault qu'il est question.
--Justement!
--Eh bien, voyons, il est fort isolé dans les terres, et les chemins y
sont détestables; c'est bien. Il n'est sur le passage d'aucune ville ou
bourgade; c'est encore bien. Le lieu m'appartient, et la prévôté ne se
permettrait point d'en violer le seuil. De plus, la masure passe pour
être hantée par les plus turbulents et plaintifs esprits qu'il y ait, ce
qui est cause qu'aucun paysan maraudeur n'est curieux d'y entrer, aucun
passant de s'y arrêter. C'est de mieux en mieux. Allons, je vois que
vous choisissez bien, et je veux, dès ce soir, m'y rendre avec vous pour
donner au métayer les ordres nécessaires.
Bois-Doré ayant réfléchi de son côté, jugea qu'il ferait mieux d'y aller
seul pour ne pas éveiller de soupçons.
--Vos métayers ne me sont point inconnus, dit-il. Ils ont été de ma
clientèle autrefois pour... ce que vous savez!
--Oui, oui, méchant homme! dit en riant le vicomte; ils ont eu par vous
le sel à bon compte! Eh bien; prenez ce chemin pour vous en retourner;
les eaux ne sont pas encore grandes, et vous pouvez passer sans risque.
Vous direz, comme par occasion, à Jean Faraudet, le métayer, de me
venir trouver demain de grand matin; vous donnerez un coup d'oeil à la
masure et regarderez bien les alentours, afin de pouvoir renseigner
votre ami; et même il fera bien d'y venir secrètement la nuit prochaine
pour connaître et les chemins et les entrances. De cette manière, s'il
venait à être obligé de s'y réfugier, il le pourrait faire sans s'égarer
ni se méprendre.
--Voilà qui est convenu, dit le marquis, et recevez mille grâces pour le
repos que vous donnez à mon esprit.
Le vicomte retint le marquis à souper; après quoi, celui-ci, remontant
dans son carrosse, reprit, à la nuit tombée, le chemin d'Ars, qui ne
valait guère mieux que celui de Brilbault; la raison de cette direction,
c'est qu'il ne voulait pas montrer son carrosse, qui faisait toujours
événement, aux environs de cette ruine.
Plus avisé que M. Robin ne lui avait conseillé de l'être, il mit pied à
terre à un quart de lieue de l'endroit qu'il voulait visiter, ordonna à
ses gens de se rendre doucement à Ars, et, s'engageant dans un de ces
mille petits sentiers où M. de Coulogne n'avait peut-être jamais mis les
pieds, mais qui étaient aussi familiers au vieux contrebandier que les
allées de sa garenne, il disparut seul dans les prés humides, après
avoir relevé ses grandes bottes jusqu'au-dessus du genou.
XLIV
La nuit était assez douce et pas très-sombre, malgré de grands nuages
noirs que le vent balayait, en ouvrant au ciel de longues trouées
pleines d'étoiles, qui se fermaient tout d'un coup pour se rouvrir à
une autre place.
On dit que nos aïeux gentilshommes ou bourgeois étaient certainement
plus robustes que nous ne le sommes généralement aujourd'hui, tandis
qu'au rebours, nos aïeux ouvriers et paysans l'étaient moins.
C'est la croyance des anciens de mon pays, et elle me paraît fondée: les
gens aisés avaient des habitudes de grand air et d'activité dont la vie
moderne nous dispense ou nous prive. Les classes pauvres étaient plus
mal logées et plus mal nourries que de nos jours, sans parler de
l'immense quantité de malheureux qui n'étaient pas nourris et pas logés
du tout. Le Gentilhomme, avec son régime de guerre ou de chasse,
conservait sa force et sa santé jusque dans un âge très-avancé.
Bois-Doré, malgré ses soixante-neuf ans et la mollesse, relative de ses
habitudes, avait donc encore la vue bonne, la poitrine à l'abri d'un
rhume et le pied assez ferme sur la terre nue ou sur les gazons
mouillés.
Il fit bien quelques glissades le long des buissons, mais il se retint
aux branches, en homme qui sait se diriger dans une localité dont les
accidents sont homogènes sur une grande étendue de terrain.
Grâce à la petite coursière qu'il avait prise, il fut rendu, en dix
minutes de marche, à la ferme de Brilbault.
Sachant le naturel craintif et superstitieux des paysans, il toussa et
parla d'avance avant de frapper; puis il se nomma en frappant, et fut
reçu, sinon sans surprise, du moins sans effroi.
