George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
Aussi, lorsque les bohémiens en déroute vinrent se heurter en hurlant,
l'épée dans les reins, contre les pieux massifs de la sarrasine, Sanche
ne bougea non plus que les pierres de la voûte. Ce fut en vain que des
voix furieuses et désespérées lui crièrent:

--Le pont! La herse! Le pont!

Il fut sourd; que lui importaient ses complices!

Les bohémiens furent forcés de s'élancer dans la manoeuvre pour essayer
de se délivrer. Leurs femmes et leurs enfants poussaient des cris
lamentables.

C'était la contre-partie de la scène de terreur et de confusion qui
avait eu lieu en ce même endroit, quelques heures auparavant, parmi les
vassaux éperdus de la seigneurie.

Bois-Doré, toujours à cheval et entouré des siens, tenait désormais en
cage tous les débris de cette horde d'assassins et de voleurs. Leurs
femmes, devenues furieuses pour défendre leurs enfants, se retournaient
contre lui avec la rage du désespoir.

--Rendez-vous! rendez-vous tous! s'écria le marquis pris de pitié; je
fais grâce à cause des enfants!

Mais personne ne se rendait: ces malheureux ne croyaient pas à la
générosité du vainqueur; ils ne comprenaient pas la bonté,--chose rare
chez les seigneurs de cette époque, il faut en convenir.

Le marquis fut forcé d'arrêter ses gens pour empêcher, comme il l'a dit
depuis, un _massacre des innocents_, si tant est qu'il y eût des
innocents parmi ces petits sauvages, déjà dressés à toute la perversité
dont ils étaient capables.

Enfin, la sarrasine fut levée et le pont s'abaissa.

Guillaume, aussi généreux que le marquis, eût fait grâce aux faibles;
mais à la grande surprise de Bois-Doré, les fuyards passèrent sans
obstacle. Guillaume et son monde n'étaient pas là.

--Mille noms du diable! s'écria Aristandre, ces démons se sauveront.
Sus! sus! courons-leur sus! Ah! monsieur, il fallait, pendant que nous
les tenions là, les hacher comme de la paille!...

Et il s'élança à leur poursuite, laissant le marquis seul sous la voûte
ouverte et dégagée, mais très inquiet de Mario, et ne pouvant lancer son
cheval sur le pont dans la crainte d'écraser ses propres gens, qui
étaient à pied et qui se jetaient en foule sur ce passage étroit pour
atteindre les fuyards.

Enfin, le pont fut dégagé. Vainqueurs et vaincus s'élancèrent en avant.
Le marquis put passer et vit venir à lui, sur sa droite, Mario, qui
pensait pouvoir quitter sa retraite, maintenant que l'affaire semblait
finie.

Quant aux bandits, tout danger paraissait dissipé en effet; les fuyards
ne songeaient qu'à s'échapper comme ils pouvaient dans toutes les
directions; quelques-uns se cachaient çà et là avec beaucoup d'adresse,
tandis que les poursuivants passaient outre.

Un seul des vaincus n'avait pas bougé, et nul ne pensait à lui: c'était
Sanche, toujours caché et agenouillé dans l'angle du moucharabi. De ce
petit balcon à mâchecoulis, il eût pu faire tomber des pierres sur les
Briantais, car il y avait toujours, dans la galerie de manoeuvre, une
provision de moellons bien mesurés à l'ouverture des mâchecoulis. Mais
Sanche ne voulait pas trahir sa présence. Il voulait vivre encore
quelques instants; il regardait venir Mario et le visait à loisir,
lorsqu'il vit, beaucoup plus près de lui et beaucoup plus à portée, le
marquis à trois pas en avant du pont.

Il se fit alors en lui un violent combat. Quelle victime choisirait-il?
Il n'y avait pas alors de fusils à deux coups. Entre le père et
l'enfant, la distance était trop courte pour permettre de recharger
l'arme.

Dans sa lutte avec Aristandre, Sanche avait brisé un de ses pistolets et
s'était vu arracher l'autre par ce vigoureux antagoniste.

Par un raffinement de vengeance, Sanche se décida pour Mario. Le voir
mourir devait être plus cruel pour le marquis que de mourir lui-même.

Mais ce moment d'hésitation avait troublé l'équilibre de cette
tranquille férocité.

Le coup partit et alla frapper, à un pied plus bas que la poitrine de
Mario, monté sur son petit cheval, la Morisque, qui l'avait rejoint et
qui marchait près de lui.

Mercédès tomba sans pousser un cri.

--À moi, à moi, mes amis! s'écria Bois-Doré, qui se voyait seul avec son
fils exposé aux coups d'ennemis invisibles.

Derrière lui accouraient seulement Lauriane et Adamas, qui, en voyant
fuir les bandits, avaient abandonné la garde de l'huisset pour venir les
rejoindre.

Tandis qu'avec Mario éperdu, ils relevaient de terre la pauvre Morisque,
le marquis leva les yeux sur le moucharabi et vit s'y dresser la haute
taille de Sanche, qui, reconnaissant la Morisque, cause première de la
mort de son maître, se consolait un peu de n'avoir atteint qu'elle. Sans
songer à fuir, il rechargeait son arme à la hâte.

Bois-Doré le reconnut aussitôt, bien que l'incendie n'éclairât que
faiblement cette face de l'huis. Mais le marquis n'avait plus aucune
arme chargée, et il se jeta à bas de son cheval pour rentrer sous la
voûte et monter au moucharabi, jugeant avec raison que, de tous les
ennemis auxquels il avait eu affaire jusque-là, le vengeur de d'Alvimar
était le plus redoutable.

Sanche le vit accourir, devina sa pensée, et, sans s'occuper de lui
envoyer des projectiles qui eussent pu tomber à côté de lui, il s'élança
dans l'escalier de la manoeuvre, résolu à le poignarder, son couteau
étant la seule de ses armes qui ne fût pas, pour le moment, hors de
service.

Bois-Doré allait franchir l'escalier, la pointe de l'épée levée,
lorsqu'il sembla pressentir la conduite que devait tenir un aussi
traître adversaire.

Il baissa la pointe en interrogeant chaque degré dans l'obscurité,
devinant que Sanche se tenait courbé là et aux aguets pour se jeter sur
lui en le faisant rouler en arrière. Il se prit donc d'une main à la
rampe, mais sans assurer assez son corps.

Sanche, averti par le fer d'épée qui rencontra une marche, se releva, en
franchit plusieurs d'un bond vigoureux, et vint tomber sur Bois-Doré,
qu'il renversa et saisit à la gorge; puis, lui mettant les deux genoux
sur la poitrine:

--Je te tiens, maudit huguenot! s'écria-t-il, et n'espère pas de merci,
toi qui n'en as pas eu pour...

