George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
Il s'en alla avec l'espoir assez vraisemblable de l'emporter sur un
rival qui ne lui venait pas à l'épaule.

Mario dormit mal et n'eut point d'appétit le lendemain. Son père
l'emmena, craignant qu'il ne tombât malade, et commençant à convenir en
lui-même qu'il ne faut pas jouer avec l'avenir des enfants en leur
présence. Mais ce remords tardif ne le corrigea pas. Sa cervelle
romanesque et bizarre, qui était, restée elle-même celle d'un enfant, ne
pouvait admettre la notion saine du temps. De même qu'il se croyait
toujours jeune, il se figurait que Mario était mûr pour le genre
d'amour, froid et bavard, chaste et maniéré, que l'_Astrée_ lui avait
mis en tête.

Mario ne connaissait rien aux subtiles distinctions des mots. Il ne
ressentait que les tourments du coeur, les seuls profonds et durables.

Il disait: «J'aime Lauriane;» et, si on lui eût demandé de quel genre
d'amour, il eût répondu de bonne foi qu'il n'y en avait pas deux. Pur
comme les anges, il était dans le vrai idéal de la vie, qui est d'aimer
pour aimer.

Dès que de Beuvre et sa fille se retrouvèrent ensemble, il l'engagea
fort à se prononcer pour Guillaume d'Ars.

--Je n'ai pas voulu mécontenter le marquis en me prononçant, lui dit-il;
mais son rêve est une lubie, et j'imagine bien que vous ne voulez pas
garder encore six ans le chaperon noir, pour attendre que son bambin ait
perdu toutes ses dents de lait.

--Je n'ai pas pris cet engagement vis-à-vis de moi-même, répondit
Lauriane, qui était fort triste; mais je crains que vous n'ayez, à votre
insu, pris l'engagement pour moi vis-à-vis du marquis.

--Je m'en rirais bien, reprit de Beuvre; mais cela n'est point. Tant pis
pour ce vieux fou et pour son marmot s'ils prennent au sérieux des
paroles en l'air: l'un se consolera avec un cheval de bois, l'autre avec
un pourpoint neuf; car ils sont aussi enfants l'un que l'autre.

--Mon cher père, dit Lauriane, il ne m'est plus possible de plaisanter
sur le marquis. Il a été pour moi plus qu'un père, quelque chose comme
un père, une mère et un frère tout ensemble: tant il a mis de
protection, de tendresse et d'aimable gaieté dans ses façons avec moi!
Si Mario n'est qu'un enfant, ce n'est toujours pas un enfant comme les
autres. C'est une fille pour la douceur et la finesse des attentions; et
c'est un homme pour le courage, car vous savez ce qu'il a fait et comme,
en plus, il est savant pour son âge. Il nous en remontrerait à tous
deux!

Oui-dà, ma fille! s'écria de Beuvre en frappant sur son ventre, vous
voilà trop coiffée des beaux messieurs de Bois-Doré, et il me semble que
je ne suis plus grand'chose à vos yeux. Vous paraissez compter leur
chagrin pour beaucoup et mon consentement pour rien, puisque vous me
faites la sourde oreille quand je vous parle de Guillaume d'Ars.

--Guillaume d'Ars est un bon ami, répondit Lauriane; mais c'est un trop
vieux mari pour moi. Il a trente ans bientôt, connaît trop le monde et
me trouverait trop niaise ou trop sauvage. Sa recherche m'eût peut-être
flattée avant la paix; il aurait eu quelque mérite à nous offrir l'appui
de son nom quand nous étions persécutés. Il en a peu aujourd'hui que nos
droits sont reconnus et notre tranquillité assurée. Il en aura encore
moins en persistant dans sa demande, à présent qu'il nous sait plus
riches que nous ne l'étions.

De Beuvre essaya vainement de faire changer d'avis à sa fille. Il en fut
fort contrarié; car, au fond, à âge égal, il eût beaucoup préféré
Guillaume à Mario. Un gendre tout adonné à la vie physique et tout
porté aux joies faciles et insouciantes lui convenait beaucoup mieux
qu'un esprit cultivé et un caractère d'élite.

Lauriane se défendait, tout en se servant à chaque mot de la formule:
«Votre volonté sera la mienne.» Mais elle comptait, en parlant ainsi,
sur la promesse que son père lui avait faite, depuis son veuvage, de ne
jamais forcer son inclination.

De Beuvre, devenu plus âpre aussitôt qu'il était devenu plus riche
(cette transformation s'opère tout à coup dans l'âge mûr), avait grande
envie de la prendre au mot et de dire: _Je veux_. Mais il n'était pas
méchant homme, et sa fille était à peu près sa seule affection.

Il se contenta de l'ennuyer et de l'attrister beaucoup en lui parlant
sans cesse de ces intérêts matériels dont elle l'avait cru si bien
détaché lorsqu'il avait entrepris sa dernière croisade huguenote.

Elle ne céda pas, mais consentit, pour ne pas le blesser, à ne point
éconduire Guillaume sans de grands ménagements, et à recevoir ses
visites jusqu'à nouvel ordre.




LXVI


Les _beaux messieurs_ demeurèrent huit jours sans revenir. Mario avait
un peu de fièvre. Lauriane fut inquiète et pleura. Son père ne voulait
pas la conduire à Briantes, disant qu'il n'était pas utile de laisser
vivre les illusions. Il y eut entre eux un peu de dispute.

--Vous me ferez passer pour une ingrate, disait-elle. Après tant de
soins que l'on a eus pour moi là-bas, c'est moi qui devrais aller
soigner Mario. Vous y devriez au moins aller tous les jours, mon père.
Ils diront que vous les oubliez, à présent que nous n'avons plus besoin
d'eux! Ah! que ne suis-je un garçon! j'y courrais à cheval à toute
heure; je serais le camarade et l'ami de ce pauvre enfant, et je lui
pourrais témoigner mon amitié sans avoir un lien suspendu sur ma tête ou
un reproche à encourir!

Elle décida enfin son père à la conduire à Briantes.

Elle trouva Mario assez revenu de son chagrin et guéri de sa fièvre. Il
paraissait avoir pris encore une fois son parti d'être enfant. Le
marquis était un peu blessé de la conduite de M. de Beuvre. Mais on ne
pouvait se garder rancune. Les parents se mirent peu à peu à causer
comme si de rien n'était; Lauriane se mit à rire et à folâtrer avec son
innocent amoureux.

--Voisin, dit alors de Beuvre à Bois-Doré, il ne me faut point bouder.
Votre idée pour ces enfants était pure rêvasserie. Voyez comme ils
s'entendent bien ensemble pour les jeux innocents! C'est signe qu'aux
jeux d'amour ils seraient en guerre. Songez qu'un trop jeune mari ne se
contente pas longtemps d'une seule femme, et qu'une femme délaissée est
jalouse et acariâtre. Il y a, d'ailleurs, entre ces enfants, un
empêchement auquel nous eussions dû songer: l'un est catholique, l'autre
est protestant.

