George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
»Ce fut donc au milieu de cette bacchanale effrayante, où Sanche, par
son autorité (fondée sur ce qu'il avait quelque argent caché dont il
leur faisait part peu à peu), venait quelquefois à bout de rétablir un
instant de silence, que j'administrai le malheureux jeune homme.

»Il mourut réconcilié avec Dieu, je l'espère; car il marqua beaucoup de
regret de son crime, et me pria de rétablir la vérité auprès de M. le
Prince, si celui-ci, abusé autant que je l'avais été moi-même sur les
circonstances et les causes de votre duel, venait à vous inquiéter pour
ce fait.

--Et vous êtes résolu à le faire, monsieur le recteur? dit Bois-Doré en
examinant la figure altérée de M. Poulain.

--Oui, monsieur, répondit le recteur, à la condition que vous rentrerez
sérieusement et sincèrement dans le chemin du devoir.

--Et, à présent, vous me marchandez encore, au nom de la suprême vérité,
le témoignage de la vérité?

--Non, monsieur; car ce qui s'est passé après la mort de d'Alvimar m'a
ôté l'espoir de vous convertir par l'exemple du repentir de vos ennemis.
Sanche se pencha sur le visage blême de son fils et resta un instant
sans rien dire et sans verser une larme; puis il se releva, fit à haute
voix l'exécrable serment de le venger par tous les moyens, et mit sa
main dans celle d'un sale et brutal huguenot qui se trouvait là.

--Le capitaine Macabre?

--Oui, monsieur, c'était le nom sinistre qu'on lui donnait.

«--Je vous ai appelé, lui dit Sanche, pour vous livrer les trésors de
Bois-Doré; je me joins à vous, et je vous assure l'aide de cette bande
d'éclaireurs et d'estradiots volontaires que vous voyez ici. Je vous ai
promis par l'intermédiaire de Bellinde, un bon coup de main à faire, et
le recteur ici présent, qui hait le Bois-Doré et qui est bien avec M. le
Prince, vous garantira l'impunité.

»C'est alors, monsieur, que je réclamai.

--Sans doute! dit Bois-Doré en souriant. Vous saviez fort bien que M. le
Prince voulait pour lui seul mon prétendu trésor, et qu'il n'était point
homme à le laisser passer par les mains de pareils dépositaires.

M. Poulain supporta le reproche et baissa la tête avec une expression
feinte ou sincère de repentir et d'humilité.

Pressé de poursuivre son récit, il raconta comme quoi le capitaine
Macabre avait ouvert la motion de lui faire sauter la tête sans autre
cérémonie, pour l'empêcher de parler, et comme quoi les bohémiens
s'étaient jetés sur lui pour lui prendre ses habits avant que son sang
les eût gâtés.

--Ce débat, ajouta M. Poulain, me sauva la vie; car Sanche eut le temps
d'ouvrir un autre conseil. C'est lui qui me garrotta, et ensuite
m'emprisonna comme vous savez. Mais quel moyen de salut! Il me sembla
pire qu'une mort soudaine et violente, lorsque, sans me donner ni espoir
ni secours, l'infâme quitta Brilbault avec ses bohémiens pour se porter
à l'attaque de votre château.

--Et que fit-on, je vous prie, dit le marquis, du corps de d'Avilmar?

--Je comprends, répondit le recteur avec un pâle sourire où perçait
malgré lui un reste d'aversion, que vous ayez intérêt à le retrouver en
cas de procès criminel. Mais songez que ce ne serait pas là une preuve
que l'on ne pût retourner contre vous. Si l'on voulait mentir, on serait
libre de dire que vous avez enseveli là votre victime avec l'aide de
votre ami, M. Robin. Il ne vous faut donc, monsieur le marquis, chercher
votre sécurité future que dans ma loyauté, dont je vous offre le
concours.

--À quelles conditions, monsieur le recteur?

--Des conditions! je n'en fais plus, mon frère! De ce jour, je suis
reclus et retiré du monde. J'ai imploré de votre bonté l'abbaye de
Varennes.

--Ah! ah! dit Bois-Doré, l'abbaye? C'était une simple cellule qu'il vous
y fallait tout à l'heure?

--Laisserez-vous tomber en ruine une abbaye si vénérable, et
confierez-vous à des rustres la direction d'une communauté appelée à
donner de bons exemples au monde?

--- Allons, j'entends! Nous verrons, monsieur le recteur, comment vous
vous conduirez à mon égard, et vous serez satisfait amplement, si j'ai
lieu de l'être. Jusque-là, vous ne me direz sans doute point où est
enseveli l'assassin de mon frère?

--Pardonnez-moi, monsieur, répondit le recteur, qui avait trop d'esprit
pour vouloir paraître marchander, et qui, d'ailleurs, s'efforçait
réellement de s'arracher aux passions et aux orages du siècle, pourvu
que ce ne fût pas dans des conditions trop dures: je vous dirai ce que
j'ai vu. Sanche parut fort pressé de soustraire le cadavre à quelque
profanation de la part des bohémiens. Il leva une dalle dans le milieu
de la salle où nous étions, et c'est là que certainement il a donné la
sépulture à son fils. Pour moi, je n'ai rien vu de plus: on m'a entraîné
à mon horrible cachot, où j'ai langui dans des alternatives de désespoir
et de défaillance durant dix-huit heures.

Le marquis et le recteur se séparèrent en bons termes, et le dernier fit
un effort pour se lever et procéder à l'enterrement des morts de sa
paroisse. Mais, après la cérémonie, il se trouva si mal, qu'il fit
demander maître Jovelin, dont on lui vantait les baumes et les élixirs,
comme faisant miracle dans la circonstance.

Il eut d'abord une grande crainte de livrer sa vie à celui qu'il
regardait comme un ennemi naturel. Mais les soins de l'Italien le
soulagèrent si énergiquement, qu'il sentit entrer dans son coeur une
sorte de gratitude, surtout quand Lucilio refusa obstinément toute
rémunération.

Le recteur fut forcé aussi de remercier sincèrement les beaux messieurs
de Bois-Doré, qui l'avaient, durant son mal, secouru et fait secourir
avec une sollicitude égale à celle qu'ils témoignaient à leurs amis.




LXII


Lauriane s'était endormie, le jour de son explication _matrimoniale_
avec Mario, un peu inquiète de la surexcitation de coeur et des
préoccupations d'avenir de cet aimable enfant.

Si peu expérimentée qu'elle fût, elle devinait un peu mieux la vie, et
prévoyait que, lorsque Mario serait en âge de distinguer l'amour de
l'amitié, il serait encore trop jeune relativement à elle pour lui
inspirer autre chose qu'un sentiment de fraternelle protection.

