George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
Mais ce qui l'étonna, c'est que, tout d'un coup, il détourna à gauche et
fit des difficultés pour reprendre le droit chemin.

L'enfant, qui était sur ses gardes, prêta l'oreille.

Il lui sembla entendre un bruit de chevaux venant de l'auberge, que lui
masquaient encore les vapeurs de la nuit. Il s'en réjouit.

--Mon père est là, se dit-il, avec tout son monde; peut-être avec M.
d'Ars ou sa suite. Avançons vite.

Mais Coquet se fit tellement prier pour avancer, que le jeune cavalier
crut devoir chercher à comprendre _son idée_. Il l'arrêta court, et
entendit, beaucoup plus près de lui que l'écurie de l'auberge, le
hennissement, à lui bien connu, de Rosidor, le fidèle palefroi du
marquis.

--Mon père est donc par là? se dit-il encore. Il ne faudrait pas se
croiser en route.

Et, comme il ne distinguait sur sa gauche qu'une sorte de taillis épais,
il mit la bride sur le cou de Coquet, avec la certitude qu'il saurait
rejoindre son camarade.

En effet, Coquet entra dans le taillis et s'arrêta devant une masure
déjetée et crevassée.

C'était l'ancienne auberge du _Geault-Rouge_, abandonnée à sa propre
ruine depuis une vingtaine d'années; Bois-Doré, Guillaume et M. Robin
s'étant cotisés pour bâtir la nouvelle et en faire don à maître Pignoux
comme en témoignage de leur estime pour sa probité et ses talents
culinaires.




LI


Mario entra sans obstacle, il n'y avait pas de porte.

Il alla toucher Rosidor, qu'il reconnut à son harnais, à sa robe fine,
aussi bien qu'à sa voix caressante; et cette circonstance du cheval de
son père, caché dans cette ruine, lui donna à réfléchir.

Le marquis se cachait peut-être lui-même. Peut-être était-il là aussi.

Mario chercha, appela avec précaution, et, s'étant assuré qu'il était
seul, il crut devoir imiter l'exemple qui lui semblait être donné, en
attachant Coquet par la bride à côté de Rosidor, et en se dirigeant à
pied, et sans bruit, vers la nouvelle auberge.

Il longea les buissons et arriva sans être vu, au beau milieu d'une
troupe de cavaliers qui s'installaient dans ce lieu, les uns occupés de
leurs montures, qu'ils faisaient entrer dans la grande écurie en face;
les autres, déjà débarrés de ce coin, restaient en travers du chemin,
échangeant à demi-voix et d'un air de mystère des paroles que Mario ne
comprenait pas.

Il se glissa entre eux sans être aperçu; mais, quand il fut sur le seuil
de la vaste cuisine de l'auberge, éclairé par la lueur du foyer qui se
projetait au dehors, il se sentit prendre au collet par une main rude,
et une grosse voix lui dit en français, mais avec un accent allemand
bien prononcé:

--On ne passe pas!

En même temps, il vit de chaque côté de la porte deux grands hommes
noirs armés jusqu'aux dents, et qui montaient la garde.

Alors lui revinrent en mémoire les paroles de Sanche, et ce que Pilar
lui avait dit du renfort attendu par les bandits.

--Je suis tombé dans le guêpier, se dit-il; mais je suis déguisé, et ils
me prendront pour un petit mendiant. Il faut absolument que je sache si
mon père est là.

Il se mit donc à tendre la main et à quémander, du ton piteux qu'il
avait entendu affecter aux bohémiens, et qu'il avait quelquefois pris
lui-même, en riant sous cape, durant son voyage avec cette honorable
compagnie.

On le lâcha aussitôt, mais en lui ordonnant de s'en aller, et, comme il
ne comprenait pas, on le menaça en faisant mine de le coucher en joue.

Il allait s'éloigner, bien décidé à revenir, lorsqu'une autre voix,
partant de l'auberge, donna un ordre en allemand, et sur-le-champ, au
lieu de le repousser de la porte, on le reprit au collet et on le poussa
dans la cuisine:

Là, sans avoir le temps de se rendre compte de rien, il se trouva en
présence d'un personnage long, sec et brun, en habit militaire, qui lui
dit avec un accent italien:

--Approche, petit, et, si tu as une lettre, donne-la.

--Je n'ai pas de lettre, répondit Mario en regardant l'étranger avec
assurance.

--Alors, une commission verbale? Parle!

--Avant de parler, dit l'enfant avec beaucoup de présence d'esprit, il
faut que je sache à qui je parle.

--Diable! dit l'étranger avec un sourire dédaigneux, nous sommes un
garçon avisé; c'est bien, cela! Voilà le mot de passe: _Saccage et
Macabre!_ Et toi, quel nom t'a-t-on donné?

--La Flèche, répondit Mario à tout hasard.

--Hein! qu'est-ce que cela? dit l'Italien en fronçant le sourcil. Ça ne
rime à rien!

--Attendez! s'écria Mario inspiré par cette réponse, ce n'est pas tout.
N'y a-t-il pas du _pillage_, dans votre mot d'ordre?

--Ça rime mieux, fit l'autre en souriant toujours d'un air lugubre; ce
n'est pas encore tout, petit singe! La mémoire vous fait défaut!

--Peut-être, reprit l'enfant; il y a un second mot, je le sais bien!
N'est-ce pas Sanche?

--Nous y voilà! Or donc tiens-toi là dans un coin et n'en bouge. C'est
moi qui suis le lieutenant Saccage; le capitaine Macabre sera ici dans
un quart d'heure. C'est à lui que tu dois rendre compte de ton message,
dont, quant à moi, je me soucie fort peu. Hé, là-bas, taisons-nous!
cria-t-il aux cavaliers qui allaient et venaient autour de la maison en
causant un peu plus haut qu'il ne fallait apparemment.

Il se fit un grand silence, et celui qui s'intitulait lieutenant
Saccage, s'adressant à Mario, qui avisait au moyen de s'introduire dans
une autre pièce pour chercher son père ou quelqu'un qui pût lui en
donner des nouvelles.

--Mon bel ami, lui dit-il, il est bon que tu saches la consigne, pour ta
gouverne. On renvoie ou l'on arrête quiconque veut entrer céans; on fait
feu sur quiconque veut en sortir. Tu entends ça?

--Mais je n'ai pas de raisons pour vouloir sortir, répondit prudemment
Mario; je cherche s'il y a ici quelque chose à manger; j'ai faim.

--Ça m'est fort égal, mon petit. Nous aussi, nous avons faim, et nous
attendons que le capitaine nous donne l'ordre de manger.

Mario n'avait pas faim. Il était fort inquiet. Il apercevait dans la
pièce du fond, qui était une sorte d'office et de garde-manger,
maîtresse Pignoux et sa servante allant et venant d'un air affairé. Il
lui sembla que madame Pignoux le voyait et qu'elle le reconnaissait, et
même qu'elle parlait à la servante, comme pour l'avertir de se taire sur
cette découverte.