--Ce n'est point là un empêchement, dit le marquis. On se marie à la
même Église, sauf à retourner chacun à celle qu'on préfère.

--Oui, oui, c'est fort bon pour vous, vieux incrédule, qui êtes des deux
Églises, c'est-à-dire d'aucune; mais pour nous...

--Pour vous, mon voisin? Je ne sais quelle communion vous faites; mais
je crois fort en Dieu, et vous n'y croyez guère.

--_Peut-être! Qui sait?_ a dit Montaigne; mais ma fille croit, et vous
ne la feriez point céder.

--Elle n'aurait point à céder. Ici, elle a été libre de prier comme elle
l'entendait. Mario et elle ont fait leur prière du soir ensemble, et ils
n'ont point songé à se disputer. D'ailleurs, Mario serait tout prêt à
faire comme moi...

--Oui, à dire comme vous, au temps du bon roi: «Vive Sully et vive le
pape!»

--Lauriane ne serait pas plus entêtée de calvinisme, soyez-en bien
assuré!

Bois-Doré se trompait. Plus M. de Beuvre s'avouait sceptique, plus
Lauriane avait à coeur de se rattacher à la Réforme avec
désintéressement. De Beuvre, qui le savait bien et qui cherchait
l'occasion de susciter des obstacles, souleva la question pendant le
dîner. Lauriane se prononça avec douceur, mais avec une fermeté
remarquable.

Le marquis n'avait jamais parlé religion avec elle ni devant elle. Le
fait est qu'il n'en parlait avec personne, et trouvait les dieux
mi-partie gaulois et païens de l'_Astrée_ très-conciliables avec ses
notions vagues sur la Divinité. Il fut chagrin de voir Lauriane se
gendarmer de la sorte, et ne put s'empêcher de lui dire:

--Ah! méchante enfant, vous ne seriez pas si entêtée de controverse, si
vous nous aimiez un peu plus!

Lauriane n'avait pas vu où son père voulait en venir. Le reproche du
marquis le lui fit comprendre. C'était le premier reproche qu'il lui
adressât, et elle en fut vivement peinée. Mais la crainte d'irriter son
père l'empêcha de répondre comme son coeur l'y portait. Elle baissa les
yeux sur son assiette et retint une larme au bord de sa paupière.

Mario qui ne semblait occupé qu'à préparer le dîner délicat du petit
chien Fleurial, vit cette larme et dit tout à coup d'un air sérieux,
presque viril, qui contrastait avec la puérile occupation de ses mains:

--Mon père, nous faisons de la peine à Lauriane, ne parlons plus de
rien. Elle a une tête, et elle a raison. Pour moi, je ferais comme elle
à sa place, et je n'abandonnerais pas mon parti dans le malheur.

--C'est bien parlé, mon petit homme! dit de Beuvre, frappé de l'air sage
de Mario.

--Et c'est-à-dire aussi, ajouta le marquis, que nous sommes au-dessus de
ces vaines discussions. Mon fils a déjà le libre esprit des bons
esprits, et ce n'est pas lui qui contrarierait les opinions de Lauriane.

--Les contrarier, non certes, reprit Mario; mais...

--Mais quoi? dit Lauriane vivement; tu ne viendrais pas à les partager,
Mario, même par amitié pour moi?

--Ah! ah! si cela était, s'écria de Beuvre, encore frappé d'une idée
subite, si l'enfant, avec son nom et ses biens, voulait entrer
résolûment dans notre cause, je ne dis pas que je ne conseillerais pas à
Lauriane de garder encore quelque temps son bonnet noir.

--Qu'à cela ne tienne! dit le marquis; quand le temps sera venu...

--Non pas! non, mon père! dit Mario avec une fermeté extraordinaire; ce
temps-là ne viendra point pour moi. J'ai été baptisé catholique par
l'abbé Anjorrant; j'ai été instruit par lui dans l'idée que je devais ne
pas changer; et, bien qu'il ne m'ait rien fait jurer à son lit de mort,
il me semblerait lui désobéir en ne restant pas dans l'Église où il m'a
mis. Lauriane m'a donné l'exemple, je le suivrai; nous resterons comme
nous voilà, et ce sera bien. Ça ne m'empêchera pas de l'aimer, et, si
elle ne m'aime plus, alors elle aura tort et sera mauvaise.

--Que dites-vous de cela, ma fille? dit de Beuvre à Lauriane; ne vous
semble-t-il pas que voilà un petit mari qui, vous voyant brûler, dirait:
«J'en suis peiné; mais je n'y peux rien, puisque c'est la volonté du
pape?»

Lauriane et Mario discutèrent en enfants qu'ils étaient, c'est-à-dire
qu'ils se fâchèrent tout rouge. Lauriane bouda, Mario n'en démordit pas
et finit par s'écrier avec feu:

--Tu dis, Lauriane, que tu te ravalerais si tu changeais. Tu me
mépriserais donc si je changeais aussi?

Lauriane sentit la justesse de cette réplique et ne dit plus rien; mais
elle était piquée comme une petite femme avec qui son amant fait des
réserves, et son regard disait à Mario: «Je croyais être plus aimée que
je ne le suis.»

Quand elle revint à cheval avec son père, celui-ci ne manqua pas de lui
dire:

--Eh bien, à présent, ma fille, ne voyez-vous pas que Mario, ce charmant
enfant, est un papiste de la bonne roche, comme feu monsieur son père,
qui servait l'Espagne contre nous? Et quelque jour, honteux de la
nullité de son vieux oncle, il nous fera bel et bien la guerre! Que
direz-vous alors de voir votre mari dans un camp et votre père dans
l'autre, s'envoyant des balles ou s'allongeant des horions?

--Vraiment, mon père, dit Lauriane, vous me parlez comme si j'avais
marqué le désir de rester veuve, et je n'ai jamais résolu cela. Mais je
ne vois pas en quoi M. d'Ars échappera au mauvais destin dont vous
faites prédiction! N'est-il pas catholique et grand partisan de la
royauté?

--M. d'Ars n'a point de volonté, reprit de Beuvre, et je réponds que
nous l'amènerions à toutes nos fins, en toute rencontre. De plus malins
que lui ont changé quand la Réforme a eu bonne chance.

--Si M. d'Ars n'a point de volonté, reprit Lauriane, tant pis pour lui,
ce n'est donc pas un homme; et si, il a âge d'homme, lui!