Bien que le sort des cultivateurs fût encore très misérable, il l'était
beaucoup moins, moralement parlant, en Berry, qui, d'ancienne date,
était pays de franc-alleu, que dans les pays de servitude. En outre,
dans cette partie que l'on appelle la Vallée-Noire, les ressources
matérielles ont toujours assuré au fermier ou métayer un bien-être
relatif qui l'a préservé des grands désastres et des grandes épidémies.
À cette époque, les maladreries (hospice des lépreux) étaient déjà
vides; la peste, si fréquente encore dans la Brenne et aux alentours de
Bourges, ne sévissait que rarement dans le Fromental. Les habitations,
sordides et infectes dans la Marche et le Bourbonnais, étaient, du côté
de chez nous, solides et bien établies, ainsi que l'attestent un grand
nombre de vieilles maisons rustiques du XVIe et du XVe siècle,
encore debout, et bien reconnaissables à leurs énormes toits de tuiles,
à leurs huis encadrés de pierres taillées en prismes, et à leurs
mansardes surmontées de gros épis historiés en terre cuite[22].
Le marquis put donc entrer sans dégoût dans l'habitation des fermiers,
s'y asseoir dans l'âtre et y causer quelques instants.
Aimé de tout le monde, le _bon monsieur_ put confier sans crainte à Jean
Faraudet et à sa femme le soin éventuel d'un sien ami tracassé,
disait-il, pour un délit de chasse, et, lorsqu'il leur annonça que leur
maître, M. Robin, voulait les voir, le lendemain matin, pour leur donner
des ordres en conséquence, ils se montrèrent joyeux et empressés
d'obéir, en répondant le mot sacramentel de bon vouloir et de bonne
grâce en ce pays: «Il y a bien moyen!»
Cependant la femme Faraudet, que l'on appelait la Grand'Cateline, ne put
s'empêcher de plaindre celui qui serait condamné à passer seulement une
nuit dans le château de Brilbault.
Elle croyait fermement qu'il était hanté, et son mari, après s'être
moqué d'elle pour complaire au scepticisme du marquis, finit par avouer
qu'il aimerait mieux mourir que d'y mettre les pieds après soleil
couché.
--La présence de mon ami, dit le marquis, vous rassurera, je l'espère,
car je vous réponds qu'elle chassera les mauvais esprits; mais, puisque
vous n'avez point trop de peur d'y entrer durant le jour, je vous prie
de mettre dès demain du bois dans la cheminée et de dresser un lit dans
la meilleure chambre.
--On y mettra tout ce qu'il faut, notre cher monsieur, répondit la
Grand'Cateline; mais le pauvre chrétien qui viendra là n'y dormira pas
la miette. Il entendra, la nuitée, des vacarmes et rebâtements, comme
nous les entendons, mon bon Dieu! et comme vous les entendrez vous-même
si vous voulez attendre seulement une petite heure d'horloge.
--Je ne puis attendre, dit le marquis, et d'ailleurs, me sachant là, les
esprits ne bougeraient. Je connais bien leur couardise, n'ayant jamais
pu entendre, à la nuit de Noël, les voix qui crient dans le haut du
donjon de Briantes, non plus que les portes qui s'ouvrent toutes seules
à la Motte-Seuilly, et la dame blanche qui ouvre les courtines des lits
chez M. Guillaume d'Ars.
--C'est une chose imaginante, monsieur Sylvain, dit le métayer d'un air
capable, qu'il y ait des apparaissances dans notre vieux château. On
sait bien qu'il peut y en avoir dans les autres, parce qu'il n'en est
point où quelque grand mal n'ait été fait ou enduré; ce qui est la
cause que les pauvres chrétiens, tourmentés ou navrés de leurs corps
dans ces maisons-là, reviennent s'y lamenter en âmes qui demandent
prières ou justice. Mais, dans le château de Brilbault, qui n'a jamais
été habité, oncques ne s'est fait ni bien ni mal, que je sache.
--Il faut croire, dit la femme, qui, tout en causant, filait lestement
sa quenouille, que l'ancien seigneur aura péri au loin, de malemort et
en péché; car vous savez la légende de Brilbault? Elle n'est pas longue.
