George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
Voilà pourquoi il ne fallut plus songer à échanger des observations, ni
à regarder la porte. Il fallait cuisiner, et l'on cuisinait à tour de
bras.

Ce fut une des aventures de la vie du marquis où il se montra à la
hauteur des événements.

Il fit des ragoûts dignes d'un meilleur sort, saupoudra et dressa les
mets, graissa la poêle et fit sauter l'omelette avec des allures d'une
_maestria_ qui finit par imposer le respect à ces mécréants, en dépit de
leur impatience.

Au moment de servir la soupe, le marquis vit Jacques Bréchaud allonger
le bras comme pour saler sur nouveaux frais. Il repoussa machinalement
cet inutile concours; mais l'insistance du brèche-dents l'étonna, et,
lui saisissant la main, il trouva à son sel un aspect singulier.

--Laissez donc faire, dit Jacques, ils aiment ça, la soupe salée!

Et il avait un sourire étrange qui frappa tout à fait le marquis.

--Jacques! lui dit-il tout bas, pas de poison: c'est lâche, et la
lâcheté porte malheur! Dieu seul peut nous sauver. Ne fâchons pas Dieu!

Jacques laissa tomber la mort-aux-rats dont il s'était promis
d'assaisonner la soupe des aimables hôtes du _Geault-Rouge_. L'élan
généreux et romanesque du marquis lui parut inexplicable; mais il en
subit l'ascendant avec une sorte de terreur superstitieuse.

Bois-Doré venait de remettre le potage et tout le premier service aux
pages barbus de madame Proserpine; il respirait un peu; on semblait
disposé à lui laisser un peu plus de liberté.

Mario même allait de temps en temps jusqu'au seuil, et il eût pu fuir en
cet instant, en ayant l'air d'aller chercher du bois sous le hangar;
mais il se garda bien de dire le fait à son père. Celui-ci eût exigé
qu'il en profitât, et, pour rien au monde, l'enfant n'eût voulu se
séparer de lui.

--Si l'on doit tuer mon père, pensait-il, je veux mourir avec lui; mais,
jusqu'à la fin, je garderai l'espoir de le sauver.

Madame Pignoux commençait aussi à espérer. Les hommes de la lieutenante
paraissaient encore plus effrontés, mais un peu moins sinistres que ceux
qui les avaient précédés dans la cuisine.

Ils étaient presque tous Français et jeunes. Ils commandaient avec
autant de cynisme que les autres; mais il y avait dans leurs manières
une sorte de gaieté qui pouvait faire croire à un fonds de bonhomie, ou,
tout au moins, à un moment d'oubli.

Mais un ordre venu du haut de l'escalier tomba comme la foudre sur les
captifs: madame Proserpine mandait maître Pignoux et sa femme en sa
présence.

--J'irai, j'y vais, j'y cours! s'écria l'hôtesse en montant l'escalier.

Et, se présentant à la lieutenante, elle lui demanda respectueusement
ses ordres, en ayant soin de ne pas avoir l'air de la reconnaître, ou de
l'accepter d'emblée pour une personne autrement importante que
l'ex-promeneuse des petits chiens du marquis.

--Mes ordres sont que votre mari comparaisse aussi, répondit la Bellinde
flattée de la soumission de madame Pignoux. Allez le chercher, ma bonne
femme.

--Excusez-moi, dit la Pignoux, mon homme est dans son coup de feu, et
trop enfumé pour se montrer en tablier et en bonnet sales devant une
dame comme vous.

--Te crois-tu donc plus ragoûtante, vieille pendarde? cria le capitaine.
Va, on ne m'en donne point à garder. Je veux voir la figure de ton
bélître de mari, et il n'y a point d'excuse qui serve. Et vous autres,
mes drôles, dit-il aux servants de la Proserpine, d'où vient que, quand
votre lieutenante commande quelque chose, vous vous le faites dire deux
fois? Mort de ma vie! faudra-t-il que j'aille quérir moi-même ce double
traître?

Au même instant, Bois-Doré, à qui déjà l'on avait fait monter de force
l'escalier, fut poussé dans la salle, et si rudement, qu'il faillit
aller tomber aux genoux de la Proserpine.

Le pauvre Mario le suivait, tremblant de crainte pour lui et de colère
contre les méchants reîtres. Si son vieux père fût tombé, l'enfant eût
perdu patience et se fût fait mettre en pièces pour le défendre.

Heureusement pour tous deux, le marquis ne perdit pas la tête et se
résolut à tout braver, remettant son destin au succès de son
déguisement.

Le hasard voulut que Proserpine ne fît nulle attention à ses traits.
Elle connaissait fort bien le véritable Pignoux; elle ne daigna pas
lever les yeux sur lui tout de suite, distraite qu'elle était par les
hommages archi-familiers que lui adressait le lieutenant Saccage,
lequel, placé à côté d'elle, profitait de tous les instants où Macabre
ne les observait pas de trop près.

Le marquis put donc se placer derrière la Proserpine, dans l'attitude
d'un respectueux serviteur qui attend des ordres, et, d'un mouvement
adroit, il fit passer Mario derrière lui.

--Ah! te voilà enfin, gibier d'estrapade! s'écria le capitaine en
frappant du poing sur la table. Ta crainte me vend ta traîtrise, et je
vois clair dans tes mauvais desseins!

Bois-Doré, se croyant dévoilé, faillit envoyer le déguisement au diable
et jouer du couteau de cuisine pour mourir au moins sans insulte; mais
Mario était là, qui glaçait son courage. Incertain du sens des paroles
qui lui étaient adressées, il se garda de répondra et de faire entendre
sa voix aux oreilles de la Proserpine.

Il se contenta de regarder fixement le Macabre d'un air assuré. C'était,
à son insu, la meilleure attitude qu'il pût prendre.

--Voyons, parleras-tu? hurla de nouveau le capitaine, qui paraissait
inquiet et qui se sentait rassuré par son air de candeur. Tu fais le
simple, mauvais drôle! cependant, tu n'ignores point qu'en ne te
présentant pas ici toi-même, et en te faisant tirer l'oreille pour te
rendre à ton devoir, tu as manqué à toutes les règles et à toutes les
bienséances de ton chien de métier.

Bois-Doré, décidé à ne point parler, fit une pantomime équivalant à un
point d'interrogation, avec un mouvement de tête qui signifiait: «De
quoi s'agit-il?»

--As-tu perdu la parole, toi qui bavardais si bien tantôt? reprit le
Macabre; ou ignores-tu, triple sot, que l'hôtelier doit, le premier,
goûter largement aux plats et aux boissons qu'il présente? Penses-tu que
je suis si sûr de toi que je veuille m'exposer au poison?... Allons,
vite, détestable bête, avale-moi ce que tu vois sur cette assiette et
dans ce gobelet, ou, mordieu! je te fais avaler ma rapière.