Lauriane ne se trompait pas. Guillaume était nul de caractère; mais il
était beau garçon, aimable voisin, brave comme un lion, et d'un coeur
très-généreux avec ses amis.

Doux et facile au paysan, il se laissait piller sans y regarder; mais
aussi il faisait comme les seigneurs de son temps: il les laissait
croupir dans l'ignorance et dans la misère. Il trouvait fort beau que
les vassaux de Lauriane fussent propres et bien nourris,
très-divertissant que ceux de Bois-Doré fussent gros; mais, quand on lui
disait qu'à Saint-Denis-de-Touhet, les paysans mouraient comme des
mouches dans les épidémies; qu'à Chassignoles et au Magny, ils ne
savaient pas le goût du vin ni de la viande, à peine celui du pain;
enfin que, dans les pays de Brenne, ils mangeaient de l'herbe, tandis
qu'en d'autres provinces, plus malheureuses encore, ils se mangeaient
les uns les autres, il disait:

--Que voulez-vous y faire? Tout le monde ne peut pas être heureux!

Et il ne se foulait pas l'esprit plus qu'il ne pouvait pour trouver un
remède. Il ne lui fût pas venu en tête de vivre dans ses terres comme
Bois-Doré, et d'associer à son bien-être tous ceux qui dépendaient de
lui. Il courait à Bourges et à Paris tant qu'il pouvait, et aspirait à
un bon mariage pour mener une plus belle vie encore, avec une femme
qu'il devait rendre parfaitement heureuse, à la condition qu'elle n'eût
pas plus d'entrailles et de cervelle que lui.

Il était l'homme de sa caste et de son temps, et nul ne songeait à le
blâmer.

Tout au contraire, Lauriane passait pour une exaltée parpaillote et
Bois-Doré pour un vieux fou. Lauriane elle-même ne jugeait pas Guillaume
aussi sévèrement que nous; mais elle sentait en lui un manque de fond et
de consistance, et, auprès de lui, un ennui insurmontable. Alors le
souvenir des jours passés à Briantes lui revenait comme un rêve
délicieux. Elle eût volontiers dit: _Et in Arcadia ego!_

Pourtant elle n'admettait pas l'idée d'être la femme de Mario. Dans ses
pensées les plus intimes, elle demeura sa soeur aimée, fière de lui et
pleine d'émulation; mais elle ne trouva aucun prétendant à son gré, bien
qu'il s'en présentât beaucoup dès qu'on vit son père acheter de
nouvelles terres. En comparant involontairement son père, si positif et
si calculateur, qui la critiquait souvent dans ses charités, avec le bon
M. Sylvain, qui vivait toujours et faisait vivre tout le monde comme
dans un conte de fées, elle prit la raison en grippe et devint en secret
la fille du monde la plus rêveuse et la plus romanesque, au dire de M.
de Beuvre et de ses autres parents des deux religions. On se moquait en
famille d'elle et de son ridicule amour, disait-on, pour un enfant en
sevrage.

À force de s'entendre dire qu'elle était éprise de Mario, Lauriane, un
peu persécutée chez elle, était comme conduite malgré elle à regarder
cet amour comme possible. Aussi en admit-elle l'idée lorsque Mario eut
quinze ans.

Mais elle repoussa bientôt cette idée, car Mario, à quinze ans, semblait
ne pas distinguer encore l'amour de l'amitié. Il était respectueux avec
elle dans ses manières, en même temps que familier dans ses paroles à la
façon d'un frère bien élevé. Il ne disait pas un mot qui pût faire
penser que la passion se fût révélée à lui. Quelquefois seulement, il
rougissait beaucoup quand Lauriane arrivait inopinément dans un lieu où
il ne l'attendait pas, et il pâlissait quand on parlait devant lui de
quelque nouveau projet de mariage pour elle. Du moins, Adamas confiait
ces remarques à son maître, et Mercédès à Lucilio. Mais ils se
trompaient peut-être. Le jeune garçon grandissait et lisait beaucoup: il
éprouvait peut-être certains malaises de la tête et des jambes.

Nous ne dirons qu'un mot sur cette époque où Mario eut quinze ans et
Lauriane dix-neuf. Leur existence sédentaire et leurs tranquilles
relations offraient sans doute un caractère d'heureuse monotonie qui ne
nous permet pas d'en retrouver la trace dans nos archives sur Briantes
et la Motte-Seuilly.

Nous y trouvons seulement le mariage de Guillaume d'Ars avec une riche
héritière du Dauphiné. Les noces se firent en Berry, et il ne paraît pas
que le refus de Lauriane eût mécontenté le bon Guillaume, car elle fut
de la fête, ainsi que les Bois-Doré.

C'est une année plus tard, en 1626, que nous voyons la vie de nos
personnages se dessiner plus clairement. Ce fut l'époque du baptême de
monseigneur le duc d'Enghien (le futur grand Condé) qui hâta pour eux
le cours des événements.

Ce baptême eut lieu le 5 mai à Bourges. Le jeune prince avait alors
environ cinq ans. Les grandes fêtes qui se firent attirèrent toute la
noblesse et toute la bourgeoisie de la province.

Le marquis de Bois-Doré, qui avait enfin gagné, sinon les dangereuses
bonnes grâces, du moins la salutaire indifférence de Condé et du parti
jésuitique, céda aux désirs de Mario, qui était curieux de voir un peu
le monde, aux siens propres, qui étaient de montrer son héritier avec
plus d'avantages qu'en 1622, sous le poids d'une situation inquiétante
et douloureuse.




LXVII


Une fois décidé, Bois-Doré, qui ne savait rien faire à demi, employa, un
mois durant, le génie et l'activité d'Adamas à faire préparer les beaux
habits et les riches équipages qu'il voulait exhiber devant la cour et
la ville.

On se remonta en chevaux et harnachements de luxe, on s'inquiéta des
nouvelles modes. On s'apprêta à tout éclipser. Le vieux seigneur,
toujours droit sur ses jambes et roide des épaules, toujours fardé et
frisé, toujours bien portant et jeune d'imagination, voulut être encore
habillé des mêmes étoffes avec les mêmes formes de vêtement que son
_petit-fils_.

On appela ainsi Mario à Bourges, parce que le Prince, voulant dire à
Bois-Doré un mot d'agréable raillerie, et ne se souvenant plus du degré
de parenté entre les beaux messieurs de Bois-Doré, lui demanda si
c'était par économie qu'il habillait son petit-fils des rognures de ses
étoffes. Mario comprit les dédains du grand vassal et se sentit plus
royaliste que jamais.

Lauriane avait désiré aussi voir pour la première fois de sa vie une
très-grande fête. Son père n'ayant pas pris part à la nouvelle révolte
des huguenots, et, d'ailleurs, une nouvelle paix avec eux étant signée
depuis trois mois, ils pouvaient se montrer sans danger. Il fut convenu
que l'on irait tous ensemble.