Mais tout cela pouvait bien être une illusion, et Mario guettait le
moment où Saccage aurait le dos tourné pour tâcher d'échanger un mot ou
un regard avec l'hôtesse. Il savait que son père et lui étaient adorés
dans la maison.

Il prit le parti de faire semblant de s'endormir, et bientôt Saccage
sortit pour donner des ordres.

Alors l'enfant s'élança vers madame Pignoux en lui disant:

--C'est moi! ne dites rien! Où est mon père?

--Là-haut! répondit à la hâte madame Pignoux, qui, bien que vieille,
était encore maîtresse femme, ayant bon pied, bon oeil.

Elle montrait à Mario l'escalier de bois qui conduisait à la salle à
manger, dite salle d'honneur de l'auberge du _Geault-Rouge_.

Mais, comme l'enfant y grimpait déjà:

--Point! dit-elle en le retenant; ils ne savent pas qu'il est ici! Ne
bougez, mon jeune maître! Ils le tueraient!

--Qui sont donc ces gens-là?

--Du méchant monde! Savez-vous ce que c'est que des _arêtes_?

--Non!... Attendez!... Vous voulez peut-être dire... des reîtres?

--Oui, c'est ça! Mon valet Jacques, qui a servi, les a bien reconnus.
C'est des bandits qui mettent tout à feu et à sang où ils passent.

--Pourtant, ils ne vous ont pas fait de mal?

--Non; ils veulent manger et boire; après quoi, Dieu sait s'ils ne
brûleront pas la maison, et nous avec! C'est comme ça qu'ils payent leur
dépense!

--Madame Pignoux, il faut que mon père se sauve d'ici! Comment faire?

--Pas possible à présent! Ils gardent les portes de tous les côtés, et
votre papa n'est plus d'âge à sauter par les fenêtres. D'ailleurs, à
quoi bon? La maison est entourée, et ils ne nous laissent pas seulement
aller au poulailler et à la cave sans nous marcher sur les talons.

--Mais, au moins, il faut cacher mon père! Ah! je suis bien sûr, à
présent, que c'est à lui qu'ils en veulent! Où est-il?

--Dans la chambre de mon homme, qui, par bonheur, n'est point céans! Il
a été faire un repas de noces à La Châtre et ne reviendra que demain.
Ils l'ont demandé par son nom!

--Qui? mon père?

--Non, mon homme! Voyez un peu comment il se fait qu'ils le connaissent!
J'ai dit qu'il était malade, et je l'ai dit bien fort, pour que votre
papa l'entendît de là-haut. J'espère qu'il aura eu l'idée de se mettre
dans le lit.

--Et eux, ils n'ont pas eu l'idée de monter?

--Si fait, ils ont regardé la salle d'honneur, et ils ont dit...

--Mais ils reviennent? taisons-nous, dit Mario.

Et il courut reprendre son coin dans la cuisine et son attitude
assoupie.

--Allons, vieille sorcière, dépêchons-nous! s'écria Saccage, qui
rentrait accompagné de deux de ses acolytes; mettez le couvert, et
servez-nous du meilleur. Voici le capitaine Macabre qui arrive. Vous
autres, dit-il à ses soldats, vous ferez observer la consigne: _Silence
et patience!_ Personne ne songera à manger avant que le capitaine soit à
table. Le capitaine s'arrête ici pour faire un bon souper, et n'entend
pas qu'on pille le garde-manger pour ne laisser que les os à lui et à
ses officiers. Souvenez-vous de ceux qui ont été pendus à Linières pour
avoir fait main-basse sur les provisions. Allez!--J'ai parlé français
pour vos oreilles, madame la guenon, ajouta-t-il en s'adressant à
l'hôtesse dès que ses soldats furent sortis; c'est pour que vous sachiez
qu'il ne s'agit point ici de pleurnicher et de pousser des soupirs...
Travaillez bien et mettez la broche. Allons! et, si le rôt brûle par
votre faute, gare à votre vieille carcasse!

--Et comment voulez-vous que je me dépêche, étant à peu près seule pour
tout faire? dit madame Pignoux sans s'émouvoir des injures. Nous ne
sommes ici que deux vieilles femmes. Faites-moi rendre mon valet pour
qu'il mette le couvert; je ne peux pas être en haut et en bas en même
temps, peut-être?

--Ton valet est suspect, la vieille. Il a eu l'air de se sauver en nous
voyant, et il a ensuite essayé de cacher l'avoine. Il a reçu une bonne
volée, et, à présent, il travaille pour nous.

--Eh bien, et ce galopin-là? reprit l'hôtesse, qui parlait tout en
embrochant ses volailles; est-il de votre bande? ne saurait-il m'aider?

--Aide-la, vaurien, dit Saccage à Mario, et travaillons proprement!

Mario se leva avec une nonchalance affectée, en demandant ce qu'il
fallait faire.

--Eh! va-t'en là-haut, avec la servante, s'écria madame Pignoux, et
mettez vivement la nappe!

Mario monta et dit à la servante:

--Mon père? la chambre où il est? Vite!

Elle le conduisit au second étage, et l'enfant gratta légèrement à la
porte, qui était fermée et verrouillée en dedans.

Le marquis reconnut aussitôt cette petite main, qui grattait ainsi tous
les matins à la porte de sa chambre à coucher.

--Oh! Dieu! s'écria-t-il en ouvrant vite, toi ici? Mais ce costume,
qu'est-ce à dire? Avec qui es-tu venu? comment? pourquoi?

--Je n'ai pas le temps de m'expliquer, répondit Mario. Je suis seul; je
veux que tu te sauves d'ici. Fais comme moi, père, déguise-toi!

--Tiens, c'est vrai! dit la servante, voilà les affaires de notre
maître; mettez-vous-les dessus, monsieur le mar...

--Pas de marquis! dit Mario; va-t'en, ma bonne fille; et vous, mon père,
vous serez maître Pignoux.

--Mais pourquoi me montrer? observa le marquis, tout en défaisant
machinalement son pourpoint; je ne saurai pas comme vous, mon fils,
jouer la comédie qu'il faudrait!

--Si fait! si fait, père! Mais, dites-moi, ne connaissez-vous pas un
reître qui s'appelle Macabre? Je vous ai, je crois, entendu dire
quelquefois ce nom-là.

--Macabre? Oui, certes, je connais ce nom-là et l'homme aussi, si c'est
le même qui...

--Y a-t-il longtemps qu'il ne vous a vu?

--Diable! oui! quelque chose comme vingt ou trente ans... peut-être
davantage!

--Eh bien, c'est bon! Montrez-vous sans crainte; faites l'aubergiste, et
nous trouverons moyen de fuir.