En même temps, il montrait au marquis une assiette sur laquelle on avait
placé un échantillon de tous les mets servis sur la table, et un gobelet
rempli de vin pris dans tous les pots.

Le marquis fut grandement soulagé de voir de quoi il s'agissait,
d'autant plus que la Proserpine ne le regardait pas au moment où il fut
obligé de se pencher sur la table pour prendre l'assiette et le verre.

La coutume de faire goûter les mets par l'aubergiste était tombée en
désuétude depuis la fin des grandes guerres civiles, du moins dans les
provinces du centre; les voyageurs n'exerçaient plus ce droit, non plus
que les aubergistes ne revendiquaient celui de les désarmer à leur
entrée dans la maison.

Mais Macabre agissait comme en pays conquis, et il n'y avait pas à
discuter avec le droit du plus fort. Le marquis s'exécuta bravement,
avec un sourire de dédain pour l'outrage infligé à sa loyauté. Il avala
en silence le contenu de l'assiette et du verre, tout en lançant à
Jacques Bréchaud un regard qui lui disait éloquemment:

«Jacques, tu vois que la générosité porte bonheur!»

Et Jacques, qui adorait le marquis, se signa en retournant à la
cuisine.




LV


Tout allait bien.

Macabre et ses acolytes, vaincus par le fier regard et le fier silence
du majestueux cuisinier, étaient charmés, d'ailleurs, de pouvoir faire
honneur à ses plats, et peut-être n'eût-il pas été forcé de se montrer
de nouveau; mais une malheureuse distraction de sa part vint tout gâter.

La Proserpine laissa tomber l'éventail de plumes qu'elle portait à sa
ceinture en compagnie d'une daguette et de deux pistolets; et, par une
fatale habitude de galanterie dont il ne s'était jamais départi, même
envers sa gouvernante, le marquis se baissa pour ramasser l'objet, qu'il
présenta avec émotion, s'apercevant trop tard de sa bévue.

Il y eut un moment de surprise et d'incertitude dans les yeux de la
Proserpine, un moment long comme un siècle; enfin, la dame s'écria en
portant la main à ses pistolets:

--Je veux mourir de la grand'mort, si c'est là maître Pignoux!

--Quoi? qu'est-ce à dire? s'écria à son tour le Macabre. Arrive ici,
vieux fricotier, et montre ton sale museau à la compagnie. Par la
mort-diable! s'il y a ici quelque supercherie et qu'un vil gâte-sauce
ait usurpé les fonctions de maître-queux, je prétends faire de son cuir
une écumoire.

Le marquis n'écouta pas les menaces du brigand; il sentit que le moment
de la crise était venu, et poussa Mario hors de la salle, en lui
disant:

--Va donc en bas, toi! ma femme t'appelle!

Puis il se présenta résolûment en face de la Proserpine et la regarda
avec cette suprême dignité que l'homme de coeur est seul capable
d'invoquer contre de lâches adversaires.

Malgré le grotesque accoutrement de son maître, la servante Bellinde ne
put se défendre d'un sentiment de respect et de remords. Elle tenait
dans ses mains la vie de celui qu'elle voulait humilier et piller, mais
non pas faire tourmenter et égorger. Elle hésita encore un instant, et
dit:

--Ma foi, maître Pignoux, je vous reconnais à cette heure! mais par la
mordi! vous êtes bien changé! Vous avez donc fait une grosse maladie?

--Oui, madame, répondit Bois-Doré touché de ce bon mouvement: j'ai eu
beaucoup de fatigue dans ma maison depuis que j'ai été forcé de me
séparer d'une personne qui me servait fort bien.

--Je sais de qui vous parlez, reprit la Bellinde. C'était un trésor que
vous avez méconnu et jeté à la porte comme un chien. Oui, oui, je sais
comment la chose s'est passée. Tout le tort est de votre côté, et, à
présent, vous en êtes aux regrets! Mais il est trop tard, ma foi! elle
ne vous servira plus!

--Elle fera bien de ne plus servir personne, si elle peut s'en
dispenser; mais je me flatte que, en quelque situation qu'elle soit,
elle n'a point oublié ma générosité envers elle. Je la quittai sans
reproche et sans lésinerie, elle pourra vous le dire.

--Il suffit; nous parlerons de ça plus tard. Servez-nous bien, et, pour
ce, retournez à votre ouvrage, mon vieux. Allez!

En sortant, Bois-Doré la vit parler bas à un de ses hommes.

--Nous sommes sauvés! dit-il à Mario dans l'escalier. Elle ne m'a pas
trahi, et elle vient de donner l'ordre de nous laisser sortir!

Et, dans sa candeur, le marquis se dirigeait avec Mario vers la porte de
la cuisine; mais il s'était bien trompé: la Proserpine avait, au
contraire, renouvelé l'ordre du blocus.

Il fallait donc feindre encore et s'occuper de la confection de la
fameuse omelette aux pistaches.

Une heure environ s'écoula sans apporter de changement à cette burlesque
et tragique situation.

On faisait grand bruit dans la salle. Macabre criait, jurait et
chantait. C'était tantôt de la gaieté brutale et tantôt de la colère.

Voici ce qui se passait:

Le lieutenant Saccage était un homme positif et net comme son nom. Il
trouvait absurde que l'on se préparât à un coup de main qui exigeait une
marche rapide et silencieuse, par un souper qu'il savait bien devoir
dégénérer en orgie.

Macabre était un bandit adonné à tous les excès qui étaient le véritable
but de ses courses. Il n'avait pas, comme son lieutenant, les qualités
du spéculateur, et, si je ne craignais de profaner les mots, je dirais
que, dans sa vie d'aventures, il portait une sorte d'ivresse qui en
était la poésie sombre et brutale. Il était aussi bohémien que larron,
mangeant tout et n'étant riche que par crises.

L'autre amassait froidement et plaçait à mesure. Il entendait les
affaires, ne donnait rien au plaisir et s'amassait une fortune. De nos
jours, il eût été un fripon mieux posé: il eût filouté en habit noir et
vécu dans le monde, au lieu de courir les routes et de détrousser les
passants.

Chaque siècle a son trafic, et, dans les guerres civiles du XVIe et
du XVIIe siècle, le brigandage s'était organisé en industrie
régulière et en calculs positifs.

Saccage aspirait à se débarrasser du Macabre. Il n'eût osé l'attaquer de
front; mais il faisait comme M. le Prince avec le roi de France. Il
poussait son maître dans le danger, comptant qu'une arquebusade
l'emporterait et lui ferait la place nette.