Repas splendides, trophées avec distiques latins et anagrammes en
l'honneur du petit prince, régiments d'enfants bravement équipés et
manoeuvrant très-bien pour lui faire escorte, motets chantés, harangues
des magistrats, présentation des clefs de la ville, concerts, danses,
comédie donnée par le collége des jésuites, anges descendants des arcs
de triomphe et présentant de riches cadeaux au jeune duc (c'est-à-dire à
monsieur son père, qui ne se fût point contenté de dragées), manoeuvres
de la milice, cérémonie et réjouissances, tout cela dura cinq jours.

On y vit de grands personnages.

Le célèbre et beau Montmorency (celui que Richelieu envoya plus tard à
l'échafaud) et la princesse douairière de Condé (dite l'empoisonneuse) y
représentèrent le parrain et la marraine, qui n'étaient pas moins que le
roi et la reine de France. M. le duc reçut le baptême en _chrémeau_
(petit bonnet de pierreries) et en longue robe de drap d'argent. Le
prince de Condé portait un habit gris de lin _tout battu_ d'or et
d'argent.

Les beaux messieurs de Bois-Doré furent invités par M. Biet à se placer
sur l'estrade de la grande noblesse, non qu'ils fussent des meilleurs
amis de la petite cour mais à cause de leur belle tenue, qui faisait
honneur au spectacle.

La beauté de Mario fut encore plus remarquée que son costume. Lauriane
entendit les dames (et notamment la belle et jeune mère du petit prince)
faire leurs observations sur les grâces de ce charmant adolescent. Elle
se sentit troublée pour la première fois, comme si elle eût été jalouse
des regards et des sourires dont il était le but.

Mario n'y faisait nulle attention. Il regardait l'enfant princier avec
curiosité. L'enfant était laid et malingre; mais il y avait beaucoup
d'intelligence dans ses yeux et de décision dans ses mouvements.

Le 6 mai, comme nos personnages se préparaient au départ, de Beuvre prit
le marquis dans l'embrasure d'une fenêtre.

Ils étaient descendus chez un ami.

--Çà, lui dit-il, il en faudra finir et prendre un parti.

--Ayez patience! Les chevaux seront bientôt prêts, lui répondit
Bois-Doré, qui le crut pressé de reprendre le chemin de sa châtellenie.

--Vous ne m'entendez point, mon voisin; je dis qu'il faudrait se décider
à marier nos enfants, puisque c'est leur idée et la nôtre. Je vous dois
confier que je vais faire encore un voyage. Je ne suis venu ici que pour
m'entendre avec des gens qui me promettent de bonnes affaires en
Angleterre, et, si je dois encore vous confier ma Lauriane, autant
vaudrait qu'elle fût mariée avec votre héritier. C'est bonne chance pour
lui; car mes vaisseaux vont faire des petits, à ce que l'on m'assure, et
la paix ne fera que donner carrière à la piraterie anglo-protestante. Ma
fille eût donc pu prétendre à mieux que vous pour le nom et l'argent,
mais non pour le coeur; et, comme le soin de la garder me détourne
beaucoup de celui de mes affaires, je souhaite, en reprenant ma liberté,
mettre ma Lauriane en bonnes mains. Dites donc oui, et hâtons-nous.

Le marquis fut abasourdi d'une proposition que, depuis quatre ans, M. de
Beuvre semblait peu disposé à bien recevoir, au cas où elle lui eût été
faite. Mais il ne lui fallut pas beaucoup de réflexion pour sentir
l'inconvenance de ce projet et l'égoïste légèreté du père de Lauriane.
Bois-Doré était souvent léger lui-même et hors du vrai; mais il était
vraiment père, et Mario, amoureux et marié à seize ans, lui paraissait
dans une situation plus redoutable que Mario romanesque et conjugal à
onze ans.

--Vous n'y songez point, répondit-il: fiancer nos enfants, à la bonne
heure! mais les marier, c'est trop tôt.

--C'est ainsi que je l'entendais! dit de Beuvre. Eh bien, fiançons-les,
et reprenez ma fille chez vous. Vous surveillerez ces amoureux, et, dans
deux ou trois ans, je reviendrai faire la noce.

Bois-Doré était assez romanesque pour céder; cependant il hésita. Il
avait oublié l'amour, ou du moins ses orages. Mais un regard d'Adamas,
qui feignait d'arranger les paquets et qui écoutait fort bien de ses
deux oreilles lui rappela ces rougeurs et ces pâleurs qu'il avait
remarquées sur le visage de Mario, et qui pouvaient être la révélation
de souffrances cachées avec soin.

--Non, non, dit-il. Je ne mettrai point mon enfant auprès du brasier; je
ne l'exposerai point à s'y dessécher ou à manquer aux lois de l'honneur.
Restez en votre château, mon voisin, et soyons prudents. Vous êtes
assez riche. Échangeons ici notre parole, à l'insu de nos enfants, cette
fois! Pourquoi ôter le sommeil à l'un d'eux? Dans trois ans, nous les
ferons heureux, sans trouble ni reproche.

De Beuvre sentit que l'ambition et la cupidité lui avaient fait désirer
une sottise. Mais il était devenu entêté et colérique. Il prit de
l'humeur, refusa l'échange des paroles et décida qu'il conduirait sa
fille en Poitou, auprès de la duchesse de la Trémouille, sa parente.

Mario eut une défaillance au moment de monter en voiture, lorsqu'il
apprit que Lauriane ne revenait pas avec lui et s'éloignait pour un
temps illimité. Son père avait essayé d'amoindrir le coup; mais de
Beuvre tenait à le lui porter pour éprouver ses sentiments ou pour se
venger de la leçon de prudence qu'il avait eu le dépit de recevoir du
moins prudent des hommes. Lauriane, qui ne savait rien encore (son père
lui avait seulement dit qu'il avait à rester quelques jours de plus avec
elle à Bourges), descendit précipitamment l'escalier en entendant
l'exclamation douloureuse du marquis, à la vue de Mario blême et
défaillant. Mais Mario se remit très-vite, prétendit n'avoir qu'une
crampe, et se jeta dans le grand carrosse en fermant les yeux. Il ne
voulait pas voir Lauriane, dont l'air calme jusqu'à ce moment le
blessait jusqu'au fond du coeur. Il la supposait instruite de tout et
décidée, sans regret, à le quitter pour toujours.

Le marquis voulait rester, s'expliquer avec de Beuvre. Il eut le courage
de n'en rien faire, en voyant le courage de Mario: quoi qu'il pût
advenir, l'âge était venu pour le jeune homme où une séparation de
quelques années devenait nécessaire.