Un seigneur avait élevé ce manoir jusqu'au faîte, lorsqu'il partit pour
la terre sainte avec ses sept fils, dont ni lui ni pas un ne revint. Le
château fut vendu et revendu sans être jamais au goût de personne. On
pensait qu'il porterait malheur aux familles; c'est pourquoi, de tout
temps, il n'a servi qu'à engranger des récoltes. On y a mis une toiture
qui n'est déjà plus bonne; mais il y a encore deux belles chambres et
une salle si grande, si grande, que d'un bout à l'autre bout, deux
personnes ne se reconnaissent quasiment point.
--Pouvez-vous me confier les clefs? dit le marquis. Je souhaiterais voir
le dedans.
--Les clefs, les voilà; mais, mon cher monsieur Sylvain du bon Dieu, n'y
allez point! C'est l'heure où le sabbat va commencer.
--Voyons, quel sabbat, mes braves gens? dit le marquis en riant; comment
sont faits ces vilains diables.
--Je ne les ai point vus, monsieur, ni ne souhaite de les voir, dit le
métayer; mais je les entends bien, je les entends trop! Les uns
gémissent; les autres chantent. C'est des rires, et puis des cris, et
des jurements et des pleurs, jusqu'au petit jour, que tout s'envole dans
les airs; car c'est bien fermé, et personne d'humain n'y pourrait entrer
sans licence ou office de moi.
--Ne seraient-ce point vos valets de ferme pour s'amuser, ou quelque
pillard pour vous empêcher de surprendre ses larcins?
--Non, monsieur, non! Nos valets et servantes ont si grand'peur, que,
pour tout l'argent que vous avez, vous ne les feriez point approcher du
château de deux portées d'arquebuse après soleil couché; et mêmement
vous voyez qu'ils ne couchent plus dans notre logis, parce qu'ils disent
qu'il est encore trop près de cette maudite bâtisse. Ils dorment tous
dans la grange, là-bas, au fond de la cour.
--Tant mieux pour le petit secret que nous avons ce soir ensemble, dit
le marquis; mais tant mieux aussi peut-être pour ceux qui font les
revenants à seules fins de vous larronner!
--Et que pourraient-ils larronner, monsieur Sylvain? Il n'y a rien dans
le château. Quand j'ai vu que le diable y promenait des feux, j'ai eu
crainte de l'incendie, et j'ai retiré toute ma récolte, sauf quelques
méchants fagots et une dizaine de bottes de foin et paille, pour ne les
point trop choquer, car on dit que les follets aiment bien batifoler
dans les bois et le fourrage; et, de vrai, j'y trouvais bien du
dérangement et de la foulaison: c'était comme si une cinquantaine de
personnes vivantes y avaient passé.
Le marquis savait Faraudet très-véridique et incapable d'inventer quoi
que ce fût pour se dispenser de lui rendre service.
Il commença donc à penser que, si des lumières se montraient dans le
vieux manoir, si des voix se faisaient entendre, et si, surtout, des pas
ou des corps foulaient et dérangeaient le fourrage, il y avait plus de
réalité que de diablerie dans ces faits, et que le château, où le
métayer et sa femme avouèrent enfin n'avoir pas osé entrer depuis plus
de six semaines, pouvait bien servir de refuge déjà à quelques fugitifs.
--Intéressants ou malfaisants, je veux les voir, se dit-il.
Et, mettant son épée nue sous son bras, tenant d'une main les clefs du
manoir et de l'autre une lanterne, il se dirigea, à travers les prés,
vers l'enceinte ruinée et silencieuse.
Faraudet, voyant sa femme se lamenter de la hardiesse du bon monsieur,
eut honte de le laisser aller seul et se décida à le suivre.
Mais, quand le marquis eut franchi le pont dormant, il vit le pauvre
paysan trembler si fort, qu'il craignit d'être plus embarrassé que
secondé par un homme si malade, et qu'il le pria de ne pas aller plus
avant.
La plupart des châteaux de la Vallée-Noire, même ceux du moyen âge
primitif, sont situés dans le plus creux des vallons, au lieu d'être
placés sur les hauteurs, comme dans la Marche et le Bourbonnais. La
raison de cette anomalie est fort plausible.
Dans un pays qui n'offre pas d'escarpements considérables, on dut
chercher dans le cours d'eau le principal moyen de défense.
Donc, à Brilbaut comme à Briantes, comme à la Motte-Seuilly, à
Saint-Chartier, à la Motte-de-Presles, etc., le manoir s'était planté au
milieu des méandres d'une rivière capable d'alimenter de ses eaux
courantes le double fossé circulaire de l'enceinte.
Le pont qui donne entrée à la première de ces enceintes est fort étroit,
et porté sur des arcades indécises entre le plein cintre et l'ogive.