Elle souriait mélancoliquement à l'idée d'une combinaison de
circonstances qui lui prescrirait d'épouser un enfant, après avoir été
déjà mariée enfant elle-même, et elle se disait que sa destinée serait
alors un problème étrange, peut-être douloureux et fatal.

Elle était donc triste et s'armait de résolution pour résister aux
influences qui menaçaient de la circonvenir, car le marquis prenait son
projet au sérieux, et M. de Beuvre, dans ses lettres, semblait cacher,
sous des plaisanteries, un grand désir de le voir se réaliser un jour.

Lauriane n'appelait pas résolûment l'amour dans ses rêves de bonheur et
de mariage; mais elle sentait vaguement que ce serait trop de se marier
deux fois sans le connaître.

Elle voyait donc un nuage encore léger, mais peut-être inquiétant,
passer sur sa tranquillité présente et sur la douceur de ses relations
avec les beaux messieurs de Bois-Doré.

Cependant elle se rassura dès le lendemain.

Mario avait dormi profondément; les roses de l'enfance avaient refleuri
sur ses joues satinées; ses beaux yeux avaient repris leur limpidité
angélique, et le sourire du bonheur confiant voltigeait sur ses lèvres.
Il était redevenu enfant.

À peine eut-il vu son père reposé, sa Mercédès calme, et tout son monde
sur pied, qu'il courut à l'écurie embrasser son petit cheval, au village
s'informer de la santé de tous, puis au jardin faire voler sa toupie, et
dans la basse-cour s'exercer à escalader les débris incendiés.

Il revint donner de tendres soins à sa Morisque, et il lui tint fidèle
compagnie tant qu'elle fut forcée de garder la chambre.

Mais, dès que toute appréhension fut dissipée, il redevint complétement
l'heureux Mario, tour à tour assidu au travail et ardent au plaisir, que
Lauriane pouvait encore chérir et caresser saintement sans appréhension
du lendemain.

C'était un bienfait de la nature envers l'organisation privilégiée de
cet aimable enfant. S'il fût resté sous le coup des violentes commotions
qui s'étaient pressées dans cette crise, il n'eût pu vivre qu'égaré ou
brisé.

Mais il faut dire aussi que, dans ce temps, les moeurs plus rudes
faisaient des natures plus souples, et par là, plus résistantes. On
connaissait avec plus d'âpreté, mais d'une manière moins générale et
moins soutenue, l'excitation nerveuse à laquelle succombent aujourd'hui
tant d'âmes précoces. On ne se faisait pas non plus un si grand besoin
de repos et de sécurité.

La sensibilité, plus souvent éveillée par les agitations de la vie
extérieure, s'émoussait plus vite, et les vives émotions faisaient place
à ce besoin de vivre, n'importe comment, qui sauve l'homme dans les
temps de trouble et de malheur.

L'hiver se passa donc dans une douce gaieté au manoir de Briantes.

On travaillait à la charpente des granges incendiées, en attendant que
la saison permit le travail des maçons. On avait déblayé le fossé,
relevé provisoirement en pierres sèches le pan écroulé du mur
d'enceinte; enfin, Adamas avait fini de rétablir la communication
souterraine avec la campagne, et l'on avait racheté la paix à venir avec
les gens de cour et d'Église de la province, en restituant à certaines
chapelles du pays, sous forme de dons volontaires, divers objets
précieux. On pria madame la princesse de Condé d'accepter quelques
bijoux pour son compte, et Adamas cacha savamment ceux qui, dans sa
pensée, devaient parer la future épouse de Mario.

Ce que le marquis avait d'or et d'argent monnayé en réserve passa, en
grande partie, à faire réparer ses bâtiments et à racheter du blé pour
sa maison et ses vassaux pauvres.

Il y eut aussi à leur procurer le bétail qu'ils avaient perdu; car les
beaux messieurs de Bois-Doré ne voulaient point souffrir de misère
autour d'eux.

Enfin, le fameux trésor dont on avait tellement exagéré l'importance, et
qui avait failli attirer de si grands désastres et de si fâcheuses
persécutions, cessa de faire scandale en cessant de faire magasin. Au vu
et au su de tout le monde, les portes de la chambre mystérieuse furent
et demeurèrent ouvertes.

On essaya bien de s'assurer de M. Poulain en lui offrant une part de la
curée; mais il eut l'esprit de refuser; ce n'était d'ailleurs pas de
richesse matérielle qu'il était avide, mais de pouvoir et d'influence.

Il voulait, disait-il, non _posséder_, mais _être_. C'est pourquoi il
insistait pour avoir l'abbaye de Varennes, retraite assez pauvre, située
dans un véritable trou de ruisseau et de verdure, sur la petite rivière
du Gourdon.

Il la voulait sans plus de terre qu'il ne lui en fallait pour vivre avec
deux ou trois religieux de l'ordre. Ce qu'il convoitait, c'était le
titre d'abbé et une apparence de retraite qui ne l'enchaînât point aux
devoirs journaliers du rectorat.

Il était déjà fort bien guéri, au bout d'un mois, du désir de renoncer
au monde, et il caressait le rêve d'avoir seulement du pain et un titre
assurés, afin de pouvoir se glisser auprès des grands et mettre la main
aux affaires diplomatiques, comme tant d'autres, moins capables et moins
patients que lui.

Bois-Doré comprit son genre d'ambition et la satisfit de bonne grâce. Il
sentait bien que, tôt ou tard, M. le Prince, grand sécularisateur
d'abbayes à son profit, lui reprendrait celle-ci à de mauvaises
conditions, et il ne pouvait pas trouver une plus sûre occasion de
mettre aux prises l'autocratie princière et les intérêts personnels de
M. Poulain.

Celui-ci fut donc mis en possession de l'abbaye moyennant une
très-modique redevance, et il partit pour se faire autoriser par
l'official à quitter sa cure.

M. Poulain voyait donc se réaliser la première phase de son rêve
d'avenir. Ce qu'il avait annoncé à d'Alvimar commençait à arriver.

C'était en exploitant à propos autour de lui la question de dissidence
en matière de religion qu'il faisait et devait faire son chemin.
D'Alvimar, affamé d'argent et de haine, avait succombé sans profit et
sans honneur; M. Poulain, guetteur de crédit et de mouvement, exempt
d'autres passions et prompt à sacrifier ses rancunes à ses intérêts,
entrait dans la voie par ce qu'il appelait la bonne porte. C'était, du
moins, la plus sûre.