Avant d'achever sa phrase, il chercha la place du coeur, et, de l'autre
main, il leva le couteau en disant:

--_Pour l'âme de mon fils!_

Le marquis, étourdi de sa chute, ne se défendait que faiblement, et
c'était fait de lui, lorsque Sanche sentit sur sa figure deux petites
mains hésitantes qui, tout à coup, le déchirèrent si cruellement, qu'il
dut faire un mouvement pour s'en débarrasser.

D'ailleurs, une pensée rapide lui fit abandonner le marquis:

--L'enfant d'abord! s'écria-t-il.

Mais cette parole fut tout à coup ravalée dans sa gorge, et cette pensée
tout à coup brisée dans sa tête par une commotion effroyable.

Mario avait suivi le marquis. Il avait entendu sa chute. Il avait saisi
à tâtons la face de Sanche. Il avait reconnu, au toucher, que ce
n'était pas celle de Bois-Doré. Il avait posé le canon d'un pistolet
arraché par lui, en passant, aux mains de Clindor, sur ce crâne poilu et
rude, et avait tiré à bout portant.

Il avait vengé la mort de son père et sauvé la vie de son oncle.




LVIII


Le marquis ne sut pas tout de suite quel ange libérateur était venu à
son secours.

Il se dégagea du corps de Sanche, dont les genoux pliés pesaient encore
sur lui. Il étendit les bras au hasard, croyant être aux prises avec un
nouvel ennemi qui l'avait manqué.

Ses bras rencontrèrent Mario, qui s'efforçait de le relever, en lui
disant avec angoisse:

--Mon père, mon pauvre père, es-tu mort?... Non, tu m'embrasses. Es-tu
blessé?

--Non, rien! un peu foulé seulement, répondit le marquis. Mais que
s'est-il donc passé? Où est cet infâme?...

--Je crois bien que je l'ai tué, dit Mario; car il ne remue plus.

--Méfie-toi, méfie-toi! s'écria Bois-Doré en se levant avec effort et en
entraînant son bien-aimé au bas des degrés. Tant que le serpent a un
souffle de vie, il veut mordre!

En ce moment, Clindor arrivait avec une torche, et l'on vit Sanche
inerte et défiguré.

Il respirait encore, et un de ses grands yeux fauves, qui voyait
confusément à travers son sang, semblait dire: «Je meurs deux fois,
puisque vous me survivez!»

--Quoi! mon pauvre David, tu as tué ce Goliath! s'écria le marquis dès
qu'il commença à se ravoir.

--Ah! mon père! je l'ai tué deux minutes trop tard, répondit Mario, qui
était comme ivre et qui recouvra aussitôt la mémoire avec la douleur: je
crois que ma Mercédès est morte!

--Pauvre Morisque! Espérons que non! dit le marquis en soupirant.

Et ils repassèrent le pont pour aller la trouver, tandis que Clindor,
qui, contre toute vraisemblance, craignait de voir Sanche se relever,
traversait d'un fer de pertuisane la gorge de ce misérable cadavre.

La Morisque était debout. Elle ne voulait pas que l'on s'occupât d'elle,
bien qu'elle eût de la peine à se soutenir.

Elle était douloureusement blessée: la balle avait traversé son bras
droit, étendu sur le flanc de Mario au moment où le coup était parti;
mais elle ne songeait qu'à Mario, qu'elle ne voyait plus à ses côtés,
et, quand elle l'y retrouva, elle sourit et perdit connaissance.

On la transporta au château, où Mario et Lauriane la suivirent en se
tenant par la main et en pleurant amèrement, car ils la jugeaient
perdue.

Le marquis resta dehors.

L'absence de Guillaume lui paraissait de mauvais augure, et il se porta
en avant, croyant entendre, sur la hauteur, des bruits plus sérieux que
ceux qui pouvaient provenir de la capture ou de la résistance de
quelques fuyards.

À mesure qu'il avançait, les bruits devenaient plus alarmants, et,
comme il atteignait le sommet du ravin, il vit revenir à lui une troupe
en désordre, composée de vassaux d'Ars et de Briantes.

--Halte, mes amis! leur cria-t-il. Que se passe-t-il donc, et d'où vient
que de braves gens comme vous semblent tourner les talons?

--Ah! c'est vous, monsieur le marquis! répondit un de ces hommes
effarés. Il faut rentrer chez vous, et nous battre derrière les
murailles; car voici les reîtres. M. d'Ars, averti de leur approche par
M. Mario, s'est porté à leur rencontre, et il est aux prises avec eux.
Mais que voulez-vous faire contre ces gens-là? On dit qu'un reître est
plus fort et plus méchant que dix chrétiens, et, d'ailleurs, ils ont du
canon; ils s'en seraient déjà servis contre nous s'ils n'avaient pas
craint de tirer sur les leurs, dans le pêle-mêle où les a mis M. d'Ars.

--M. d'Ars s'est conduit sagement et bravement, mes enfants! dit le
marquis; et, si la peur des reîtres vous a fait tourner bride, vous
n'êtes dignes ni de son service ni du mien. Allez donc vous cacher
derrière les murs; mais, moi, je vous avertis que, si je suis forcé de
reculer et de me renfermer chez moi, je vous en ferai déguerpir comme
gens qui mangent trop et ne se battent point assez.

Ces reproches en ramenèrent plusieurs; les autres prirent la fuite: ces
derniers appartenaient presque tous à Guillaume.

C'étaient pourtant d'assez braves gens; mais les reîtres avaient laissé
dans le pays de si terribles souvenirs, et la légende y avait ajouté
tant d'effroyables merveilles, qu'il fallait être deux fois brave pour
les affronter.

Le marquis, accompagné des meilleurs, qui déjà rougissaient de leur
panique, eut bientôt rejoint Guillaume, qui chargeait héroïquement le
capitaine Macabre.

La nuit, qui était devenue très-claire, avait permis à Guillaume de
s'embusquer pour leur tomber sus et les empêcher d'aller canonner le
château; car ils avaient effectivement une petite pièce de campagne dont
Bois-Doré, prisonnier à Étalié, n'avait pas soupçonné l'existence.

Tout le monde sait qu'il suffisait d'un méchant canon pour battre ces
petites forteresses, habilement disposées pour soutenir les assauts du
moyen-âge, mais très-impuissantes devant les ressources de la nouvelle
artillerie de siége. Les plus redoutables châteaux de la féodalité, en
Berry, se sont écroulés comme des jeux de carte sous Richelieu et sous
Louis XIV, dès que le pouvoir central a voulu en finir avec la noblesse
armée; et l'on s'étonne du peu de soldats et de boulets qui ont suffi à
cette grande exécution.

Le marquis ne devait donc, à aucun prix, laisser envahir les abords du
manoir, et il courut soutenir Guillaume, qui se conduisait en homme de
coeur, malgré la désertion de la plus grande partie de son monde.