--Ce ne sera pas possible, mon enfant, dit le marquis en continuant à se
déshabiller. Nous avons affaire à de rusés compères. Imaginez-vous
qu'ils sont venus sans plus de bruit que si c'eût été une troupe de
mulets marchant au pas et conduits par un seul homme. Je ne me méfiais
pas; l'hôtesse dormait au coin de son feu; moi, j'étais dans la salle,
lisant l'_Astrée_ en attendant l'heure.

--Cachons l'_Astrée_! Les cuisiniers ne lisent pas des livres reliés en
soie, dit Mario en saisissant le volume, que le marquis avait posé
machinalement près de son chapeau, en prenant possession de la chambre
de l'aubergiste.

Et, en même temps, à mesure que le marquis se dépouillait d'une pièce de
son habillement, l'enfant la cachait sous les fagots d'un petit grenier
voisin.

--Mais, toi, mon pauvre enfant, reprenait le marquis agité comme l'on
peut croire, ils ne t'ont donc pas reconnu pour un gentilhomme? Ils ne
t'ont pas fait de mal, mon Dieu?

--Non, non; parlons de toi, mon père. Tu n'as donc pas essayé de sortir
avant qu'ils eussent posé leurs sentinelles?

--Non, sans doute. Je ne me doutais de rien! Ils faisaient si peu de
bruit que j'ai cru à une halte de muletiers, et c'est quand ils ont eu
bloqué la maison qu'ils ont élevé un peu la voix, et que j'ai vu, à
travers la fenêtre, que j'étais pris dans un traquenard par la pire
espèce d'égorgeurs et de larrons que je connaisse. Je me suis tenu
tranquille, pensant qu'ils partiraient bientôt; mais j'ai entendu des
mots italiens que j'ai un peu compris. Ils veulent, je crois, rester ici
jusqu'au jour. Je me suis dit alors que, ne me voyant pas arriver à
Brilbault, où je suis attendu à dix heures, mes gens, inquiets de moi,
viendraient dans la nuit me trouver ici, où ils savent que je devais
m'arrêter. Ce serait le mieux de les attendre. Ces reîtres ne sont
qu'une douzaine; j'ai pu à peu près les compter, et, quand je verrai
arriver notre monde, je saurai bien nous frayer un passage vers eux à
beaux coups d'épée sur ces drôles.

--Mon père, dit Mario, qui regardait à la fenêtre, ils sont vingt-cinq
au moins à cette heure! car en voilà encore une bonne bande qui vient
d'arriver. Nos gens ne pensent pas encore à venir te chercher, et, d'un
moment à l'autre, ces reîtres peuvent fouiller la maison du haut en bas
pour piller.

--Eh bien, mon enfant, me voilà déguisé de pied en cap; reste près de
moi, comme pour soigner l'hôte malade. Si l'on vient, on nous laissera
tranquilles. On ne maltraite et ne rançonne que les gens bien montés et
bien vêtus... Ah! à propos, mon cheval me fera reconnaître. Ils ont dû
le voir!

--Ton cheval est caché, et le mien aussi.

--Vrai? C'est donc le brave valet d'écurie qui aura trouvé moyen... Mais
qu'ont-ils à crier ainsi, les brigands? Les entends-tu?

--- C'est moi qu'ils appellent! Reste-là, mon père; ne t'enferme pas: ce
serait donner des soupçons. Tiens, les voilà qui entrent dans la salle
ici-dessous. J'y vais! écoute tout; les cloisons sont minces; tâche de
comprendre, et sois tout prêt à venir si je t'appelle à mon tour.




LII


Mario descendit comme un chat le petit escalier qui conduisait de la
chambre de l'hôte à la salle d'honneur, et se trouva en présence du
capitaine Macabre, qui, au même instant, faisait pesamment son entrée
par l'escalier venant de la cuisine.

Le lieutenant Saccage était là aussi avec deux ou trois figures non
moins patibulaires.

La mine du personnage qui portait le nom sinistre de Macabre était moins
désagréable au premier abord que celle du lieutenant. Celle-ci était
perfide et froide, avec un rire féroce. Celle de Macabre n'annonçait
qu'une rudesse abrutie, qui essayait de se faire imposante.

Il n'y avait point de place pour le sourire sur cette face hébétée par
la fatigue et par la débauche. Les muscles semblaient racornis et
ossifiés; les yeux, de couleur claire, étaient fixes comme des yeux
d'émail. Les traits accentués rappelaient ceux de Polichinelle, moins
l'expression narquoise et animée. Une grande balafre à la mâchoire avait
paralysé un coin de la bouche et séparait singulièrement la barbe
blanche mélangée de roux qui semblait être plantée de travers et en
partie à rebrousse-poil. Un gros signe velu augmentait la bosse du nez
proéminent. Les doigts étaient hérissés de poils gris jusqu'aux ongles.

L'homme était petit et maigre, mais large d'épaules, et ramassé sur
lui-même comme un sanglier, dont il avait la robe fauve et la tête
plantée bas. Il paraissait fort âgé; mais il annonçait encore une force
herculéenne. Sa voix âpre, toujours tenue au diapason élevé du
commandant militaire dans la bouche d'un sot, résonnait comme un
tonnerre enrhumé et faisait vibrer les verres posés sur la table.

Il était vêtu à la mode des reîtres, en justaucorps et tassettes de
buffle, avec un morion et une cuirasse en fer verni. Une méchante plume
noire tout ébarbée se dressait sur ce casque noir et luisant. Il portait
la forte et large épée allemande, contre laquelle se brisait facilement
la lance brillante de la gendarmerie française; les _pistoles avec
pierre à feu_, premier essai du pistolet à pierre, auquel nos soldats
préféraient encore, à tort, les armes à rouet et à mèche; le court
mousquet et la bandoulière garnie de petits étuis de cuir noir contenant
les charges de poudre et de plomb, complétaient l'armement de campagne
du personnage.

Son escorte particulière, ou, comme on disait encore, _sa lance_, se
composait de deux _carabins estradiots_ (carabiniers, batteurs
d'estrade) et de deux _coutilliers_ cumulant les fonctions de page et de
maréchal-ferrant.

Il avait, en outre, sept soldats bien armés et bien montés en
_chevau-légers_, qui ne le quittaient jamais et qui étaient l'élite de
sa _cornette_ ou troupe de choix. Du moins, c'est ainsi que nous pouvons
traduire, par des équivalents pris dans l'usage de ce temps, les titres
et grades de cette compagnie d'aventuriers étrangers, dont chaque chef
modifiait, selon son pouvoir ou son caprice, l'organisation,
l'équipement et les cadres.

Mario ne s'était pas trompé en évaluant à vingt-cinq hommes la bande
amenée par le capitaine, réunie à celle qui l'avait précédé sous les
ordres de son lieutenant.