On s'était étonné de ne pas voir reparaître la petite Pilar. Le marquis,
informé du message important qu'elle avait mené à bien, eût souhaité la
récompenser, et Lauriane disait qu'elle eût voulu arracher au mal cette
misérable créature. Mais on ne sut point ce qu'elle était devenue: on
présuma qu'elle avait été rejoindre les bohémiens échappés à l'affaire
de la basse-cour.

Les reîtres prisonniers avaient été transférés à Bourges. On instruisit
rapidement leur procès.

Le capitaine Macabre fut condamné à être pendu haut et court, comme
bandit, rebelle et traître.

Le marquis eut pitié de la Bellinde, que les misères de la prison
rendaient folle: il refusa de témoigner contre elle, en ce sens qu'il la
représenta comme une cervelle malade. Elle fut chassée de la ville et
du pays, avec défense, sous peine de mort, d'y jamais reparaître.

La Morisque était guérie, et Lucilio, témoin de sa vertu dans les
souffrances, qu'elle avait supportées avec une sorte de joie exaltée,
commençait à s'attacher à elle très-particulièrement. Mais il eût craint
de paraître insensé en le lui disant, et leur affection, soigneusement
cachée de part et d'autre, se reportait sur _les enfants_, Lauriane et
Mario, avec une sorte d'émulation.

Madame Pignoux fut amicalement récompensée, ainsi que sa fidèle
servante. Elles avaient échappé aux mauvais traitements par la fuite.
L'auberge du _Geault-Rouge_ avait échappé à l'incendie, grâce à
l'empressement de l'ennemi à poursuivre l'expédition.

On recevait de loin en loin des nouvelles de M. de Beuvre. Il y eut des
intervalles bien douloureux pour sa fille. Ce fut lorsque les Rochelois
et les seigneurs qui s'étaient joints à eux se firent corsaires sur
l'Océan, et conçurent le hardi projet d'occuper les embouchures de la
Loire et de la Gironde, afin de rançonner tout le commerce des deux
fleuves. De Beuvre avait fait entrevoir le projet de suivre Soubise dans
ces expéditions périlleuses.

Dans ses moments de douleur, Lauriane était entourée de tendres
consolations; mais nulles n'étaient aussi ingénieuses et aussi
merveilleusement assidues que celles de Mario. Son coeur aimant et son
esprit délicat trouvaient des paroles d'encouragement dont la naïveté
suave forçait Lauriane à sourire au milieu de ses larmes; elle ne
pouvait s'empêcher d'appeler Mario quand les autres ne parvenaient pas à
la distraire de ses idées sombres.

Elle disait alors à Mercédès:

--Je ne sais quel esprit de lumière Dieu a mis dans cet enfant; mais un
petit mot de lui me fait plus de bien que toutes les bonnes paroles des
personnes mûres. C'est pourtant un enfant, ajoutait-elle intérieurement,
et je ne suis pas d'âge à l'aimer à la façon d'une mère. Eh bien, je ne
sais comment il se fait que je ne puis souffrir l'idée de ne plus vivre
auprès de lui.

Au commencement d'avril (1622), on reçut de meilleures nouvelles.

De Beuvre avait eu l'heureuse idée de ne point accompagner Soubise, qui
avait eu _grand mauvais sort_, à l'île de Rié, contre le roi en
personne. De Beuvre s'était contenté de pirater sur les côtes de
Gascogne,--avec profit et santé, disait-il.

Mais cette même affaire de l'île de Rié n'en devait pas moins amener un
douloureux résultat pour Lauriane et ses amis de Briantes.

Le prince de Condé avait espéré que le roi, d'après ses conseils,
chercherait follement le danger.

Le roi n'y manqua pas; la bravoure était la seule vertu qu'il eût
héritée de son père. Mais Condé eut du malheur: aucune balle ennemie
n'atteignit le roi; son cheval franchit les gués en marée basse, sans
rencontrer de sables mouvants, et Sa Majesté s'escrima vaillamment
contre les huguenote sans ressentir ni maladie ni fatigue.

De plus, tout en guerroyant avec ardeur, Louis XIII, alors bien
conseillé par sa mère, qui était bien conseillée, de son côté, par
Richelieu, ouvrait l'oreille aux idées de conciliation et aux
négociations tendantes à faire cesser la guerre civile.

Aussi M. le Prince, qui ne souhaitait que brouiller les cartes, avait
bien de l'ennui et du déplaisir, et il répondait aux lettres qu'il
recevait de son gouvernement de Berry par des lettres mielleuses toutes
remplies de fiel.

Il ordonna, entre autres actes de répression contre les huguenots de sa
province, lesquels pourtant se tenaient, en général, fort tranquilles,
de mettre sous le séquestre les biens de M. de Beuvre, si, trois jours
après la publication du monitoire, celui-ci ne reparaissait point en
Berry.

Il était difficile qu'en trois jours, M. de Beuvre, alors à Montpellier,
fût de retour dans sa châtellenie.

À cette époque, il fallait au moins le double de temps pour qu'il fût
averti de la mesure prise contre lui.

Le lieutenant-général et maire de Bourges, M. Pierre Biet, qui eut
coutume, toute sa vie, d'être pour le plus fort, et qui, dans sa
jeunesse, avait été grand ligueur, voulut faire du zèle et décréta, de
son chef, que M. de Beuvre n'ayant pas comparu dans le temps donné pour
rendre compte de son absence, mademoiselle sa fille, dame de Beuvre, de
la Motte-Seuilly et autres lieux, serait enlevée de son manoir et
conduite en un couvent de Bourges pour y être instruite dans la religion
de l'État.




LXIII


Ce fut par une délicieuse soirée de printemps que Mario, courant dans la
prairie de l'enclos avec Lauriane, tous deux riant d'une voix aussi
harmonieuse que le chant des rossignols, vit accourir Mercédès
effrayée.

--Venez, venez, ma bien-aimée dame, dit la Morisque en entourant de ses
bras sa jeune amie; tâchons de fuir, on ne vous prendra qu'après m'avoir
tuée.

--Et moi donc! s'écria Mario en ramassant sa petite rapière, dont il
s'était débarrassé pour jouer. Mais qu'est-ce donc, Mercédès?

Mercédès n'avait pas le temps de s'expliquer. Elle savait que l'huis
était gardé par les soldats de la prévôté; elle voulait essayer de
rentrer au château en cachant Lauriane sous sa mante, et de la faire
évader par le passage secret.

Mais l'entreprise était impossible, et Mario s'y opposa en voyant que
l'huisset était également gardé.

Pendant qu'ils délibéraient, le marquis était fort en peine: il avait
déclaré aux agents de la prévôté, qui lui exhibaient leurs pouvoirs en
bonne forme, que madame de Beuvre était sortie à cheval avec son fils.
Mais, comme on exigeait sa parole d'honneur et qu'il feignait d'être
offensé du soupçon, afin de se dispenser de faire un faux serment, le
soupçon grossissait, et, tout en lui demandant humblement pardon, on
gardait les huis au nom du roi, et on procédait à de minutieuses
perquisitions dans la maison.