Mais il fallut bientôt plier sous l'effort des reîtres, qui avaient
l'avantage du terrain aussi bien que du nombre, sur le revers du talus,
et la partie semblait perdue, lorsqu'on entendit, sur les derrières de
la troupe ennemie, les rumeurs d'un combat, comme si elle se trouvait
prise en queue et en tête simultanément.

C'était M. Robin de Coulogne qui arrivait avec son monde au bon moment.
Sa lenteur était un fait providentiel. S'il eût suivi les reîtres de
plus près, il les eût rejoints plus tôt et n'en eût probablement pas eu
bon marché.

Ainsi pris entre deux feux, les reîtres se battirent pourtant avec un
grand acharnement, surtout les solides Allemands de Macabre et les
bouillants Français de la lieutenante.

Les Italiens de Saccage lâchèrent pied les premiers, en hommes qui
détestaient Macabre et Proserpine, et ne voulaient point du tout mourir
pour eux.

Ils essayèrent de se détacher pour se porter vers le château par un
détour; mais ils furent reçus en chemin par Aristandre, qui, s'étant
emporté à la poursuite des bohémiens, ignorait l'attaque des reîtres, et
tomba sur eux sans savoir de quoi il s'agissait.

Comme il avait avec lui une bonne petite troupe, et que, du premier
coup, il abattit le lieutenant, la déroute des autres fut bientôt
effectuée, et, dans la crainte d'une nouvelle générosité de Bois-Doré,
le carrosseux se hâta d'expédier ceux qui furent pris, le lieutenant
Saccage en tête.

La ceinture de celui-ci fut de bonne prise; mais Aristandre ne voulut
pas se l'approprier et la réserva pour la masse.

Un instant après, comme il courait pour rejoindre le marquis, il
rencontra un des hommes qui avaient accompagné Lucilio à Brilbault.

--Hé! Denison! lui cria-t-il, qu'as tu fait de notre sourdelinier?

--Demande-moi plutôt, répondit Denison, ce qu'en ont fait ces brigands
de reîtres. Dieu le sait! Nous avions marché sur Étalié avec lui pour
rejoindre M. le marquis; mais, au bas de la montée, nous avons été
enveloppés par ces bandits, qui nous ont désarçonnés et emmenés.

Ils voulaient d'abord arquebuser maître Jovelin sur place. Ils étaient
furieux de ce qu'il ne leur répondait point, et prenaient son
empêchement pour du mépris. Mais il s'est trouvé là une dame qui l'a
reconnu et qui a dit que M. le marquis le rachèterait fort cher. On l'a
donc lié comme nous, et, à cette heure, il doit être, avec quatre autres
de nos camarades, délivré comme moi, ou mort dans la bataille.

Quant à cette dame, qui est harnachée en manière d'officier, je ne sais
point qui elle est; mais le ciel me confonde si on ne dirait point de la
demoiselle Bellinde!

--Ah bien, Denison, allons-y voir! répondit Aristandre, et sauvons tous
nos amis, si faire se peut!

Le bon carrosseux rassembla en courant tout ce qu'il put, et se porta
sur le flanc des reîtres avec assez d'intelligence et d'à-propos.

Pris alors sur trois côtés et réduit de moitié, car Bois-Doré, Guillaume
et M. Robin leur avaient déjà tué autant de monde que Saccage leur en
avait enlevé par sa défection, les reîtres réunirent l'effort de leur
petit bataillon serré pour faire retraite en bon ordre par leur flanc
gauche.

Mais une si petite troupe était trop facile à envelopper; leur canon,
marchant à l'arrière-garde, était déjà tombé aux mains de M. Robin. Ils
ne purent même pas se débander. Il leur fallut se rendre à discrétion,
sauf quelques-uns que la rage aveuglait et qui se firent encore tuer,
non sans avoir endommagé leurs adversaires à pied.

Il fallut du temps pour désarmer et lier les prisonniers; car on ne
pouvait guère se fier à des paroles de reîtres, et le jour paraissait
quand on se trouva tous réunis, vainqueurs et vaincus, dans la cour du
manoir.

On était maître de l'incendie des bâtiments de la ferme. Le dommage
était grand, sans doute; mais le marquis n'y songeait guère: il essuyait
la sueur et la poudre qui voilaient ses regards, et cherchait avec
émotion autour de lui tous les objets de son affection: Mario, d'abord,
qui n'était pas là pour le féliciter, ce qui lui fit craindre que la
Morisque ne fût plus mal; puis Lauriane, qui accourut pour le
tranquilliser un peu sur l'état de Mercédès; puis Adamas, qui lui
embrassait les pieds avec transport; puis Jovelin et Aristandre, qui ne
paraissaient point encore, et son bon fermier, dont on lui cachait la
perte; enfin, tous ses fidèles serviteurs et vassaux, dont le nombre
avait diminué dans cette fatale nuit.

Mais, tout en les demandant, il s'interrompait pour redemander Mario
avec une subite anxiété.

Deux ou trois fois, durant son combat acharné avec les reîtres, il lui
avait semblé voir dans le crépuscule la figure de son enfant passer
autour de lui comme une vision flottante.

--Ah! enfin, Aristandre! s'écria-t-il en voyant tout à coup le
carrosseux à cheval près de lui; as-tu vu mon fils, toi? Parle donc
vite!

Aristandre bégaya quelques mots inintelligibles. Sa grosse figure était
altérée par la fatigue et déconfite par un embarras inexplicable.

Le marquis devint pâle comme la mort.

Adamas, qui le contemplait avec ivresse, s'aperçut bien vite de son
angoisse.

--Eh non! eh non! monsieur, dit-il en recevant dans ses bras Mario, qui
s'élançait de la croupe de Squilindre, où il s'était tenu caché derrière
le large buste du carrosseux. Le voici sain et frais comme une rose du
Lignon!

--Que faisiez-vous donc en croupe derrière le cocher, monsieur le comte?
dit le marquis après avoir embrassé son héritier.

--Hélas! mon doux maître, pardonnez-moi, dit Aristandre, qui venait de
mettre aussi pied à terre. Tout en venant de chercher Squilindre à
l'écurie pour l'opposer à ces diables de chevaux allemands, j'avais
vitement enfermé Coquet pour que M. le comte ne pût le monter, car je
l'avais vu rôder par là, votre démon... faites excuse! votre mignon de
fils, et je me doutais bien qu'il voulait courir au danger.

»Mais, comme j'étais au mitan des coups, voilà-t-il pas quelque chose
qui me saute le long des reins! Je n'y ai pas fait grande attention
d'abord, c'était si léger! Mais voilà qu'il m'était poussé quatre bras:
deux grands et deux petits! Des deux grands, je poussais ma bête et
défaisais les ennemis; des deux petits, je rechargeais mes armes et
maniais la pique si lestement, que je travaillais comme deux.

