Cette chambre de manoeuvre communiquait avec le _moucharabi_, galerie
basse, crénelée et mascherolée, qui couronnait l'arcade de la herse sur
la face extérieure de la tour.
C'est de là qu'on faisait pleuvoir les balles et les pierres sur
l'ennemi, pour l'empêcher de détruire la sarrasine.
La tour portière de Briantes, qui contenait ces moyens de défense, était
un gros massif ovale, posé dans le sens de sa largeur, sur le bord du
fossé. On l'appelait la tour de l'_huis_, pour la distinguer de
l'_huisset_, dont nous parlerons tout à l'heure. L'huis donnait entrée à
ce vaste enclos qui contenait la ferme, le colombier, la héronnière, le
mail, etc., et qui s'appelait invariablement la _basse-cour_, parce
qu'elle était toujours située plus bas que le préau.
À notre gauche, s'étend le mur élevé du jardin, percé, de distance en
distance, d'étroites meurtrières, où l'on pouvait encore, en cas de
surprise, se réfugier et harceler l'ennemi, maître de la basse-cour.
Un chemin pavé conduisait tout droit, le long de ce mur, à la seconde
enceinte, celle où le second fossé, alimenté par la petite rivière,
allait rejoindre l'étang situé au fond du préau.
Sur ce fossé, bordé de sa contrescarpe gazonnée, était jeté le pont
dormant, c'est-à-dire un pont de pierre fort ancien, comme l'indiquait
son inclinaison en coude par rapport à la tour d'entrée.
C'était une coutume, au moyen âge, que certains antiquaires expliquent
en disant que les archers assiégeants, en levant le bras pour tirer,
découvraient leur flanc aux archers assiégés. D'autres nous disent que
ce coude rompait forcément l'élan d'un assaut. Peu importe.
La tour de l'huisset fermait ce pont dormant et le préau. Elle avait une
petite herse de fer et de bonnes portes de plein chêne garnies d'énormes
têtes de clous.
C'était, avec le fossé, la seule défense du manoir proprement dit.
En se donnant la satisfaction d'abattre le vieux donjon de ses pères et
de le remplacer par ce pavillon qu'on appelait la grand'maison, le
marquis s'était dit avec raison que, bastille ou villa, sa
gentilhommière ne tiendrait pas une heure contre le moindre canon. Mais,
contre les petits moyens d'attaque dont pouvaient disposer des bandits
ou des voisins hostiles, le bon fossé rapide et profond, les petits
fauconneaux dressés de chaque côté de l'huisset, et les fenêtres
garnies de leurs meurtrières percées en biais du côté de la basse-cour,
pouvaient tenir assez longtemps. Par une habitude de luxe plutôt que de
prudence, le manoir était toujours bien approvisionné de vivres et de
munitions.
Ajoutons que fossés et murailles, toujours bien entretenus, fermaient le
tout, même le jardin, et que, si Aristandre eût pris le temps de la
réflexion, il eût emporté Mario hors de la basse-cour, dans le village,
et non dans ce jardin, qui pouvait devenir pour lui une prison aussi
bien qu'un refuge.
Mais on ne s'avise jamais de tout, et Aristandre ne pouvait pas supposer
qu'en un tour de main on ne chassât pas l'ennemi de la place.
Le brave homme ne brillait pas par l'imagination; ce fut un bonheur pour
lui que de ne pas se laisser émouvoir par les figures fantastiques et
véritablement effrayantes qui s'offraient à ses regards étonnés. Aussi
crédule qu'un autre, il se consulta tout en courant, mais sans cesser de
courir sus, et, quand il en eut assommé un ou deux, il se fit ce
raisonnement philosophique, que c'était _de la canaille_ et rien de
plus.
Mario, collé à la grille du jardin et tout palpitant d'ardeur et
d'émotion, l'eut bientôt perdu de vue.
La meule enflammée s'était écroulée; on se battait dans l'obscurité;
l'enfant ne pouvait suivre que par l'audition des bruits confus les
péripéties de l'action.
Il jugea que l'intervention du robuste et brave Aristandre rendait le
courage aux défenseurs du manoir; mais, après quelques instants
d'incertitude qui lui parurent des siècles, il lui sembla que les
assaillants gagnaient du terrain, que les cris et les piétinements
reculaient jusqu'au pont dormant, et, dans un court moment d'affreux
silence, il entendit un coup de feu et la chute d'un corps dans la
rivière.
Quelques secondes après, la herse de l'huisset tombait à grand bruit, et
une décharge de fauconneaux faisait reculer, avec d'effroyables
vociférations, la troupe engagée sur le pont.
Une partie de ce drame incompréhensible était accomplie; les assiégés
étaient rentrés et enfermés dans le préau, les envahisseurs étaient
maîtres de la basse-cour.
Mario était seul; Aristandre était probablement mort, puisqu'il
l'abandonnait au milieu ou, du moins, tout à côté d'ennemis qui, d'un
instant à l'autre, pouvaient faire irruption dans ce jardin en enfonçant
la grille et s'emparer de lui.
Et il n'y avait pas moyen de fuir sans escalader cette grille et sans
risquer de tomber dans les mains de ces démons! Le jardin n'avait
d'issue que sur la basse-cour, et ne communiquait en aucune sorte avec
le château.
Mario eut peur; puis l'idée de la mort d'Aristandre et peut-être de
quelque autre bon serviteur également cher fit couler ses larmes. Et
même son pauvre petit cheval, qu'il avait laissé, la bride sur le cou, à
l'entrée de la cour, lui revint en mémoire et ajouta à son chagrin.
Lauriane et Mercédès étaient en sûreté, sans doute, et il y avait encore
bien du monde autour d'elles, puisque, du côté du hameau, un morne
silence attestait que bêtes et gens s'étaient réfugiés tout d'abord dans
l'enclos pour recevoir l'ennemi à l'abri des murailles. C'était l'usage
du temps, qu'à la moindre alarme, les vassaux vinssent chercher en même
temps qu'apporter aide et secours au manoir seigneurial. Ils y
accouraient avec leur famille et leur bétail.
--Mais, si Lauriane et ma Morisque se doutent que je suis ici, pensait
le pauvre Mario, comme elles doivent être en peine de moi! Espérons
qu'elles ne me croient pas rentré! Et ce bon Adamas, je suis sûr qu'il
est comme un fou! Pourvu qu'on ne l'ait pas fait prisonnier!
Ses larmes coulaient en silence; tapi dans un buisson d'ifs taillés, il
n'osait ni se mettre à la grille, où il pouvait être aperçu par
l'ennemi, ni s'éloigner de manière à perdre de vue ce qu'il pouvait
encore distinguer de la scène de confusion qui régnait dans la
basse-cour.