--Voilà une sale auberge! cria le capitaine d'un ton dédaigneux, en
frottant les lourdes semelles de ses grosses bottes crottées, sur les
barreaux propres et luisants d'une chaise de noyer. Est-ce là un feu
pour des voyageurs de nuit? Le bois manque-t-il dans cette baraque?

--Hélas! monsieur, dit la servante en jetant une brassée de fagot dans
la cheminée, déjà bien flambante, nous ne pouvons mieux faire: nous
sommes en pays de plaine et le bois est rare.

--Voilà une sotte fille et encore plus laide, s'il est possible, que sa
maîtresse! reprit le gracieux Macabre. Tiens, la belle édentée, voilà
comme on se chauffe, quand le bois est cher!

Et il jeta, dans la vaste cheminée, la chaise sur laquelle il venait de
décrotter ses pieds.

--Or çà, lieutenant, continua-t-il froidement, en s'adressant à Saccage,
vous dites qu'il y a ici un petit loqueteux envoyé par ces...

--Te voilà enfin! répondit Saccage en levant sa botte pour pousser Mario
plus vite vers le respectable capitaine.

Mario esquiva l'outrage en passant lestement sous la botte du reître,
et, arrivant près de l'autre butor, il lui dit avec aplomb:

--C'est moi, et voilà mon message; car j'ai très-bien dit le mot de
passe à votre lieutenant. Vous ne pouvez point rester dans cette
auberge, parce qu'une grande troupe de gens armés s'y doit rendre cette
nuit. Vous ne pouvez point attaquer le château, qui est bien gardé. Il
vous faut retourner d'où vous venez, ou la chose tournera mal pour vous;
c'est Sanche qui vous le dit.

--Ton Sanche n'est qu'une vieille bourrique, répondit le capitaine.

Et, accompagnant chacune de ses paroles d'un blasphème qu'il n'est pas
utile de reproduire pour donner une idée de l'aménité de sa
conversation, il ajouta:

--Je n'ai pas fait cent lieues en pays ennemi pour m'en aller les mains
vides. Va-t'en dire à celui qui t'envoie que le capitaine Macabre
connaît mieux le pays que lui, et se... _soucie_ pas mal de ce qu'on
appelle un château bien gardé! Dis-lui que j'ai quarante cavaliers, car
il y en a encore quinze derrière moi, qui vont arriver sous la conduite
de _mon épouse_, et que quarante reîtres valent une armée. Allons, vite,
détale et va au diable, race de bohême!

--Ne le renvoyez pas, capitaine, dit Saccage, qui paraissait l'homme
judicieux du conseil; rien ne sert de nous aboucher davantage avec ce
fou d'Espagnol et cette racaille d'Égyptiens. Il est fort inutile que ce
beau messager aille leur dire que vous persistez. Ils nous suivraient et
ne feraient que nous embarrasser et pillarder autour de nous. Faites ce
que votre femme vous a dit. Restez ici jusqu'à minuit, et vous arriverez
encore longtemps avant le jour, puisqu'il n'y a guère que deux lieues
d'ici à Briantes. Empêchez donc que ce petit garçon ne sorte. Je vais le
jeter par la fenêtre, si vous voulez, ça l'empêchera de courir.

--Non! pas de sévérités inutiles, brailla en fausset le capitaine. Je
suis devenu un homme doux et humain depuis que j'ai une épouse au coeur
sensible... La maison est-elle gardée comme il faut?

--Une mouche n'y entrerait pas sans ma permission.

--Alors soupons en paix, dès que ma Proserpine sera arrivée... Avez-vous
donné des ordres?

--- Oui; mais, malgré les belles annonces de madame Proserpine sur les
douceurs de ce gîte, nous y ferons, je crains, maigre chère. Le grand
queux dont on vous avait parlé est en son lit, en train de crever, et
l'hôtesse perd la tête. Le valet est un traître que nous devons
surveiller, et la servante est une vieille sotte épeurée qui casse tout
et n'avance à rien.

--C'est que vous leur parlez durement, mon ami! Vous avez toujours
l'injure et la menace à la bouche! Mille tonnerres du diable! mon épouse
vous l'a dit souvent, vous manquez de savoir-vivre. Où est-elle, cette
hôtesse de malheur, que, d'une vingtaine de soufflets, je lui remette le
coeur au ventre?

Et, marchant lourdement jusqu'à l'escalier, il appela madame Pignoux en
la gratifiant des épithètes les plus grossières, apparemment pour donner
à son lieutenant l'exemple de la douceur et de la politesse.

Toute cette conversation était faite en français.

Macabre, Allemand d'origine, était né à Bourges et avait passé sa
jeunesse en Berry. En dehors d'un certain vocabulaire à l'usage de son
commandement, il parlait mal et sans plaisir la langue de ses pères.
L'Italien Saccage écorchait le français avec plus de facilité que
l'allemand. Ils avaient donc peine à se bien entendre quand ils
voulaient se servir de cette langue, et d'ailleurs ils se sentaient
tellement maîtres de la situation qu'ils ne daignaient pas s'observer
devant Mario et devant les gens de la maison. Mario, qui avait beaucoup
risqué en essayant de faire rebrousser chemin aux reîtres, et qui
pouvait être démenti d'un moment à l'autre par quelque envoyé véritable
de Sanche ou de La Flèche, sentit qu'il serait trop audacieux d'insister
pour le moment. Il feignit l'indifférence et la distraction, tout en
arrangeant le couvert, mais sans perdre un mot de ce que disaient les
deux routiers.

Il est bien vrai que Sanche avait promis d'envoyer un exprès à Étalié,
où il avait marqué la dernière étape des reîtres. Mais cet exprès, qui
était un bohémien comme les autres, et qui espérait la prise et le
pillage du château de Briantes sans le secours des Allemands, se garda
bien de faire la commission, et alla marauder dans le bourg abandonné,
en attendant l'heure de l'assaut du manoir par ses camarades.

L'hôtesse, appelée si poliment par Macabre, monta et fit bravement tête.

--De quoi servent les gros mots, capitaine Macabre? dit-elle en mettant
le poing sur sa hanche. Nous nous connaissons de vieille date, et je
sais fort bien que vous payerez votre écot et celui de vos démons de
lansquenets[25] en jurons et casserie. Ce n'est point pour mon plaisir
que je vous reçois, et je n'ignore point que c'est plutôt pour ma ruine.
Mais je suis une femme raisonnable et pas plus sotte qu'une autre. Je
fais donc contre fortune bon coeur et vous sers de mon mieux, afin
d'éviter les mauvais traitements et d'être plus vite débarrassée de vos
visages... Si vous avez un peu de raisonnement vous-même, capitaine,
vous vous direz qu'il ne me faut molester inutilement, mais bien me
laisser faire et vous souvenir que je sais frire et rôtir aussi bien
qu'une autre.

--Et qui es-tu donc, la vieille raisonneuse? dit le capitaine en
essayant de tourner son cou ankylosé dans son hausse-col de fer, pour
regarder madame Pignoux.