Dans cette prévision, il tâchait de plaire à la Proserpine, gardienne de
la caisse et des bijoux, et la dame, tout en ménageant l'époux de
rencontre, ne décourageait pas l'époux en herbe que les hasards de la
guerre pouvaient lui rendre utile à un moment donné.

Ce système de coquetterie commençait à être visible pour Macabre, et il
se sentait partagé entre le besoin de se laisser mener par le nez et
celui d'administrer une solide correction à sa déesse.

Il eût voulu aussi, à chaque instant, casser les brocs sur la tête de
son rival, et cependant il sentait combien l'activité et la constante
lucidité de ce lieutenant lui étaient nécessaires, à lui qui ne pouvait
se résigner à être sobre et à vivre sur le qui-vive.

Si bien que, fatigué de cette alternative de colères et de
réconciliations qui se renouvelait à chaque _repue_, le capitaine prit
le parti de noyer ses soucis dans le vin clairet des coteaux de La
Châtre, et commença, après avoir beaucoup déraisonné, à éprouver
l'invincible besoin de faire un somme, le nez sur son assiette, dans un
reste de pâté.

Alors, seulement, Saccage put parler raison à la Proserpine.

--Vous voyez, ma Bradamante, lui dit-il, que cet ivrogne n'est bon à
rien, et, si vous m'en croyez, nous le laisserons dormir ici tout son
soûl et courrons piller le susdit manoir. Au retour, demain, nous
reprendrons ici ce beau capitaine, qui ne servirait maintenant qu'à
gêner notre expédition.

Proserpine nourrissait une idée toute fraîche éclose, idée hardie et
bizarre, dont elle n'avait garde de faire part au lieutenant.

Elle feignit d'acquiescer à son désir de tout préparer pour le départ.

--Allez faire manger la troupe, répondit-elle; je vais veiller ce
dormeur, et, s'il s'éveille, je le ferai boire pour qu'il reprenne son
somme.

Saccage descendit à l'office, se fit livrer toutes les provisions en
porc salé et conserves de gros gibier, puis passa à l'écurie, où ses
hommes et ceux du capitaine s'étaient installés.

La distribution des vivres et surtout du vin fut faite sous ses yeux
avec une prudente parcimonie; il veilla lui-même à ce que la garde fût
bien montée. Les hommes de Proserpine étaient attablés dans la cuisine
et soupaient joyeusement de la copieuse desserte des officiers.

Pendant ce temps, la lieutenante fit monter le maître-queux, qui la
trouva chauffant ses grosses jambes bottées, dans une attitude
masculine.

Ils étaient seuls, car le capitaine ronflait dans son pâté.

--Asseyez-vous là, marquis, et causons, dit-elle d'un air affable assez
risible. Il faut que vous connaissiez votre situation et la mienne, et
je vous ferai voir bien des choses en peu de mots, car le temps presse.

Le marquis s'assit en silence.

--Il faut vous dire, reprit la dame-brigand, que, lorsque vous me
renvoyâtes incivilement de votre gentilhommière, j'entrai au service de
madame de Gartempe, qui s'en allait dans le pays Messin de Lorraine, où
elle a des biens de conséquence.

--Je le sais, dit le marquis; vous étiez là chez une dame fort
qualifiée, et ce n'était point déroger. Comment se fait-il!...

--Que je l'aie si tôt quittée? Je m'étais mis la dévotion en tête chez
vous, parce qu'on aime à faire le contraire de ce que font les gens qui
nous commandent; et c'est pour cela que, trouvant ma grande dame trop
exigeante pour ma conscience, je me tournai du côté des réformés, ce qui
me servit à me faire chasser par elle, beaucoup plus durement que par
vous, je le confesse!

»Sur ces entrefaites, il arriva au pays Messin un corps d'aventuriers de
tous les pays, qui avaient servi ce brave capitaine que l'on appelle
là-bas le bâtard de Mansfeld, et qui, battus sur l'autre rive du Rhin
par les troupes catholiques de l'empereur cherchaient fortune en Alsace
et en Lorraine.

»On avait grand'peur de ces gens-là, moi tout comme les autres; mais le
hasard me fit rencontrer parmi eux quelqu'un que vous voyez ici, et qui,
ayant sauvé une bonne somme, venait de congédier ses soldats et songeait
à revenir à Bourges pour s'établir et vieillir en paix.

»Il se rappelait si bien le Berry, que la connaissance fut bientôt faite
et qu'il m'offrit son coeur et sa main.

»Je ne sais pourquoi j'hésitai à me lier; mais en ce qui est
très-assuré, mon cher marquis, c'est que votre château sera pris cette
nuit et brûlé demain matin.

--C'est donc là véritablement le but de votre expédition? dit le marquis
affectant un grand calme. Est-ce vous qui avez suggéré cette idée au
capitaine Macabre? Je ne puis croire que vous soyez une personne
vindicative et perverse à ce point.

--L'idée n'est pas venue de moi; mais, sans le vouloir, je l'ai suggérée
à cet animal rapace, pour lui avoir imprudemment parlé de votre trésor.
À peine sut-il le fait, qu'il m'accabla de questions, et moi, sans
savoir où il voulait en venir, je lui donnai assez de détails pour le
convaincre qu'il serait facile de s'en emparer.

»À mes paroles imprudentes se joignirent des lettres que j'eus aussi
l'imprudence de lui montrer. L'une venait de M. Poulain; l'autre de
Sanche. Tous deux me donnaient des nouvelles de M. d'Alvimar; tous deux
me croyaient encore dans ce qu'ils appellent les bons principes, et,
comme il est utile d'avoir des amis partout, je me gardais de leur faire
savoir en quelle compagnie je me trouvais.

»Si bien, mon cher marquis, qu'un beau jour Macabre s'en alla en Alsace
et y retrouva plusieurs de ses anciens reîtres; il en enrôla d'autres
qui ne demandaient qu'à rentrer en campagne, et s'adjoignit le
lieutenant Saccage, qui est un homme habile et infatigable, et, tout
cela fait, il vint à Linières, d'où, avec quelques-uns des siens, il
s'en alla, la nuit dernière, à Brilbault, donnant rendez-vous aux autres
pour cette nuit à l'auberge isolée où nous voici.»

Bois-Doré écoutait avec grande attention, mais en cachant la surprise
et l'inquiétude que lui causaient toutes ces découvertes.

En se rappelant les apparitions de Brilbault, il jeta machinalement les
yeux sur la muraille de la salle où il se trouvait et vit se répéter la
figure à gros nez crochu, à longue moustache et à morion empanaché du
capitaine Macabre.

C'était bien là le profil qu'il avait vu à Brilbault, et nul doute que
le recteur Poulain, qu'il avait cru y reconnaître, ne fût aussi de la
partie. D'ailleurs, le marquis ne venait-il pas d'entendre de la bouche
de Proserpine que d'Alvimar avait survécu au terrible duel de la
Rochaille?

