George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
Bois-Doré marcha longtemps, voyant tout au plus à se conduire. Il avait
fermé sa lanterne, qui n'était garnie ni de vitre ni de corne, mais d'un
demi-cylindre de fer battu percé de petits trous, suivant l'usage du
pays. Il ne se hasarda à la rouvrir que quand il eut atteint une
extrémité de cet immense local, et après s'être bien assuré qu'il était
en un lieu absolument tranquille et muet.

Il plaça alors son luminaire sur le plancher devant lui, et recula
jusque dans une grande cheminée qui se trouvait près de lui.

De là, il put habituer peu à peu ses regards à une si faible clarté dans
un si vaste espace, et distinguer une salle qui tenait toute la longueur
du château.

Il examina la cheminée où il se trouvait. Elle était, comme tout le
reste, en pierre blanche, et les socles angulaires, pénétrant dans le
massif de la base, avaient leurs saillies si fraîches, qu'elles
semblaient découpées de la veille; les doubles baguettes de
l'encadrement n'avaient ni entailles ni souillures d'aucune sorte, non
plus que l'écusson vierge d'armoiries qui couronnait le manteau. Le
tuyau même de la cheminée et l'âtre, non revêtu de plaque, n'avaient
traces de feu, de fumée, ni de cendre. La construction inachevée n'avait
jamais servi, cela devenait évident. Personne n'avait jamais occupé,
personne n'occupait cette salle froide et nue.

Après s'être assuré de ce fait, le marquis s'enhardit à aller voir de
près pourquoi une barrière de planches, à hauteur d'appui, coupait
transversalement cet énorme vaisseau vers la moitié de sa profondeur.
Arrivé là, il trouva le vide devant lui. Le plancher était tombé ou
avait été supprimé tout entier, ainsi que celui des étages inférieurs,
dans toute une moitié de l'édifice, peut-être pour faciliter
l'engrangement des blés.

L'oeil plongeait donc dans les ténèbres d'un local qui paraissait aussi
grand qu'une église.

Bois-Doré était là depuis quelques instants, cherchant à se faire une
idée de l'ensemble, lorsque, des profondeurs que son oeil interrogeait en
vain, une sorte de gémissement monta jusqu'à lui.

Il tressaillit, ferma et cacha sa lanterne derrière les planches, retint
son haleine et prêta l'oreille, qu'il avait un peu dure et qui pouvait
le tromper sur la nature des sons.

Était-ce une porte, un volet poussé par le vent?

Il n'y avait pas trois minutes qu'il attendait, lorsque la même plainte,
plus marquée encore, se répéta, et, en même temps, il lui sembla qu'un
faible rayon de lumière, partant de bien loin au-dessous de ses pieds,
illuminait ce fond d'édifice, qui, par rapport à lui, était bien
littéralement un abîme.

Il s'agenouilla pour ne pas être vu, et regarda à travers les planches
qui lui servaient de balustrade.

La clarté augmenta rapidement et bientôt devint assez vive pour lui
permettre de voir, ou plutôt de deviner, dans un vague heurté d'ombre et
de lumière, le fond d'une salle de rez-de-chaussée aussi grande que
celle où il était, mais qui, avant l'écroulement des étages
intermédiaires, avait dû être beaucoup plus élevée, ainsi qu'il en
pouvait juger par la naissance des nervures de la voûte qui portaient
sur des consoles chargées d'animaux et de personnages fantastiques, plus
grands et plus saillants que ceux déjà vus dans l'escalier.

Pour tout ameublement, on distinguait quelques tas de fourrages secs, et
des ais placés en barrière, vers le fond, avec des restes des crèches.
Ce rez-de-chaussée avait longtemps servi d'étable à boeufs. Au milieu de
ces ais, on apercevait des débris de jougs et de socs. Puis tout cela
rentra dans l'ombre, et la clarté, en montant, vint frapper la grand pan
de mur qui formait tout le pignon de l'édifice, et que le marquis voyait
en face de lui sur une étendue d'une quarantaine de pieds.

Cette lumière, tantôt rougeâtre, tantôt blafarde, partait d'un foyer non
visible, placé sous la voûte du rez-de-chaussée, c'est-à-dire dans la
partie non écroulée, correspondant à celle d'où le marquis observait ce
tableau sombre et flottant.

Tout à coup, il se fit un bruit de portes, de pas et de voix sous cette
voûte, et une confusion d'ombres mouvantes et agitées, tantôt immenses,
tantôt trapues, se dessina de la manière la plus bizarre sur le grand
mur, comme si un grand nombre de personnes, allant et venant devant un
vaste foyer, en eussent tour à tour masqué et démasqué le rayonnement.

--Voici, pensa le marquis, un jeu de cligne-musette assez curieux, et
l'on ne saurait nier que ce château ne soit rempli d'ombres errantes et
parlantes. Sachons ce qu'elles disent.

Il écouta; mais, au milieu d'un murmure de paroles, de chants, de
plaintes et de rires, il ne parvint pas à saisir une phrase, un mot, une
intention.

L'effroyable sonorité de la voûte, qui renvoyait les sons comme les
ombres sur la muraille opposée, confondait toutes les voix en une seule,
toutes les interpellations en un bruissement confus.

Le marquis n'était pas sourd; mais il avait la sensibilité auditive des
vieillards, qui entendent très-bien une gamme de sons modérés et de
paroles articulées, et qu'un vacarme, un pêle-mêle de voix trouble et
offense sans résultat.

Il saisissait donc des inflexions et rien de plus: tantôt celle d'une
grosse voix éraillée qui semblait faire un récit, tantôt un refrain de
chanson interrompu brusquement par des accents de menace, et puis une
voix claire qui semblait railler et contrefaire les autres, et qui
soulevait un orage de rires violents et brutaux.

Parfois, c'étaient d'assez longs monologues, puis des dialogues à deux,
à trois, et, tout à coup, des cris de colère ou de gaieté qui
ressemblaient à des rugissements. En somme, il se pouvait que ces gens
parlassent une langue que le marquis ne connaissait pas.

Il se persuada qu'il n'y avait là qu'une troupe de truands ou de
bateleurs sans emploi, vivant de maraude et laissant passer les mauvais
jours de l'hiver à l'abri de cette ruine, peut-être encore s'y cachant
par suite de quelque méfait.

Ces rires, ces costumes bizarres qui se dessinaient devant lui en ombres
chinoises, ces longs discours, ces dialogues animés avaient peut-être
rapport à quelque étude d'un art burlesque.