Il entendait les hurlements des assiégeants atteints par la mitraille
des fauconneaux. On les avait emportés à la ferme, et là, sans doute, il
y avait aussi des mourants et des blessés du parti des assiégés, car
Mario saisissait des inflexions de voix qui ressemblaient à des échanges
de reproches et de menaces. Mais tout cela était vague; du jardin à la
ferme, il y avait une assez grande distance; d'ailleurs, la petite
rivière gonflée par les pluies d'hiver, se mit à faire beaucoup de
bruit.
Les assiégés venaient de lever les écluses et les pelles de l'étang pour
grossir les eaux du fossé et les rendre plus rapides.
Une lueur montait au-dessus de la porte du manoir; on avait sans doute
allumé aussi un feu dans le préau pour se voir, se compter et organiser
la défense. Celui des assiégeants ne jetait plus qu'un reflet rougeâtre,
dans lequel Mario vit flotter rapidement des ombres indécises.
Puis il entendit des pas et des voix qui se rapprochaient de lui, et il
crut que l'on venait explorer le jardin.
Il se tint immobile, et vit passer devant la grille, en dehors, deux
personnages, bizarrement accoutrés, qui se dirigeaient vers la tour
d'entrée.
Il retint son haleine et put saisir ce lambeau de dialogue:
--Les chiens maudits n'arriveront pas avant lui!
--Tant mieux! notre part sera meilleure!
--Imbéciles, qui croyez prendre tout seuls...
XLIX
Les voix se perdirent, mais Mario les avait reconnues. C'étaient celles
de La Flèche et du vieux Sanche.
Le courage lui revint tout à coup, bien que cette découverte n'eût rien
de rassurant.
Mario n'avait pu ignorer longtemps l'affaire de la Rochaille, et il
sentait bien que l'assassin de son père, l'âme damnée de d'Alvimar,
était désormais le plus mortel ennemi du nom de Bois-Doré; mais le
concours de La Flèche dans ce coup de main lui fit espérer que Sanche
avait pour auxiliaires la bande des bohémiens, les anciens compagnons de
misère de l'enfant en voyage.
Il pensa avec raison que ces vagabonds avaient dû s'associer à d'autres
bandits plus déterminés; mais tout cela lui parut moins redoutable
qu'une expédition en règle, ordonnée par les autorités de la province,
comme on aurait pu le craindre, et, un instant, il eut la pensée de se
rendre La Flèche favorable s'il pouvait l'attirer seul de son côté. Mais
la méfiance lui revint, lorsqu'il se rappela de quel air brutal et
sombre le bohémien lui avait parlé en ce même lieu, quelques mois
auparavant.
Il se prit alors à réfléchir sur les paroles qu'il venait d'entendre. Il
sentit qu'il avait besoin de sa lucidité pour les comprendre et en tirer
parti au besoin.
Sans doute, les envahisseurs attendaient un renfort qui n'arrivait pas
assez vite au gré de Sanche. «Ils n'arriveront pas avant lui!» Le _lui_
ne pouvait être que le marquis, dont on redoutait le retour. «Tant
mieux, notre part sera meilleure,» indiquait chez La Flèche l'espoir du
pillage. «Imbéciles, qui croyez prendre tout seuls... (ce château,
apparemment), c'était l'aveu de l'impuissance des assaillants à faire le
siége du manoir avec quelque chance de succès.
Enfin, Mario, qui avait aperçu des figures barbouillées, masquées,
horribles, grotesques, des déguisements endossés sans doute par les
bohémiens pour épouvanter les paysans du bourg et de la ferme, et qui,
malgré sa vaillance, en avait été effrayé lui-même, se trouvait plus
rassuré d'avoir affaire à des coquins en chair et en os, qu'à des êtres
fantastiques et à des périls inexplicables.
Ne pouvant rien faire pour le moment que de se tenir caché, il attendit
que les voix et les pas fussent éloignés de la grille, pour s'en
éloigner lui-même et chercher un refuge contre le froid de la nuit dans
une des petites fabriques du jardin.
Il pensa avec raison que le labyrinthe, dont il connaissait si bien les
détours, lui permettait d'échapper pendant quelques instants à
l'éventualité d'une poursuite, et il s'y engagea, en se dirigeant avec
certitude vers cette petite chaumière que l'on appelait par métaphore le
_palais d'Astrée_.
Il y était à peine entré, qu'il lui sembla entendre des pas sur le sable
de l'allée circulaire.
Il écouta.
--Ce sont des feuilles sèches que le vent fait tourner, pensa-t-il, ou
quelque bête de la ferme qui se sauve ici. Mais, s'il en est ainsi, la
grille du jardin serait donc ouverte? Alors, je suis perdu! Mon Dieu!
ayez pitié de moi!
Cependant le bruit était si léger, que Mario s'enhardit à regarder à
travers le lierre qui tapissait sa retraite, et il vit un petit être qui
tournait, indécis, comme pour chercher un refuge dans le même lieu.
Mario n'avait pas eu le temps de fermer la porte de la chaumière
derrière lui; le petit être entra et lui dit à voix basse:
--Est-ce que tu es là, Mario.
--C'est donc toi, Pilar? lui dit l'enfant, surpris par un sentiment de
joie en reconnaissant sa petite compagne qu'il avait crue morte.
Mais il ajouta tristement:
--Est-ce pour me livrer que tu me cherches?
--Non, non, Mario! répondit-elle. Je veux me sauver de La Flèche.
Sauve-moi, mon Mario, car je suis trop malheureuse avec ce maudit!
--Et comment pourrais-je te sauver, moi qui ne sais comment me sauver
moi-même!... Va-t'en d'ici ou restes-y sans moi, ma pauvre Pilar; car
ces bandits en te cherchant, vont me trouver aussi.
--Non, non; La Flèche croit m'avoir laissée là-bas avec le mort!
--Quel mort?
--Ils l'appellent d'Alvimar. Il est mort l'autre nuit, ils l'ont enterré
ce matin.
--Tu rêves... ou je ne comprends pas. N'importe! Tu t'es échappée?
--Oui; je savais que l'on venait ici pour prendre ton château et _ton
trésor_; j'ai descendu, _en chat_, par une toute petite fenêtre, et j'ai
suivi de loin la bande. J'espérais qu'on tuerait La Flèche et ces
mauvais coquins qui n'ont jamais voulu avoir pitié de moi.
--Quels coquins?
--Les bohémiens faiseurs de tours que tu connais, et puis beaucoup
d'autres que tu ne connais pas, et qui sont venus se mettre avec eux.
Ils m'ont bien fait souffrir à Brilbault, va!
--Qu'est-ce que Brilbault? N'est-ce pas une masure du côté de...?