»Que voulez-vous! j'étais dans une bagarre où il n'eût point fait bon de
mettre à terre mon petit double, si bien que j'en suis sorti au complet,
grâce à Dieu, après avoir joliment battu en grange sur l'ennemi et
abattu sous les pieds de ce vaillant cheval de carrosse, qui est au
besoin un fameux cheval de guerre, monsieur! plus d'un réprouvé qui en
voulait à vos jours, que Dieu conserve monsieur le marquis! Si j'ai mal
fait, punissez-moi, mais ne reprenez pas M. le comte; car, vrai, par le
nom de... c'est un bon petit... qui vous... des coups de maître à ces...
d'Allemands, et qui sera bientôt, je vous le dis, un... comme vous, mon
maître!

--Assez, assez d'éloges, mon ami, reprit Bois-Doré en serrant la main de
son carrosseux. Si tu apprends à ton jeune maître à désobéir, ne lui
apprends pas, du moins, à jurer comme un païen.

--Ai-je donc désobéi, mon père? dit Mario; vous m'aviez défendu de
courir sus aux bohémiens; mais vous ne m'aviez rien dit quant aux
reîtres.

Le marquis prit son enfant dans ses bras et ne put s'empêcher de le
montrer avec orgueil à ses amis, en leur racontant comment il avait tiré
son oncle des mains du terrible Sanche.

--Allons, mon jeune héros, ajouta-t-il en l'embrassant encore, j'aurais
beau vouloir vous tenir en laisse, vous voilà hors de page. Vous avez
vengé de votre propre main, à onze ans, la mort de votre père, et gagné
vos éperons de chevalier. Allez mettre un genou en terre devant votre
dame; car vous avez conquis l'espoir de lui plaire un jour.

Lauriane embrassa Mario fraternellement sans hésiter, et Mario lui
rendit ses caresses sans rougir.

Le moment n'était pas encore venu où leur sainte amitié pouvait se
changer en un saint amour.

Tous deux retournèrent vers Mercédès après avoir rassuré le marquis sur
le compte de Lucilio, qui était bon chirurgien et qui s'était déjà rendu
auprès d'elle. Mario n'avait pas voulu se vanter d'avoir contribué à la
délivrance de son ami, qui, à son tour, s'était fort bien battu à ses
côtés.

La Morisque était si heureuse des soins du précepteur et du retour de
Mario, qu'elle ne sentait point son mal.

Après ce pansement, Lucilio procéda à celui des blessés, et même à celui
des prisonniers, que l'on se disposait à faire partir, sous bonne
escorte, pour la prison forte de La Châtre.

Assis dans la basse-cour, autour d'un reste d'incendie, les reîtres
avaient l'oreille bien basse; le capitaine Macabre, qui s'était battu
ivre-mort et qui était fort blessé, ne songeait qu'à implorer du
brandevin pour s'étourdir de sa déconfiture; la Bellinde avait eu si
grand'peur dans la bataille, qu'elle en était comme hébétée: ce qui la
préservait de sentir l'humiliation de se voir exposée aux mépris et aux
reproches des domestiques et vassaux qu'elle avait si longtemps
dédaignés et tancés.

Elle fut pourtant l'objet de quelques égards de la part des
villageoises, à cause de son riche costume, dont elles étaient éblouies
instinctivement.

Mais, quand Adamas sut la prétention qu'elle avait eue d'épouser le
marquis et le projet qu'elle avait manifesté de torturer Mario, il la
voua si bien à l'exécration générale, que le marquis dut se hâter de la
faire partir pour la prison de ville. Il eut même l'humanité, en dépit
d'Adamas, de lui laisser ses bijoux, sa bourse et un cheval pour la
transporter.

Tous les autres chevaux des reîtres, qui étaient fort bons, et leurs
équipages, ainsi que leurs armes et l'argent des officiers, furent
distribués aux braves gens qui les avaient pris, sans que le marquis
voulût rien garder pour lui-même de la dépouille de l'ennemi. Il
s'occupa, en outre, de secourir au plus vite ses pauvres vassaux, pillés
et houspillés par les bohémiens.




LIX


Chacun rentra chez soi dès qu'on eut vu partir les prisonniers, que M.
Robin accompagna avec un grand renfort de gens des environs, attirés par
le bruit de la bataille, un peu tardivement, mais du moins en temps
utile pour permettre aux combattants d'aller prendre le repos dont ils
avaient grand besoin.

Jean le Clope, arrivé des derniers et déjà entre deux vins, se fit joie
et honneur de s'adjoindre à l'escorte. Il avait une vieille haine contre
le capitaine Macabre, et avait perdu sa jambe dans une rencontre avec
des reîtres.

Aussi entra-t-il dans la ville de La Châtre la tête haute, prenant des
airs de capitaine Fracasse, et racontant à qui voulait l'entendre, que,
_de sa claire épée, il en tuait quatorze_, comme dans la complainte.

Il montrait les plus grands prisonniers en disant de chacun en
particulier:

--C'est moi qui ai pris celui-là.

Quand la place fut déblayée, il y eut encore bien du désordre dans le
préau de Briantes.

Les bâtiments du rez-de-chaussée étaient toujours à l'état d'ambulance
pour les hommes et pour les animaux. La salle à manger et la cuisine
étaient ouvertes à quiconque voulait se chauffer, boire ou manger, et le
marquis ne voulut pas seulement s'asseoir avant d'avoir pourvu aux
besoins de tout le monde. Lucilio et Lauriane pansaient et _remégeaient_
de leur mieux.

Ce tableau agité présentait des épisodes variés.

Ici, l'on criait et gémissait pendant l'extraction d'une balle; là, on
riait et trinquait en se remémorant les exploits de la nuit; ailleurs,
on pleurait les morts.

On vit de vieilles femmes insupportables faire beaucoup de bruit pour
une chèvre qui ne se retrouvait pas, d'autres, qui avaient perdu leurs
enfants et qui couraient, l'oeil hagard, la poitrine trop oppressée pour
avoir la force de les appeler.

Mario, alerte et compatissant, se mettait à la recherche, pendant
qu'Adamas, toujours prévoyant, faisait creuser dans un champ voisin un
grand trou pour enterrer les morts faits à l'ennemi. Ceux du pays furent
traités avec plus d'honneur, et on se mit en quête de M. Poulain pour
leur dire des prières en attendant l'inhumation.

On fêta les plus courageux. Presque tout le monde l'avait été à la
dernière heure; cependant on retrouva tout le long du jour de pauvres
hébétés, blottis encore sous des fagote ou dans des coins de hangar, où
ils se fussent laissé brûler ou enfumer sans rien dire, tant la peur les
avait saisis.