--Si j'étais plus près d'eux, pensa-t-il, je m'en pourrais divertir; il
n'est point d'homme mal reçu en une compagnie, si mauvaise qu'elle soit,
lorsqu'il entre en offrant sa bourse de bonne grâce.

Il reprit donc sa lanterne et se préparait à descendre, lorsque les
conversations, les chants et les rires se changèrent en cris d'animaux
si réels et si parfaitement imités, qu'on eût dit une basse-cour en
rumeur. C'était le boeuf, l'âne, le cheval, la chèvre, le coq, le canard
et l'agneau braillant tous ensemble. Puis tout se tut comme pour écouter
les aboiements d'une meute, le son du cor, tous les bruits d'une chasse.

Était-ce un jeu? Les acteurs songeaient-ils à se regarder sur la
muraille? Ils ne paraissaient pas simuler une action en rapport avec
leur tapage.

Un enfant criait d'une voix aiguë au milieu de tout cela, soit pour
faire comme les autres, soit effrayé dans son sommeil, et Bois-Doré vit
passer l'ombre menue d'un petit corps qui avait des mouvements de singe.
Ensuite, ce fut une grosse tête coiffée d'une sorte de morion empanaché,
profilant sur le mur lumineux un nez grotesque, puis une tête chevelue
qui semblait surmontée d'une calotte de prêtre, et qui parlait à une
longue silhouette longtemps immobile comme celle d'une statue.

Puis tous les bruits cessèrent brusquement, et l'on n'entendit qu'une
plainte sourde, qui ressemblait aux gémissements de la souffrance, et
que Bois-Doré avait toujours saisie, revenant par intervalles, comme un
douloureux point d'orgue dans les pauses de ce charivari effréné.

Le tumulte apaisé, l'ombre d'un crucifix gigantesque coupa en croix
toute la muraille.

La lumière parut changer de place, et cette croix devint toute petite;
enfin, elle disparut, et une seule figure très-nettement dessinée prit
sa place, tandis qu'une voix sépulcrale récitait d'un ton monotone une
prière qui semblait être celle des agonisants.




XLVI


Bois-Doré, qui était resté là, retenu par l'amusement qu'il prenait à
cette fantasmagorie et à ces bruits étranges, commença à sentir le froid
qui faisait claquer ses dents, lorsque cette ennuyeuse psalmodie
commença.

Cette fois, décidé à aller voir ce qui se passait, il fut pourtant
retenu par l'incroyable ressemblance que lui offrait la dernière
apparition.

Elle devenait plus précise et plus fixe à mesure que la voix lugubre
débitait sa lugubre prière, et le marquis, fasciné à sa place, ne
pouvait plus en détacher ses yeux.

Cette tête, si reconnaissable à sa chevelure courte coupée à la
malcontent, et à la fraise espagnole que l'encadrait, à ses lignes
arrêtées et d'une délicatesse anguleuse, enfin à la forme particulière
de la barbe et de la moustache, c'était celle de d'Alvimar, penchée en
arrière dans la roideur de la mort.

D'abord, Bois-Doré se défendit de cette idée; puis elle devint une
obsession, une certitude, une émotion, une terreur insurmontable.

Il n'avait jamais cru aux revenants par rapport à lui. Il disait et
pensait que, n'ayant jamais mis personne à mort par vengeance ou
cruauté, il était bien sûr de n'être jamais visité par aucune âme en
peine ou en colère; mais, pas plus que la majorité des hommes
raisonnables de son temps, il ne niait le retour des esprits sur la
terre et les apparitions dont tant de personnes dignes de foi
racontaient les particularités.

--Ce d'Alvimar est bien mort, pensa-t-il: j'ai touché ses membres
froids; j'ai vu descendre de cheval son corps déjà roidi. Il repose
depuis des semaines dans la terre, et pourtant je le vois ici, moi qui
n'ai jamais rien vu de surnaturel là où les autres voyaient des fantômes
épouvantables. Cet homme était-il, contre toutes les apparences,
innocent du crime dont je l'ai accusé et puni? Est-ce un reproche de ma
conscience? Est-ce une fantaisie de mon cerveau? Est-ce le froid de
cette masure qui me gagne et me trouble? Quelque chose que ce soit,
pensa-t-il encore, j'en ai assez.

Et, sentant le vertige précurseur d'un évanouissement, il se traîna sur
l'escalier. Là, il se remit un peu et assura son pas pour descendre la
spirale brisée.

Mais, quand il fut au bas, au lieu de se raffermir l'esprit et de
chercher à pénétrer dans les salles du rez-de-chaussée, il ne voulut
plus rien voir ni rien écouter, et, chassé par une insurmontable
répugnance, il s'élança dans la campagne, confessant sa peur à lui-même,
et prêt à la confesser naïvement à quiconque lui en demanderait compte.

Il trouva le métayer qui l'attendait, plus mort que vif, sur le pont.

C'était pour le brave homme un acte héroïque d'être resté là à
l'attendre. Il était incapable de dire ou d'entendre quoi que ce fût, et
ce ne fut qu'on rentrant dans sa maison avec le marquis, qu'il osa
l'interroger.

--Eh bien, mon pauvre cher monsieur Sylvain, dit-il, j'espère que vous
en avez eu votre soûl, de voir leurs clartés et d'écouter leurs bramées!
Je croyais bien ne vous en voir jamais revenir!

--Il est certain, dit le marquis en avalant un verre de vin que lui
offrait la métayère, et qu'il ne trouva pas de trop en ce moment, qu'il
y a quelque chose de non ordinaire dans cette ruine. Je n'y ai rien
rencontré de malfaisant...

--Eh! si pourtant, mon bon monsieur, dit la Grand'Cateline, vous voilà
plus blanc que vos rabats! Chauffez-vous donc, seigneur, pour ne point
attraper de mal.

--Pour le vrai, j'ai eu froid, répondit le marquis, et j'ai cru voir des
choses que je n'ai peut-être point vues; mais la marche me remettra, et
je crains d'inquiéter mon monde en demeurant davantage. Bonne nuit à
vous, bonnes gens! Buvez à ma santé.

Il paya grassement leur obligeance et alla retrouver sa voiture, qui
était revenue l'attendre au point où il l'avait quittée. Aristandre
s'était inquiété; mais, le marquis assurant qu'il ne lui était rien
arrivé de fâcheux, le bon carrosseux se persuada qu'Adamas ne hablait
point quand il assurait que monsieur avait encore de galantes
aventures.

--Il doit y avoir à cette ferme, dit-il tout bas à Clindor, chemin
faisant, quelque bergère de bonne mine!

Il se confirma dans cette ingénieuse idée quand son maître lui défendit
de parler de sa course à travers les prés.