--Je ne sais pas. Je ne sortais jamais, moi! Ils couraient tout le jour
et me laissaient avec le malade blessé, qui se mourait toujours, et son
vieux domestique, qui me détestait, parce qu'il disait que c'était moi
qui portais malheur au monsieur et l'empêchais de guérir. J'aurais bien
voulu qu'il mourût plus tôt; car je les détestais aussi, moi, ces
Espagnols! et j'ai fait bien des sorts contre eux. Enfin, le plus jeune
est mort, au milieu de ces enragés qui buvaient, chantaient et criaient
toute la nuit et qui m'empêchaient de dormir. Aussi je suis malade. J'ai
toujours la fièvre... C'est peut-être heureux pour moi, ça m'empêche
d'avoir faim.
--Ma pauvre fille, voilà tout l'argent que j'ai sur moi. Si tu peux te
sauver, ça te servira; mais, bien que je ne comprenne rien à ce que tu
me racontes, il me semble que tu as été folle de venir ici, au lieu de
t'en aller bien loin de La Flèche. Cela me fait craindre que tu ne sois
d'accord avec lui pour...
--Non, non, Mario! garde ton argent! et, si tu crois que je veux te
livrer, va-t'en te cacher ailleurs, je ne te suivrai pas. Je ne suis pas
méchante pour toi, Mario. Il n'y a que toi au monde que j'aime! Je suis
venue, croyant que, pendant qu'on se battrait, je pourrais entrer dans
ton château et rester chez toi. Mais tes paysans ont eu trop de peur; on
en a tué, les autres se sont sauvés dans ta grande cour. Tes domestiques
se sont bien défendus; mais ils n'ont pas été les plus forts. J'étais
cachée sous des planches, le long de ce mur de jardin, en dedans. Je
voyais tout par une petite fente. Je t'ai vu entrer dans la cour, sur
ton cheval; j'ai vu un grand homme te renfermer ici. Je ne te
reconnaissais pas tout de suite, à cause de tes beaux habits; mais,
quand tu as marché pour venir dans cette petite maison, j'ai reconnu ton
pas, et je t'ai suivi.
--Et, à présent, qu'est-ce que nous allons faire? Jouer à cache-cache,
le mieux que nous pourrons, dans ce jardin, où, sans doute, on va venir
fureter?
--Qu'est-ce que tu veux qu'on vienne faire dans un jardin? On sait bien
qu'en hiver il n'y a pas de fruits à voler! D'ailleurs, les maudits ont
déjà bien trouvé à manger et à boire dans les grands bâtiments qui sont
là-bas; c'est la ferme, n'est-ce pas? Je sais bien ce qu'ils font tout
de suite quand ils entrent dans une maison qui n'est pas gardée. Je n'ai
pas besoin de les voir, va! Ils tuent les bêtes et ils mettent la
broche; ils défoncent les tonneaux; ils enfoncent les armoires; ils
remplissent leurs poches, leurs sacs et leurs ventres. Dans une heure,
ils seront tous fous, ils se disputeront et s'estropieront les uns les
autres. Ah! si ton sot domestique ne nous avait pas enfermés ici, il ne
serait pas malaisé de nous en aller! Mais sans doute que le mur de ce
jardin a quelque trou par où l'on peut passer le corps? Je suis toute
petite et tu n'es pas gros. Quelquefois, en grimpant sur un arbre, on
gagne le haut du mur. Est-ce que tu ne sais plus grimper et sauter,
Mario?
--Si fait; mais je sais qu'il n'y a ni trou ni arbre qui nous puisse
servir à rien. Il y a l'étang qui borde le préau; mais je ne sais pas
encore nager. Il a fait trop froid, depuis que je suis ici, pour que
j'aie pu l'apprendre. Il y a bien une petite barque que l'on pourrait
nous envoyer du château si l'on nous savait ici. Mais comment nous faire
voir? il fait trop nuit; et entendre? l'écluse fait trop de tapage! Ah!
mon pauvre Aristandre est pris ou mort, puisque...
--Non pas, mon petit comte du bon Dieu! dit, en dehors, une grosse voix
qui essayait de se faire mystérieuse: Aristandre est là qui vous cherche
et vous entend.
--Ah! mon cher carrosseux! s'écria Mario en jetant ses bras autour de la
grosse tête qui passait par la lucarne basse du petit réduit. C'est donc
toi! Mais comme ta es mouillé, mon Dieu! est-ce du sang?
--Non, Dieu merci! c'est de l'eau, répondit Aristandre, de l'eau bien
froide! Mais je n'en ai pas bu, heureusement pour moi! J'ai été poussé,
poussé, emporté malgré moi sur le pont dormant, par nos diables de
paysans, qui reculaient pour entrer dans le préau. J'ai vu que j'allais
être forcé d'y entrer aussi, et que je n'en pourrais plus sortir pour
vous retrouver. Alors j'ai lâché mon dernier coup de pistolet, et j'ai
sauté dans la rivière. Coquine de rivière! j'ai cru que je n'en
sortirais jamais, d'autant plus que, du château, on a tiré sur moi, me
prenant pour un ennemi. Enfin, me voilà! Il y a un quart d'heure que je
vous cherche; je me doutais bien que vous seriez dans l'_affinoire_
(Aristandre appelait ainsi le labyrinthe); mais, depuis dix ans que je
le connais, je ne sais pas encore m'y retourner. Allons! il faut sortir
d'ici, essayons! Laissez-moi faire! Mais avec qui diantre êtes-vous là?
--Avec quelqu'un qu'il faut sauver aussi, une petite fille malheureuse.
--Du bourg? Ah! ma foi, ça m'est égal, on la sauvera si l'on peut. Vous
d'abord! Je vais voir ce qui se passe dans la basse-cour; restez là et
parlez tout bas.
Aristandre revint au bout de peu d'instants. Il était soucieux.
--S'en aller n'est pas facile, dit-il à voix basse aux enfants. Ah! ces
gens du bourg! faut-il qu'ils soient maladroits pour avoir laissé
prendre la ferme! Et, à présent que les coquins y font leur soûlerie,
si, du château, on faisait une sortie, on les tuerait comme des porcs
jusqu'au dernier! On croit avoir affaire à des démons, et, moi, je dis
que c'est des gens déguisés, de la vraie canaille! Écoutez-les crier et
chanter!
--Eh bien, profitons de leur débauche, dit Mario; traversons ce bout de
cour, où il n'y a peut-être personne, et vitement gagnons la tour de
l'huis.
--Oh! dame! oui, bien sûr! Mais ils se sont renfermés, les gueux! Ils
savent bien que M. le marquis peut venir dans la nuit, et il faudra
qu'il mette le siége devant sa porte!
--Oui, s'écria Mario, c'est pour cela que j'ai vu Sanche aller de ce
côté-là, avec La Flèche!
--Sanche? La Flèche? vous le savez reconnus? Ah! j'ai envie d'aller tout
seul tomber dessus ces fameux chefs!
--Non! non! dit Pilar; ils sont plus forts et plus méchants que vous ne
croyez!