Au milieu de toutes ces scènes tragiques ou burlesques, Bois-Doré se
multipliait avec le bon Guillaume pour veiller à tout.

En dépit des choses horribles ou navrantes qui se présentaient devant
eux à chaque pas, ils avaient cet entrain un peu enivré qui suit
toujours la fin heureuse d'une grande crise.

Ce que l'on avait à déplorer et à regretter était encore peu de chose au
prix de tout ce qui eût pu arriver.

Le marquis était remonté à cheval pour vaquer plus vite à ses devoirs
charitables, dans un équipage incompréhensible pour la plupart de ceux
qui le voyaient passer.

Il avait encore son tablier de cuisine devenu haillon, il est vrai, et
taché du sang de ses ennemis; si bien que plusieurs de ses vassaux
crurent qu'il s'était ceint d'un lambeau d'étendard pour témoigner de sa
victoire. Ses grandes moustaches avaient grillé dans l'incendie, et le
mortier de toile de maître Pignoux, écrasé par le chapeau que Bois-Doré
avait mis dessus à la hâte, lui descendait jusqu'aux yeux; on le
croyait blessé à la tête, et chacun lui demandait avec sollicitude s'il
avait beaucoup de mal.

Au moment où l'on jetait les premières pelletées de terre sur les
cadavres, il y en eut un qui réclama.

C'était La Flèche, qui prétendait n'être pas tout à fait mort.

Les fossoyeurs improvisés n'étaient guère disposés à l'écouter, lorsque
Mario passa non loin et entendit la discussion. Il accourut et donna
l'ordre d'exhumer le misérable, à quoi l'on obéit avec répugnance; mais,
malgré toute son autorité seigneuriale, le généreux enfant ne put
décider personne à le transporter à l'ambulance.

Chacun s'enfuit sous divers prétextes, et Mario fut forcé d'aller
chercher Aristandre, qui obéit sans murmurer, et retourna avec lui au
lieu où, sur la terre humide et souillée, gisait le bohémien brisé.

Mais il n'était plus temps. La Flèche était perdu sans ressource; il ne
râlait même plus; son oeil dilaté et hagard annonçait qu'il touchait à sa
dernière heure.

--Il est trop tard, monsieur, dit Aristandre à son jeune maître. Que
voulez-vous! c'est bien moi qui l'ai aplati, et je conviens que je ne
m'y suis point fait léger; mais ce n'est pas moi qui lui ai mis comme ça
de la terre et des cailloux dans la bouche pour l'étouffer. Je n'aurais
jamais songé à ça.

--De la terre et des cailloux? répondit Mario en regardant avec horreur
et surprise le bohémien, qui étouffait. Il parlait tout à l'heure! il
aura donc mordu la boue en se débattant contre la mort?

Et, comme il se penchait vers le misérable pour essayer de le soulager,
La Flèche, qui avait déjà la pâleur des trépassés, fit un effort du
bras comme pour lui dire: «C'est inutile; laisse-moi mourir en paix.»

Puis son bras s'étendit avec l'index ouvert, comme s'il indiquait son
meurtrier, et resta ainsi roidi par la mort, qui avait déjà éteint son
regard.

Les yeux de Mario suivirent instinctivement la direction que désignait
ce geste effrayant, et ne vit personne.

Sans doute, le bohémien avait eu en expirant une hallucination en
rapport avec sa triste et méchante vie.

Mais Aristandre fut frappé des traces d'un petit pied, toutes fraîches,
sur la terre argileuse.

Ces traces entouraient le cadavre et présentaient comme un piétinement
auprès de sa tête, puis elles s'éloignaient dans la direction que son
bras montrait encore.

--Il y a des enfants bien terribles? dit le bon carrosseux en faisant
remarquer ces traces à Mario. Je sais bien que ces bohémiens ne valent
pas des chiens, et c'est peut-être le petit à ce pauvre Charasson qui,
voyant que vous vouliez sauver ce _mal mort_, aura voulu, lui, l'achever
comme cela pour venger la mort de son père. C'est égal, c'est une
invention du diable, et l'on a bien raison de dire que le mal fait
pousser le mal.

--Oui, oui, mon bon ami, répondit Mario épouvanté. Tu comprends, toi,
qu'un mourant n'est plus un ennemi. Mais regarde donc là-bas dans le
buisson: n'est-ce pas la petite Pilar qui se cache?

--Je ne sais pas, dit Aristandre, ce que c'est que la petite Pilar; mais
je connais cette petite drôlesse pour celle que j'ai fait sauver cette
nuit. Tenez, la voilà qui se sauve plus loin. Elle court comme un vrai
chat maigre; la reconnaissez-vous, à présent?

--Oui, dit Mario, je la connais trop, et je vois bien que le démon est
en elle. Laissons-la fuir, carrosseux, et puisse-t-elle s'en aller bien
loin d'ici!

--Allons, monsieur, ne restez pas dans ce vilain endroit, reprit
Aristandre; je vas remettre en terre la guenille de ce mécréant: car, de
vrai, les chiens et les corbeaux le flairent déjà, et M. le marquis
n'aimerait pas à voir traîner ça sur ses terres.

Mario, brisé de fatigue, alla prendre un peu de repos.

Quand il eut dormi une heure sur un fauteuil, à côté de sa chère
Morisque, qui feignit de reposer aussi pour le tranquilliser, il se
remit à donner des soins, des secours et des consolations dans le
château et dans le village, avec l'aimable et dévouée Lauriane.

Le marquis, après avoir fait à la hâte un peu de toilette, recevait la
visite du lieutenant de la prévôté.

En compagnie de MM. d'Ars et de Coulogne, il exposait les faits aux
magistrats chargés d'en faire bonne et prompte justice.




LX


La journée s'avançait.

La fatigue avait ramené le calme dans le village et dans le manoir.
Mario et Lauriane, en revenant de leur tournée, éprouvèrent le besoin de
respirer un peu dans le jardin, le seul endroit de l'enclos qui n'eût
pas été profané par des scènes de violence et de désolation.

Tout en racontant avec détail à sa jeune amie ses aventures
particulières, qu'elle n'avait pas encore eu le loisir de bien
comprendre, Mario arriva avec elle au _palais d'Astrée_, dans ce
labyrinthe où il avait passé une heure si agitée, la nuit précédente.

Le temps était doux. Les deux enfants s'assirent sur les marches de la
petite chaumière.

Mario, sans être malade, avait un peu de fièvre dans la tête. De si
violentes émotions l'avaient comme mûri soudainement, et Lauriane, en le
regardant, fut frappée de l'expression de fermeté mélancolique qui avait
changé son doux et limpide regard.