Au lieu de s'arrêter à Ars, le marquis fit courir droit sur Briantes. Il
était surpris, et un peu honteux déjà, du moment d'effroi qui l'avait
entraîné à quitter Brilbault sans rien éclaircir.

--Si j'en parle, on se moquera de moi, pensa-t-il; on se dira tout bas
que l'âge me fait radoter. Mieux vaut ne confier ceci à personne; et,
comme, après tout, il m'importe peu que Brilbault soit au pouvoir d'une
bande de bateleurs ou de sorciers, je chercherai pour Lucilio quelque
autre gîte plus paisible.

À mesure qu'il approchait de chez lui, son esprit reposé s'interrogeait
sur ce qu'il avait éprouvé.

Ce qui le frappait, c'est d'avoir été surpris par la peur dans un moment
où rien ne l'y avait disposé, et où, bien au contraire, il s'était senti
en train de rire des facéties de ces lutins et de la bizarrerie
divertissante de leurs portraits sur la muraille.

Par suite de ses réflexions à ce sujet, il arrêta Aristandre devant les
prés Chambon, et descendit à pied le court sentier qui conduisait à la
chaumière de la jardinière Marie, dite la Caille-Bottée.

Cette chaumière existe encore; elle est encore occupée par des
maraîchers. C'est une maisonnette vermoulue, flanquée d'une tourelle
d'escalier en pierres sèches. Le gentil verger, tout entouré de haies
bourrues et de folles ronces, est, à ce que l'on assure, un cadeau de
M. de Bois-Doré à la Caille-Bottée.

Il trouva là le frère oblat, partageant la pitance du couvent avec sa
maîtresse, qui partageait avec lui le vin et les fruits de son jardin.

Leur association n'était cependant pas ostensible; ils y mettaient
quelque précaution, afin de n'être pas «commandés de se marier,» et, par
là, de perdre le privilége d'invalide que Jean le Clope avait au couvent
des Carmes.

--Ne craignez rien, mes amis, dit le marquis en surprenant leur
tête-à-tête. Nous avons des secrets ensemble, et je vous veux seulement
dire deux mots...

--Présent, mon capitaine! répondit Jean le Clope en sortant de dessous
la table, où il s'était réfugié; je vous prie de me pardonner, mais je
ne savais qui approchait de la maison, et l'on fait tant de propos sur
mon compte!

--Bien injustes, assurément! dit en souriant le marquis. Mais
réponds-moi, mon ami; je ne t'ai pas revu depuis certain événement. Je
t'ai fait remettre une petite récompense par Adamas, à qui tu as juré
d'avoir exécuté fidèlement mes ordres. Ayant un moment ce soir pour te
parler sans témoins, je souhaite savoir de toi quelques détails sur la
manière dont tu as fait les choses.

--Quoi, mon capitaine? il n'y a pas deux manières d'enterrer un mort, et
j'y ai fait office de chrétien aussi chrétiennement que l'eût fait le
prieur de _ma_ communauté.

--Je n'en doute pas, mon camarade; mais as-tu été prudent?

--Mon capitaine doute de moi? s'écria l'invalide avec une sensibilité
qui se développait particulièrement en lui après souper.

--Je doute, non pas de ta discrétion, Jean, mais un peu de ton adresse à
cacher cette sépulture; car la mort de M. d'Alvimar est aujourd'hui
connue de mes ennemis, et pourtant je ne saurais douter de la fidélité
de mes gens, non plus que de la tienne.

--Hélas! monsieur le marquis, vos gens n'étaient pas seuls dans le
secret, observa judicieusement la Caille-Bottée; ceux de M. d'Ars ont pu
parler, et, d'ailleurs, ne cherchiez-vous pas, cette nuit-là, un homme
que vous vouliez tenir et qui s'est échappé?

--Il est vrai; c'est celui-là seul que j'accuse. Je ne viens point, mes
amis, pour vous faire des reproches, mais pour vous demander où, quand
et comment vous avez donné la sépulture à ce cadavre.

--Où? dit Jean le Clope en regardant la Caille-Bottée. C'est en notre
jardin, et, si vous voulez voir la place...

--Je n'en suis point curieux. Mais faisait-il nuit grande ou petit jour?

--C'était environ sur les... deux ou trois heures du matin, dit le frère
oblat avec un peu d'hésitation, en regardant encore la vieille fille
grêlée, qui semblait, de l'oeil, lui souffler ses réponses.

--Et vous ne fûtes vus de personne? dit encore Bois-Doré examinant avec
attention l'un et l'autre.

Cette question troubla tout à fait le frère oblat, et le marquis surprit
de nouveaux regards d'intelligence entre lui et sa compagne.

Il devenait évident pour lui qu'ils craignaient d'avoir été vus, et que,
dans la crainte d'être contredits par un témoin digne de foi, ils
n'osaient donner des détails sur la manière dont ils avaient rempli les
intentions du marquis.

Celui-ci se leva et renouvela la question d'un air d'autorité.

--Hélas! mon bon seigneur, dit la Caille-Bottée en s'agenouillant,
pardonnez à ce pauvre estropié de corps et d'esprit, qui a peut-être un
peu trop bu ce soir, et ne sait point s'expliquer comme il faut!

--Oui, pardonnez-moi, mon capitaine, ajouta l'invalide, attendri
apparemment sur la situation de son propre cerveau, et en s'agenouillant
aussi.

--Mes amis, vous m'avez trompé! dit le marquis résolu à les confesser;
vous n'avez point enseveli vous-mêmes M. d'Alvimar! Vous avez eu peur,
ou scrupule, ou répugnance; vous avez averti M. Poulain...

--Non, monsieur, non! s'écria la Caille-Bottée avec énergie; nous
n'aurions jamais fait pareille chose sachant que M. Poulain est contre
vous! Puisque vous savez que nous ne vous avons pas obéi, vous devez
savoir aussi qu'il n'y a pas de notre faute, et que le diable en
personne s'en est mêlé.

--Racontez ce qui est arrivé, reprit le marquis; je veux savoir si vous
me direz la vérité.

La jardinière, persuadée que le marquis en savait plus qu'elle-même,
raconta très-sincèrement ce qui suit:

«--Quand vous fûtes parti, mon cher monsieur, notre premier soin fut de
porter ce mort dans notre jardin, où nous le couvrîmes d'un grand
paillasson; car, de le faire entrer céans, je ne m'en souciais point et
n'en voyais point l'utilité. Je confesse que j'en avait grand'peur, et
que, pour tout autre que vous, mon bon monsieur, je n'eusse voulu
recevoir pareille compagnie.