La garde prévôtale de La Châtre n'était pas si nombreuse et si bien
équipée qu'elle eût pu envoyer une grosse troupe à Briantes.

En outre, officiers et soldats obéissaient à contrecoeur, et eussent fort
souhaité de ne point fâcher le bon M. de Bois-Doré. Mais ils craignaient
d'être dénoncés à M. le Prince, qui était fort redouté dans la ville et
dans le pays.

Ils faisaient donc consciencieusement leur office, espérant que M. de
Bois-Doré ferait menace et résistance, auquel cas, n'étant _peut-être_
pas les plus forts, ils étaient tout prêts et tout disposés à déguerpir,
comme c'était assez la coutume dans les différends entre la force
provinciale exécutive et les seigneurs de campagne récalcitrants.

Le marquis voyait bien la situation, et Aristandre se mangeait les
poings d'impatience, attendant le signal de tomber sur le dos de MM. les
gardes. Mais Bois-Doré sentait que le cas était grave, et qu'il ne
s'agissait pas seulement de rosser le guet dans une affaire de clocher.

M. de Beuvre était trop compromis pour que la défense de sa cause ne fût
pas un acte de rébellion contre l'autorité royale, et ces portes gardées
_au nom du roi_ l'étaient mieux en cette circonstance que par une armée,
aux yeux de tout châtelain patriote.

Bois-Doré, malgré son antique _bataillerie_ de caractère et son vieux
fonds de protestantisme incorrigible, avait toujours, depuis la fin des
Valois, personnifié la France dans le roi, et, à cette époque, où les
derniers efforts de la Réforme allaient, involontairement sans doute,
mais fatalement, à nous livrer aux ennemis de l'extérieur, Bois-Doré
était dans le vrai sentiment de la nationalité.

Cependant il ne voulait à aucun prix abandonner la fille de son ami.

Il savait quelles persécutions on exerçait dans les couvents contre les
enfants des familles protestantes, et par quelle résistance énergique
Lauriane aggraverait peut-être contre elle-même la rigueur de ces
persécutions.

Il fallait échapper à cette nouvelle crise par adresse, et il implorait
du regard, à la dérobée, le génie fécond d'Adamas.

Adamas allait et venait, faisant l'agréable avec les archers, se
grattant la tête avec désespoir quand on ne le voyait pas.

Il songea bien à inonder le préau en levant, de ce côté-là, les pelles
de l'étang, ou à mettre le feu à la maison au moyen de quelques fagots
entassés dans le hangar, sauf à se griller un peu la barbe pour
l'éteindre quand on aurait réussi à éloigner l'ennemi; mais, au milieu
de ses perplexités, il vit arriver Lauriane calme et fière, donnant le
bras à Mario pâle et pensif.

La Morisque les suivait en pleurant.

Quatre gardes de la prévôté les accompagnaient assez respectueusement.

Voici ce qui s'était passé.

Lauriane s'était fait expliquer de quoi il s'agissait. Elle avait
compris que toute résistance pour la sauver attirerait sur ses amis
l'accusation de haute trahison. Elle savait bien que son père avait joué
sa tête, et, en le voyant partir, elle avait bien prévu que sa propre
liberté serait menacée un jour ou l'autre. Elle n'en avait jamais dit un
mot; mais elle était prête à tout subir plutôt que de renier ses
opinions.

Ce fut en vain que Mario et Mercédès la supplièrent avec passion de se
taire et de se tenir tranquille: elle éleva la voix en déclarant et
jurant qu'elle voulait se livrer; et, lorsque les gardes qui la
cherchaient approchèrent de la prairie, elle en était déjà sortie et
marchait droit à eux.

Ils hésitaient à s'emparer d'elle, doutant, à son assurance, que ce fût
elle, en effet.

Mais elle se nomma, en leur disant:

--Ne portez pas la main sur moi, messieurs; je me rends de bonne grâce.
Permettez-moi seulement d'aller saluer mon hôte, et veuillez
m'accompagner.

Le marquis fut douloureusement ému de cette apparition; mais il ne put
qu'admirer le grand coeur de cette généreuse enfant.

--Monsieur, dit-il au lieutenant de la garde prévôtale, vous me voyez
résigné à obéir à votre mandat, puisque telle est la volonté de madame;
mais vous ne voudrez point demeurer en reste d'honneur avec elle. Vous
souffrirez qu'avec mon fils et sa gouvernante, je la conduise à Bourges
en ma carroche. Je n'emmènerai que deux ou trois valets, et nous seront
escortés et surveillés par vous avec autant de rigueur qu'il vous
conviendra.

Une si juste requête fut écoutée, et la famille eut une heure pour faire
ses préparatifs de départ.

Lauriane s'en occupait avec un admirable sang-froid.

Mario, consterné et comme hébété, laissait Adamas l'habiller sans songer
à rien.

Il était assis pendant qu'on le bottait, et semblait n'avoir pas la
force de soulever ses petites jambes.

Lucilio s'approcha et lui mit sous les yeux ces paroles, écrites en
italien:

«Ayez du coeur à l'exemple de ce brave coeur.»

--Oui, s'écria Mario en jetant ses bras autour du cou de son ami, j'y
fais mon possible, et je comprends bien ce qu'_elle_ fait. Mais ne
pensez-vous point que mon père songera à la délivrer?

--Si faire se peut, dit Adamas, n'en doutez point monsieur. Adamas ne
vous quittera point, Dieu merci, et avisera à toute heure. Si monsieur
se résigne, c'est qu'il y a bien de l'espérance à garder.

Le marquis emmenait effectivement, dans sa grand'carroche, Adamas et
Mercédès. Clindor monta sur le siége avec Aristandre.

Il fut convenu que Lucilio, sur le compte duquel le marquis n'était pas
très-rassuré, se rendrait secrètement à Bourges de son côté.

--Monsieur, dit Adamas au marquis, lorsqu'ils eurent dépassé La Châtre,
je la tiens!

--Quoi, mon ami? que tiens-tu?

--Mon idée! Quand nous serons à Étalié, nous demanderons à prendre un
instant de repos chez madame Pignoux. Elle a une filleule de l'âge de
madame Lauriane, avec laquelle nous la ferons changer d'habits et que
nous emmènerons à la place de madame.

--Mais cette filleule se trouvera-t-elle là à point nommé?