--Je suis de mon nom de fille, Marie Mouton, que vous avez eue pour
cantinière durant le siége de Sancerre, à telles enseignes qu'un jour,
je vous fricassai un vieux chapeau dont vous vous léchâtes la barbe.

--C'est possible; je me souviens du chapeau, qui était bon, et non de
toi, qui est laide... Mais, si tu as servi la bonne cause, je te
pardonne ton caquet.

--Et qu'est-ce que vous appelez la bonne cause, à présent? Car vous en
avez changé tant de fois, vous et les vôtres!

--Taisez-vous, ma mie Bonbec. Je ne parle pas religion avec les gens de
votre espèce.

--Sachez, d'ailleurs, dit Saccage en ricanant, que la bonne cause est
toujours celle que nous servons!

--Mais est-ce l'heure de babiller, reprit Macabre, quand ma Proserpine
s'avance et que je vous commande de vous hâter?

--Je ne peux pas aller plus vite, répondit la Pignoux; pourquoi
m'avez-vous fait monter?

--Parce que j'entends que ton mari, que l'on dit être un queux
recommandable, se lève, crevé ou non, et mette la main à la pâte.

--Ça ne se peut point; mon homme est perclus de douleurs et ne cuisine
plus depuis longtemps.

--Vous mentez, ma mie; votre homme est un suppôt du vieux... Suffit! je
sais de vos nouvelles; mon épouse m'a dit...

--De quel vieux voulez-vous parler?

--Je crois que vous me questionnez, valetaille? dit le capitaine avec
une dignité burlesque qu'il affectait de bonne foi.

--Pourquoi non? reprit l'hôtesse. Et votre épouse, comme vous dites, qui
donc est-elle, pour vous avoir si bien renseigné?

--Retenez votre langue, et quand viendra ma déesse, servez-la à genoux,
dit Macabre avec un sourire de fatuité qui fit remonter sa bouche de
guingois jusqu'à son oeil gauche.

Puis, revenant à son idée fixe, qui était de bien manger et de bien
régaler sa _déesse_, il insista pour faire lever l'hôtelier.

--Par l'enfer! dit Saccage en tirant son épée, ça n'est pas difficile;
j'ai toujours ouï dire qu'il fallait larder les côtés malades pour leur
donner du jeu, et je saurai bien dénicher ce prétendu moribond en
quelque trou qu'il se terre! Venez avec moi, les estradiots! et piquez
partout, que ce soit chair ou moellon.

--C'est inutile, dit Mario en se jetant au devant de la rapière
dégaînée, je vais le chercher; je sais où il est maître Pignoux!... Je
le connais, et quand je lui dirai qu'il a l'honneur de recevoir le
capitaine Macabre en personne, il viendra tout de suite.

--Ce petit-là est gentil! dit Macabre en regardant sortir Mario. Il faut
que je le donne à mon épouse pour la servir. Elle me demande tous les
jours un page bien tourné.

--Vous ne ferez rien d'un bohème, dit Saccage. Celui-ci a l'air insolent
et moqueur.

--Vous vous trompez! je le trouve gentil, moi! reprit le capitaine, qui
n'aimait pas à être contredit trop longtemps, et avec qui le lieutenant
avait un peu trop son franc parler depuis quelques jours, pour des
causes que nous saurons bientôt et dont Macabre commençait à se douter.

Le marquis, inquiet de Mario, se tenait dans un petit couloir près de la
salle d'honneur et s'efforçait de tout entendre; mais son oreille ne
saisissait que des bribes de conversation, et Mario, en courant le
chercher, se hâta de le mettre au fait en aussi peu de mots que
possible.

Il n'eut pas le temps, et, d'ailleurs, il n'eut pas la volonté de lui
dire ce qui se passait à Briantes, il sentait que le marquis en avait
bien assez de se tirer d'affaire pour son compte, et qu'il ne fallait
pas le troubler par de trop nombreuses appréhensions.

Les reîtres ignorant, aussi bien que lui, l'attaque précipitée des
bohémiens, il n'y avait pas de risque que le marquis l'apprît d'une
autre bouche que la sienne quand le moment serait venu.

Mais ce moment viendrait-il? La situation présente eût semblé désespérée
à une personne expérimentée, et le marquis, qui n'en savait qu'une
partie, la jugeait très-grave. Mais Mario avait l'heureuse foi de
l'enfance: il ne voyait pas la moitié du danger.

Si nous sortons d'ici, comme j'espère, pensait-il, nous rirons bien, mon
père et moi, de la figure que nous faisons en ce moment!




LIII


En effet, le pauvre marquis travesti en maître-queux, était fort
risible.

Il avait fait les choses en conscience. Il avait ôté sa perruque et
caché son crâne dénudé sous un bonnet de toile goudronnée en forme de
moule à pâtisserie.

Sa figure, ainsi privée de boucles d'ébène et barbouillée de suie,
n'était guère reconnaissable, non plus que ses grandes mains blanches,
convenablement teintées à l'avenant de son visage.

Il avait trouvé moyen de bien dissimuler sa fine chemise sous un sarrau
de campagne, et s'était chaussé de mauvaises pantoufles de feutre; un
tablier gras, brochant sur le tout, dissimulait ses chausses de drap,
qui n'étaient pas très-voyantes; car il s'était habillé fort simplement
pour l'expédition nocturne projetée à Brilbault, et cette circonstance
tournait à bien dans la circonstance nouvelle.

Averti par Mario que Macabre paraissait être un butor bête et vaniteux,
il sentit qu'il devait lui inspirer de la confiance, et, dès les
premiers mots, il reconnut qu'aucune hyperbole ne serait trop rude à lui
faire avaler.

--Illustre et vaillant capitaine, lui dit-il en le saluant jusqu'à
terre, je vous prie d'excuser ma pauvre sotte de femme qui ne m'a pas
fait connaître à quel grand homme de guerre et d'esprit nous avions
affaire. Il est bien vrai que je suis malade de la goutte; mais votre
air avenant et martial ferait revenir un mort, et je me souviens trop
bien d'avoir servi sous vos drapeaux pour ne point vouloir, dussé-je
laisser ma vie au feu de mes fourneaux, vous servir encore selon les
petits talents que le ciel m'a donnés.

--Bon! bon! dit Saccage au capitaine, il n'est rien de tel que de
menacer! À présent, les voilà tous qui veulent avoir servi sous vos
ordres.

--Ça vaut fait, répliqua Macabre, pourvu qu'il me serve bien à cette
heure. Et, après tout, monsieur le lieutenant, il n'est rien
d'impossible que ce vieux homme m'ait connu au temps jadis, dans les
guerres du pays. J'y ai assez donné de ma personne pour qu'un chacun
s'en souvienne. Maître-queux! tu me raconteras tes campagnes au dessert;
car je vois bien, à ton air et à ton pas, que la goutte ne t'a point ôté
l'allure d'un soldat. Tu as une drôle de senteur, ajouta-t-il, frappé du
parfum dont, en dépit de son déguisement, toute la personne du marquis
était imprégnée; c'est comme une senteur de confitures! N'importe! je
gage que tu as été un peu lansquenet?