--Mais, s'ils n'ont fait que fermer l'huis, nous pouvons bien le
rouvrir, dit Mario, qui réfléchissait plus vite que le carrosseux. Et,
s'ils y ont laissé des gardiens... eh bien, à nous deux, Aristandre,
nous pouvons essayer de les tuer pour passer. Tu délibères? Il le faut,
vois-tu, mon ami. Il faut courir avertir mon père. Autrement, puisque
nos gens d'ici sont effrayés, ils laisseront prendre le château. Quand
les coquins auront fini de se repaître, ils tâcheront d'y mettre le feu.
Qui sait ce qui peut arriver? Allons, allons, carrosseux, mon ami,
ajouta le brave enfant en tirant sa petite rapière, prends un pieu, une
massue, un arbre, n'importe quoi, et marchons!
--Attendez, attendez, mon mignon maître! répondit Aristandre, il y a par
là des outils... laissez-moi chercher. Bon! je tiens une pelle; non! une
tranche! j'aime mieux ça! avec ça, je ne crains personne! Mais,
écoutez-moi, savez-vous où est votre papa?
--Non! tu m'y conduiras.
--Si je sors d'affaire, oui! sinon, vous serez forcé d'y aller tout
seul. Savez-vous ou est Étalié?
--Oui, j'y ai été. Je connais le chemin.
--Vous savez l'auberge du _Geault-Rouge_?
--Du _Coq-Rouge_? Oui, j'y suis descendu deux fois. Ça n'est pas
difficile à trouver, c'est la seule maison de l'endroit: eh bien?
--Votre papa est là jusqu'à dix heures du soir. Si vous arrivez trop
tard, allez à Brilbaut! il y sera.
--Au bas du Coudray?
--Oui. Il y sera avec son monde. La course est longue! vous ne ferez
jamais tout ça à pied?
--J'irai à Brilbaut tout de suite, moi, dit Pilar. Je sais le chemin,
j'en arrive!
--Oui, s'écria le carrosseux; va, petite! tu avertiras M. Robin. Le
connais-tu? Tu n'es pas d'ici?
--C'est égal, je le trouverai.
--Ou M. d'Ars, te souviendras-tu?
--Je le connais, je l'ai vu une fois.
--Alors, marchons! Ah! monsieur Mario, si je pouvais mettre la main sur
votre cheval! vous iriez plus vite et sans vous tuer à courir.
--Je sais courir! dit Mario; ne songe pas au cheval, c'est impossible.
--Une minute encore, reprit Aristandre, et faites attention. Le pont est
levé; vous saurez bien faire tomber le tablier? Ça ne pèse rien!
--C'est très-facile!
--Mais la sarrasine est baissée! Ne vous inquiétez pourtant pas, je vais
monter dans la salle de manoeuvre. S'il y a du monde, tant pis pour eux,
je cogne, je tue, je lève un pieu! Ne vous amusez pas à m'attendre.
Passez, filez, volez! Si le pieu retombe sur la petite, tant pis pour
elle; vous n'y pouvez rien, ni moi non plus. À la garde de Dieu! Filez
toujours, je vous rattraperai.
--Mais, si tu es...
Mario s'arrêta, le coeur serré.
--Si je suis escofié, vous voulez dire? Eh bien, vous auriez beau vous
en chagriner, il n'en sera ni plus ni moins. En me plaignant, vous
perdrez la tête et les jambes! Vous ne devez songer qu'à courir.
--Non, mon ami, c'est trop de risques pour toi; restons cachés ici.
--Et, pendant que nous nous cacherons, si l'on brûle madame Lauriane,
votre Mercédès, Adamas... et mes pauvres chevaux de carrosse qui sont
là-dedans! D'ailleurs... Tenez, j'y vais tout seul. Quand ça sera
ouvert, vous passerez.
--Allons! allons! dit Mario. Tout pour Lauriane et Mercédès!
Et il allait s'élancer hors du jardin, lorsque Pilar le retint.
--Fais attention qu'il doit venir ici d'autres _maudits_, je le sais. Si
tu les rencontres, cache-toi bien, car tes habits à boutons d'or
reluisent dans la nuit comme des diamants, et, pour avoir tes habits,
ils te tueront!
--Une idée! s'écria Mario. Je vais vitement reprendre mes loques de
malheureux qui sont là?
Le lecteur se souvient du trophée champêtre, sentimental et
philosophique, suspendu dans la chaumière en grande cérémonie.
Mario le détacha lestement, et, en deux minutes, jetant là soie, velours
et galons, il se revêtit de son ancienne défroque; après quoi, on se
dirigea vers l'_huis_, en marchant sans bruit et sans dire un mot.
Il n'y avait guère qu'une cinquantaine de pas à faire le long du mur en
dehors du jardin. On les fit, sinon sans danger, du moins sans encombre,
au bruit des rires, des blasphèmes, des cris et des chants rauques qui
partaient de la ferme.
La tour de l'huis était sombre et muette. Aristandre plaça les deux
enfants tout près de la sarrasine, Mario en avant, touchant au dernier
pieu de gauche. Puis il prit sa main dans la sienne pour lui faire
saisir l'anneau de la chaîne qui tenait levé le tablier du pont.
Il ne s'agissait que de faire sortir cet anneau du crochet planté dans
la muraille.
Il n'y avait plus un mot à échanger. Autour d'eux, sur l'escalier, sur
leurs têtes, pouvaient et devaient se trouver des sentinelles endormies
ou inattentives.
Mario ne pouvait serrer les mains du carrosseux dans les siennes, qui
tenaient déjà l'anneau sorti et la chaîne tendue. Il porta ses lèvres
sur cette main rude et y déposa à la hâte un baiser muet; c'était
peut-être un éternel adieu.
Aristandre, profondément attendri, n'en retira pas moins brusquement sa
grosse patte, comme pour dire: «Allons, ne songez qu'à vous,» et,
faisant vivement le signe de la croix dans les ténèbres, il monta
résolûment l'escalier court et roide de la galerie de manoeuvre.
--Qui va là? cria une voix sourde que Mario reconnut aussitôt pour celle
de Sanche.
Et, comme le carrosseux montait toujours et atteignait le côté gauche de
la galerie, la voix ajouta:
--Répondras-tu, balourd? Es-tu ivre? Réponds, ou je fais feu sur toi!
Moins d'une minute après, le coup partit; mais le pieu était levé, Mario
lâchait la chaîne, s'élançait sur le pont, et fuyait sans regarder
derrière lui.
Il lui sembla qu'on criait l'alerte sur le moucharabi et qu'une balle
sifflait à ses oreilles; il n'entendit pas l'explosion, tant il avait le
sang à la tête.
Quand il fut hors de portée, il s'arrêta contre un arbre, se sentant
défaillir à la pensée de ce qui se passait entre le pauvre Aristandre et
les guetteurs ennemis.