--Si elle ne s'y trouve point, dit Mario, que ranimaient les projets
d'Adamas, c'est moi qui prendrai la jupe, l'écharpe de tête et le
chaperon de Lauriane, et je serai censé rester chez madame Pignoux,
tandis qu'elle restera en ma place dans l'auberge, d'où il lui sera aisé
de se sauver chez Guillaume ou chez M. Robin, quand nous serons un peu
loin.

--Mes enfants, dit le marquis, faites tout pour le mieux, mais ne me
dites rien; car on est bien gêné de ne pouvoir nier sur sa parole, et on
me le demandera certainement quand la feinte sera découverte. Tentez
donc quelque autre chose et parlez bas. Je ne vous écoute point du tout.

--Vous oubliez, dit Lauriane, que je ne me prêterai à aucune chose pour
me mettre en liberté. Ne cherchez point, Adamas; et toi, Mario,
prends-en ton parti. J'ai juré à Dieu d'accepter mon sort.

En effet, Lauriane refusa de mettre pied à terre à l'auberge du
_Geault-Rouge_, où l'échange projeté aurait pu avoir quelque chance de
succès.

Mario espéra qu'un peu plus loin, sur la route, elle se raviserait et
accepterait quelque autre combinaison; mais on eut beau lui remontrer
que les choses pouvaient s'arranger sans compromettre le marquis, elle
fut inflexible.

--Non, non, disait-elle, personne ne croira que le marquis n'a pas fermé
les yeux volontairement. Qui sait, mon pauvre Mario, si on ne te
garderait pas en otage jusqu'à ce que l'on m'eût retrouvée? Et quant à
Adamas, il irait en prison certainement. C'est ce que je ne veux point,
et, de gré ni de force, je ne consentirai à m'échapper; car, si vous y
tentez, je crierai et mènerai du bruit pour me faire reprendre.

Lauriane fut inébranlable dans sa résolution. Il fallut perdre l'espoir
de la soustraire à la captivité, et l'on arriva à Bourges beaucoup plus
abattu et découragé que l'on n'était parti de Briantes.

Le résultat de cette soumission fut assez favorable.

Le lieutenant-général, M. Biet, qui avait compté sur la rébellion du
marquis pour gâter ses affaires, fut fort surpris de le voir se
présenter devant lui avec Lauriane, et réclamer pour elle une retraite
honorable et les égards auxquels la dignité de sa conduite lui donnait
droit.

M. Biet dut se radoucir, feindre un grand regret de la mesure de rigueur
qu'il attribuait aux ordres secrets du Prince, et consentir à ce que
Lauriane fût conduite au couvent des religieuses de l'Annonciade, dont
Jeanne de France, tante de son illustre aïeule Charlotte d'Albret, avait
été la fondatrice. Lauriane avait là quelques amies, et il lui fut
permis de garder Mercédès pour la servir.

Ce couvent était de ceux où l'ardente propagande jésuitique n'avait pas
encore pénétré. Les religieuses cloîtrées, vouées à la vie
contemplative, ne menaçaient pas Lauriane d'un prosélytisme trop
rigoureux.

Le marquis eut avec la supérieure une conférence dans laquelle il sut la
bien disposer en faveur de la jeune recluse, et il obtint la permission
de la voir tous les jours avec Mario, au parloir, en présence de la soeur
écoute.

Malgré cette espérance, le coeur de Mario se brisa lorsqu'il entendit
retomber, entre lui et sa chère compagne, la lourde porte du couvent.

Il lui semblait qu'elle n'en sortirait plus jamais, et il n'était pas
non plus sans inquiétude pour Mercédès, qui s'efforçait de sourire en le
quittant, mais qui devint un instant comme folle quand elle ne le vit
plus et qu'elle se sentit condamnée, pour la première fois de sa vie, à
dormir sous un autre toit.

Aussi ne dormit-elle guère, non plus que Lauriane. Elles causèrent
presque toute la nuit, et pleurèrent ensemble, ne craignant plus
d'affliger Mario de leur douleur.

--Ma Mercédès, disait Lauriane en embrassant la Morisque, je sais quel
sacrifice tu me fais en te séparant de ton enfant pour me consoler.

--Ma fille, lui répondit la Morisque, je te confesse que c'est encore
Mario que je console en toi, puisque Mario t'aime peut-être encore plus
qu'il ne m'aime. Ne dis pas que non: je l'ai bien vu; mais je ne suis
point jalouse de toi, car je sens que tu feras le bonheur de sa vie.

Il n'y avait pas moyen d'ôter à la Morisque la persuasion de ce mariage
invraisemblable, et Lauriane n'osait la contredire, en ce moment-là
surtout.

Bois-Doré avait quelques doutes sur les ordres donnés par le Prince à
l'égard de Lauriane.

Le Prince était une perfide, avare et ingrate nature; mais il n'était
pas cruel, et son aversion pour les femmes n'allait pas jusqu'à la
persécution.

D'ailleurs, le marquis avait cru voir quelque trouble chez le
lieutenant-général lorsqu'il l'avait questionné sur les prétendus ordres
secrets du Prince. Il espéra l'amener, par douceur et persuasion, à
révoquer son arrêt.

Il envoya un exprès en Poitou pour tâcher de retrouver M. de Beuvre et
l'engager à revenir au plus vite, et il s'établit à Bourges, autant pour
suivre son plan auprès de M. Biet que pour ne pas perdre de vue sa chère
pupille.

L'exprès ne put rejoindre M. de Beuvre: celui-ci était retombé en mer,
on ne savait vers quels rivages.

Au bout de deux mois on n'avait pas reçu de ses nouvelles.

Lauriane le pleurait. Elle n'était pas dupe des contes que lui faisait
le marquis pour lui persuader que certaines gens l'avaient aperçu et
qu'il se portait bien. Il feignait d'être gêné par la présence de la
soeur écoute, qui dormait tout le temps, et de n'oser communiquer les
lettres à l'appui de ses assertions.

Lauriane prit le parti de paraître tranquille pour tranquilliser Mario,
qui avait toujours les yeux fixés sur elle avec anxiété.




LXIV


L'été de 1622 se passa ainsi sans que le marquis, par prières ou
menaces, pût obtenir l'élargissement sous caution de la prisonnière.

M. Biet, craignant d'avoir fait une sottise, s'était fait autoriser,
après coup, à cloîtrer madame de Beuvre.

L'absence prolongée et le silence absolu du père empiraient beaucoup la
situation. Il devenait fort inutile d'en nier les motifs. Personne ne
pouvait plus en douter; aux instances et reproches du marquis, M. Biet
répondit, avec un sourire amer:

--Mais que ce gentilhomme vienne donc chercher sa fille? Elle lui sera
rendue à l'instant, ainsi que l'administration de ses biens.