Il s'abstint de toute réflexion, et se contenta d'interroger la dame,
qui le confirma dans toutes ses appréhensions.

D'Alvimar avait vu avec horreur le huguenot Macabre à son lit de mort.

Mais Sanche avait fait serment de se joindre aux reîtres, avec ceux des
bandits bohémiens qui voudraient le suivre, aussitôt que d'Alvimar
aurait rendu le dernier soupir.

--Dès ce matin, ajouta Proserpine, Macabre est retourné à Thevet, où
nous l'attendions, Saccage et moi, avec nos gens, et où nous étions
campés hors la ville sans vouloir effrayer ni maltraiter personne. C'est
ainsi que, grâce à la prudence et à la bonne discipline de nos
aventuriers, nous avons pu faire plus de cent lieues à travers la
France, sans être forcés de livrer bataille. Nous nous faisions passer
pour des volontaires vendus au roi, et nous montrions un faux brevet. De
cette manière, ceux de nos gens qui voudront aller chercher fortune dans
le camp huguenot ou ailleurs pourront gagner le Poitou. Macabre compte
leur donner carrière, sauf à tirer de son côté avec vos dépouilles, s'il
voit nos cavaliers s'aventurer dans de trop mauvaises affaires. Donc,
mon cher marquis, nous voici en mesure de vous ruiner, et, pour votre
malheur, vous êtes venu vous jeter ici dans les mains de gens bien
décidés à vous ôter la vie.

--C'est-à-dire que mon sort est dans les vôtres, répondit le marquis, et
vous me le dites pour me faire comprendre la reconnaissance que je vous
dois. Comptez, Bellinde, qu'elle ne se bornera point à des paroles, et
que, si vous renoncez également à faire marcher sur Briantes, vous y
trouverez plus de profit qu'à partager mes dépouilles avec cette bande
de larrons.

--Pour cela, je vous l'ai dit, marquis, ce n'est pas moi qui dirige;
mais je puis vous aider à vous débarrasser du capitaine, et faire
entendre raison au lieutenant, qui aime mieux l'argent que les coups.

--Donc, c'est ma rançon et celle de mon château que vous voulez. Évaluez
d'abord celle de ma personne, laquelle est, je le confesse, sans
défense, en votre pouvoir. Quant au château...

--Quant au château, vous pensez qu'une fois libre, vous le défendrez!
Aussi ne serez-vous point libre avant que nous en soyons sortis, à moins
que...

--À moins que je ne paye?

--À moins que vous ne signiez, monsieur le marquis! car votre seing est
sacré pour qui, comme votre fidèle Bellinde, connaît l'honneur d'un
gentilhomme tel que vous.

--Que voulez-vous donc que je signe? dit le marquis, facilement résigné
toutes les fois qu'il s'agissait d'argent.

La Proserpine garda un instant le silence. Son visage prit une
expression de malice diabolique, et cependant il s'y peignit, en même
temps, une anxiété singulière, comme si elle eût rougi quelque peu de
ses exigences.

--Allons, allons, lui dit le marquis, parlez et finissons vite, avant
que votre compagnon s'éveille.

--Mon compagnon n'est pas mon époux, vous le savez, monsieur le marquis,
reprit la lieutenante en minaudant. Il est fort laid et fort bête... et,
bien que vous ne soyez pas plus jeune que lui, vous avez encore des
agréments... auxquels je n'ai pas toujours été aussi insensible que je
le paraissais.

--Quelles folies me contez-vous là, ma pauvre Bellinde?... Allons, trêve
de plaisanteries... Concluons!

--Je ne plaisante pas, marquis! J'ai toujours eu la passion d'être une
femme de qualité, et, s'il faut conclure, voici mon unique et dernier
mot: Soyez libre! pas de rançon! Partez, courez défendre votre manoir,
si je ne puis empêcher qu'on l'attaque, et, quel que soit le résultat de
l'affaire, vous tiendrez la parole que vous allez m'écrire de me prendre
pour votre femme légitime et légataire universelle.

--Ma femme, vous! s'écria le marquis en reculant de stupeur; y
songez-vous? ma légatrice! quand Mario...

--Ah! nous y voilà! c'est le beau petit qui est l'achoppement. Mais
soyez tranquille, j'aurai des bontés pour lui, s'il se conduit avec moi
comme il le doit, et, à ma mort, votre bien pourra lui revenir, pourvu
que je sois contente de lui.

--Bellinde, vous êtes folle! dit le marquis en se levant; à moins que
tout ceci ne soit un jeu...

--Ce n'est point un jeu, et, mort de ma vie! dit-elle en se levant
aussi, si vous n'écrivez tout de suite ce que j'exige, j'éveille le
capitaine et je fais monter mes gens!

--Faites-moi donc massacrer, si bon vous semble, répondit Bois-Doré: je
ne me prêterai jamais à votre fantaisie! Mais sachez que je ne me
laisserai point égorger comme un mouton et que...

Le marquis, dégainant son couteau, s'était élancé vers la porte pour
recevoir les assassins, que Bellinde, étranglée de dépit, s'efforçait en
vain d'appeler, lorsque le Macabre se leva tout à coup en trébuchant, et
lança à la tête de son _épouse_ un broc qui l'eût tuée, s'il eût eu la
main plus assurée.

--Détestable carogne! s'écria-t-il en la poursuivant par la chambre; ah!
tu veux épouser ton vieux marquis? Tu me crois sourd peut-être, et tu ne
sais pas que le capitaine Macabre ne dort que d'un oeil et d'une oreille!
Reste-là, toi, marquis! Je ne t'en veux point, car tu as refusé les
offres de cette damnée Putiphar. Reste, dis-je! Aide-moi à attraper la
diablesse! Je lui veux tordre le cou en bonne forme et faire un tambour
de sa peau!

Malgré ces séduisantes invitations, le marquis, laissant les deux amants
aux prises, s'était élancé dans l'escalier, et Mario, effrayé du bruit
qui se faisait dans la salle haute, s'était aussi élancé vers lui. Mais
ils ne purent ni remonter ni descendre.

D'un côté, Proserpine, poursuivie par le Macabre, qui l'assommait à
coups de bâton de chaise, roulait sur eux dans l'escalier, de l'autre,
les reîtres de la lieutenante accouraient pour apaiser cette scène
conjugale.

Ce fut bientôt fait.

La Proserpine, échevelée, se releva et se jeta au milieu d'eux, qui,
sans respect pour le capitaine, le saisirent assez brutalement,
l'emportèrent dans la salle et l'y enfermèrent en se moquant de ses cris
et de ses menaces.

La lieutenante, habituée à ces orages, ne fut pas longtemps non plus à
se remettre.