»Jean me traitait de sotte et riait, tout en avalant le reste de son
pichet de vin, soi-disant pour se prémunir contre le frais de la nuit,
mais peut-être bien pour se divertir l'esprit des idées tristes qui
viennent toujours à la vue d'un mort, si dur que l'on soit de son coeur.

»Il faut vous confesser aussi que le premier soin de ce pauvre Jean, que
voilà, avait été de prendre ce qu'il y avait dans les poches de ce mort
et dans la mallette du cheval qui l'avait apporté ici... Vous n'aviez
rien dit; nous pensions que cela nous revenait, et nous étions là à
compter l'argent sur la table, afin de vous le rendre fidèlement, si
vous veniez à le réclamer.

»Il y avait de l'or plein une assez grosse bourse, et Jean, buvant
toujours, prenait plaisir à le regarder et à le manier. Que voulez-vous,
monsieur! de pauvres gens comme nous! ça surprend de toucher à ça. Et
nous nous faisions des idées sur la manière de placer cette fortune.
Jean voulait acheter une vigne, et moi, je disais que mieux valait une
_ouche_ bien plantée en noyers de rapport; et, moitié riant de nous voir
si riches, moitié disputant sur le comportement que nous ferions de
notre avoir, nous ne pensions plus au mort, quand le coucou sonna quatre
heures du matin.

»--À présent, que je dis à ce pauvre Jean, je n'ai plus peur, et, comme
tu n'es pas bien adroit de ta jambe de bois, encore que tu bêches un peu
de ton bon pied, je te veux aider à faire la fosse. Je n'ai jamais
souhaité mal à aucune personne vivante; mais, puisque ce monsieur est
mort, je ne lui souhaite point de revivre. Il y a comme ça du monde qui,
en s'en allant, profite bien à ceux qui restent.

»Je m'en dois accuser, mon cher monsieur, voilà toutes les prières que,
ce mauvais Jean et moi, nous faisions pour ce trépassé.

»Si bien que, prenant la bêche, nous retournons tous les deux au jardin
et levons le paillasson où nous avions caché le corps. Mais qui fut
étonné, monsieur? Il n'y avait rien dessous; on nous avait volé notre
mort!

»Nous voilà de chercher, de tout retourner: rien, monsieur, rien! Nous
pensions être fous et avoir rêvé tout ce qui était arrivé cette nuit-là,
et vitement je courus pour voir si l'argent n'était point une vision.

»Eh bien, monsieur, si vous n'étiez là pour nous questionner, nous
pourrions croire que le diable nous avait joué une pièce de comédie; car
le tiroir où j'avais mis la bourse et les bijoux était ouvert, et le
tout s'était envolé de la maison, du temps que nous étions dans le
jardin, comme le mort s'était envolé du jardin, du temps que nous étions
dans la maison.»

En achevant ce récit, la Caille-Bottée se lamenta sur la perte de
l'argent, et le frère oblat, qui ne demandait qu'une occasion de
pleurer, versa des larmes trop sincères pour que le marquis pût révoquer
en doute le double et étrange vol commis chez eux, d'une bourse pleine
et d'un _mort trépassé_; ainsi disait d'un ton dolent la jardinière.




XLVII


Pendant ce duo de lamentations, le marquis réfléchissait.

--Dites-moi, mes amis, reprit-il, ne vîtes-vous point, dans votre
jardin, des empreintes de pas, et, dans votre maison, des traces
d'effraction?

--Nous n'y fîmes point d'attention tout de suite, répondit la
Caille-Bottée; nous étions trop troublés; mais, quand le jour fut venu,
nous observâmes toutes choses de notre mieux. Dans la maison, il n'y
avait rien d'extraordinaire. On avait pu y entrer dès que nous eûmes le
dos tourné: nous avions laissé la porte et le tiroir ouverts, et
l'argent en vue; il y avait là bien de notre faute, hélas!

--Donc, observa le marquis, le défunt ne s'en est pas allé tout seul, et
il a eu, non-seulement quelques amis pour enlever sa dépouille, mais
encore d'autres pour repêcher son argent et ses bijoux.

--Je suppose, monsieur, qu'il y en eut seulement deux pour la première
besogne, et un pour la dernière, lequel même n'était pas bien d'accord
avec les autres; car nous vîmes, sur le terreau de nos plates-bandes,
deux paires de pieds qui s'en allaient vers notre échalier donnant du
coté de Briantes, lesquels pieds paraissaient être chaussés de bottes ou
de patins, tandis que, sur le sable de notre petite cour, il y avait
comme des marques de pieds nus, des pieds d'enfant tout petits qui s'en
allaient du côté de la ville. Mais, comme il y avait déjà de l'eau dans
les sentiers, nous ne pûmes rien voir hors de notre enclos.

Bois-Doré fit en lui-même le raisonnement suivant:

--Sanche, qui s'était échappé, nous aura suivis et observés. Puis il
aura été trouver M. Poulain, qui aura envoyé quelqu'un ou sera venu
lui-même avec Sanche, chercher le corps de d'Alvimar pour lui donner la
sépulture. La délation vient de là. Le recteur n'aura pas osé, pour des
raisons que j'ignore, produire ce cadavre aux regards de ses paroissiens
et me dénoncer publiquement. Il aura peut-être voulu donner à Sanche le
temps de fuir. Quant à l'argent, quelque petit malandrin aura surpris
les allées et venues, écouté aux portes et profité de la circonstance:
ceci m'importe assez peu.

Puis, après avoir encore réfléchi sur toutes ces choses et fait diverses
questions qui n'amenèrent aucun éclaircissement nouveau:

--Mes amis, dit-il, lorsque nous amenâmes ici ce mort en travers de son
cheval, nous vous laissâmes la mallette, sans songer à autre chose qu'à
nous débarrasser la vue et nous laver les mains de tout ce qui avait
appartenu à notre ennemi. Cependant, nous avisant, le lendemain, qu'il
se pouvait trouver dans cette valise des papiers intéressants pour nous,
nous vous les fîmes réclamer, et vous répondîtes à Adamas qu'il ne s'y
était rien trouvé qu'un habillement de rechange, un peu de linge et
aucun papier ou parchemin.

--C'est la vérité, monsieur, répondit la jardinière, et nous pouvons
vous montrer la mallette encore pleine, et telle qu'elle nous a été
remise. Le voleur ne la vit point sur le pied du lit, où nous l'avions
jetée, ou bien il ne voulut pas s'en embarrasser.

Le marquis se la fit apporter, et constata la vérité de l'assertion.