Il entendit de grandes clameurs dans la tour et comme des coups de pic
contre la pierre. C'était la pioche d'Aristandre qui faisait le moulinet
dans l'obscurité; mais il gardait prudemment le silence afin d'être pris
pour un bohémien ivre, et Mario, en cherchant à saisir un éclat de sa
voix, au milieu de celles des autres, perdait l'espérance, et, avec
l'espérance, le courage de fuir sans lui.
Le pauvre enfant songeait si peu à lui-même, qu'il ne tressaillit même
pas en se sentant serrer le bras.
C'était Pilar, qui l'avait devancé à la course, et qui revenait sur ses
pas pour le chercher.
--Eh bien, et bien, qu'est-ce que tu fais là? lui dit-elle. Viens donc,
pendant qu'ils le tuent! Quand ils auront fini de le tuer, ils courront
après nous!
L'effroyable sang-froid de la petite bohémienne fit horreur à Mario.
Élevée au milieu des scènes de violence et de carnage, elle ne
connaissait presque plus la peur, et ne soupçonnait même pas la pitié!
Mais, par je ne sais quel enchaînement rapide d'idées, Mario pensa à
Lauriane, et toute la résolution dont un enfant peut être capable, lui
revint au coeur.
Il reprit sa course, et, faisant signe à Pilar de suivre le chemin d'en
bas, il se dirigea vers celui qui monte aux plateaux du Chaumois.
Au bout de dix pas, il tomba en heurtant un objet placé en travers du
chemin.
C'était le second cadavre qu'Aristandre lui avait montré en arrivant, et
qu'ils n'avaient pas eu le temps de regarder.
En se sentant sur ce mort, Mario fut pris d'une sueur froide: c'était
peut-être Adamas! Il eut le courage de le toucher, et, après s'être
assuré que c'étaient les habits d'un paysan, il se remit à courir.
La vue du ciel pâle au-dessus de la plaine nue lui rendit un peu de
respiration; l'obscurité l'étouffait. Il prit à vol d'oiseau; mais une
nouvelle terreur l'attendait dans cette plaine.
Une forme pâle et indécise semblait voltiger sur les sillons. Elle
venait vers lui. Il chercha à l'éviter; elle le suivait. C'était une
bête quelconque lancée après lui. Tous les contes de la veillée des
villageois sur la levrette blanche et le lutin qui crie: _Robert est
mort!_ lui revinrent à la mémoire.
Mais, tout d'un coup, la bête hennit et se montra d'assez près pour être
reconnue. C'était le bon petit cheval de Mario qui l'avait senti de
loin, et qui revenait s'offrir à lui.
--Ah! mon pauvre Coquet! s'écria l'enfant en saisissant sa crinière, que
tu viens donc à point! et tu me reconnais, pauvre petit, malgré ces
habits que tu n'as jamais vus? Tu as donc eu bien peur, pendant cette
méchante bataille? Tu t'es sauvé tout de suite avant qu'on eût levé le
pont, et tu manges là des chardons secs au lieu de ton avoine? Allons,
allons! nous souperons tous deux quand nous aurons le temps!
En babillant ainsi à son cheval, Mario raccommodait ses étriers, un peu
endommagés dans les buissons. Puis, s'étant mis en selle, il partit
comme un trait.
Nous le laisserons courir et reviendrons à Briantes, où la situation des
assiégés nous cause quelque souci.
L
Lorsque Mario et Aristandre étaient arrivés à Briantes, il n'y avait pas
un quart d'heure que les bandits y avaient fait leur brusque apparition.
Lauriane allait se mettre à table, lorsque des cris confus et des coups
de fusil se firent entendre dans le hameau,--nous pouvons dire, selon la
coutume du pays, le bourg, puisque cette petite colonie était
anciennement fortifiée; mais le vieux mur de blocs gallo-romains était,
en vingt endroits, écroulé jusqu'au niveau du sol, et il y avait
longtemps que l'on ne faisait plus la dépense d'y placer des portes.
Ces bruits, que les habitants du château et même ceux de la ferme
prirent d'abord pour quelque chasse donnée par les villageois à un gros
gibier fourvoyé dans leurs enclos, prirent bien vite un caractère plus
alarmant.
Chacun s'arma de ce qui lui tomba sous la main, et les batteurs en
grange, brandissant leurs fléaux, coururent à la tour de l'huis. Mais
ils furent à l'instant repoussés et paralysés par les habitants du
bourg, qui, venant de toutes les directions, se trouvaient assemblés aux
abords du pont, et, dans leur épouvante, étouffaient et renversaient les
gens accourus à leur secours.
La bande des assaillants ne se composait cependant que d'une
cinquantaine d'hommes suivis de femmes et d'enfants; mais on se souvient
que le marquis avait mis sur pied et envoyé à l'attaque de Brilbault
tous les hommes solides et hardis de son petit fief, si bien que la
population surprise par les brigands était en ce moment composée aussi
de femmes et d'enfants, de vieillards estropiés ou d'adolescents
malingres.
La vue des figures horribles affublées par ces bandits produisit l'effet
qu'ils s'en étaient promis. Une panique générale s'empara des paysans,
et la peur ne leur donna que la force qu'il fallait précisément pour
empêcher les bons serviteurs du château de se porter à la rencontre des
ennemis.
Un des morts que Mario trouva sur le chemin était un jeune homme infirme
qui tomba et fut écrasé sous les pieds des fuyards; l'autre, un pauvre
bon vieux qui seul essaya de se retourner contre l'ennemi, et fut
assommé par Sanche à coups de crosse.
On n'eut donc que le temps de repasser le pont, et on ne put le lever à
cause des traînards qui arrivaient en beuglant et en demandant refuge
pour eux et leurs bêtes. L'ennemi profita du désordre pour les joindre.
Alors le combat s'engagea sous la voûte de l'huis, où les gens du
château, entourés d'enfants qui criaient et d'animaux stupides et
immobiles ou blessés et furieux, furent immédiatement forcés de lâcher
pied.
À peine furent-ils rentrés dans la basse-cour, que les paysans les
abandonnèrent pour aller se jeter sur le pont dormant, et les braves
gens, qui n'étaient pas plus d'une dizaine, furent entourés par les
bandits et contraints de reculer jusqu'à l'huisset, au milieu d'une
lutte héroïque.
Un des meilleurs, le fermier Charasson, y fut tué; deux autres y furent
blessés. Tous y eussent péri, car le terrible Sanche frappait avec une
rage désespérée, sans la lâcheté de La Flèche et consorts, «qui se
souciaient de pillerie et nullement de recevoir de mauvais coups.»
Réduits à sept, les braves domestiques durent rentrer dans le préau; ce
qui ne fut pas facile, à cause de l'encombrement qui y régnait.
L'affaire fut si chaudement poussée par Sanche, qu'une grande partie des
animaux resta dehors, ou, prise de vertige, se jeta dans la rivière.