Tout le château est d'une architecture de transition: la façade est
d'une forme étrange; la porte et les fenêtres superposées de l'escalier
rentrent de quelques mètres dans le massif général, comme pour s'abriter
des attaques du dehors.
Le sommet de l'édifice a dû être mascherolé en cet endroit, mais la
construction inachevée est tronquée par un toit hors de proportion avec
l'édifice, qui annonce un plan assez grandiose resté en chemin.
Le marquis arriva au pied du manoir, à vol d'oiseau; les murs d'enceinte
étaient si écroulés et percés de tant de brèches, les fossés tellement
comblés en mille endroits, qu'il n'était pas nécessaire d'en chercher
les portes.
Il ouvrit sans bruit celle du château, qui était petite et basse sous un
arc rampant surmonté d'une ogive fleurie.
Là, il ouvrit à demi sa lanterne pour voir à ses pieds, car le métayer
l'avait averti de se méfier de l'escalier.
XLV
Cet escalier en spirale est fort beau, large pour six personnes et léger
comme les branches d'un éventail. Il est d'une pierre blanche assez
friable; beaucoup de marches sont entièrement rompues par la chute de
quelque partie supérieure de l'édifice; mais celles qui restent semblent
fraîchement taillées et ne portent aucune trace d'usure. À chaque
demi-tour de la spirale, une marche d'engagement est soutenue par une
figure grimaçante, une bête fantastique, ou un demi-corps d'homme armé,
sculpté en relief sur la muraille.
Le marquis s'amusa à regarder ces figures, qui semblaient s'agiter à la
lueur vacillante de sa lanterne.
Il montait lentement, profitant de chaque repos pour écouter; et, comme
aucun autre bruit que celui du vent dans la toiture ne se faisait
entendre, comme les portes des salles devant lesquelles il passait
étaient fermées au cadenas, il doutait de plus en plus de la présence
d'habitants quelconques. Il parvint ainsi jusqu'au dernier étage, où
étaient situées les deux chambres destinées jadis au châtelain.
L'usage étant, au moyen âge, de se placer ainsi sous le faîte, et de
rompre l'escalier, pour soutenir, en cas de besoin, un siége jusque dans
son appartement, souvent les marches étaient interrompues dans la
construction, et le châtelain n'entrait chez lui que par une échelle que
l'on retirait le soir après lui. D'autres fois, les marches du dernier
étage étaient, à dessein, tellement minces, qu'il suffisait de quelques
coups de pic pour les briser.
C'était le cas, au château de Brilbaut; mais les brisures dont le
marquis avait à se méfier ne provenaient, comme nous l'avons dit, que
d'accidents fortuits, et il put, avec ses grandes jambes, escalader les
lacunes sans danger sérieux.
Ces deux chambres, dont le métayer lui avait parlé, étant celles que
devait, au besoin, habiter Lucilio, le premier mouvement de Bois-Doré
fut d'y entrer pour voir si elles avaient des châssis, ou tout au moins
des volets pleins aux croisées; car toutes celles de l'escalier,
étroites et profondes, avec leur banc de pierre placé en biais dans
l'embrasure, envoyaient des bouffées d'air impétueux contre lesquelles
il avait eu de la peine à préserver sa lumière.
Mais, au moment d'ouvrir ces chambres seigneuriales, dont il avait les
clefs, le marquis hésita.
Si le manoir servait de refuge à quelqu'un, ce quelqu'un était là, et,
surpris dans son repos, il se mettrait en défense sans attendre
d'explication. Cette exploration exigeait donc quelque prudence. Le
marquis ne croyait pas aux esprits et avait d'autant moins de peur des
vivants qu'il ne les cherchait pas à mauvaises intentions. Si quelque
malheureux se trouvait caché là, quel qu'il fût, il était décidé à l'y
laisser en paix et à ne pas trahir le secret qu'il aurait surpris.
Mais la première terreur du réfugié pouvait être hostile. Le marquis
n'avait fait aucun bruit appréciable en entrant et en montant, puisque
rien ne bougeait. Il devait, autant que possible, s'assurer de la vérité
sans se laisser voir ni entendre, ou du moins sans se montrer
brusquement.
À cet effet, il entra dans une salle sans porte, où régnait la plus
profonde obscurité, les fenêtres étant toutes bouchées de planches ou de
paille. Le plancher était couvert d'une couche de poussière et de ciment
pulvérisé, d'une telle épaisseur, que les pas y étaient amortis comme
sur de la cendre.