Cependant, en examinant et retournant cet objet, il lui sembla y
découvrir une combinaison de poche cachée qui avait échappé aux
recherches de ses hôtes, et qu'il fut forcé de découdre pour l'ouvrir.

Là, il trouva quelques papiers qu'il emporta, après avoir dédommagé la
jardinière et l'invalide de la perte qu'ils avaient faite, et leur avoir
recommandé le silence jusqu'à nouvel ordre.

Il était passé onze heures quand le marquis rentra dans sa grande
maison.

Mario ne dormait pas; il jouait aux jonchets avec Lauriane dans le
salon, ne voulant pas se coucher sans avoir va rentrer son père.

Lucilio lisait au coin du feu, ne se laissant pas distraire par les
rires des enfants, mais se trouvant agréablement bercé dans ses
profondes rêveries par cette musique fraîche et charmante, à laquelle
son coeur tendre et son oreille mélodique étaient particulièrement
sensibles.

Depuis qu'il avait fait le devin en présence de M. le Prince, les
enfants l'appelaient M. l'astrologue, et le taquinaient en paroles pour
le faire sourire. L'aimable savant souriait tant qu'on voulait, sans se
déranger de son travail d'esprit, la bienveillance de son caractère et
la douceur de ses instincts demeurant, pour ainsi dire, unies à son
corps, et parlant à travers ses beaux yeux italiens, même quand son âme
était en voyage dans les sphères célestes.

Adamas, qui malgré son adoration pour son petit comte, s'ennuyait
jusqu'à la mélancolie, en l'absence de son divin marquis, errait par
l'escalier et le préau, comme une âme en peine, lorsqu'il entendit enfin
le trot retentissant de Pimante et de Squilindre, et les plaintes des
cailloux du chemin, broyés sous les roues de la monumentale carroche
comme des noix sous le pressoir.

--Voilà monsieur qui arrive! s'écria-t-il en ouvrant la porte du salon
avec autant de bruit et de joie que si le marquis eût été absent pendant
une année et il courut à la cuisine pour en rapporter lui-même une sorte
de punch réchauffant, composé de vin et d'aromates, savante et agréable
boisson dont il se réservait le secret, et à laquelle il attribuait la
bonne mine et la verte santé de son vieux maître.

Le bon Sylvain embrassa son fils, et salua tendrement sa fille, serra la
main de son _astrologue_, but le cordial que lui présentait son bon
serviteur, et, ayant ainsi contenté tout son monde, mit ses grandes
jambes presque dans le feu, fit placer une petite table ronde à côté de
lui, et pria Lucilio de lire des yeux certains papiers qu'il apportait,
tandis que Mario les traduirait tout haut de son mieux.

Les papiers étaient écrits en langue espagnole, sous forme de notes
rassemblées pour un mémoire et réunies par une courroie. Il n'y avait ni
adresse, ni cachet, ni signature.

C'était une série de renseignements officieux ou officiels sur l'état
des esprits en France, sur les dispositions présumées ou surprises de
divers personnages plus ou moins importants pour la politique espagnole;
sur l'opinion publique à cet égard; enfin une sorte de travail
diplomatique assez bien fait, quoique inachevé et en partie à l'état de
brouillon.

On y voyait que d'Alvimar, dont, pendant ces quelques jours de résidence
à Briantes, on ne s'était pas expliqué la vie de retraite et les longues
écritures, n'avait pas cessé de rendre compte à un prince, ministre ou
protecteur quelconque, d'une sorte de mission secrète, très-hostile à la
France et pleine d'aversion et de dédain pour les Français de toutes les
classes avec lesquels il s'était trouvé en relation.

Cette minutieuse critique n'était pas sans esprit, partant sans intérêt.
D'Alvimar avait l'intelligence subtile et le raisonnement spécieux.
Faute de relations aussi élevées et aussi intimes qu'il les eût
souhaitées pour le progrès de sa fortune et l'importance de son rôle, il
était habile à commenter un petit fait observé, et à interpréter une
parole surprise ou recueillie en passant: un propos, un bruit, une
réflexion venant du premier venu, dans quelque lieu qu'il se trouvât,
tout lui servait, et l'on voyait dans ce travail, à la fois perfide et
puéril, la tendance irrésistible et la secrète satisfaction d'une âme
pleine de bile, d'envie et de souffrance.

Lucilio, qui devina, dès les premières lignes, l'intérêt que le marquis
prenait à cette trouvaille, chercha dans les derniers feuillets, et
trouva bien vite celui-ci, que Mario traduisit couramment, presque sans
hésitation, en regardant de ses beaux yeux dans les beaux yeux de son
professeur à la fin de chaque phrase, pour s'assurer rapidement, avant
de poursuivre, qu'il n'avait pas fait de contre-sens:

«Pour ce qui est du pr.... de C...é, je ferai en sorte d'approcher de sa
personne: j'ai eu des renseignements d'un ecclésiastique intelligent et
intrigant qui peut être utile.

»Retenez le nom de Poulain, recteur à Briantes. Il est de Bourges et
sait beaucoup de choses, notamment sur ledit prince, lequel est fort
avide d'argent et fort peu capable du côté de la politique; mais il ira
où l'ambition le poussera. On pourrait le leurrer de grandes espérances
et s'en servir comme on a fait des Guises, car il n'a de Condé que le
nom, et craint toutes choses et toutes gens.

»Il est donc plus malaisé à prendre qu'il ne paraît. Sa personne n'est
bonne à rien. Son nom est encore un parti. Dans l'espoir d'être roi, il
est prêt à donner beaucoup de gages à la très-sainte I..., sauf à se
retourner si c'était son intérêt. On dit qu'il ne reculerait pas à se
défaire du R... et de son frère, et que, dans un besoin, on pourrait
frapper haut et fort au moyen de ce pauvre esprit et de ce faible bras.

»Si c'est votre opinion de le nourrir dans cette pensée, faites-le
savoir à votre très-humble...»

--C'est bien, c'est bien! s'écria le marquis. Nous tenons là de quoi
brouiller notre ami Poulain avec M. le Prince, et tous deux avec la
mémoire de ce cher M. d'Alvimar. Dieu sait que mon goût serait de
laisser ce défunt tranquille; mais, si l'on nous menace de le venger,
nous le ferons connaître aux bons amis qui le plaignent.

--C'est fort bien, dit la gentille madame de Beuvre, à la condition que
vous pourrez prouver que ces notes sont écrites de sa main!

--Il est vrai, répondit le marquis; sans cela, nous ne tenons rien qui
vaille. Mais, sans doute, Guillaume nous pourra procurer quelque lettre
signée de lui?

--Il est probable; et il faudra vous en inquiéter bien vite, mon
marquis!