--Je le fus une année durant, répondit Bois-Doré, qui savait par coeur
toute l'existence aventureuse de maître Pignoux et la damnable jeunesse
de Macabre. Voire! je vous vis bien harceler les huguenots de Bourges
durant le massacre des prisons, en compagnie de ce terrible vigneron que
l'on appelait le Grand Vinaigrier...

--Hein! s'écria l'Italien en regardant son capitaine d'un air moqueur,
quand je vous le disais que vous fûtes grand papiste, mon capitaine!

--Chaque chose a son temps, répliqua Macabre avec un calme
philosophique; mon père, qui lors était capitaine de la grosse tour de
Bourges avec feu M. de Pisseloup, protégea les pauvres parpaillots du
pays tant qu'il put... Moi, je tirai de côté quand il n'y eut pas moyen
de mieux faire. Mais j'ai repris le droit chemin, et j'y suis plus franc
du collier que vous, monsieur l'Italien, qui cachez des reliques sous
votre corselet d'Allemagne.

L'Italien répondit avec aigreur, et Macabre, mécontent de lui voir
élever le ton en présence de ses pages et de ses estradiots, bien qu'ils
entendissent peu le français, lui imposa silence et demanda au marquis
le menu du repas qu'il pouvait lui servir.

Bois-Doré, qui n'avait soulevé l'incident des massacres catholiques que
pour voir dans quelles eaux naviguait désormais le jeune Macabre devenu
vieux, se sentit plus tranquille.

Ce chef de bande ne pouvait agir sous la protection du prince de Condé.
Il eut la liberté d'esprit de parler cuisine en homme qui s'y entendait
bien, et comme, durant son séjour de deux heures dans l'auberge, il
avait, par manière de passe-temps, traité cette grave question avec
madame Pignoux, il savait fort bien le contenu du garde-manger et les
ressources de la cave.

--Nous aurons l'honneur de vous offrir, dit-il, un quartier de sanglier
relevé d'épices, dont vous me direz des nouvelles; un fort buisson
d'écrevisses d'Issoudun, cuites dans la bière...

--Et bien poivrées, j'espère! dit le capitaine. Mon épouse aime les mets
du haut goût.

--On y mettra du piment d'Espagne!

Et, après avoir énuméré tous les plats, le marquis ajouta:

--Mais votre illustre dame ne serait-elle pas sensible à quelques mets
sucrés, après le rôt?

--Diable! oui. J'allais oublier qu'elle m'a recommandé certaine omelette
au musc...

--Votre Seigneurie veut dire peut-être aux pistaches? C'est de mon
invention.

--Ouais! Elle m'a dit que c'était de l'invention du vieux...

--Du vieux? Qui donc ose se vanter d'avoir découvert avant moi
l'omelette au riz et aux pistaches?

--Ma foi, le vieux Bois-Doré, puisqu'il faut nommer ce maître sot en
bonne compagnie!

Bois-Doré se mordit la moustache.

--Qui donc, dit-il, fait l'honneur au marquis de répéter ses
forfanteries de gueule? Madame votre épouse daigne-t-elle le connaître?

--Il paraît! répondit Macabre, et je sais en plus, mon vieux drôle, que
tu es l'humble serviteur de cette triple canaille de faux marquis, ton
maître d'école en cuisinerie; mais je m'en gausse! Tu es gardé à vue, et
tes oreilles me répondent de tes fricots.

Le marquis vit qu'il n'avait d'autre parti à prendre que de dire du mal
de lui-même, et il ne s'y épargna pas, faisant bon marché de sa qualité
et de son caractère, et même en termes assez comiques, mais sans pouvoir
se décider à accoler à son nom maudit et calomnié l'épithète de vieux,
dont se servait contre lui avec orgueil son contemporain Macabre.

Celui-ci insista d'une manière désagréable.

--Ce cacochyme doit être fort cassé, dit-il; car, lorsque je le vis pour
la dernière fois, c'était une longue flamberge, sans barbe au menton, et
je faillis le rompre en deux par mégarde.

--Vrai? dit Bois-Doré se rappelant l'aventure de sa jeunesse racontée
récemment à Adamas; vous lui fîtes l'honneur de vous mesurer avec lui?

--Non, mon brave homme, je ne descendis point jusque-là. Il était à
cheval, portant des munitions de guerre à nos ennemis. Je le pris par
une jambe, et, l'étendant sous mes pieds, je le laissai pour mort et
m'emparai de son chargement.

--Qui était de poudre et de balles? répondit Bois-Doré ne pouvant se
défendre de rire en lui-même des hâbleries de l'homme qu'il avait
renversé d'un coup de pied, et de ce fameux chargement de munitions, qui
ne consistait qu'en jouets d'enfants.

--C'était de bonne prise! répondit le capitaine; mais c'est assez
causer, vieux babillard! Allez en bas tout surveiller.

Bois-Doré, renvoyé à ses fourneaux, fut forcé de quitter Mario, que le
capitaine retint près de lui.

Il échangea, en sortant, un regard avec son fils, un regard plein
d'angoisse, que l'enfant lui renvoya plein de confiance. Il sentait que
Macabre n'était pas mal disposé en sa faveur.

--Çà, petit, dit le capitaine, avance ici à l'ordre, et dis-moi, si tu
peux, qui tu es!

--Je n'en sais, ma foi, rien, mon capitaine, répondit Mario, qui n'avait
pas encore eu le temps d'oublier la manière de parler de la bohème; je
suis enfant volé ou trouvé sur quelque chemin par les estradiots noirs
que l'on nomme égyptiens.

--Que sais-tu faire?

--Trois grandes choses, dit Mario, qui se rappela à propos les belles
maximes de La Flèche: _jeûner_, _veiller_, _courir_; avec ça, on va loin
et l'on se tire de tout.

--Il a de l'esprit, dit Macabre en regardant son lieutenant, qui, pour
lui témoigner sa mauvaise humeur, lui tourna le dos en s'asseyant à
cheval sur sa chaise, la tête et les mains appuyées sur le dossier, les
reins au feu.

Macabre trouva la posture indécente et lui en fit l'observation en
termes cyniques. Saccage se leva sans rien dire et sortit.

Mario observait toutes choses, et la mésintelligence des deux chefs lui
parut de bon augure. Il se promit d'en tirer parti, s'il était possible,
et si l'occasion s'en présentait.

Macabre reprit la conversation avec lui.

--D'où vient, lui dit-il, que je ne t'ai point vu à Brilbault, la nuit
dernière?

Mario ne fut pas longtemps embarrassé de cette question.