Lucilio était établi à Bourges, sous un faux nom, dans le faubourg de
Saint-Ambroise.

Il ne voyait personne que Mario, qui venait sans équipage, sans parure
et sans bruit, prendre ses leçons.

Mercédès, qui avait la liberté de sortir, venait lui servir ses repas,
auxquels le philosophe, absorbé par son travail, n'eût probablement pas
assez songé.

On sentit, en cette circonstance, que M. Poulain s'était fort amendé.

Il était encore à Bourges, occupé d'obtenir l'autorisation d'être abbé,
lorsqu'un jour Lucilio se trouva face à face avec lui dans le petit
jardin qui tenait à son humble appartement.

Le futur abbé et lui découvrirent, en s'accostant, qu'ils demeuraient
sous le même toit.

Lucilio s'attendait à être dénoncé et tracassé. Il n'en fut rien.

M. Poulain se plut dans sa société, et témoigna beaucoup d'intérêt à
Mario lorsqu'il le vit arriver pour prendre ses leçons.

M. Poulain était trop intelligent pour n'avoir pas fait un retour sur
lui-même, et il sentait combien peu il devait compter sur le prince de
Condé; car l'archevêque de Bourges refusait de le faire abbé avant que
M. le Prince l'y eût autorisé; M. le Prince ne paraissait pas fort
pressé de consentir.

L'existence de nos personnages fut donc assez paisible durant cette
sorte d'exil à Bourges. Ils y goûtèrent même plus de sécurité qu'ils ne
l'avaient fait à Briantes dans ces derniers temps.

Mais le marquis s'ennuyait bien d'avoir rompu avec toutes ses habitudes
de luxe, de bien-être et d'activité. Il se faisait simple et petit pour
ne pas attirer l'attention sur Lauriane dans une ville où l'esprit de la
Ligue était mal éteint, et où le règne court et violent de la Réforme
avait laissé de fâcheux souvenirs.

Mario s'efforçait d'être gai pour le distraire; mais le pauvre enfant ne
l'était plus lui-même, et, en lui lisant l'_Astrée_ à la veillée, il
pensait à autre chose, ou soupirait à ces peintures des ruisseaux, des
jardins et des bosquets qui lui faisaient sentir l'ennui et la
dépendance de sa situation présente.

Aussi Mario était pâle et devenait rêveur; il travaillait à s'instruire
avec un grand acharnement, et son plaisir était de tenir Lauriane au
courant de ses études, en lui faisant part de ses petites
connaissances fraîchement acquises.

C'était une manière de tuer la temps dans leurs entrevues de chaque
jour; car il n'y a pas de pire contrainte que l'impossibilité de
s'épancher, devant témoins, avec les gens que l'on aime.

Les jésuites, qui déjà pénétraient tout en se glissant partout,
tâchèrent de persuader au marquis de leur confier l'éducation de son
charmant enfant. Il s'arrangea pour la leur laisser espérer, voyant bien
qu'il ne faisait pas bon de rompre en visière avec eux.

Ils ne furent pas dupes de sa finesse et s'inquiétèrent des courses
mystérieuses de Mario au faubourg. Ils le suivirent et s'inquiétèrent
alors de maître Jovelin.

Mais M. Poulain arrangea tout, en déclarant qu'il connaissait Jovelin
pour orthodoxe et que, d'ailleurs, il assistait aux leçons du petit
gentilhomme.

M. Poulain les craignait plus qu'il ne les aimait; mais il était de
force à les jouer.

Enfin, les événements de la guerre se pressèrent; la nouvelle de la paix
de Montpellier arriva et donna lieu à de grands projets de réjouissance
en l'honneur de M. le Prince, de la part de sa bonne ville de Bourges.
Mais on dut y renoncer; le Prince arriva inopinément, de fort méchante
humeur, sentant que son rôle était fini.

Le roi l'avait joué: d'abord, il n'avait pas voulu mourir; ensuite, il
avait négocié la paix à son insu. Et puis la reine-mère avait repris
quelque crédit. Richelieu avait obtenu le chapeau de cardinal, et,
malgré tous les soins de M. le Prince, approchait insensiblement du
pouvoir.

Condé ne fit que traverser la province et la ville. Il ne croyait plus
à l'astrologie, il devenait dévot par désappointement. Il avait fait un
voeu à Notre-Dame-de-Lorette.

Il partit pour l'Italie sans s'occuper en aucune façon des affaires de
sa province. M. Biet, sentant que les huguenots allaient rentrer en
possession de leur liberté de conscience, et qu'il aurait mauvaise grâce
à se faire arracher la liberté de Lauriane, alla lui-même, avec le
marquis, la chercher au couvent.

Les religieuses la quittèrent avec regret, témoignant de sa douceur et
de sa politesse.

Lauriane avait beaucoup souffert durant ces cinq mois de contrainte
morale; elle aussi avait pâli et maigri; elle avait suivi, sans se
plaindre, tous les exercices religieux avec une contenance ferme et
respectueuse, priant Dieu de toute son âme devant les autels
catholiques, et s'abstenant, d'ailleurs, de toute réflexion qui eût pu
blesser les saintes filles de l'Annonciade. Mais, lorsqu'on l'engagea à
faire acte de renonciation, elle salua comme pour dire: _J'entends_, et
garda un silence opiniâtre à toutes les questions qui lui furent faites.
Ce n'est pas lorsque son père était peut-être sous la hache du bourreau
qu'elle pouvait proclamer sa liberté de conscience. Elle se tut et
endura les obsessions avec le stoïcisme d'un patient qui aurait les
mains liées et entendrait bourdonner les mouches autour de sa tête sans
les pouvoir écarter, mais sans vouloir seulement cligner l'oeil.

En toute autre occasion, elle témoignait du respect aux soeurs, et les
apaisait par d'exquises obligeances. Un esprit vraiment chrétien régnait
heureusement parmi elles. On fit des voeux pour sa conversion, on pria
pour elle, et on la laissa tranquille. Ce fut miracle: ailleurs,
Lauriane eût pu, en désespoir de cause, être accusée de magie et
condamnée aux flammes temporelles: c'était la dernière ressource, quand
les persécutés venaient à bout de ne pas se laisser convaincre d'hérésie
par leurs aveux.

Enfin, le 30 novembre, nos personnages, pleins d'espoir et de joie,
rentrèrent au manoir de Briantes.

On avait reçu de bonnes nouvelles de M. de Beuvre. Il avait écrit bien
des fois; mais ses courriers avaient été interceptés ou infidèles. Il
allait arriver; il arriva, en effet. On lui fit de grandes fêtes; après
quoi, on parla de se séparer.