--Alors, dit le marquis en lui baisant la main pour lui souhaiter le
bonsoir,--car elle s'était levée pour se retirer,--je retournerai demain
chez Guillaume, et, en attendant, gardons bien nos preuves et nos
moyens.

Le lendemain, en s'éveillant, le marquis vit entrer chez lui Lucilio,
qui lui remit une page écrite par lui à son intention.

Le pauvre muet voulait s'en aller pendant quelque temps, afin de ne pas
attirer plus vite sur son généreux ami l'orage qui les menaçait tous
deux.

--Non, non! s'écria Bois-Doré très-ému; vous ne me causerez point cette
douleur de me quitter! Le danger est ajourné, cela nous est bien prouvé
à tous, et les notes de M. d'Alvimar sont faites pour me rassurer tout à
fait sur mon affaire. Quant à vous, croyez que vous ne devez rien
craindre du prince, ayant si bien annoncé la mort du favori. D'ailleurs,
quels que soient les risques pour vous d'être ici, je crois qu'ailleurs
ils seraient pires, et c'est dans ce pays que je vous puis efficacement
protéger ou cacher, selon les événements qui surviendront. Ne nous
tourmentons pas de l'inconnu, et, si vous avez scrupule d'augmenter les
embarras de ma situation, songez à ceci, que l'éducation de Mario est
manquée et perdue sans vous. Songez au service que vous me rendez de
faire d'un aimable enfant un homme de tête et de coeur, et vous
reconnaîtrez que ce n'est ni ma fortune ni ma vie qui pourraient
m'acquitter envers vous, car ni l'une ni l'autre ne valent la science et
la vertu que vous nous donnez.

Ayant, non sans peine, arraché à son ami le serment de ne pas quitter
Briantes sans son consentement, le marquis allait retourner à Ars,
lorsqu'il vit arriver Guillaume avec M. Robin de Coulogne, celui-ci
très-surpris de ce que lui avait raconté le matin même son métayer
Faraudet, celui-là s'étonnant de n'avoir pas reçu, la veille au soir, la
visite du marquis, annoncée par ses gens.

Bois-Doré se confessa et raconta sincèrement la vision qu'il avait eue à
Brilbault, affirmant toutefois que, jusqu'à l'apparition du profil de
d'Alvimar sur la muraille, il croyait être certain de n'avoir pas rêvé
un tapage et des ombres provenant d'être parfaitement réels.

Il eut la mortification de surprendre un sourire d'incrédulité sur la
figure de ses deux auditeurs; mais, quand il eut raconté les aventures
antérieures du logis de la jardinière, et montré les notes de d'Alvimar,
il vit ses amis redevenir sérieux et attentifs.

--Mon cousin, lui dit Guillaume, en ce qui touche ces notes, il me sera
facile de les rendre authentiques et de vous fournir l'écriture et la
signature de M. d'Alvimar. Je vous certifie, en attendant, que ces
pages-ci sont bien de sa main. Mettez-les dans vos archives et
attendez, pour publier la mort de ce traître, que l'on revienne
officiellement vous en demander compte.

Ce ne fut pas l'avis de M. Robin. Il blâmait le silence gardé sur cet
événement, les précautions prises pour faire disparaître le corps et la
continuation de ce mystère, dans un moment où les esprits de la localité
étaient disposés en faveur du beau Mario, touchés du récit de ses
aventures, et tout portés à maudire les lâches assassins de son père.

Bois-Doré eût suivi cet avis sur-le-champ, sans la crainte de déplaire à
Guillaume, qui persistait dans son premier sentiment.

--Mon cher voisin, dit celui-ci, je me rangerais à votre opinion et me
repentirais du conseil donné par moi au marquis, sans une réflexion qui
me vient et que je vous prie de peser sérieusement; et cette réflexion,
la voici: c'est que le marquis n'a pas besoin de s'accuser d'avoir tué
un homme qui n'est peut-être pas mort.

MM. Robin et Bois-Doré firent un mouvement de surprise, et Guillaume
continua:

--Pour parler et penser ainsi, j'ai deux fortes raisons: la première,
c'est que l'on a emporté du jardin de la Caille-Bottée un homme qui
pouvait, bien que percé d'un vaillant coup d'épée, n'avoir pas rendu le
dernier soupir; la seconde, c'est que notre marquis, dont le courage
n'est point de ceux dont on puisse douter, a vu à Brilbault la figure de
son ennemi.

M. Robin garda le silence de la réflexion; Bois-Doré recueillit ses
souvenirs de la veille, et tâcha de les dégager du trouble qu'il avait
éprouvé; puis il dit:

--Si M. d'Alvimar est mort, ce n'est pas sur le lieu du combat, à la
Rochaille, ni au logis de la jardinière; c'est à Brilbault, pas plus
tard qu'hier au soir. Il est mort en je ne sais quelle étrange et
brutale compagnie, mais assisté d'un prêtre qui pouvait être M. Poulain,
et soigné par un valet qui devait être le vieux Sanche. Les ombres
confuses que j'ai vues ne m'ont rien offert de contraire à ces
suppositions, et, quant à ce que j'ai saisi de la façon la plus claire
et la plus nette, c'est une croix aussi bien dessinée que celle d'un
blason, et sous la dextre branche de cette croix, la face amaigrie et
comme décharnée de M. d'Alvimar. Cette face sembla d'abord un peu agitée
pendant qu'une voix disait une psalmodie mortuaire; de faibles soupirs,
que j'avais entendus à travers la bacchanale, se firent entendre encore
durant la prière. Puis cette plainte cessa, la face devint comme de
pierre; on eût dit que ses lignes s'endurcissaient sur la muraille qui
m'en présentait le reflet. La tête était non plus penchée, mais
renversée en arrière, et alors...

--Alors, quoi? dit Guillaume.

--Alors, reprit ingénument le marquis, je devins sot et faible, et je me
sauvai pour ne plus rien voir.

--Eh bien, quoi qu'il en soit et quoi qu'il y ait, dit M. Robin, nous
irons examiner et bouleverser cette masure de fond en comble, s'il le
faut, pour voir ce qu'elle cache et quelles gens elle abrite.

Guillaume fut d'avis de n'y aller qu'aux approches de la nuit, et avec
beaucoup de précautions, afin de surprendre le but de ces réunions
mystérieuses.

Faraudet avait donné à M. Robin des détails précis sur l'heure à
laquelle commençait le vacarme, et, du moment que ces bruits étranges
n'étaient point une pure imagination des paysans effrayés, on devait
voir, dans leur régularité et dans leur obstination, un système adopté
pour semer l'épouvante et l'exploiter au profit d'un intérêt quelconque.