--Mon Mario, lui dit-elle, je crains que tu n'aies mal. Tu as eu peur et
courage, fatigue et force, joie et chagrin tout ensemble dans cette
abominable nuit; mais tout cela est passé. Maître Jovelin répond de
Mercédès, et elle jure qu'elle ne souffre guère. Tu as sauvé la vie de
notre cher papa Sylvain, et vengé la mort de ton pauvre père. Tout cela
te fait grand et brave garçon, à cette heure; mais il faut ne pas rester
soucieux, et plutôt songer à remercier Dieu du bon secours qu'il t'a
donné en cette affaire.

--J'y songe bien, ma Lauriane, répondit Mario; mais je songe aussi à une
chose que mon père m'a dite ce matin, après quoi tu m'as embrassé en
disant: «Oui, oui;» et cette chose me revient à présent. Je ne l'ai pas
comprise, et il faut que tu me l'expliques. Mon père a dit que j'avais
_conquis l'espoir de te plaire_. Est-ce donc que, jusqu'à ce jour, je ne
te plaisais point?

--Si fait, Mario; tu me plais grandement, puisque je t'aime beaucoup.

--À la bonne heure! Mais, quand mon père dit quelquefois en riant que je
serai ton mari, est-ce que tu crois que cela pourrait arriver?

--Vraiment je n'en sais rien, Mario, et ne le crois guère. Je suis plus
vieille que toi de deux ou trois ans, et, quand tu seras un jeune homme,
je serai quasiment une vieille demoiselle.

--Et cependant, Lauriane, Adamas m'a dit que tu avais déjà été mariée à
ton cousin Hélyon, qui avait trois ou quatre ans de plus que toi. Est-ce
qu'il te reprochait d'être trop jeune pour lui?

--Mais oui, quelquefois, avant notre mariage, quand nous nous
querellions en jouant.

--Eh bien, moi, je trouve qu'il avait tort; je trouve que tu n'es ni
jeune ni vieille, et je te trouverai toujours bien, parce que je
t'aimerai toujours comme je t'aime à présent.

--Tu n'en sais rien, Mario; on dit qu'on change de coeur en changeant
d'âge.

--Cela n'est point vrai pour moi. Je trouve toujours ma Mercédès jeune
et aimable, et, depuis que je suis au monde, je me plais toujours avec
elle. Tiens, mon père est vieux, à ce qu'on dit; moi, je m'amuse plus
avec lui qu'avec Clindor, et je ne trouve point d'âge non plus entre
maître Lucilio et nous. Est-ce que tu t'ennuies de moi, parce que je
suis le plus jeune de nous deux?

--Non pas, Mario; tu es bien plus raisonnable et plus gentil que les
autres enfants de ton âge, et tu es déjà plus savant que moi, dans les
leçons que nous prenons ensemble.

--Dis-moi, Lauriane, est-ce que tu me trouves plus gentil que ton autre
mari?

--Je ne dois pas dire cela, Mario. Il était mon mari, et tu ne l'es pas.

--C'est donc que tu l'aimais, parce qu'il était ton mari?

--Je ne sais pas: je ne l'aimais pas beaucoup quand il n'était que mon
cousin; je le trouvais trop fol et trop meneur de vacarmes. Mais, quand
on nous eut conduit ensemble à l'église réformée et qu'on nous eut dit:
«Vous voilà mariés, vous ne vous verrez plus que dans sept ou huit ans,
mais votre devoir est de vous aimer;» j'ai répondu: «C'est bien;» et
j'ai prié pour mon mari tous les jours, en demandant à Dieu de me faire
la grâce de l'aimer quand je le reverrais.

--Et tu ne l'as jamais revu! Est-ce que tu as eu du chagrin quand il est
mort?

--Oui, Mario. C'était mon cousin, j'ai pleuré beaucoup.

--Et, si je mourais, moi qui ne te suis ni cousin ni mari, tu ne
pleurerais donc pas?

--Mario, dit Lauriane, il ne faut pas parler de mourir: on dit que cela
porte malheur quand on est jeune. Je ne veux point que tu meures, et je
te dis encore que je t'aime beaucoup.

--Mais tu ne veux pas me promettre que je serai ton mari?

--Eh! qu'est-ce que cela te fait, Mario, que je sois ta femme? Tu ne
sais pas seulement si tu voudras te marier quand tu seras en âge.

--Ça me fait, Lauriane! Je ne veux pas d'autre femme que toi, parce que
tu es bonne et que tu aimes tous ceux que j'aime. Et, comme tu dis qu'on
doit aimer son mari, je vois que tu m'aimeras toujours si nous sommes
mariés: au lieu que, si tu es mariée avec un autre, tu ne penseras plus
à m'aimer. Alors, moi, j'aurai un grand chagrin, et j'ai envie de
pleurer rien que d'y songer.

--Et voilà que tu pleures tout de bon! dit Lauriane en lui essuyant les
yeux avec son mouchoir. Allons, allons, Mario, je te dis que tu as mal,
ce soir, et qu'il te faut souper et bien dormir; car tu te fais des
peines pour ce qui n'est point encore, au lieu de te réjouir de celles
que tu as surmontées cette nuit.

--Ce qui est passé est passé, dit Mario; ce qui est à venir... Je ne
sais pas pourquoi j'y pense aujourd'hui; mais j'y pense, et c'est malgré
moi.

--Tu as été trop secoué!

--Peut-être bien! Pourtant, je ne me sens point las; et je ne sais pas
non plus pourquoi j'ai pensé à toi toute la nuit, dans tous les moments
où je me suis trouvé en grand péril, ainsi que mon père. «Si nous
périssons tous les deux, me disais-je, qui donc sauvera ma Lauriane?»
Vrai, je songeais à toi autant et peut-être plus qu'à ma Mercédès et à
tous les autres. Tiens, c'est surtout quand j'ai rencontré Pilar que
j'ai pensé à toi.

--Et pourquoi cette méchante fille te faisait-elle penser à ta Lauriane?

Mario réfléchit un instant et répondit:

--C'est que, vois-tu, quand j'étais en voyage avec les bohémiens, je
jouais et causais souvent avec cette petite, qui sait l'espagnol et un
peu l'arabe, et qui me faisait peine, parce qu'elle avait l'air malade
et malheureux. Mercédès et moi, nous étions bons pour elle tant que nous
pouvions, et elle nous aimait. Elle appelait Mercédès _ma mère_, et moi
_mon petit mari_. Et, quand je disais: «Non, je ne veux pas,» elle
pleurait et boudait, et, pour la consoler, j'étais obligé de lui dire:
«Oui, oui, c'est bon!»

»Cette nuit, elle nous a rendu service, j'en conviens; elle a couru
très-diligemment avertir MM. Robin et Guillaume, comme je le lui avais
commandé; mais elle ne m'en a pas moins fait horreur; car j'ai connu
qu'elle était cruelle et sans aucune religion.