Mario, si expansif à tous autres égards, n'ouvrit son coeur à personne
et affecta, durant le chemin, une grande sérénité.

À Briantes, le marquis l'interrogea adroitement, Mercédès imprudemment.
Il tint bon, disant qu'il aimait _beaucoup_ Lauriane, mais que ce
chagrin ne prendrait ni sur sa raison ni sur son travail.

Il tint parole; sa santé souffrit un peu. Il se soumit à tous les soins
qu'on le pria d'avoir de lui-même, et il eut bientôt pris le dessus.

--J'espère, disait quelquefois le marquis à Adamas, qu'il ne sera pas
trop sentimental et qu'il oubliera cette mauvaise enfant, qui ne l'aime
point.

--Moi, j'espère, disait le sage Adamas, qu'elle l'aime plus qu'il ne
paraît; car, si notre Mario perdait l'espérance qui le fait vivre, nous
pourrions bien avoir du souci!

En 1627, c'est-à-dire l'année suivante, le manoir de Briantes fut menacé
d'une crise nouvelle. Il fut question de raser ses bonnes murailles, ses
petits bastions et ses huis fortifiés.

Richelieu, désormais installé au pouvoir définitivement, avait décrété
et fait ordonner la destruction des fortifications de villes et de
citadelles par tout le royaume. Cette excellente mesure, prise dans
toute sa rigueur, s'étendait «à toutes les fortifications faites depuis
trente ans, ès châteaux et maisons des particuliers, sans permission
expresse du roy.»

Briantes n'était pas dans ce cas; ses défenses dataient de la féodalité
et n'étaient pas à l'épreuve du canon. Les magistrats et échevins de La
Châtre, mécontents d'avoir à se _raser eux-mêmes_, comme disait
l'ex-perruquier Adamas, eussent bien voulu raser tous les beaux
messieurs, leurs voisins. Mais Bois-Doré, qui sentait la nécessité de
se clore contre les bandes de partisans et de voleurs de passage,
soutint ses droits et les fit respecter. Il était trop aimé de ses
vassaux pour craindre qu'ils ne fissent comme ceux de beaucoup d'autres,
qui se posèrent volontairement comme exécuteurs des ordres du grand
cardinal.

La mesure était fort populaire, en même temps que fort absolue. C'était
poursuivre l'esprit de la Ligue jusque dans ses repaires féodaux. Mais
on n'exécuta les ordres que dans les pays protestants, et ce hardi
décret resta sur le papier, comme beaucoup des fortes volontés de
Richelieu.

Le Berry y échappa en faisant, comme toujours, le gros dos. M. le Prince
ne laissa pas ôter une pierre de sa forteresse de Montrond; les châteaux
de la grande et de la petite noblesse restèrent debout, et la grosse
tour de Bourges ne tomba que sous Louis XIV.

Bois-Doré était à peine remis de cette émotion, qu'il lui en vint une
autre plus sérieuse et plus douce.

--Monsieur, lui dit un soir Adamas, il faut que je vous régale d'une
histoire que M. d'Urfé eût mise en roman, car elle n'est point vilaine.

--Voyons ton histoire, mon ami! dit le marquis en mettant son mortier de
dentelle sur son crâne chauve.

--Il s'agit, monsieur, de votre vertueux druide et de la belle Morisque.

--Adamas, vous devenez pasquin et satirique, mon bonhomme. Point de
calomnie, je vous prie, sur le compte de mon digne ami et de la chaste
Mercédès!

--Eh! monsieur, où serait le mal que ces honnêtes personnes fussent
unies par les liens d'hyménée? Sachez, monsieur, que ce matin, comme je
rangeais la bibliothèque du savant... il ne veut souffrir que moi pour
toucher à ses livres, et, de fait, il y faut un homme un peu instruit...
je vois la Morisque baiser avec tendresse à la dérobée un bouquet de
roses qu'elle apporte tous les matins sur sa table pendant qu'il déjeune
avec vous. Et puis, m'apercevant tout à coup, elle devint pale comme son
écharpe de tête et se sauva, comme si elle eût commis un grand crime. Il
y avait longtemps, bien longtemps, monsieur, que je me doutais de
quelque chose. Toute cette amitié, tous ces égards et petits soins
qu'elle a pour lui... je pensais bien que cela pouvait conduire l'un et
l'autre à l'amour.

--Au fait! dit le marquis. Mais poursuis, Adamas!

--Eh bien, monsieur, la découverte me fit pousser un beau grand rire,
non de moquerie, mais de satisfaction, car on est toujours content de
deviner ou surprendre un secret, et, quand on est content, on rit. Si
bien que maître Jovelin, rentrant dans sa chambre, me demanda doucement,
avec ses yeux, de quoi je riais de si bon coeur, et moi de le lui dire,
là, innocemment, pour le faire rire aussi... et aussi, je l'avoue, pour
savoir comment il prendrait l'aventure.

--Et comment la prit-il?

--Avec un grand coup de soleil en pleine figure, ni plus ni moins qu'une
jolie fille, et il faut croire que le contentement vous refait bien un
homme; car celui-ci, avec ses grands yeux, sa grande bouche et sa grande
moustache noire, s'illumina comme un astre, et me parut aussi beau qu'il
l'est quelquefois, quand il sonne de sa mélodieuse sourdeline.

--Fort bien, Adamas, tu te formes à bien parler. Alors?..

--Alors je sortis, ou plutôt je fis le bruit de sortir, et, regardant
par la porte un peu entre-bâillée, je vis le bon Lucilio prendre les
fleurs, les baiser avec beaucoup de passion, et les mettre dans son
justaucorps, fleurs, épines et tout, comme s'il eût pris plaisir à en
sentir la piqûre en même temps que la douceur. Et il marchait par la
chambre, pressant de ses deux mains ce calice d'amour sur sa poitrine.

--De mieux en mieux, Adamas! Et après?

--Après, la Morisque est entrée par une autre porte et lui a dit:
«Est-ce l'heure d'appeler Mario pour la leçon?»

--Qu'a-t-il répondu?

--De ses yeux et de sa tête, il a dit non; par où j'ai vu qu'il
souhaitait la retenir. Elle a voulu s'en aller, pensant qu'il était
occupé à ses grandes singeries; car, avec lui, monsieur, elle se tient
comme une servante qui n'a pas du tout l'idée de plaire à son maître.
Mais lui, il a frappé sur la table pour la rappeler. Elle est revenue.
Ils se sont regardés; pas longtemps, car elle a vitement baissé ses
beaux yeux noirs, et elle lui a dit en arabe, du moins je l'ai présumé à
son air:

«--Qu'est-ce que tu veux, mon maître?»