Pendant cette lutte acharnée, mais si rapide, qu'elle avait à peine duré
dix minutes, Lauriane et Mercédès s'étaient tenues d'abord tremblantes
et muettes sur la plate-forme de l'huisset.
Quand elles virent leurs gens plier, saisies spontanément du courage que
donne la peur aux faibles quand ils ne sont pas idiots, elles coururent
aux fauconneaux, qui étaient toujours en état de faire leur office.
Elles s'empressèrent d'allumer les mèches et se tinrent prêtes,
s'encourageant l'une l'autre, et tâchant de se rappeler ce qu'elles
avaient vu faire et enseigner, par manière d'exercice, à Mario et aux
jeunes gens de la maison. Mais il n'y avait pas encore moyen de tirer
sur l'ennemi, tant qu'il s'étreignait corps à corps avec les défenseurs
du manoir.
Mais que faisait Adamas, en ce moment suprême? Adamas était dans les
entrailles de la terre.
On se souvient d'un passage secret, à l'aide duquel on devait, au
besoin, faire évader Lucilio.
Ce souterrain, passant sous le fossé, conduisait à un chemin creux que
les inondations avaient ensablé depuis quelques années. Adamas s'était
imaginé que le déblayement de l'ouverture serait l'affaire de quelques
heures de travail de ses terrassiers. Mais le dommage était plus
considérable, et, depuis trois jours, on n'avait pas réussi à rendre le
passage praticable.
Il allait chaque soir examiner l'ouvrage de la journée, et, pendant la
bataille, il était donc là enfoui, faisant son inspection, prenant ses
mesures à la toise et ne se doutant pas du vacarme qui régnait au
dehors.
Quand il sortit de son trou, qui aboutissait au-dessous de l'escalier de
la tourelle, il fut comme ivre pendant quelques instants et se crut
halluciné; mais lui, l'homme aux expédients, il recouvra vite sa
présence d'esprit.
Il arrivait juste au moment où les assiégés faisaient irruption dans le
préau et où, chacun perdant la tête, l'ennemi allait y pénétrer aussi.
Agile et toujours bien chaussé, en véritable _homme de chambre_ qu'il
était, il ne fit qu'un saut à la manoeuvre de l'huisset pour abattre la
herse, au nez et même un peu sur le dos des assaillants; si bien que la
base de cet instrument de clôture ne joignait pas la terre. Il s'en
aperçut à temps.
--Clindor! s'écria-t-il au page éperdu, qui s'apprêtait à fermer les
portes devant la herse, arrête, arrête! D'où vient que la herse ne
descend plus? J'en ai encore un pied au-dessus de la rainure.
Clindor, qui n'était pas bien brave, quoiqu'il fit tout son possible
pour l'être, regarda et recula d'horreur.
--Je le crois bien! dit-il, il y a trois hommes dessous!
--_Numes célestes!_ des nôtres?... Regarde donc, triple veau de lait.
--Non, non, des leurs.
--Eh bien, tant mieux, par Mercure! Vite ici, du monde! Montez sur la
tête de la herse! pesez! pesez! Ne voyez-vous pas que ces corps morts
serviront aux vivants à passer sous les dents de fer, et qu'une fois
sous la voûte, ils mettront le feu à nos portes! Allons, en bas, vous
autres! À coups de maillet, de pied, de crosse, cassez-moi les têtes qui
voudront passer! Taille tout avec ta faux, vivants et morts, mon brave
Andoche! Et toi, Châtaignier, as-tu encore une charge de plomb? À ce
museau rouge qui s'avance!... C'est ça! bravo! Par le dieu Teutatès,
c'est bien! en pleine gueule! Ça en fait encore un de moins!
Mêlant ainsi des apostrophes sublimes à des trivialités par lesquelles
il daignait se mettre à la portée du petit monde, Adamas vit avec
satisfaction la herse tomber tout à fait sur les corps; et les
assaillants reculer jusqu'à la tête du pont.
--À présent, aux fauconneaux! s'écria-t-il. Plus vite que ça, mes
Cupidons! Allons, milles tonnerres du diable, pointez, pointez!
Faites-moi une fricassée de ces oiseaux de ténèbres!
La petite artillerie du manoir découragea les bandits, qui n'avaient pas
de quoi y répondre, et qui, emportant leurs blessés, se décidèrent, en
attendant mieux, à aller piller et banqueter dans la ferme abandonnée.
On jeta des veaux et des moutons tout vivants dans la meule embrasée,
d'où s'exhala bientôt une âcre odeur de toison brûlée. On repoussait, à
coups de fourche, les malheureuses bêtes qui voulaient échapper à ce
supplice. Elles furent dévorées, moitié crues, moitié en charbons. Les
tonneaux du cellier de la ferme furent défoncés. Tout s'enivra plus ou
moins, même les enfants et les blessés. On jeta dans le feu le corps du
malheureux fermier, et l'on eût traité de même les deux valets
prisonniers, sans l'espoir de leur rançon, et cela, en dépit de Sanche,
qui ne voulait faire quartier à personne.
Seul, le vieil Espagnol ne songeait ni à manger ni à boire, ni à voler.
C'était contre son gré que la bande de Brilbault avait devancé les
auxiliaires plus sérieux qu'il attendait impatiemment pour consommer sa
vengeance. Il s'inquiétait, non d'y perdre la vie, il en avait fait
d'avance le sacrifice, mais de voir échouer son entreprise par la
précipitation et l'avidité des misérables qui s'y étaient associés.
Ne pouvant les retenir jusqu'à l'heure où ses véritables alliés devaient
ouvrir la marche et conduire l'expédition, il les avait suivis pour ne
laisser à personne le soin de torturer les beaux messieurs de Bois-Doré,
s'ils avaient la mauvaise chance de tomber aux mains de ces volereaux.
Au milieu du combat, lui, le seul fanatiquement brave, il s'était trouvé
naturellement à leur tête. Mais, la bataille gagnée, il n'était plus
rien pour eux, et bientôt, comme nous l'avons vu, il dut prendre
lui-même le soin d'aller garder la tour de l'huis par où une surprise
était à craindre, et d'où il guettait, d'ailleurs, l'arrivée de ceux qui
devaient effectuer la prise et le sac du château, par conséquent la
perte de tous ceux qui avaient servi de motif ou d'instrument à la mort
de d'Alvimar.
Si l'on était plus sage dans le château que dans la basse-cour, on n'y
était pas plus calme, et l'on prenait à la hâte toutes les dispositions
nécessaires pour se défendre contre un nouvel assaut.
On voyait et l'on entendait l'orgie des bandits, et, si l'on eût voulu
sacrifier la ferme, il eût été facile de les en déloger à coups de
biscaïens.