--Je n'y étais pas, dit-il; je récoltais des poules aux alentours,
seulement pour les préserver du renard et de la pépie.

--Tu sais voler les poules? Eh bien, c'est un don de nature qui peut
être mis à profit. Mais dis-moi si l'Espagnol a parachevé sa crevaison.

--M. d'Alvimar? demanda Mario, qui commençait à comprendre le récit de
Pilar et à ne plus le regarder comme un rêve.

--Oui, oui, dit Macabre, ce chien de papiste qui m'a fait tourner le
coeur avec ses patenôtres!

--Il est mort ce matin.

--Il a bien fait, l'imbécile! Et Sanche? Celui-là vaut mieux; quoique
bigot, il entend les affaires. Où est-il, à cette heure?

--Il se cache.

--Que n'est-il venu me trouver ici?

--Je vous l'ai dit, il y a du danger ici pour vous, et il le savait.

--Quel danger? Le vieux Pignoux nous trahira?

--Non, le pauvre homme ne sait rien de rien; et que pourrait-il contre
vous?

--Mais qui nous menace?

--Des seigneurs qui vous cherchent à Brilbault en ce moment, et qui,
avec une grosse suite, vont repasser ici pour aller coucher à Briantes.

--Tu les as vus?

--Oui.

--Combien sont-ils de monde?

--Peut-être deux cents cavaliers! dit Mario espérant épouvanter son
homme.

--La mèche est donc éventée? reprit celui-ci un peu ébranlé.

--Il paraîtrait!

Le capitaine parut réfléchir, autant que sa figure de pierre, ou plutôt
de corne, pouvait indiquer une préoccupation morale.

Le coeur de Mario battait sous sa souquenille. Un instant il espéra que
sa ruse allait aboutir et que Macabre se déciderait à rebrousser chemin.
Mais le capitaine se mit à parler allemand avec ses estradiots, qui
sortirent aussitôt, et Macabre reprit sa pose gracieuse, une jambe sur
la tête du landier, l'autre sur la chaise que le lieutenant avait
quittée.

Mario se hasarda à l'interroger.

--Eh bien, mon capitaine, lui dit-il, vous allez reprendre le chemin?...

--De Linières? Non pas, ma foi, mon petit singe! Mes chevaux sont las et
mes gens aussi. Moi, j'ai si mal dormi à Brilbault, la nuit dernière,
que je veux me refaire ici. Malheur à qui viendra m'y déranger!

Ces projets de sommeil firent encore renaître l'espoir chez Mario.

--Si ces gens sont bien las, pensa-t-il, il y aura un moment où nous
pourrons nous échapper.

Il ne comptait pas, comme le marquis, sur l'arrivée de ses amis et de
son monde. Pilar, en les avertissant de la prise de la basse-cour de
Briantes, devait être cause qu'ils y courraient tous à l'instant même,
comptant rencontrer le marquis dans la même direction; car la petite
bohémienne, qui avait l'esprit plus net que son âge ne le comportait, ne
manquerait pas de leur dire que Mario était parti de son côté pour
avertir son père.

Comme il faisait ces réflexions en lui-même, le lieutenant Saccage
rentra, et, s'adressant à Macabre, qui s'assoupissait devant le feu:

--Capitaine, dit-il d'un ton moitié humble, moitié arrogant,
permettez-moi de vous dire que, grâce à votre idée de nous faire marcher
par petites bandes, nous perdons le temps; votre femme et son monde
n'arrivent point, et, si vous restez longtemps à table, comme de
coutume, tout peut échouer. Il s'agirait de ne point banqueter, de
manger vite, de dormir deux heures et d'aller de l'avant sans donner le
temps aux passants de porter devant nous la nouvelle de notre arrivée.

--Supprimez les passants! répondit tranquillement Macabre. N'est-ce
point chose convenue? Vous n'aurez pas grand'besogne, car nous n'avons
pas rencontré un chat depuis Linières, et ce pays est vide comme une
église en 62. Mais ce sont là paroles inutiles. J'entends la voix de ma
Proserpine. Elle arrive! allons au devant d'elle!

En parlant ainsi, Macabre se leva avec effort et descendit à la cuisine.

--Le capitaine vieillit! dit en italien Saccage à un des
maréchaux-ferrants qui étaient restés devant la porte, plantés comme des
statues.

--Non, répondit le reître, il a pris femme, et c'est pire! On ne songe
plus qu'à faire la noce, et on ne sait plus marcher quand il faudrait.

Mario, qui apprenait l'italien avec Lucilio, comprit à peu près ces
paroles, et suivit le lieutenant et les deux reîtres à la cuisine.

Dès qu'il y fut, sans s'occuper du renfort d'arrivants qui encombrait
la porte, il se glissa auprès de Bois-Doré, qui fricassait de son mieux
avec madame Pignoux, se disant que plus tôt l'ennemi serait à table,
plus tôt s'offrirait quelque chance d'évasion.

--Te voilà, mon enfant? dit le marquis à voix basse; ils ne t'ont pas
maltraité?

--Non, non, répondit Mario, nous sommes au mieux, le capitaine et moi.
Laisse-moi t'aider, mon père. Nous pourrons causer pendant qu'ils ne
songent pas à nous.

--Très-bien, mais ne nous regardons pas; vois comme je fais pour parler
à l'hôtesse.--Madame Pignoux, cria-t-il, passez-moi le beurre!

Et il ajouta tout bas:

--Qu'est-ce qui arrive encore sur la porte, ma bonne femme?

--Une dame qui descend de cheval. Ne vous retournez pas, si par hasard
elle vous connaît.

--Petit, de la muscade! reprit le marquis en frappant sur l'épaule de
Mario.

Et il lui dit dans l'oreille:

--Ne te retourne pas non plus.--Madame Pignoux, ajouta-t-il en se
penchant vers l'hôtesse, tâchez de voir sa figure.

--Je ne la reconnais pas, répondit la Pignoux; elle a un tas de cheveux
et de panaches... C'est une forte femme!




LIV


Nos trois personnages étaient placés dans le fond de la cuisine, le long
du fourneau, le dos tourné à la porte et la figure vers une fenêtre du
rez-de-chaussée, devant laquelle ils voyaient passer et repasser au
dehors la silhouette des reîtres montant la garde l'arme au bras.

Il y en avait deux sur chaque face de la maison, luxe inutile, car cette
maison n'avait que deux portes: celle qui donnait sur la route et celle
du garde-manger, qui donnait sur un petit jardin clos de haies.

Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée et du premier étaient solidement
grillées. Il ne fallait donc pas espérer sortir de vive force.

Et pourtant, le marquis soupirait d'impatience.

--Ah! mon fils! disait-il à Mario, pourquoi es-tu ici? Avec ce bon grand
couteau de cuisine, je saurais bien me débarrasser des deux sentinelles
qui se croisent là devant la porte de l'office. Mais avec toi... je
n'oserais, je suis lâche.