Il lui a montré le gobelet où elle avait mis les roses, et elle, ne les
voyant plus, a dit encore:

«--C'est ce méchant espiègle d'Adamas qui les a ôtées, car je ne les
oublie jamais.»

--Elle a dit cela?

--Oui, monsieur, en arabe. J'ai très-bien deviné tout! Alors elle a
couru pour chercher d'autres fleurs, et il l'a suivie jusqu'à la porte
comme un homme qui se défend contre lui-même. Il est revenu à sa table,
il a mis sa tête dans ses mains et il a eu, monsieur, je vous en
réponds, les plus beaux sentiments du monde dans le coeur, pour accorder
son amour avec sa vertu.

--Eh! pourquoi se défendre ainsi? s'écria le marquis; ne sait-il pas que
je serai heureux de le marier avec cette belle et bonne personne? Va le
chercher, Adamas; il se couche tard et sera encore debout. Mario dort,
et c'est le bon moment pour une explication aussi délicate.




LXVIII


Le bon marquis n'eut pas de peine à confesser Lucilio.

Celui-ci avoua avec candeur qu'il adorait la Morisque depuis longtemps,
et que, depuis quelque temps, il croyait être aimé d'elle; mais, de sa
plume concise, il résuma la situation.

D'abord, il avait craint d'attirer sur lui les persécutions auxquelles
il n'avait échappé en France que par miracle. Puis, quand il lui avait
paru prouvé que Richelieu, malgré toutes ses luttes contre la Réforme,
avait pour politique inflexible de maintenir l'édit de Nantes en faveur
de tout genre de liberté de conscience, il s'était décidé à attendre le
mariage de Mario avec Lauriane ou avec quelque autre femme selon son
coeur. Dans l'état d'espoir ou de regret, d'attente paisible ou de
secrète agitation où pouvait se trouver son cher élève, il ne voulait
pas lui donner l'égoïste et dangereux spectacle d'un mariage d'amour.

Le marquis approuva la généreuse prudence de son ami, mais il trouva un
biais.

--Mon grand ami, lui dit-il, la Morisque a bientôt la trentaine, et
vous, vous dépassez la quarantaine. Vous êtes donc encore assez jeunes
pour vous plaire l'un à l'autre, et vos âges sont fort bien assortis;
mais, sans vous offenser, vous n'êtes plus des adolescents pour laisser
des pages blanches dans le livre de votre félicité! Profitez des belles
années qui vous restent. Mariez-vous. Je ferai avec Mario un voyage
pendant quelques mois, durant lesquels je lui dirai que j'ai eu seul
l'idée d'un mariage de raison entre Mercédès et vous. J'inventerai des
prétextes pour que vous n'ayez pu attendre notre retour, et, quand il
vous reverra, son esprit sera tout habitué à cette nouvelle situation.
Le mariage rend toutes choses sérieuses, et, d'ailleurs, je me fie à
vous pour cacher vos lunes de miel derrière les épaisses nuées de la
prudence et de la retenue.

Le marquis conduisit donc Mario à Paris. Il lui fit voir le roi à la
cour, mais de loin; car le monde était bien changé depuis quinze ans que
le bon Sylvain vivait dans ses terres. Les amis de sa jeunesse étaient
morts, ou, comme lui, retirés du fracas de la société nouvelle. Le peu
de grands personnages encore debout qu'il avait approchés autrefois se
souvenaient de lui médiocrement, et, sans ses vieux atours, l'eussent à
peine reconnu.

Cependant la figure intéressante et les modestes manières de Mario
furent remarquées: on fit bon accueil aux _beaux messieurs_ dans
quelques maisons distinguées, on ne leur parla pas de les pousser plus
haut; et, de fait, ils ne souhaitaient ni l'un ni l'autre bien vivement
de se rapprocher du pâle soleil de Louis XIII.

Mario avait éprouvé une grande déception en voyant passer à cheval le
fils effaré de Henri IV, et le marquis n'avait pas été encouragé par
cette physionomie à poursuivre son dessein de ratification royale pour
son titre de marquis.

De nouveaux édits paraissaient chaque jour contre les usurpations de
qualités; édits peu respectés, car les nouveaux et anciens nobles
continuaient à prendre des noms de terre fort contestables. Leur
obscurité les garantissait. Bois-Doré fut forcé de reconnaître qu'il
n'avait pas de meilleur refuge.

Et puis il lui fallait bien s'apercevoir aussi que l'on n'était pas plus
_beaux messieurs_ à Paris les uns que les autres, du moment que l'on
n'était pas de la cour. On se retournait bien un peu, dans les
promenades et à la place Royale, pour regarder le contraste de son
étrange figure fardée avec la délicieuse fraîcheur de Mario, et, pendant
quelque temps, le bonhomme, se croyant reconnu, souriait aux passants et
portait la main à son feutre, prêt à accueillir des avances que l'on ne
songeait point à lui faire. Cela lui donnait un grand air d'incertitude
hébétée et de courtoisie banale qui prêtait à rire. Les dames assises,
ou marchant l'éventail à la main, sous les jeunes arbres du
Cours-la-Reine, se disaient:

--Quel est donc ce grand vieux fou?

Et, si ces dames étaient femmes du monde où Bois-Doré avait reparu, ou
bourgeoises du quartier où il s'était logé, il s'en trouvait parfois une
pour répondre:

--C'est un gentilhomme de province qui se pique d'avoir été l'ami du feu
roi.

--Quelque Gascon? Tous ont sauvé la France! ou quelque Béarnais? Ils
sont tous frères de lait du bon Henri!

--Non, un vieux mouton de Berry ou de Champagne. Il y a des Gascons
partout.

Le bon Sylvain était donc bien effacé dans cette foule oublieuse et
pimpante, quelque effort qu'il fît pour y paraître aussi grand que sa
taille. Il se disait, avec quelque dépit, que mieux vaut être le premier
de son village que le dernier à la cour. Il est certain pourtant qu'avec
un peu d'audace et d'intrigue, il eût pu y pousser Mario comme tant
d'autres; mais il redouta quelque affront à propos de son problématique
marquisat.

Il se résigna à faire le badaud de province, et se fût grandement ennuyé
si Mario, toujours studieux et artiste sérieux dans ses goûts, ne l'eût
entraîné à voir les monuments d'art et de science qui faisaient pour lui
le principal attrait de la capitale du royaume.

Le plaisir et le profit que le jeune homme en retira consolèrent un peu
le vieillard de ce qu'en lui-même il appelait un voyage manqué.

Il ne se vantait pas à Mario de toutes ses déceptions. Il avait toujours
eu l'espoir de lui faire retrouver sa famille maternelle et de lui
reconquérir par là quelque beau titre espagnol, avec un héritage
quelconque.