M. Robin remarqua, en outre, qu'au dire du métayer, cette fantasmagorie
ne se produisait à Brilbault que depuis environ deux mois, c'est-à-dire
environ depuis l'époque assignée par Guillaume et le marquis à la mort
de d'Alvimar.

--Tout ceci, dit-il, me remet en mémoire que, le jour de ma dernière
arrivée au Coudray, la semaine passée, je rencontrai à plusieurs
reprises sur mon chemin, et de loin en loin, des gens d'assez mauvaise
mine, qui ne me parurent ni paysans, ni bourgeois, ni soldats, et que je
m'étonnai de ne point connaître. Sachez de vos gens si, dans ces
derniers temps, ils n'ont fait pas des rencontres pareilles dans vos
environs.

Divers domestiques furent mandés. Ceux de Bois-Doré et ceux de Guillaume
s'accordèrent à dire que, depuis quelques semaines, ils avaient vu rôder
dans les bois et dans les chemins peu fréquentés de la Varenne,
certaines figures suspectes, et qu'ils s'étaient demandés ce que ces
étrangers trouvaient à gagner dans des endroits si déserts.

On se souvint alors de vols assez nombreux commis dans les fermes et
basses-cours des localités environnantes; enfin, la figure de La Flèche
avait reparu, avec d'autres figures hétéroclites, dans les foires et
marchés des villes voisines. On croyait, du moins, pouvoir affirmer
qu'un personnage de tréteaux, outrecuidant le babillard, déguisé de
diverses manières, était le même qui avait rôdé, deux ou trois jours
durant, entre Briantes et la Motte-Seuilly, à l'époque de la recouvrance
de Mario.

Il résulta de ces renseignements que l'on présuma avoir affaire à
l'espèce la plus méfiante et la plus rusée des vagabonds et des bandits,
et l'on se concerta pour s'emparer de leur secret sans leur donner
l'éveil.

On complot donc de se séparer à l'instant même; car il était fort
possible que ces gens se fussent aperçus de la visite du marquis à
Brilbault, et qu'ils eussent, derrière les buissons des chemins,
quelques espions en embuscade.

Guillaume rentrerait chez lui, prendrait bon nombre de ses serviteurs et
feindrait de partir pour Bourges.

M. Robin se tiendrait au Coudray avec son monde, jusqu'à l'heure
convenue.

Bois-Doré irait s'embusquer du côté de Thevet, Jovelin, du côté de
Lourouer.




XLVIII


À la tombée de la nuit, les valets et vassaux dirigés par ces quatre
chefs, formeraient dans la campagne un cercle qui se rétrécirait
brusquement comme celui d'une battue aux loups, chacun calculant le
temps qu'il lui fallait, en raison de son point de départ, pour arriver
à point au moment de cerner de près la masure.

Ce moment fut fixé à dix heures du soir. Jusque-là, on marcherait en
silence et en évitant le plus possible de se montrer: on laisserait
passer quiconque se dirigerait sur Brilbault; mais, à partir de dix
heures, on arrêterait quiconque essayerait d'en sortir.

Défense fut faite de tuer ou blesser personne, à moins d'être attaqué
sérieusement, le but principal étant de faire des prisonniers et
d'obtenir des révélations.

Il fut convenu encore que chacun partirait isolément de son poste, et ce
poste fut assigné à chacun d'après la connaissance stratégique que
Guillaume et le marquis avaient des moindres localités.

À cet effet, Guillaume se séparerait de ses gens à la Berthenoux, et
ceux-ci se dissémineraient le long de l'Igneraie. M. Robin irait seul
chez son métayer, tandis que son monde franchirait, par vingt pistes
différentes, la petite distance entre le Coudray et Brilbault, en ayant
soin de garder toute la ligne de Saint-Chartier.

De son côté, Bois-Doré irait faire une promenade à Montlevic, et, de là,
partirait seul pour le rendez-vous, après avoir dispersé son escorte de
la même façon que ses deux amis, afin d'ôter tout soupçon à quiconque
observerait ses mouvements.

Toutes les dispositions prises, on pouvait compter mettre sur pied et
faire agir avec certitude une centaine d'hommes solides et bien avisés.
Pour sa part, Bois-Doré en fournissait à peu près cinquante, tout en
laissant une dizaine de bons serviteurs pour la garde de son château et
de sa gentille hôtesse Lauriane.

Afin de paraître, aux yeux des espions présumés, étranger à tout projet
sur Brilbault, le marquis se fit accompagner au château de Montlevic par
Mario, comme pour rendre visite aux jeunes gens ses voisins.

Les d'Orsanne étaient petits-fils d'Antoine d'Orsanne, qui fut
lieutenant-général du Berry et calviniste.

Le marquis et Mario passèrent une heure chez eux; après quoi, Bois-Doré
chargea Aristandre de reconduire son enfant à Briantes, tandis qu'il
remonta à cheval pour s'en aller tout seul à Étalié, qui est un hameau
sur la route de La Châtre à Thevet, au faîte d'une hauteur appelée le
Terrier.

Comme Mario, intrigué de toutes ces précautions, demandait à le suivre,
il lui répondit qu'il allait souper chez Guillaume d'Ars, et qu'il
reviendrait de bonne heure.

L'enfant monta son petit cheval en soupirant, car il pressentait quelque
aventure, et, à force d'entendre parler les gentilshommes, le gentil
paysan des Pyrénées était vite devenu gentilhomme lui-même, dans le sens
romanesque et chevaleresque encore attribué à ce titre par le bon
marquis.

On sait avec quelle merveilleuse facilité l'enfance se modifie et se
transforme selon le milieu où elle se trouve transplantée. Mario rêvait
déjà de beaux faits d'armes, de géants à pourfendre et de damoiselles
captives à délivrer.

Il essaya d'insister à sa manière, en obéissant sans murmurer, mais en
attachant sur le vieillard qui l'adorait ses beaux yeux tendres et
persuasifs.

--Point, mon cher comte, lui répondit Bois-Doré, qui comprenait fort
bien sa muette prière: je ne puis laisser seule, la nuit, en mon manoir,
l'aimable fille qui m'est confiée. Songez qu'elle est votre soeur et
votre dame, et que, lorsque je suis forcé de m'absenter, votre place est
auprès d'elle, pour la servir, la distraire et la défendre au besoin.

Mario se rendit à cette flatteuse hyperbole, et piquant des deux, il
reprit au galop la route de Briantes.

Aristandre le suivait, et devait retourner auprès du marquis aussitôt
qu'il aurait ramené l'enfant au manoir.