»Alors, ce nom de mari, qu'elle m'avait souvent donné malgré moi, me
soulevait le coeur, et je me souvenais d'avoir accordé avec toi en riant,
et je voyais, d'un côté de moi, le diable sous sa figure, et, de
l'autre, le bon ange gardien sous la tienne.»

Comme Mario parlait ainsi, une pierre détachée de la petite chaumière
tomba si près de Lauriane, qu'un peu plus elle l'eût blessée.

Les deux enfants se hâtèrent de s'éloigner, pensant que la chaumière se
dégradait d'elle-même; et il s'en allèrent rejoindre le marquis, lequel
les attendait pour dîner.




LXI


Cependant on avait vainement appelé et cherché M. Poulain pour assister
les mourants de sa paroisse; on ne le trouva point.

Son logis avait été pillé par les bohémiens, de préférence à tout autre.
Sa servante avait été fort maltraitée et gardait le lit, demandant au
ciel le retour de M. le recteur, dont elle ne pouvait donner aucune
nouvelle. Depuis deux jours et deux nuits, il avait disparu.

Enfin, dans la soirée, comme M. Robin allait se retirer avec Guillaume
d'Ars et son monde, laissant tous deux leurs blessés aux bons soins du
marquis, on vit arriver Jean Faraudet, le métayer de Brilbault, qui
demandait à faire à son maître une communication importante.

Voici ce qu'il raconta, et, en même temps, nous dirons ce qui s'était
passé la veille à Brilbault, où nous n'avons point eu le loisir de
suivre les nombreux personnages réunis là de concert, pour cerner et
envahir le vieux manoir.

Les dispositions avaient été si bien prises, que personne n'avait manqué
au rendez-vous, si ce n'est M. de Bois-Doré, dont l'absence ne fut point
remarquée d'abord, tous les conjurés pour cette expédition étant
disséminés par petits groupes, lesquels ne communiquèrent entre eux que
dans l'obscurité, aux abords de la mystérieuse masure.

Ladite masure, explorée de fond en comble, fut trouvée silencieuse et
déserte. Mais on y vit des traces d'occupation récente dans la partie du
rez-de-chaussée où le marquis n'avait osé pénétrer seul: les cheminées,
avec un reste de braise; des haillons par terre et des débris de repas.

On avait découvert aussi un passage souterrain qui aboutissait à une
assez longue distance en dehors de l'enceinte. Ces passages existaient
dans tous les manoirs féodaux. Ils étaient déjà presque tous comblés à
l'époque de notre récit; mais les bohémiens avaient su déblayer celui-ci
et en masquer la sortie assez adroitement.

On n'avait pas poussé plus loin les recherches, non-seulement parce
qu'on les jugea inutiles, l'ennemi étant déjà déguerpi, mais encore
parce que l'on commença à s'inquiéter de M. de Bois-Doré et à le
chercher aux alentours. On s'alarmait sérieusement, lorsque la petite
bohémienne arriva et rendit compte des faits.

Il y eut encore du temps de perdu en incertitudes graves. M. Robin
pensait que le marquis était tombé dans quelque embûche, et il s'obstina
à le chercher, tandis que M. d'Ars, trouvant les assertions de l'enfant
assez vraisemblables, se décidait à partir pour Briantes avec son monde.
Une heure plus tard, M. Robin, prenait le parti d'en faire autant.

Quand ils furent tous éloignés, le métayer du Brilbault, qui avait reçu
l'ordre de continuer à explorer le château, cédant à la fatigue,
disait-il, et probablement encore plus à un reste de frayeur, avait
remis l'ouvrage au lendemain.

--Quand le jour fut grand, je m'en y fus (c'est Jean Faraudet qui
parle), et, après avoir bien tourné et viré, de bout en bout, les vieux
bois et gravois, j'avisis une logette que je n'avais pas encore vue, et
j'y trouvis un homme mieux lié qu'une gerbe; car il avait les mains et
les pieds attachés, et encore la bouche morte dans un bouchon de paille
qui lui faisait corde bien subtilement tordue à l'entour de la tête.
Aussi bien l'homme paraissait tout mort de la tête aux pieds. Je
l'aveignis et le portis en mon logis, où, étant délié et soulagé, un peu
de brandevin le fit revenir.

--Et quel était cet homme? demanda le marquis, croyant qu'il s'agissait
de d'Alvimar; vous ne le connaissiez point?

--Si fait bien, monsieur Sylvain, répondit le métayer; je l'avais bien
déjà vu! C'était M. Poulain, le recteur de votre paroisse. Il a été plus
de quatre heures sans pouvoir souffler le mot, à cause qu'il s'était
estraminé à se vouloir débattre dans ses liens. Ça n'a été qu'au petit
jour qu'il nous a dit:

«--Je ne veux rien dire qu'à la justice. Je ne suis point fautif de ce
qui a pu arriver, j'en jure mon chrême et mon baptême!»

Il a eu la fièvre tout le jour durant, et battait la campagne. Enfin, à
ce soir, il s'est senti mieux et a souhaité revenir chez lui, où je l'ai
ramené en croupe derrière moi, sur ma jument poulinière, en parlant sauf
respect.

--Allons l'interroger, dit Guillaume en se levant.

--Non, répondit le marquis, laissons-le dormir. Il en a aussi grand
besoin que nous-mêmes. Et que nous révélerait-il que nous ne sachions
trop maintenant? Et de quoi le pourrions-nous accuser? Il a été assister
M. d'Alvimar mourant, c'était son devoir. En apprenant ce qui se
complotait là-bas contre moi, s'il n'a pas menacé de le trahir, tout au
moins il a refusé de s'y associer. Et voilà pourquoi les bohémiens l'ont
garrotté et bâillonné.

Guillaume objecta que M. Poulain était un dangereux recteur pour la
seigneurie de Briantes, et qu'il fallait tout au moins menacer de le
compromettre dans l'affaire des reîtres pour le tenir soumis ou éloigné.

Le marquis refusa absolument de tourmenter un homme qui lui semblait
assez puni par le traitement brutal dont il avait souffert et le risque
qu'il avait couru de périr oublié et réduit au silence dans une geôle.

Eh quoi! dit-il, nous sommes venus à bout, par la grâce de Dieu, de
quarante reîtres bien équipés et munis d'un canon; d'une bande d'adroits
et agiles larrons; d'un terrible incendie et du plus infâme guet-apens,
et nous songerions à tirer vengeance d'un pauvre prêtre qui ne peut plus
rien contre nous!

Le marquis oubliait qu'il n'était pas encore quitte de tout danger.

M. le Prince, parti en toute hâte pour rejoindre la cour, pouvait n'y
être pas bien reçu, revenir soudainement et passer sa mauvaise humeur
sur les seigneurs de sa province.