Il avait maintes fois écrit en Espagne pour avoir des informations et
pour en faire donner sur le compte de Mario, dans le cas où ladite
famille y prendrait intérêt. Il n'avait jamais reçu que des réponses
vagues, peut-être évasives.

À Paris, il s'était décidé à se rendre de sa personne à l'ambassade. Il
y fut reçu par une manière de secrétaire intime qui lui répondit, en
substance, que, sur ses fréquentes demandes, on avait enfin éclairci une
affaire mystérieuse. La jeune dame enlevée et disparue appartenait, en
effet, à la noble famille de Mérida, et Mario était le fruit d'un
mariage clandestin que l'on pouvait contester.

La jeune femme n'avait laissé de droits à aucune fortune, et les parents
ne se souciaient, en aucune façon, de reconnaître un jeune homme élevé
par un vieux hérétique mal blanchi.

Le marquis, outré, se le tint pour dit et résolut de rendre oubli pour
mépris à ces vaniteux Espagnols. Il lui en avait assez coûté d'assiéger
les portes d'une ambassade dont, à titre d'ancien protestant et de bon
Français, il haïssait l'enseigne.

Et cependant il était triste et confiait ses peines à son inséparable
Adamas.

--Certes, lui disait-il, la plus douce et la plus honnête vie est celle
de la noblesse sédentaire. Mais, si elle convient à ceux qui ont bien
payé de leur personne, elle peut devenir pesante et même honteuse à un
jeune coeur comme celui de Mario. L'ai-je fait élever avec de grands
soins, avons-nous fait de lui, grâce à son génie précoce, un gentilhomme
accompli et propre à toutes choses, pour l'ensevelir en une
gentilhommière, sous prétexte qu'il n'a pas besoin de faire fortune et
qu'il a le coeur doux et humain? Ne lui faudrait-il pas un peu de guerre
et d'aventure, et, par quelque action d'éclat, conquérir ce marquisat
que les idées de rangement universel du grand cardinal peuvent bien lui
enlever d'un jour à l'autre? Je sais que l'enfant est bien jeune, et
qu'il n'y a point de temps perdu encore; mais ses inclinations ne
semblent tournées vers le beau savoir, et je me tracasse l'esprit du
chemin qu'il y trouvera pour se distinguer.

--Monsieur, répondit Adamas, si vous croyez que votre fils sera plus
manchot que vous à la bataille, c'est que vous ne le connaissez guère.

--Je ne connais pas mon fils?

--Eh bien, non, monsieur, vous ne la connaissez point: c'est un
mystérieux qui vous aime tant, qu'il n'ose jamais avoir une idée pour
vous tracasser ou une peine à vous faire partager. Mais je sais le fond
du sac: Mario rêve de guerre autant que d'amour, et le temps est proche
où, si vous ne devinez point ses ambitions, vous le verrez devenir
triste ou malade.

--À Dieu ne plaise! s'écria le marquis. Je le veux interroger là-dessus
dès demain!

Quand on dit demain, en pareille affaire, c'est dire que l'on recule, et
le marquis recula, en effet. La faiblesse paternelle livra en lui un
grand combat à l'orgueil paternel, et elle triompha. Mario n'était pas
encore de force à supporter les fatigues de la guerre, et, d'ailleurs,
la guerre que tout annonçait avec l'Angleterre ou l'Espagne semblait un
peu ajournée par les grands efforts de Richelieu pour la création d'une
marine française. On ne devait pas se presser; on avait le temps: on s'y
trouverait bien assez tôt!

On retourna donc à Briantes à la fin de l'automne, et ou trouva Lucilio
marié avec Mercédès.

Mario, en apprenant cette nouvelle à Paris, en avait témoigné plus de
satisfaction que de surprise. Il avait depuis longtemps senti, dans
l'air embrasé que lui soufflait involontairement sa Morisque, aussi bien
que dans la suave mélancolie de Lucilio, et jusque dans le langage
ardent et tendre de la sourdeline, les effluves de passion qui
l'embrasaient parfois lui-même. Il eut le coeur pris dans un étau à la
pensée de l'amour heureux; mais il avait un empire extraordinaire sur
lui-même. Son père ne vivant que de sa vie, il s'était, de bonne heure,
habitué à lui cacher ses émotions; et, quand Adamas lui reprochait de
trop renfermer ses pensées:

--Mon père est vieux, répondait-il; il me chérit comme une mère chérit
son enfant. C'est affaire à moi de ne point abréger ses jours par des
soucis, et le ciel m'a donné charge de le faire vivre longtemps.

Lauriane vivait au fond du Poitou et donnait rarement de ses nouvelles;
c'était dans un style affectueux et respectueux pour le marquis; mais
elle traçait à peine le nom de Mario, comme si elle eût craint de se
rappeler à son souvenir.

En revanche, elle s'exprimait avec une vive tendresse sur le compte de
la Morisque, de Lucilio et des bons serviteurs de la maison. Il semblait
que son affection, contenue avec ceux qui y avaient les premiers droits,
eût besoin de prendre sa revanche avec les autres. Elle annonça même
plusieurs fois, avec une sorte d'affectation, qu'on avait des projets de
mariage pour elle, et que probablement elle ferait bientôt part d'une
décision, souhaitant, disait-elle, de faire agréer son choix au marquis,
qu'elle considérait comme un second père.

Ce qu'il y avait d'étrange dans ces mariages annoncés, c'est qu'elle y
revenait tous les ans, comme à des projets renoués ou renouvelés, sans
rien indiquer de ce qui pouvait intéresser ses amis à son choix, et
comme si elle eût voulu leur faire entendre ceci au fond: «Je ne me
marie pas, parce que ce n'est pas mon goût; mais gardez-vous de croire
que je me garde pour vous autres.»

Telle était, en effet, son intention en écrivant ces lettres, et voici
quelle était la situation de son esprit:

En la conduisant au loin pour se séparer bientôt d'elle, M. de Beuvre
lui avait froissé le coeur en inventant de lui dire que le marquis et son
héritier, consultés par lui à Bourges, avaient répondu avec beaucoup de
froideur. Mario s'était montré très-fervent catholique en cette
circonstance, il avait juré de ne jamais faire un mariage _mixte_.

Lauriane eût dû se méfier d'un père que la soif de l'or avait mordu
jusqu'au fond des entrailles, et qui, pressé de s'éloigner, voulait à
tout prix la décider à un prompt mariage. Elle refusa de se marier par
dépit et à l'étourdie; mais elle promit d'y songer, et renonça
fièrement, dans son âme, à l'ingrat Mario. Elle l'avait aimé à Bourges,
aimé d'amour pour la première fois, après des années d'amitié calme. Et
ce premier amour de sa vie, à peine avoué, à peine révélé à elle-même,
il fallait en rougir de honte et le briser sans faiblir!