À peine eut-elle avalé un verre de genièvre de Marche, que lui présenta
un de ses pages, qu'elle chercha d'un oeil d'oiseau de proie sa victime,
réfugiée dans un coin.

--Le cuisinier, le cuisinier! s'écria-t-elle. Amenez devant moi le
cuisinier.




LVI


On amena le marquis et Mario, qui s'attachait à lui avec désespoir.

Bellinde reconnut l'enfant du premier coup d'oeil, et sa figure, blêmie
par la peur, s'empourpra d'une joie féroce.

--Mes amis, s'écria-t-elle, nous tenons le sanglier et le marcassin, et
il s'agit ici d'une belle rançon pour nous, mais pour nous seuls,
entendez-vous? et sans partager avec les Allemands (elle appelait ainsi
les reîtres du capitaine), ni avec M. Saccage et ses Italiens! À nous, à
nous seuls le Bois-Doré et son petit, et vive la France, tudieu! Une
plume, du papier, de l'encre; vite! il faut que le marquis signe sa
rançon! Je connais son avoir et je vous réponds qu'il ne m'en cachera
rien! Mille écus d'or pour chacun de ces braves, entends-tu, marquis? et
pour moi, la parole que je t'ai demandée.

--Pour toi, méchante femme, toute ma fortune, s'écria le marquis, pourvu
que mon fils ait la vie sauve. Donnez, donnez la plume!

--Non pas, reprit la Proserpine. Ce n'est pas seulement ton bien que je
veux, c'est ton nom, et tu vas signer la promesse de mariage.

Le marquis n'eut pas cru que cette diablesse oserait déclarer ses
prétentions devant témoins.

Mais, bien loin d'en être scandalisés, les reîtres applaudirent comme à
un très-bon tour, et le sang monta au visage de Bois-Doré, révolté du
rôle abject et ridicule qui lui était assigné.

--Vous en demandez trop, madame, dit-il en levant les épaules; prenez
mon or et mes terres, mais mon honneur...

--C'est ton dernier mot, vieux fou? Alors, ici, camarades! une corde, et
donnez-moi l'estrapade à ce marmot!

En parlant ainsi, l'odieuse fille montrait un grand croc de fer planté à
la voûte de la cuisine et qui servait à suspendre les poids du
tournebroche.

En un clin d'oeil, on se saisit de Mario, qui cria au marquis:

--Refuse! refuse, mon père! je supporterai tout!

Mais le marquis était incapable de supporter, une seconde, la pensée de
voir torturer son enfant.

--Donnez-moi la plume, cria-t-il, je consens! je signe tout ce que vous
voudrez!

--Donnons-lui toujours un ou deux sauts d'estrapade, dit l'un des
bandits en commençant à attacher Mario; ça rendra l'écriture du vieux
plus coulante.

--Oui, faites! répondit la Proserpine. Ce méchant enfant a bien
mérité...

Le marquis devint furieux; mais il s'apaisa aussitôt en regardant son
pauvre enfant, qui pâlissait de terreur, malgré son courage.

Il n'y avait pas à faire résistance. Mario était tenu en joue.

Bois-Doré tomba aux pieds de la Proserpine.

--Ne faites pas souffrir mon enfant! s'écria-t-il; je cède, je me
soumets, je vous épouse; que voulez-vous donc de plus que ma parole?

--Je veux ton seing et ton scel, répondit la Proserpine.

Le marquis prit la plume d'une main tremblante, et, sous la dictée de
cette furie, il écrivit:

«Moi, Sylvain-Jean-Pierre-Louis Bouron du Noyer, marquis de Bois-Doré,
je promets et jure à demoiselle Guillette Carcat, dite Bellinde et dite
Proserpine...»

En ce moment, une effroyable rumeur se fit entendre, et les reîtres de
Proserpine s'élancèrent vers la porte.

C'étaient les Allemands du capitaine qui, appelés par lui de la fenêtre,
accouraient pour le délivrer. La garde était montée par les Italiens de
Saccage, qui avaient ordre de ne laisser entrer ni sortir personne.

Ces trois corps étant toujours en querelle comme leurs chefs, ceux-ci
les maintenaient en les séparant. Mais, cette fois, ce fut impossible;
Saccage, que les cris de Macabre avaient attiré aussi, et qui pensait
que la Proserpine voulait en finir avec son tyran, s'efforçait
d'empêcher que les Allemands ne lui portassent secours. Quant aux
Français de la lieutenante, ils ne voulaient ni des uns ni des autres,
et ils commencèrent tous à se colleter, sans faire encore usage de leurs
armes, mais en s'injuriant avec fureur et se gourmant des pieds et des
poings.

Ce vacarme était accompagné au bris des meubles dans la salle haute, où
Macabre se débattait comme un diable pour se délivrer, et des cris aigus
de la Proserpine, qui encourageait ses gens et commençait à craindre
pour sa vie, s'ils avaient le dessous.

On pense bien que le marquis n'attendit pas l'issue de la lutte pour
songer à la fuite. Il ne fit qu'un saut vers son fils pour le délier;
mais la corde était si artistement nouée, que dans son trouble, il ne
pouvait parvenir à la défaire.

--Coupez! coupez! disait madame Pignoux.

Mais la main du vieillard était agitée d'un mouvement convulsif. Il
craignait de blesser l'enfant avec le couteau.

--Laissez-moi donc faire! dit Mario en les repoussant.

Et, avec adresse et sang-froid, il défit le noeud.

Le marquis le prit dans ses bras et suivit l'hôtesse et sa servante,
qu'il vit courir vers l'office.

En s'élançant au dehors, il faillit tomber sur le seuil: un corps était
étendu en travers; c'était celui du Bréchaud. Il était mort; mais près
de lui gisaient deux reîtres, l'un transpercé d'une broche à rôtir,
l'autre à moitié décapité par le tranche-lard. Jacques s'était vengé, et
il avait dégagé le passage. Sa laide mais énergique figure avait une
expression effrayante: elle semblait contractée par un rire de triomphe,
et montrait ses crocs espacés comme si elle eût voulu mordre.

Le marquis vit rapidement qu'il n'y avait plus rien à faire pour le
pauvre brèche-dents. Il tenait Mario serré contre sa poitrine et courait
comme il pouvait.

--Mets-moi à terre, lui disait l'enfant, nous courrons mieux. Je t'en
prie, mets-moi à terre!

Mais la marquis croyait entendre armer derrière lui les terribles
pistolets à pierre, et il voulait faire de son corps un rempart à son
fils.

Il se décida à le laisser courir aussi quand il se vit hors de portée;
et tous deux se hâtèrent vers le taillis où se cachait le toit
demi-écroulé de l'ancienne hôtellerie.