Comme la veille, la soirée était assez douce pour la saison. Le ciel,
tantôt nuageux, tantôt éclairci par des rafales tièdes, était fort
sombre au moment où le jeune cavalier et son serviteur s'enfoncèrent
dans le ravin et pénétrèrent sous les vieux arbres du hameau.

Comme ils montaient rapidement un de ces petits chemins ondulés et
bordés de grandes haies qui servaient de rues entre les trente ou
quarante _feux_ dont ce hameau se composait, le cheval de Mario, qui
marchait le premier, fit un écart en soufflant avec détresse.

--Qu'est-ce donc? dit l'enfant, qui resta ferme en selle. Un ivrogne
endormi en travers du chemin? Relève-le, Aristandre, et le reconduis à
sa famille.

--Monsieur le comte, répondit le carrosseux, qui avait mis pied à terre
lestement, s'il est ivre, on peut dire qu'il est ivre-mort, car il ne
bouge non plus qu'une pierre.

--T'aiderai-je? reprit l'enfant en descendant de cheval.

Et, s'approchant, il chercha à voir la figure de ce vassal, qui ne
répondait à aucune des questions d'Aristandre.

--Si c'est un homme de l'endroit, dit celui-ci avec son flegme
accoutumé, je n'en sais rien; mais ce que je sais, par ma foi, c'est
qu'il est mort ou qu'il n'en vaut guère mieux.

--Mort! s'écria l'enfant; ici, en plein bourg? et sans que personne ait
songé à le secourir?

Il courut à la plus proche chaumière et la trouva déserte; le feu
brûlait, et la marmite, abandonnée, crachait dans les cendres; le banc
était renversé en travers de la chambre.

Mario appela en vain, personne ne répondit.

Il allait courir à une autre habitation, car toutes étaient séparées les
unes des autres par d'assez vastes enclos plantés d'arbres, lorsque des
coups de fusil et d'étranges rumeurs, dominant le bruit des pieds de son
cheval sur les cailloux, le firent tressaillir et arrêter brusquement sa
monture.

--Entendez-vous, monsieur le comte? s'écria Aristandre, qui avait porté
son mort sur la berge du chemin, et qui était remonté à cheval pour
rejoindre son jeune maître; cela vient du château, et, pour sûr, il s'y
passe quelque chose de drôle!

--Courons-y! dit Mario en reprenant le galop. Si c'est une fête, elle
mène grand bruit!

--Attendez! attendez! reprit le carrosseux en doublant le train pour
arrêter le cheval de Mario: ce n'est pas là une fête! Il n'y aurait pas
de fête au château sans vous et sans M. le marquis. On se bat!
Entendez-vous comme on crie et comme on jure? Et, tenez, voilà un autre
mort ou un chrétien vilainement navré au pied de la muraille!
Allez-vous-en, monsieur; cachez-vous, pour l'amour de Dieu; je cours
voir ce que c'est, et je reviens vous le dire.

--Tu te moques! s'écria Mario en se dégageant; me cacher lorsqu'on donne
l'assaut au château de mon père?... Et ma Lauriane! courons la défendre!

Il s'élança sur le pont-levis, qui était baissé, circonstance étrange
après la tombée de la nuit.

À la lueur d'une meule de paille allumée et flambante devant les
bâtiments de la ferme, Mario vit confusément une scène incompréhensible.

Les vassaux du marquis luttaient corps à corps contre une nombreuse
troupe d'êtres cornus, hérissés, reluisants, «en tout plus semblables à
des diables qu'à des hommes.» Des coups de fusil ou de pistolet
partaient de temps en temps, mais ce n'était pas un combat en règle;
c'était une mêlée à la suite de quelque brusque et fâcheuse surprise. On
voyait se tordre et s'étreindre un instant des groupes furieux, qui
disparaissaient tout à coup dans les ténèbres quand le feu de paille
s'obscurcissait sous des nuages de fumée.

Mario, retenu à bras-le-corps par le carrosseux, ne put se jeter dans
cette bataille. Il se débattait en vain, et il pleurait de colère.

Enfin, il lui fallut entendre raison.

--Vous voyez, monsieur, lui disait le bon Aristandre, vous m'empêchez
d'aller là-bas donner mon coup de main! Et si, ma poigne en vaut quatre.
Mais le diable ne me ferait point vous lâcher, car je réponds de vous,
et je ne le ferai point que vous ne me juriez de rester tranquille.

--Va donc, répondit Mario; je te le jure.

--Mais, si vous restez là, en vue de quelque traînard... Tenez, je vais
vous cacher dans le jardin!...

Et, sans attendre le consentement de l'enfant, le colosse l'ôta de
cheval et le porta dans le jardin, dont la porte s'ouvrait sur la
gauche, non loin de la tour d'entrée. Il l'y enferma, et courut se jeter
dans la mêlée.

Quelque arides que soient les détails de pure localité, nous sommes
forcés, pour l'intelligence de ce qui va suivre, de rappeler au lecteur
la disposition du petit manoir de Briantes. Le souvenir de beaucoup
d'anciennes gentilhommières, construites sur le même plan et encore
existantes sans grandes modifications, l'aidera à se représenter celle
dont il est question ici.

Nous entrons, je le suppose, par le pont-levis, jeté sur une première
ceinture de fossés: arrêtons-nous un peu sur ce point.

La sarrasine est levée. Examinons ce système de clôture.

L'_orgue_ ou sarrasine, ou, comme on disait alors, la _sarracinesque_,
était une manière de herse, moins coûteuse et moins lourde que la herse
de fer. C'était une série de pieux mobiles indépendants les uns des
autres, et manoeuvrant, d'ailleurs, comme la herse, dans l'arcade de la
tour portière. Le mécanisme élémentaire de la sarrasine était plus long
à mettre en mouvement que celui de la herse d'une seule pièce; mais il
offrait cet avantage qu'une seule personne, placée dans la _chambre de
manoeuvre_, suffisait pour lever un des pieux et donner passage à un
transfuge, en cas de besoin, sans ouvrir une trop large issue à des
assiégeants.

La chambre de manoeuvre était une salle ou une galerie placée à
l'intérieur de la tour portière, au-dessus de la voûte, et dont les
ouvertures permettaient aux gardiens de voir, sous leurs pieds,
quiconque voulait entrer ou sortir. Ces ouvertures leur permettaient
également de tirer ou de jeter des projectiles sur les assiégeants,
lorsqu'ils avaient pu franchir le fossé et briser la sarrasine, et qu'un
nouveau combat s'engageait sous la voûte.
                
 
 
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