Il fallait donc s'occuper, au moins, de ne pas laisser, entre soi et
lui, un avocat dangereux de la cause d'Alvimar.

C'est de quoi Lucilio, fit, dès le lendemain, aviser le marquis, lequel
courut aussitôt chez M. Poulain comme pour s'informer de sa santé.

Le recteur, qui ne pouvait encore quitter son fauteuil, tant il avait
souffert du froid, de la gêne et de la peur, essaya de lui dire qu'une
chute de cheval l'avait accommodé de la sorte et retenu vingt-quatre
heures chez un de ses confrères.

Mais Bois-Doré alla droit au fait et lui parla avec une fermeté douce et
généreuse, sans manquer à lui montrer les notes du journal de d'Alvimar
et la manière dont ce défunt ami y parlait de lui et de M. le Prince.

M. Poulain ne lutta pas contre ces révélations. Son orgueil était fort
abattu par les anxiétés atroces où il s'était trouvé plongé.

--Monsieur de Bois-Doré, dit-il en soupirant et en essuyant la sueur
froide qui baignait encore son front au souvenir de ces angoisses, j'ai
vu la mort de près, et je croyais ne pas la craindre; mais elle m'est
apparue sous une si laide et si cruelle forme, que j'ai fait le voeu de
me retirer dans un cloître si je sortais de ce mur glacé où l'on m'avait
enterré vivant. M'en voilà sorti, et je me sens bien pressé de ne plus
prendre parti pour ou contre aucune personne et aucun intérêt de ce
monde. Je vais donc songer uniquement à mon salut dans une profonde
retraite, et, s'il vous plaisait m'allouer une cellule dans l'abbaye de
Varennes, dont vous êtes possesseur fiduciaire, je ne souhaiterais rien
de plus.

--Soit, répondit Bois-Doré, à la condition que vous me donnerez, sur ce
qui s'est passé à Brilbault, de sincères éclaircissements. Je ne vous
fatiguerai point de questions inutiles: je sais les trois quarts de ce
que vous savez vous-même. Je ne souhaite connaître qu'une chose: c'est
si M. d'Alvimar vous a confessé l'assassinat de mon frère.

--Vous me demandez là de trahir le secret de la confession, répondit M.
Poulain, et je m'y refuserais, comme c'est mon devoir, si M. d'Alvimar,
sincèrement repentant à sa dernière heure, ne m'eût chargé de tout
révéler après sa mort et celle de Sanche, laquelle il ne croyait pas si
proche qu'elle l'a été. Sachez donc que M. d'Alvimar, issu par sa mère
d'une noble famille, et autorisé par le secret de sa naissance à porter
le nom de l'époux de sa mère, était, en réalité, le fruit d'une coupable
intrigue avec Sanche ancien chef de brigands devenu cultivateur.

--En vérité! s'écria le marquis. Vous m'expliquez là, monsieur le
recteur, les dernières paroles de Sanche. Il prétendait me sacrifier à
la mémoire de _son fils_! Mais comment ceci entrait-il dans la
confession de M. d'Alvimar, à moins qu'il ne se crût obligé à faire
celle des autres?

--M. d'Alvimar dut m'avouer sa situation vis-à-vis de Sanche pour
m'arracher le serment de ne point livrer au bras séculier celui qu'avec
honte et douleur il appelait l'auteur de ses jours. Il l'appelait aussi
l'auteur de son crime et de ses infortunes.

»C'était cet homme cruel et pervers qui l'avait rendu complice de la
mort de votre frère, qui en avait eu la première pensée, et qui l'avait
frappé au coeur pendant que d'Alvimar se résignait à l'aider et à
profiter du crime.

»Il n'est que trop vrai que l'unique but de cet assassinat, dont les
auteurs ne connaissaient pas la victime, fut le désir de s'emparer d'une
somme et d'une cassette de bijoux que votre frère avait imprudemment
laissé voir, la veille, dans une hôtellerie.

»À cette époque de sa vie, M. d'Alvimar était fort jeune, et si pauvre,
qu'il doutait de pouvoir faire les frais de son voyage jusqu'à Paris, où
il espérait trouver des protections. Il était ambitieux: c'est là un
grand péché, je le reconnais, monsieur le marquis; c'est la pire
tentation de Satan.

»Sanche nourrissait et excitait chez son fils cette ambition maudite. Il
eut à vaincre sa répugnance; mais il triompha en lui montrant que ce
meurtre se présentait comme une occasion sûre qui ne se retrouverait
point, et le mettrait à l'abri de la nécessité de s'avilir en implorant
la pitié d'autrui.

»Lorsque M. d'Alvimar me fit cette confession, Sanche était présent et
baissa la tête sans chercher à s'excuser. Tout au contraire, quand
j'hésitai à donner l'absolution à un forfait qui ne me paraissait pas
suffisamment expié, Sanche s'accusa avec énergie, et je dois vous avouer
qu'il y avait comme de la grandeur dans la passion de cette âme farouche
pour le salut de son fils.

»Je pensais dès lors avoir affaire à deux chrétiens, coupables tous
deux, mais tous deux repentants; mais Sanche me remplit d'horreur et
d'épouvante aussitôt que son fils eut rendu l'âme.

»C'était une scène affreuse, monsieur, et que je n'oublierai de ma vie!

»La salle basse où nous étions, dans ce château délabré, n'avait qu'une
cheminée, et, bien que le local fût vaste, nous étions à l'étroit dans
l'espace où l'on pouvait se retrancher contre le froid qui tombait de la
voûte effondrée.

»M. d'Alvimar n'avait pour lit que de la paille, et pour couverture que
son manteau et celui de Sanche. Il était si épuisé par deux mois
d'agonie, qu'il ressemblait à un spectre.

»Cependant, Sanche l'avait habillé de son mieux pour lui faire recevoir
les derniers secours de la religion, et ce gentilhomme distingué et
résigné, au milieu d'une horde de bohèmes, païens et infâmes,
contristait le coeur et la vue.

»Ces mécréants, mécontents d'assister à une cérémonie chrétienne,
hurlaient, juraient et vociféraient d'une façon dérisoire, pour ne point
entendre les prières de la sainte Église, qui leur sont exécrables. Il
paraît qu'il en a toujours été ainsi durant les derniers temps de là
déplorable existence de M. d'Alvimar en ce lieu.

»Chaque nuit, Sanche essayait de profiter de leur sommeil pour réciter à
son fils les prières que celui-ci réclamait; mais, aussitôt que l'un des
bohémiens s'en apercevait, tous, hommes, femmes et enfants, s'adonnaient
au vacarme pour étouffer sa voix et ne laisser pénétrer dans leurs
propres oreilles aucune des paroles saintes de nos rites.
                
 
 
Хостинг от uCoz