Chemin faisant, ils virent courir aussi madame Pignoux et sa servante.
Ces deux vieilles leur firent peine. Mais les appeler, c'était les
perdre et se perdre avec elles. Elles coupèrent à travers champs, se
dirigeant vers quelque cachette apparemment connue d'elles comme un bon
refuge.

Les beaux messieurs de Bois-Doré sautèrent sur leurs chevaux et se
gardèrent bien de descendre le Terrier par la route. Ils enfilèrent un
de ces chemins étroits et bordés de hauts buissons de prunelliers qui
serpentent entre les enclos.

La bataille des reîtres pouvait cesser brusquement. Ils étaient bien
montés et capables de serrer de près leur proie; mais le galop léger de
Rosidor et de Coquet faisait peu de bruit sur la terre détrempée, et le
chemin qu'ils suivaient se croisant avec les autres, les poursuivants
devaient se séparer en plusieurs groupes pour chercher à les atteindre.

Il s'agissait avant tout, de gagner du terrain; aussi les Bois-Doré ne
songèrent-ils d'abord qu'à dérouter l'ennemi en s'enfonçant au hasard
dans ce dédale de traînes boueuses qui s'encaissaient de plus en plus, à
mesure qu'elles touchaient au fond de la vallée.

Au bout de dix minutes de triple galop, le marquis arrêta son cheval et
celui de Mario.

--Halte! lui dit-il, et ouvre ta fine oreille. Sommes-nous poursuivis?

Mario écouta, mais le bruit des naseaux de son cheval essoufflé
l'empêchait de bien entendre.

Il sauta à terre, s'éloigna de quelques pas et revint.

--Je n'entends rien, dit-il.

--Tant pis! répondit le marquis; ils ont fini de se battre, et ils
doivent penser à nous. Vite à cheval, mon enfant, et courons encore. Il
faut gagner Brilbault, où sont nos amis et notre monde.

--Non, mon père, non, reprit Mario, qui était déjà en selle. Il n'y a
plus personne à cette heure à Brilbault. C'est à Briantes qu'il faut
courir par la traverse. Oh! je vous en prie, mon père, n'hésitez pas et
ne doutez pas que je n'aie raison. Je suis bien assuré de ce que je vous
dis.

Bois-Doré céda sans comprendre. Ce n'était pas le moment de discuter.

Ils gagnèrent en droite ligne le hameau de Lacs, à travers la grande
plaine fromentale qui, appartenant tout entière à la seigneurie de
Montlevy, n'était pas, à cette époque, divisée en plusieurs lots garnis
de haies.

C'était marcher à la grâce de Dieu, en pays découvert et sans pouvoir
aller vite; car, en beaucoup d'endroits, les chevaux entraient jusqu'aux
genoux dans la terre labourée.

Nos fugitifs firent cependant la moitié du trajet sans entendre aucune
bande de cavaliers sur le chemin, qu'ils suivaient à peu près
parallèlement, à une distance de deux ou trois portées d'arquebuse.

C'était, dans la pensée du marquis, un assez mauvais signe. La querelle
des reîtres n'avait pas dû se prolonger jusque-là. Du moment que les
Allemands auraient vérifié que Macabre n'était pas assassiné, mais
seulement enfermé pour cause d'ivresse, tout devait s'apaiser, et la
Proserpine n'était pas femme à oublier les captifs, dont elle espérait
tout au moins une bonne rançon.

--Si l'on ne descend pas sur nous par la route frayée, pensait le
marquis, c'est que l'on nous a vus traverser la plaine, c'est que l'on
nous attend aux abords de la taille de Veille, par les chemins creux que
la Bellinde peut fort bien connaître. Peut-être ces coquins sont-ils
plus près de nous que nous ne pensons; car le brouillard s'épaissit, et
je commence à ne plus savoir si ces ombres que je vois là-bas sont des
têteaux de chêne ou des cavaliers au repos qui nous attendent.

Il arrêta encore Mario pour lui faire part de ses appréhensions.

Mario regarda les arbres, et dit:

--Marchons! marchons! il n'y a point là de cavaliers.

Les fugitifs reprirent leur course. Mais, comme ils passaient le long de
la taille qui, à cette époque, s'étendait jusqu'à la métairie d'Aubiers,
ils se trouvèrent subitement pressés par un groupe de cavaliers qui
débouchaient à leur droite et qui leur criaient: «Halte!» d'une voix
retentissante.

C'étaient bien des voix françaises, mais les aventuriers de la Bellinde
étaient Français.

Le marquis hésita un instant. Ces gens, encore couverts par l'obscurité
du bois, n'étaient pas faciles à reconnaître, tandis que les Bois-Doré
étaient assez loin de la lisière pour ne devoir pas échapper à leurs
regards.

--Marchons toujours! lui dit Mario. Si ce ne sont point des ennemis,
nous le verrons bien!

--Vive Dieu! répondit le marquis, ce sont les reîtres, car ils nous
suivent! Courons, courons, mon cher enfant.

Et il pensa en lui-même:

--Que Dieu donne des jambes à mes pauvres chevaux!

Mais les chevaux avaient trop couru dans la terre grasse pour n'avoir
pas perdu leur première ardeur, et ceux qui les poursuivaient le
serrèrent bientôt de si près, qu'à tout moment le marquis croyait
entendre siffler les balles à ses oreilles. Il perdait du temps à
vouloir, en dépit de Mario, se tenir derrière lui pour recevoir la
première décharge.

Un cavalier mieux monté que les autres l'atteignit presque et lui cria:

--T'arrêteras-tu, larron, et faudra-t-il que je te tue?

--Dieu soit loué, c'est Guillaume! s'écria Mario; je reconnais sa voix!

Ils tournèrent bride, et ne furent pas peu surpris de voir Guillaume
s'élancer sur eux et faire mine de jeter le marquis à bas de son cheval.

--Hé! mon cousin! dit Bois-Doré, ne me reconnaissez-vous point?

--- Ah! qui diable vous reconnaîtrait dans cet équipage? répondit
Guillaume. Qu'est-ce que vous avez donc là de blanc sur la tête, mon
cousin, et quelle sorte de jupon portez-vous flottant sur la cuisse? Je
voulais avoir de vos nouvelles; puis, vous voyant de près, je croyais
bien reconnaître votre cheval et celui de Mario. Mais je m'imaginais
voir en vous des voleurs qui emmenaient vos montures, peut-être après
vous avoir assassinés! Est-ce donc là Mario? Vraiment, vous êtes
accoutrés d'une étrange façon tous les deux!

--Il est vrai, dit le marquis en se rappelant son tablier de cuisine et
son bonnet de toile, dont il n'avait encore eu ni le loisir ni la pensée
de se débarrasser; je ne suis point équipé en homme de guerre, et vous
m'obligerez, mon cousin, de me faire donner un chapeau et des armes, car
je n'ai au flanc qu'un couteau de cuisine, et nous pouvons avoir
bataille d'un moment à l'autre.