Il était convenable que Lauriane retournât dans son château, et le gros
de Beuvre se trouvait à l'étroit dans le petit manoir de Briantes.
Lauriane ne devait pas montrer à son père qu'elle eût la moindre
répugnance à reprendre la vie avec lui. Elle n'en éprouvait certainement
pas, tant elle était heureuse de le retrouver! Cependant elle ressentit
une sorte de mélancolie soudaine et involontaire, dès qu'elle rentra
dans le triste château de la Motte.

Les beaux messieurs de Bois-Doré lui avaient fait la conduite et
devaient, à la prière de son père, rester deux ou trois jours auprès
d'elle. Mercédès et Jovelin étaient de la partie. Ce n'était donc pas la
sensation de l'isolement qui déjà s'emparait d'elle; ne pouvait-on pas
d'ailleurs, et ne devait-on pas se revoir presque tous les jours?

Ce vague effroi qui troublait Lauriane, c'était une sorte de
désenchantement dont elle ne se rendait pas compte. Elle avait toujours
voulu prendre son père pour un héros; ses inquiétudes au couvent, à
l'idée des dangers qu'il avait courus pour sa cause, avaient porté
jusqu'à l'enthousiasme l'idée qu'elle se faisait de lui. Il fallait en
rabattre depuis qu'il était là. D'abord, de Beuvre, qui s'était plaint
de l'embonpoint dans l'inaction, et que l'on s'attendait à voir
reparaître maigre et fatigué, arrivait plus rouge et plus gras
qu'auparavant. Son esprit semblait s'être épaissi à l'avenant. Sa gaieté
brusque était devenue un peu brutale. Il se posait en marin, fumait du
tabac, jurait plus que de raison, oubliait d'envelopper son scepticisme
dans les ingénieux aphorismes de Montaigne, et, par moments, prenait des
airs de satisfaction mystérieuse et narquoise qui n'avaient rien
d'obligeant pour ses amis.

Le mot de cette dernière énigme fut lâché par lui le lendemain de son
retour à la Motte, dans une conférence que nous devons rapporter.




LXV


On avait chassé, puis soupé, et l'on veillait autour de l'âtre du grand
salon, quand Guillaume d'Ars, qui, depuis la nouvelle de la paix,
s'était montré très-assidu auprès de Lauriane, demanda avec un peu
d'émotion enjouée à prononcer un discours.

On quitta les jeux et les causeries, et Guillaume, après avoir demandé à
Lauriane un encouragement particulier, qu'elle lui accorda sans deviner
de quoi il s'agissait, parla ainsi:

--Mesdames (Mercédès était présente), messieurs, amis, parents et
voisins, tous honorés, respectés et chéris, je vous prie d'écouter une
histoire qui est la mienne. Vous voyez en moi un garçon qui n'est ni
mieux ni plus mal fait que bien d'autres; assez ignorant, maître Jovelin
ne dira pas le contraire; assez riche et assez bien né, ce ne sont pas
des vertus; assez brave, ce n'est pas une vanterie; enfin... J'attends
quelqu'un qui veuille bien faire mon éloge; car je ne m'entends guère,
comme vous voyez, à me louer moi-même.

--Certes! s'écria le marquis avec sa bienveillance accoutumée, vous
êtes, mon cousin, plus que vous ne dites: la fleur des gentilshommes du
pays, le miroir de la chevalerie, et, comme Alcidon, «tant estimé de
ceux qui vous cognoissent, qu'il n'y a rien à quoi votre mérite ne
puisse vous faire atteindre.»

--Laissons là vos fadaiseries de l'_Astrée_! dit M. de Beuvre. Où
voulez-vous en venir, Guillaume? et d'où vient que vous quêtez nos
louanges, quand personne céans ne songe à se plaindre de vous?

--C'est qu'ayant à vous présenter une bien grosse requête, messire,
j'aurais voulu avoir pour avocats auprès de vous tous ceux en qui vous
avez le plus de confiance.

--Nous vous donnons tous témoignage de loyauté, bravoure, politesse et
bonne amitié, dit Lauriane. À présent, parlez; car nous sommes deux
femmes ici, c'est-à-dire deux curieuses.

Lauriane n'eut pas plutôt parlé ainsi, qu'elle rougit et regretta ses
paroles; car le regard enthousiasmé et un peu fat du bon Guillaume lui
fit tout à coup pressentir de quoi il s'agissait.

En effet, c'était une demande en mariage que Guillaume, encouragé par
elle plus qu'elle ne l'eût souhaité, présenta à son père et à elle,
invoquant toujours l'appui des personnes présentes, et mêlant
l'hyperbole, la plaisanterie et le sentiment d'une manière qui pouvait
être regardée comme agréable et convenable dans l'esprit du temps.

Cette déclaration fut assez longuette et embrouillée, comme l'exigeait
le savoir-vivre, bien qu'elle fût, au demeurant, hardie et franche, et
cordiale envers tous les assistants.

Quand la chose fut devenue claire, les émotions diverses se peignirent
sur le visage des auditeurs. M. de Bois-Doré marqua beaucoup d'embarras
et un profond déplaisir, contenus le mieux possible. Lauriane baissa les
yeux d'un air plus mélancolique que troublé. Mercédès chercha avec
anxiété à lire dans les grands yeux de Mario. Mario s'était tourné vers
la muraille; personne ne vit sa figure. Lucilio regarda attentivement
Lauriane.

M. de Beuvre resta seul impassible et sans expression autre que celle de
la réflexion; on eût dit qu'il faisait des lèvres un calcul
imperceptible, mais absorbant.

Tout le monde garda le silence, et Guillaume se trouva un peu confus.

Mais ce silence pouvait être considéré comme un encouragement aussi bien
que comme une désapprobation, et il mit un genou en terre devant
Lauriane, comme pour attendre sa réponse dans l'attitude d'une
soumission absolue.

--Relevez-vous, messire Guillaume, lui dit la jeune dame en se levant
elle-même pour l'y décider plus vite. Vous nous surprenez par une idée
que nous n'avions point et à laquelle nous ne pouvons pas répondre aussi
vite qu'elle nous est venue.

--Elle ne m'est pas venue vite, répondit Guillaume. Il y a deux ou trois
ans qu'elle est en moi. Mais votre jeune âge et votre deuil me
faisaient craindre de parler trop tôt.

--Permettez-moi d'en douter, dit Lauriane, qui savait par la voix
publique que Guillaume avait toujours mené joyeuse vie et soupiré
récemment pour plusieurs dames plus ou moins à marier.

--Madame ma fille, dit enfin M. de Beuvre, permettez-moi de dire que
Guillaume ne ment point. Il y a longtemps, je le sais, qu'il pense à
vous quand l'idée du mariage lui vient. Mais il se décide un peu tard,
selon moi, à vous en faire part.