Elle eut cependant quelques doutes; mais, si son père ne lui jura pas
qu'il n'exagérait rien, il put au moins lui donner sa parole d'honneur
qu'il avait proposé les fiançailles au marquis, et que celui-ci avait
éludé l'offre sous prétexte que Mario était encore trop jeune pour se
mettre l'amour en tête. Lauriane était trop pure pour comprendre les
dangers qu'elle eût pu courir en retournant à Briantes. Elle se rappela
qu'au moment de la quitter Mario, que l'on disait indisposé, avait
haussé les épaules et détourné la tête en disant: «Vous faites trop
d'_état_ d'une crampe. Je ne sens plus aucun mal.»

Elle répéta donc à son père ce qu'elle lui avait dit avec sincérité
quelque temps auparavant, à savoir qu'elle n'avait jamais regardé ce
mariage comme possible, et elle l'encouragea à partir comme il le
souhaitait, en lui jurant qu'elle épouserait le prétendant convenable
qui ne lui inspirerait pas d'aversion.

Mais ce prétendant ne se rencontra pas. Tous ceux que madame de la
Trémouille lui présenta lui déplurent.

Elle trouvait en eux le positivisme qui avait envahi son père comme une
passion, mais elle l'y trouvait à l'état de calcul froid et un peu
cynique. Les beaux jours de la Réforme s'en allaient, dissous comme
l'ancienne société du siècle précédent. La Réforme n'était héroïque que
dans les grandes persécutions, et Richelieu, écrasant, par la fatale
nécessité des choses, les restes du parti, n'avait rien d'un
persécuteur. La France criait aux protestants par sa bouche:
Tenez-vous-en à la liberté religieuse, sortez de la politique.
Tournez-vous avec nous contre l'ennemi du dehors! Les protestants
avaient voulu être une république, et ils étaient une Vendée.

Sauf les puritains de France (le groupe terrible, héroïque, indomptable,
qui se rencontra et s'immola dans la Rochelle deux ans plus tard), les
protestante français étaient alors disposés à se rallier au principe de
l'unité française; mais plusieurs étaient résolus à ne se rallier
qu'après une victoire qui ferait de bonnes et durables conditions à leur
parti.

Or, parmi ceux qui raisonnaient bien, mais qui allaient être entraînés à
raisonner mal et à choisir entre l'alliance étrangère et l'écrasement
final, la noblesse était généralement moins pure d'intentions que le
peuple et la bourgeoisie. Elle faisait ses réserves personnelles: les
plus haut placés voulaient se faire acheter, et traduisaient leurs
besoins de liberté religieuse en besoins de places et d'argent.

Au milieu de ces nombreuses défections qui se déclaraient tous les
jours, ou qui se tenaient dans une honteuse expectative, Lauriane se
sentit indignée. Elle s'était fait de l'honneur du parti une idée plus
chevaleresque. Elle était forcée maintenant de reconnaître que son
père, dont l'avidité l'avait tant humiliée, ne faisait qu'un peu plus
tard ce que la plupart des gens de son âge avaient fait toute leur vie,
ce que la plupart des jeunes gens étaient pressés de faire à leur tour.
Encore M. de Beuvre était-il des meilleurs; car il n'avait pas l'idée de
trahir son drapeau. Il se dépêchait seulement de faire ses affaires
avant qu'il fût renversé.

Une exception pouvait se rencontrer pour Lauriane. Il y avait des
exceptions, puisqu'elle-même en était une. Elle n'en rencontra pas,
peut-être parce que, rêveuse et distraite, elle ne sut pas la chercher.

La jeunesse et la beauté sont fières à juste titre. Elles attendent
qu'on les découvre, et ne découvrent rien elles-mêmes, dans la crainte
d'avoir l'air de s'offrir.




LXIX


Bien que nous ayons fait jusqu'ici notre possible pour suivre nos
personnages dans la vie de _noblesse sédentaire_ que nos renseignements
nous permettaient d'étudier un peu, nous voici forcé de franchir encore
un peu de temps, et de chercher les beaux messieurs de Bois-Doré assez
loin de leur paisible manoir.

C'était en 1629, le 1er mars, je crois. Le mont Genèvre, couvert de
frimas, offrait le spectacle d'une animation extraordinaire sur ses deux
versants, et jusqu'à l'entrée du défilé appelé le Pas de Suse.

C'était l'armée française en marche sur le duc de Savoie, c'est-à-dire
sur l'Espagne et l'Autriche, ses bonnes alliées.

Le roi et le cardinal gravissaient la montagne en dépit d'un froid
rigoureux. On hissait le canon à travers les neiges. C'était une de ces
grandes scènes que le soldat français a toujours su si bien jouer dans
le cadre grandiose des Alpes, sous Napoléon comme sous Richelieu, et
sous Richelieu comme sous Louis XIII, sans s'amuser à faire dissoudre
les roches, comme on l'attribue au génie d'Annibal, et sans employer
d'autre artifice que la volonté, l'ardeur et la gaieté intrépides.

Dans un de ces sentiers que la neige piétinée creusait parallèlement sur
le chemin, deux cavaliers se trouvèrent monter cote à côte l'escarpement
de la montagne qui plonge vers la France.

L'un était un jeune homme de dix-neuf ans, robuste et d'une souplesse de
mouvements agréables à voir sous le gracieux costume de guerre de
l'époque. Ce jeune homme était, quant aux couleurs, habillé à sa
fantaisie. Son équipement et ses armes, autant que son isolement,
annonçaient un gentilhomme faisant la campagne en volontaire.

Mario de Bois-Doré, on pense bien que je ne m'occupe pas ici d'un autre,
était le plus beau cavalier de l'armée. Le développement de sa force
juvénile n'avait rien ôté à l'adorable douceur de sa physionomie
intelligente et généreuse. Son regard était celui d'un ange pour la
pureté; mais la barbe naissante rappelait pourtant que ce garçon au
céleste regard n'était qu'un simple mortel, et cette jeune moustache
accusait doucement le pli d'un sourire un peu nonchalant, mais d'une
bienveillance cordiale à travers sa mélancolie.

Une magnifique chevelure brune, d'un ton doux et bouclée naturellement,
encadrait largement le visage jusqu'à la naissance du cou et retombait
en une grosse mèche (la cadenette était plus que jamais de mode)
jusqu'au-dessous de l'épaule. La face était finement rosée, mais plutôt
pâle que vermeille. Une distinction exquise de type, aidée tout
naturellement d'une exquise distinction de manières et d'habillement,
était le principal caractère de cette apparition, qui n'appelait point
le regard, mais dont le regard avait peine à se détacher quand il
l'avait rencontrée.
                
 
 
Хостинг от uCoz