--Tenez, tenez, dit Guillaume en lui passant son propre chapeau et les
armes de son meilleur domestique, faites vite, et ne nous arrêtons
point; car il paraît que votre château est en danger.

Bois-Doré crut que Guillaume était mal renseigné.

--Point! dit-il; les reîtres étaient encore à Étalié, il y a une
demi-heure.

--Les reîtres à Étalié? s'écria Guillaume. En ce cas, nous ne risquons
rien de courir, si nous ne voulons être pris entre deux feux!

Il n'y avait pas d'explications à échanger; on reprit, en grande hâte,
la plaine jusqu'à Briantes.

Le long du chemin, la troupe de Guillaume se grossissait des gens de
Bois-Doré, lesquels, après de vaines recherches à Brilbault, avaient
reçu les avis de la petite bohémienne, et revenaient à tout hasard,
n'ajoutant pas beaucoup de foi à son message, et pensant que c'était
quelque ruse de ses camarades pour dérouter les investigations.

Ils ne s'étaient décidés que parce que Pilar leur avait dit que leur
maître était averti et allait revenir sur ses pas; ne l'ayant pas vu au
rendez-vous général de Brilbault, ils avaient pensé que, vrai ou faux,
l'avis avait été donné au marquis, et qu'il était inutile de l'aller
chercher à Étalié.




LVII


M. Robin n'avait pas cru un mot du récit de Pilar. Il s'était néanmoins
mis en route, avec son escorte, mais sans se presser beaucoup, et on
pouvait craindre qu'il n'eût rencontré les reîtres, car on arriva en vue
de Briantes sans qu'il eût rejoint.

On s'inquiétait aussi de maître Jovelin, qui était parti le premier de
Brilbault avec cinq ou six hommes de Briantes, et que l'on s'étonnait de
ne pas rattraper, bien que l'on marchât très-vite: si vite, que ces
réflexions furent faites par chacun sans que l'on prît le temps de se
les communiquer.

J'ai lu, dans bien des romans, de longues conversations entre les
personnages, pendant que les chevaux fendent le vent et dévorent
l'espace; mais je n'ai jamais vu, dans la réalité, que la chose fût
possible.

Bien qu'il ne fût guère qu'une heure du matin, on vit clair comme en
plein jour en traversant le village. Les bâtiments de la ferme du
château étaient la proie des flammes.

À cette vue, personne ne douta plus, et l'on s'élança à l'assaut de
l'huis, qui était fermé et défendu par Sanche et quelques bohémiens
rassemblés par lui à la hâte, dès qu'il avait entendu le galop des
arrivants.

--Que faisons-nous là, mon cousin? dit Guillaume au marquis. Nos gens
s'emportent par trop de courage et n'attendent le commandement de
personne. Nous allons y perdre nos meilleurs valets, peut-être sans
profit! Avisons à faire de l'ouvrage qui serve.

--Oui, certes, répondit Bois-Doré, occupez-vous de les retenir. Ce n'est
pas un moment de plus ou de moins qui empêchera ma grange de brûler;
j'aime mieux la vie de ces bons chrétiens que toute ma récolte.
Rappelez-les, et les apaisez! Je me veux d'abord occuper de cet enfant
qui m'inquiète.

En parlant ainsi, le marquis emmenait Mario un peu à l'écart.

--Mon fils, lui dit-il, donnez-moi votre parole de gentilhomme de ne
point avancer que je ne vous appelle.

--Eh quoi! mon père, s'écria Mario consterné, vous me parlez comme
faisait tantôt Aristandre, et vous me traitez comme un tout petit
enfant! Sont-ce là les leçons d'honneur et de vaillance que vous me
donnez aujourd'hui, vous qui...?

--Silence, monsieur! obéissez! dit le marquis parlant pour la première
fois avec autorité à son bien-aimé. Vous n'êtes point encore en âge de
vous battre, et je vous le défends!

De grosses larmes vinrent aux yeux de l'enfant. Le marquis détourna les
siens pour ne pas les voir, et, laissant Mario au milieu d'une petite
réserve de ses bons serviteurs, il courut rejoindre Guillaume d'Ars, qui
avait réussi à ramener l'ordre et l'obéissance dans sa troupe.

--Il est très-inutile, lui dit le marquis, d'essayer de forcer l'huis:
avec deux hommes, il peut être défendu une heure, à moins que nous ne
voulions sacrifier une vingtaine des nôtres. Ah! mon cousin, c'est fort
bien fait de fortifier ses _entrances_, mais c'est fort mal commode
lorsqu'il s'agit de rentrer chez soi. En cet endroit, le fossé a quinze
pieds de profondeur, et vous voyez que les talus ne permettraient pas
aux nageurs d'aborder sans être foudroyés par le moucharabi. Savez-vous
ce qu'il faut faire? Regardez! La grange est écroulée. Eh bien, elle a
dû tomber dans le fossé et le combler en partie. C'est par là qu'il faut
entrer. J'y vais avec mon monde. Restez ici comme si vous cherchiez des
planches et des engins pour remplacer le pont levé, et ce, pour tromper
l'ennemi, que vous empêcherez de fuir quand nous tomberons sur lui. Nous
autres, mes amis, dit-il à ses gens, nous filerons sans bruit derrière
le mur, dont l'ombre nous cachera, malgré le grand feu qui consume nos
gerbes.

Le plan du marquis était fort sage, et ce qu'il prévoyait avait eu lieu.
Le fossé était comblé en partie et le mur écroulé par la chute de la
grange. Mais il fallait passer sur les décombres en feu et à travers des
vagues de flamme et de fumée. Les chevaux, effrayés, reculèrent.

--À pied, mes amis, à pied! cria le marquis en s'avançant au galop dans
cet enfer.

Le seul Rosidor s'y jeta avec intrépidité, franchit tous les obstacles
avec une adresse miraculeuse, et, sans s'inquiéter d'y griller sa belle
crinière et les rubans dont elle était tressée, il porta vaillamment son
maître au milieu de l'enceinte.

Le marquis ne risquait rien pour sa riche chevelure. Elle était restée
sous les fagots, à l'auberge du _Geault-Rouge_.

Ses valets, déjà fort animés par le désir de retrouver et de délivrer ou
de venger leurs familles, furent électrisés par le courage de leur
maître, et plusieurs le suivirent d'assez près pour l'empêcher de
tomber aux mains de l'ennemi.

Mais, au moment où le gros de la troupe s'engageait dans les décombres
embrasés, un cri d'alarme, poussé par un des paysans qui la composaient,
arrêta tous les autres et les fit reculer avec terreur.