--Et, si mon homme était là, ajoutait madame Pignoux, tout vieux qu'il
est, il ferait bien l'affaire des deux autres, avec Jacques! Mais j'ai
bien peur qu'ils ne l'aient tué, mon bon valet!... Ah! Dieu! le voilà!
voyez comme ces démons l'ont arrangé! Il est tout en sang!

Jacques le Bréchaud, ainsi nommé parce qu'il était brèche-dents, était
laid, sournois et rageur, mais courageux et dévoué.

--Ne faites pas attention, dit-il, et donnez-moi un torchon pour que je
m'essuie la figure.

--Mais ils t'ont fendu la tête, mon pauvre ami! dit le marquis en lui
passant son mouchoir à dentelle, qui était resté dans la poche de ses
chausses.

Mario s'empara du mouchoir, qui les eût fait reconnaître pour des
seigneurs, et le jeta dans le fourneau ardent, où il disparut comme une
allumette.

Jacques essuyait son sang et bandait sa blessure avec une serviette.

--Ne vous inquiétez pas, dit-il à madame Pignoux; ils m'ont laissé
revenir ici pour les servir; donnez-moi le tranche-lard, et la nuit ne
se passera pas sans que j'en aie étripé quelques-uns.

--Tu te feras tuer, dit l'hôtesse.

--Ça ne fait rien, répondit Jacques.

--Mais tu nous feras tuer aussi!

--Jacques, dit le marquis, vois cet enfant et ne dis mot. Fais-le sortir
si tu peux, mais sois prudent si tu nous aimes.

Jacques regarda Mario en dessous, et, sans répondre, il alla à plusieurs
reprises dans le garde-manger, comme pour son service, mais en effet
pour examiner les reîtres qui montaient leur garde avec la régularité de
deux automates.

--Ces chiens d'Allemands! dit-il au marquis, ça ne dort pas, ça ne boit
ni ne mange, tant que ça n'a pas tué tout le monde.

--Et ça connaît la discipline! répondit le marquis avec un soupir. Ah!
il ne faut pas se le dissimuler, les reîtres sont de rudes soldats! Si
le bon Henri en avait eu dix mille, il eût été roi dix ans plus tôt!

--Cuisine, mon père, cuisine! dit Mario, le lieutenant te regarde!

--Il peut me regarder, mon fils! je sais manier la queue d'une casserole
aussi bien que maître Pignoux lui-même.

--C'est la vérité, dit l'hôtesse; on jurerait que vous avez étudié!

--J'ai étudié en campagne, madame Pignoux; j'ai fricassé, l'épée au
flanc et le casque en tête, pour mon Henri! Qui m'eût dit que je
fricasserais pour un Macabre et pour sa moitié? Quelque gaupe,
j'imagine!

En ce moment, la voix de madame Proserpine s'éleva au-dessus des
autres, qui l'avaient couverte jusque-là.

--Pouah! comme ça sent le graillon brûlé! criait-elle; c'est une
infection ici! Montons, montons vite! Allons donc, lieutenant,
donnez-moi la main, sacrebleu!

M. de Bois-Doré et son fils se regardèrent et baissèrent aussitôt le nez
sur leurs casseroles.

Cette amazone, qui, après avoir causé et discuté confidentiellement avec
le capitaine et le lieutenant sur le seuil de l'auberge, traversait
maintenant la cuisine en se carrant dans son riche costume de guerrière,
et en agitant, sous son feutre à plumes bariolées, sa volumineuse
crinière d'un blond ardent, cette madame Proserpine, épouse plus ou
moins légitime du capitaine Macabre, c'était l'ancienne gouvernante du
marquis, c'était l'ennemie personnelle de Mario, c'était la Guillette
Carcat de La Châtre, c'était la Bellinde de Briantes.

--Nous sommes perdus, pensa le marquis; elle va nous reconnaître!

--Nous sommes sauvés, pensa Mario; elle ne nous reconnaît pas!

Et, pour mieux se déguiser, il s'enveloppa aussi d'un tablier à pièce
qui lui montait jusqu'au menton, et passa, sur ses joues roses, ses
petites mains frottées de charbon.

Bellinde passa sans se retourner. Mais il n'y avait pas moyen de songer
à la fuite. _Madame_ voulait être servie à l'instant.

L'ex-gouvernante, prude et sucrée, avait subi une rapide métamorphose.
En devenant la compagne d'un vieux routier, elle avait pris les manières
soldatesques et le ton impérieux et violent, qui, en somme, était
l'expression de sa véritable nature, comprimée et fardée depuis
longtemps à Briantes. Sa personne s'était développée avec la même
exubérance. N'étant plus forcée de savourer en secret les liqueurs et
les friandises dérobées, elle s'était livrée avidement à sa gourmandise.
Abondamment pourvue d'argent, de vivres et de boissons par les soins de
Macabre, qui prenait la part du lion dans le pillage, elle noyait chaque
jour, dans la fumée des festins, le remords et le dégoût d'appartenir à
une espèce de monstre.

Le plaisir de ne rien faire que chevaucher et commander était aussi pour
elle une compensation. Les intempéries et les intempérances de sa
nouvelle vie d'aventurière avaient donc altéré ses traits et presque
subitement doublé son embonpoint. Sa figure, naturellement colorée,
avait déjà pris les tons marbrés de la débauche et le violacé de la
pléthore. Fière de sa riche crinière rousse, elle l'étalait sur ses
épaules avec une affectation ridicule, et se couvrait sans discernement
de tous les objets conquis par maître Macabre, en trahison bien plus
souvent qu'en franche guerre.

_Madame_ était donc fort pressée de manger et de boire après une assez
longue chevauchée, et se faisait fête de connaître, enfin, la bonne
cuisine de M. Pignoux, qu'elle avait entendu vanter si souvent à
Briantes.

Peu lui importait que vingt-cinq bons soldats (très-méchants drôles,
d'ailleurs, il ne faudrait pas s'y tromper) attendissent à la porte, le
ventre creux. Le mécontentement que ses façons d'agir leur causaient ne
la préoccupait nullement; elle ne doutait de rien, son amant imbécile
lui ayant donné le grade de lieutenant et le commandement d'une partie
de sa bande, qu'elle associait à ses profits quand elle était de bonne
humeur, et qui, en somme, lui était dévouée par intérêt.

Les quinze nouveaux bandits qu'elle avait amenés, et qui prirent
possession de la cuisine, tandis que les autres étaient relégués à
l'écurie ou commandés pour le guet et la garde montante, se montrèrent
tout d'abord très-pressés de la faire servir; ils comptaient sur ses
restes, et, tandis que les uns dressaient la table en bousculant et
injuriant les valets, les autres talonnaient le _chef_ Bois-Doré, sa
prétendue femme et Mario, le marmiton improvisé, pour qu'ils eussent à
satisfaire la lieutenante au plus vite.
                
 
 
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