Mais, outre qu'on espérait voir arriver du renfort dans la nuit, avant
que ces misérables eussent eu la pensée de mettre le feu aux bâtiments
de la basse-cour, on craignait de tirer sur les prisonniers, dont on ne
savait pas le nombre, et sur le bétail, qui était trop considérable pour
passer tout entier dans l'estomac de ces affamés.
On se compta, et l'absence des infortunés qui avaient succombé ou qui
étaient pris, fut constatée.
Adamas fit entrer dans le bâtiment des écuries tout le pauvre personnel
inutile de la paroisse. On donna à ces malheureux forces paille fraîche,
en leur prescrivant de se tenir tranquilles et de se lamenter tout bas,
ce qui ne fut point aisé à obtenir.
Lauriane et Mercédès s'occupèrent de panser les blessés et de faire
souper les enfants.
Pendant ce temps, Adamas postait son monde à tous les endroits exposés
au feu des assaillants, de manière à le prévenir par le leur, et, pour
que personne ne s'endormît, il passa le temps à aller de l'un à l'autre,
distribuant des éloges et des encouragements, montrant de l'espoir, de
la crainte ou une confiance absolue dans la suite des événements, selon
le tempérament de chacun. Le sage Adamas, n'ayant jamais manié d'autre
arme que le peigne et le fer à papillotes, remplissait évidemment le
rôle de la mouche du coche, rôle qu'il savait rendre utile, et que
savent bien nécessaire, parfois, ceux qui connaissent la lenteur et
l'apathie berrichonnes.
Quand tout fut réglé, Adamas, épuisé de fatigue et d'émotion, se jeta
sur une chaise dans la cuisine, pour reprendre haleine, ne fût-ce que
pour cinq minutes, et recueillir ses esprits.
Il avait le coeur bien gros et n'osait confier sa peine à personne. Lui
seul savait que Mario ne devait point accompagner son père à Brilbault,
et que, s'il n'était pas déjà pris, il pouvait, d'un moment à l'autre,
arriver et tomber aux mains de l'ennemi.
Ni Lauriane ni Mercédès ne partageaient son angoisse; pour ne pas les
inquiéter, le marquis leur avait caché ses projets. Selon lui, il ne
s'agissait que d'une battue pour laquelle il emmenait son monde. Elles
avaient bien pressenti quelque chose de plus sérieux, à son air
préoccupé et aux pourparlers qu'il avait eus tout le jour avec ses amis
et ses gens; mais elles connaissaient trop sa tendresse paternelle pour
craindre qu'il exposât Mario dans quelque danger, et toutes deux
s'imaginaient qu'il passerait la nuit au château d'Ars ou au château du
Coudray.
Adamas était livré à mille perplexités, se demandant s'il ne devrait pas
mettre tout son monde à l'ouvrage pour achever de déblayer le passage
secret, afin de courir par là à la rencontre de Mario, et d'envoyer
avertir le marquis, tout en faisant fuir les femmes. Mais il avait trop
mesuré le terrain pour ne pas savoir qu'il y en avait encore pour bien
des heures, et, pendant ce travail, le château, n'étant plus gardé,
pouvait être envahi. Que deviendrait-on alors, enfermé dans ces
souterrains sans issue, dont l'entrée pouvait bien ne pas échapper aux
recherches des pillards?
Il fut interrompu dans sa méditation agitée par Clindor, qui
s'approchait de lui sur la pointe du pied.
--Que viens-tu faire ici, méchant page? lui dit-il avec humeur.
Et, sans songer qu'il se reposait lui-même, il ajouta:
--Est-ce une nuit pour se reposer?
--Non! je le sais, répondit le page; mais je cherche...
--Qui? Parle vite!
--Le carrosseux! ne l'avez-vous point vu?
--Aristandre? L'aurais-tu vu, toi, que tu le cherches? Réponds donc!
--Je ne l'ai point vu dans le château; mais, aussi vrai que vous êtes
là, je l'ai vu sur le pont dormant, pendant qu'on s'y cognait.
--Mort de ma vie! il n'est point céans, j'en réponds! Mais Mario! il
devait le ramener! As-tu vu Mario?
--Non; j'y ai bien pensé, j'ai bien cherché des yeux: Mario n'y était
pas.
--Alors, Dieu soit loué! Si Mario eût été avec lui, tu n'aurait pas vu
l'un sans l'autre. Il ne l'aurait pas quitté d'une semelle. Il ne se
serait pas jeté dans la bataille! Sans doute, monsieur aura gardé
l'enfant et renvoyé le carrosseux pour nous le faire savoir. Mais ce
pauvre carrosseux!... Tu dis qu'il se battait?
--Comme trente diables!
--J'en suis bien sûr! et après?
--Après, après... la herse est tombée, et j'ai couru pour fermer les
portes.
--Par l'enfer! elle est peut-être tombée sur... Vite, prends ce
flambeau, viens!
--Non, non! J'ai vu les gens écrasés. Il n'en était pas.
--Tu n'as pas bien vu, tu avais peur!
--Peur, moi? Par exemple!
--C'est égal, viens, je te dis!
Et Adamas courut rouvrir les portes et regarder en tremblant les
cadavres aplatis sous les dents de fer. On les avait, en outre,
tellement mutilés, que ce spectacle atroce fit tomber la torche des
mains du page.
Adamas se releva en jurant; mais, à la lueur de la torche fumante près
de s'éteindre dans le sang, il vit Aristandre debout derrière lui.
--Ah! mon ami! s'écria-t-il en se jetant à son cou. Mario? où est Mario?
--Sauvé! dit le carrosseux, et moi aussi, non sans peine! Vite un verre
de genièvre ou de brandevin! les dents me claquent, et je ne veux pas
mourir, sacrebleu! je peux encore être bon à quelque chose céans!
--Comme te voilà fait, mon pauvre ami! dit Adamas, qui le conduisit vite
dans la cuisine, où Clindor lui versa à boire; d'où diable sors-tu?
--De l'étang, parbleu! répondit le carrosseux, qui était couvert de
vase: par où serais-je entré? Il y a un quart d'heure que je piétine
dans les herbes et dans la boue.
Et, arrachant ses habits en lambeaux, il se mit nu devant le feu,
disant:
--Regarde, Adamas, si je ne perds pas trop de sang, et arrête-moi ça,
mon vieux, car je me sens faible!
Adamas l'examina; il avait quelque chose comme dix blessures et autant
de contusions.
--_Numes célestes!_ s'écria Adamas; Je ne vois pas une place nette sur
ton pauvre cadavre!
--Cadavre toi-même! s'écria le carrosseux en avalant une nouvelle
rasade. Me prends-tu pour un revenant? Et si, je reviens de loin; mais
me voilà mieux: j'ai le cuir épais comme celui de mes chevaux, Dieu
merci! Ne me laisse pas saigner, voilà tout ce que je te demande. Ça ne
vaut rien pour un homme de perdre le sang de son corps.