Le grand pignon, encore debout, de la grange, subissant l'action d'une
chaleur intense, venait de craquer et, se courbant, menaçait d'écraser
quiconque essaierait de passer. Une seconde d'attente, et on allait le
voir tomber; alors on passerait, quelque difficile que fût l'escalade.
Voilà ce que chacun pensa, et tout le monde attendit. Mais les secondes,
les minutes même se succédaient, et le pignon ne tombait pas. Or, ces
secondes et ces minutes-là étaient des siècles, dans la situation où se
trouvait, en cet instant, le marquis.

Seul avec une dizaine des siens, il tenait tête à toute la bande des
bohémiens, encore composée d'une trentaine de combattants.

Quatre heures s'étaient écoulées depuis l'évasion de Mario sous la
sarrasine, et, depuis ces quatre heures, les bandits n'avaient pas songé
seulement à se repaître.

À la première ivresse de leur victoire et à la première satisfaction de
leur appétit avait bientôt succédé l'espoir opiniâtre de s'emparer du
château. Ils avaient essayé tous les moyens de s'y introduire par
surprise. Plusieurs y avaient péri, grâce à la vigilance d'Adamas et
d'Aristandre, secondés par la présence d'esprit, les bons conseils et
l'activité de Lauriane et de la Morisque. Voyant leurs efforts inutiles,
ils avaient mis le feu à la grange, dans l'espérance d'engager les
assiégés à faire une sortie pour sauver les bâtiments et les récoltes.
Ce ne fut pas sans y dépenser des trésors d'éloquence que le sage
Adamas réussit à retenir Aristandre, qui voulait se jeter dans le piége
tête baissée. Il avait même fallu que Lauriane employât son autorité, et
lui démontrât que, s'il succombait dans son entreprise, tous les
malheureux renfermés dans le château, à commencer par elle, étaient
perdus sans retour.

Depuis une heure que la grange brûlait, Aristandre, exaspéré, avait
épuisé tous les jurements et toutes les imprécations de son vocabulaire.
Condamné au repos, il rongeait son frein et maudissait même Adamas et
Lauriane, et Mercédès par-dessus le marché, et Clindor, qui prêchait
aussi la patience, enfin tous ceux qui l'empêchaient d'agir, lorsque
Adamas, grimpé au faîte de la tour-escalier, lui cria de la lanterne:

--Monsieur est là! monsieur est là! Je ne le vois pas; mais il est là,
j'en réponds! car on se cogne, et je suis sûr d'avoir reconnu sa voix
par-dessus toutes les autres.

--Oui! oui! s'écria Mercédès d'une des fenêtres du préau; Mario est là,
car le petit chien Fleurial est comme un fou; il l'a senti. Voyez! Je ne
peux pas le tenir!

--Aristandre! s'écria Lauriane, sortez! Sortons tous, il est temps!

Aristandre était déjà sorti. Sans s'inquiéter d'être suivi ou non, il
s'élançait aux côtés du marquis et le débarrassait de La Flèche, qui,
souple comme un serpent, avait sauté en croupe derrière lui et
l'étouffait dans ses bras maigres et nerveux, sans réussir toutefois à
le désarçonner.

Aristandre saisit le bohémien par une jambe, au risque d'entraîner le
marquis avec lui; il le jeta à terre, le foula sous ses pieds, en ayant
bien soin de lui enfoncer les côtes; puis, le laissant là, évanoui ou
mort, il se jeta sur les autres.

Les domestiques du château étaient sortis aussi, même Clindor, et même
le pauvre petit Fleurial, qui avait échappé aux bras de la Morisque
éperdue, et qui se jeta dans les jambes du marquis, bien empêché de s'en
apercevoir, puis, enfin, disparut dans le tumulte pour aller chercher
Mario.

Lauriane, armé et exaltée, voulait sortir aussi.

--Au nom du ciel, dit Adamas en se jetant au devant d'elle, ne faites
pas cela! si monsieur voit sa chère fille dans le danger, il en perdra
l'esprit, et vous serez cause qu'il se fera tuer. Et d'ailleurs, voyez,
madame! me voilà seul pour fermer la porte, ce qui peut sauver les
nôtres. Sait-on ce qui peut arriver? Rester pour m'aider au besoin!

--Mais la Morisque est sortie! s'écria Lauriane. Vois, Adamas, vois!
cette brave fille cherche Mario. Elle suit le petit chien! Mon Dieu! mon
Dieu! Mercédès, revenez! vous allez vous faire tuer!

Mercédès n'entendait rien au milieu de la bataille. D'ailleurs, elle
n'eût rien voulu entendre: elle ne songeait qu'à son enfant. Elle
traversait littéralement le fer et le feu; elle eût traversé le granit.

Le marquis et Aristandre, vaillamment secondés, furent bientôt maîtres
du terrain, et commencèrent à refouler les bandits, partie du côté des
ruines de la grange, partie du côté de l'huis. Ceux qui passèrent sous
le grand pignon, sans s'inquiéter de sa chute imminente, furent reçus à
coups de pique et de pieu par les vassaux de Bois-Doré, qui avaient
commencé à franchir ce passage redouté.

On en tua et l'on en prit plusieurs. Les autres rebroussèrent chemin,
et, longeant les murailles, toute la bande, qui ne comptait plus qu'une
vingtaine d'hommes valides, se trouva engouffrée sous la voûte de
l'huis.

--Éteignez le feu! cria Bois-Doré, qui voyait l'incendie gagner les
autres bâtiments de la ferme, et laissez-nous achever la _vau-de-route_
de cette canaille!

En parlant ainsi, il s'adressait aux paysans et aux femmes et enfants
qui s'étaient décidés à sortir du château, et il courait avec ses
domestiques à la voûte de l'huis, où un étrange conflit venait de
s'engager entre les bandits en fuite et Sanche, resté seul gardien de la
sortie.

Sanche avait une seule idée, une idée implacable. Il avait vu Mario hors
de portée, placé par le marquis derrière une maison du bourg avec une
escorte. L'enfant était bien abrité et bien gardé. Mais il était
impossible qu'à un moment donné, il ne sortît pas de cette retraite et
ne s'engageât pas à la portée de l'arquebuse.

Sanche était là en arrêt, le canon de son arme appuyé sur un créneau du
moucharabi, le corps bien caché, l'oeil fixé sur le coin du mur d'où sa
proie devait sortir tôt ou tard. Le sombre Espagnol avait pour lui le
formidable avantage qu'aucune préoccupation pour sa propre vie ne le
détournait de son but. Il n'avait en tête aucun souci du lendemain, ni
même de l'heure qui s'écoulait, grosse de périls. Il ne demandait au
ciel qu'une minute pour savourer et accomplir sa vengeance.
                
 
 
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