--Un peu tard? s'écria Guillaume désappointé; auriez-vous disposé?...

--Non, non, point! répliqua de Beuvre en riant; ma fille n'est promise
ni fiancée à personne, à moins que ce ne soit à notre _jeune_ voisin, le
marquis de Bois-Doré, ou à ce grave personnage, l'autre M. de Bois-Doré,
qui dort là-bas, pendant qu'on demande la main de sa future!

Mario, confus et blessé, ne se retourna pas. On crut qu'il dormait; la
Morisque seule vit qu'il pleurait; mais le marquis se leva et répondit
avec plus du vivacité qu'il n'en montrait d'habitude:

--Mon voisin, je gage que votre moquerie est un reproche de notre
silence, et nous allons le rompre. Vous me le pardonnerez, Guillaume;
car, aussi vrai que le ciel est au-dessus de nous, je vous tiens pour le
meilleur et le plus loyal homme qui soit, digne en tout d'être l'heureux
époux de notre Lauriane. Mais, sans vouloir vous nuire auprès d'elle, je
déclare ici que ma demande a devancé la vôtre, et que j'ai été encouragé
par elle et par son père à être écouté le premier.

--Vous, mon cousin? s'écria Guillaume stupéfait.

--Oui, moi, répondit Bois-Doré, comme oncle, tuteur et père adoptif de
Mario de Bois-Doré ici présent.

--Ici présent! Non, dit M. de Beuvre toujours en riant, puisqu'il dort
du sommeil de l'innocence.

--Comme il convient à l'enfance! ajouta Guillaume avec douceur.

--Je ne dors pas! s'écria Mario en s'élançant dans les bras de son père,
et en montrant sa figure marbrée de sanglots étouffés dans ses mains.

--Oui-dà, dit M. de Beuvre, il nous dit cela avec des yeux bouffis de
sommeil!

--Non pas! reprit le marquis en examinant son enfant: avec des yeux
brûlés de pleurs!

Lauriane tressaillit: la douleur de Mario lui rappelait la scène du
labyrinthe et lui remettait devant l'esprit les appréhensions qu'elle
avait oubliées. Les larmes de cet enfant lui firent mal, et le regard de
Mercédès l'inquiéta comme un reproche.

Lucilio paraissait partager cette anxiété. Lauriane sentit qu'elle
tenait dans ses mains, pour longtemps, pour toujours peut-être, le
bonheur de cette famille, qui lui avait donné tant de bonheur à
elle-même. Elle devint tout à fait triste, et, voyant que le marquis
pleurait aussi, elle alla donner au vieillard et à l'enfant un baiser
d'égale tendresse, en les suppliant d'être raisonnables et de ne point
s'affecter d'un avenir qu'elle n'avait pas encore envisagé.

De Beuvre haussa les épaules.

--Vous voilà tous très-ridicules, dit-il; et vous, Bois-Doré, je vous
trouve trois fois fou d'avoir nourri de vos romans imbéciles la cervelle
de ce pauvre écolier. Vous voyez où mènent les gâteries. Il se croit un
homme et veut se marier, à l'âge où il n'aurait besoin que du fouet.

Ces dures paroles achevèrent de désoler Mario; elles fâchèrent
sérieusement le marquis.

--Mon voisin, dit-il à de Beuvre, je vous trouve en veine de duretés
superflues. Le fouet n'entre pas dans ma méthode avec un enfant qui a
marqué le coeur d'un vaillant homme. Je n'ignore point qu'il ne se doit
marier que dans plusieurs années; mais je croyais me rappeler que notre
Lauriane ne se voulait point marier elle-même avant sept ans, à partir
du jour où, en cette même chambre, l'an passé, elle me donna un gage...

--Ah! ne parlons plus de cet affreux gage! s'écria Lauriane.

--Parlons-en, au contraire, avec grâces rendues à Dieu, répliqua le
marquis, puisque ce poignard me fit retrouver l'enfant de mon frère.
C'est donc par vos mains bénies, ma chère Lauriane, que ce bonheur est
entré dans ma maison; et, si j'ai été fol d'espérer que vous y entreriez
aussi, pardonnez-le moi. Plus on est content, plus on est gourmand de
félicité. Quant à vous, ami de Beuvre, vous ne nierez pas les
encouragements donnés par vous à mon idée. Vos lettres en font foi; vous
y avez dit: «Si Lauriane veut patienter à ne se point affoler de mariage
avant que Mario ait dix-neuf ou vingt ans, je vous jure que j'en serai
bien aise.»

--Je ne le nie point! répliqua de Beuvre; mais je serais un sot de ne
pas voir la question du mariage de ma fille sous ses deux faces:
l'avenir et le présent. Or, l'avenir est le moins sûr; qui me répond que
nous serons de ce monde dans six ans d'ici? Et puis, quand je vous
parlais comme vous dites, mon voisin, ma position n'était pas bien
bonne, et je vous dis, sans détours maintenant, qu'elle est meilleure
que vous ne pensez.

»Par ainsi, monsieur d'Ars, écoutez-moi, et vous aussi, marquis, et
surtout vous, madame ma fille. Je compte sur le secret de ce que je vais
confier ici à tous gens d'honneur et de prudence. J'ai doublé ma fortune
dans cette dernière campagne. C'était là mon but principal et je l'ai
touché bel et bien, tout en servant ma cause à mes risques et périls.

»J'ai battu de mon mieux les mauvaises gens et contribué, tout comme un
autre, à la paix honorable que le roi nous accorde. Donc, monsieur
d'Ars, si vous me faites honneur en me demandant mon alliance, c'est
seulement par votre nom et votre mérite; car je suis peut-être aussi
riche que vous.

»Et vous, mon ami Sylvain, si vous me marquez votre amitié par la même
recherche, sachez que ce n'est point votre _trésor_ qui me peut éblouir;
car j'ai aussi le mien, _trois vaisseaux sur la mer_, et tout pleins
_d'or_, _argent et marchandises_, comme dit la chanson du pays.

»Donc, mes beaux et chers seigneurs, vous me donnerez le temps de la
réflexion pour vous répondre, et ma fille, sachant à cette heure qu'elle
n'est point trop malaisée à établir, se consultera et décidera en
dernier ressort.»

Sur cette conclusion, on n'avait plus qu'à se donner le bonsoir.

Guillaume, en homme du monde, tourna en plaisanterie les prétentions de
Mario, mais sans aigreur ni malice; car l'enfant était monté à lui en
demander raison, et Guillaume l'aimait trop pour vouloir l'irriter à ce
point.
                
 
 
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