Adamas le lava et le pansa avec une merveilleuse adresse.
Grâce, en effet, à l'épaisseur de son cuir et à la force herculéenne de
ses muscles, le blessé n'avait rien de trop grave.
--Et l'enfant? disait Adamas tout en le rhabillant avec des vêtements
secs que Clindor avait couru lui chercher: l'enfant a donc été en
danger?
Aristandre raconta tout jusqu'au moment où il avait levé le pieu de la
sarrasine.
--L'enfant a passé, ajouta-t-il; car les gueux qui étaient sur le
moucharabi ont tiré sur lui, mais ils ne l'ont pas touché. Je tenais le
coquin de Sanche à la gorge dans ce moment-là. J'aurais pu l'étrangler,
mais je l'ai lâché pour courir sur le moucharabi, et j'ai vu Marie qui
filait comme le vent; alors, je suis tombé sur les deux autres coquins.
Je n'avais qu'une tranche, mais je les ai mis dans une jolie déroute,
va! Le Sanche est revenu sur moi avec sa rapière cassée, et, de la
poignée, il me voulait, je crois, écorner, car il me la portait à la
tête et à la figure, quand il ne rencontrait pas l'estomac. Ah! le vieux
enragé, qu'il tape dur! Avec ça que j'étais déjà blessé et que je
n'avais pas ma force! Mais, tout de même, ça m'a réchauffé un peu, parce
que j'avais déjà traversé l'étang pour rejoindre mon mignon Mario dans
le jardin, et que je grelottais. C'est égal, je n'ai pas pu en faire une
fin, du ce vieux satan, et voilà tout ce qui m'a chagriné. Quand j'ai
entendu que les autres arrivaient à son secours, je me suis laissé
couler dans l'escalier de la manoeuvre, et, comme il n'a pas la jambe
aussi leste, qu'il a le bras lourd, j'ai pu regagner le jardin sans
qu'il sût où j'avais passé. De là, ma foi, je n'avais plus rien à faire
qu'à revenir ici par l'étang, et me voilà.
--Carrosseux! s'écria Adamas, qui, contrairement à bien des humains,
admirait sincèrement les exploits dont il se sentait incapable, tu es
aussi grand que les plus grands héros de M. d'Urfé! et, si monsieur m'en
croit, il te fera représenter en tapisserie dans son salon, pour
éterniser la mémoire de ton courage et de ton bon coeur.
--S'il ne s'agit que d'être grand, répondit le naïf carrosseux, je peux
dire que j'ai la taille. Mais ça m'est égal, je vais voir mes chevaux;
après quoi, nous aviserons à faire une petite sortie pour débarrasser la
basse-cour de cette vermine. Qu'en penses-tu, mon vieux?
Ce n'était pas trop l'avis du sage Adamas.
Pendant qu'ils discutaient leurs plans d'attaque et de défense, nous
rejoindrons Mario, qui arrive en vue du grand arbre dont se couronne,
encore aujourd'hui, le terrier d'Étalié.
L'enfant regarde les étoiles, que, dans sa vie de berger, il a appris à
connaître: il est environ neuf heures et demie.
À cette époque, une seule maison s'élevait dans cette solitude; c'était
une hôtellerie en même temps qu'une sorte de rendez-vous de chasse.
L'éminence, située au milieu de vastes plaines giboyeuses, étant souvent
honorée de la halte des seigneurs du pays qui se réunissaient pour
_courre le lièvre_, et pour dîner ou souper à l'enseigne du
_Geault-Rouge_[23].
C'est ce qui explique comment une auberge assez petite, et située assez
près d'une ville pour ne pas prétendre à arrêter d'opulents voyageurs,
possédait, dans la personne de maître Pignoux, hôtelier du
_Geault-Rouge_, un cuisinier du plus rare mérite.
Lorsque les gentilshommes du pays se donnaient le plaisir de la pêche
aux étangs de Thevet, ils envoyaient vitement quérir maître Pignoux, qui
venait, avec sa femme, dresser sa cantine au bord de l'eau, et qui leur
servait, sous quelque belle _feuillade_, ces merveilleuses matelotes (on
disait alors _étuvées_) qui avaient fait sa réputation. Il se
transportait aussi dans les villes et châteaux pour les noces et
festins, et en eût remontré, disait-on, aux maîtres-queux de M. le
Prince.
L'auberge du _Geault_ était solidement bâtie, à deux étages assez
élevés, et couverte en tuiles d'un rouge criard qui se voyaient d'une
lieue à la ronde. Protégé par les seigneurs du voisinage, maître Pignoux
avait obtenu la permission de mettre une girouette sur son toit,
privilége nobiliaire auquel il disait avoir droit, puisqu'il avait si
souvent occasion d'héberger la noblesse. Aux cris aigres et incessants
de cette girouette, qui semblait être le point de mire de tous les
souffles de la plaine, se joignait le claquement perpétuel de la grande
enseigne de fer battu qui représentait le _Geault-Rouge_ dans sa gloire,
lequel se balançait fièrement, au bout d'une potence, à une des fenêtres
du second étage.
Il y avait, en face de la maison, de l'autre côté de la route, une
très-vaste écurie couverte en chaume, et de longs hangars pour abriter
la suite que les nobles chasseurs traînaient après eux. L'auberge était
spéciale pour les cavaliers.
On sait qu'en ce temps-là encore, les auberges se distinguaient en
_hostelleries_, _gîtes_ et _repues_. Les gîtes étaient particulièrement
affectés pour la nuit, et les repues pour le dîner des voyageurs; ces
dernières étaient de méchantes auberges où les gens de bien ne
s'arrêtaient que faute de mieux, et où l'on mangeait parfois du corbeau,
de l'âne et de l'_anguille de Sancerre_, c'est-à-dire de la couleuvre.
Les gîtes, au contraire, étaient souvent très-luxueux.
Les hôtelleries se divisaient encore en auberges pour les gens à pied et
en auberges pour les gens à cheval. On y pouvait prendre deux repas. Sur
celle du _Geault-Rouge_, on lisait en grosses lettres:
HOSTELLERIE PAR LA PERMISSION DU ROY.
Et au-dessous:
DINÉE DU VOYAGEUR À CHEVAL, DOUZE SOLS;
COUCHÉE DUDIST, VINGT SOLS.
Des lettres du roi maintenaient les priviléges des aubergistes. Un
voyageur à pied ne pouvait être hébergé dans une hôtellerie de
cavaliers, et réciproquement.
«Les lois françaises empêchent l'un de trop dépenser, l'autre de ne pas
dépenser assez[24].»
Mario, qui voyait l'auberge éclairée, ne s'étonna pas du hennissement de
joie que poussa son petit cheval, environ à deux cents pas de l'auberge.
Il pensa qu'il reconnaissait les êtres.