De Beuvre n'était pas exalté en fait de religion. Il avait cédé à des
passions politiques en embrassant la foi de Luther, et il sentait bien
qu'il s'était trompé quant à sa fortune. Il s'y était pris trop tard
pour qu'on eût besoin de l'acheter désormais. On se contentait de
chercher à l'intimider, et on lui avait adroitement fait entendre qu'il
ne pourrait pas marier sa fille dans le pays, s'il persistait dans
l'hérésie. Après avoir fièrement relevé la tête devant les menaces, il
s'était senti ébranlé devant la crainte du célibat de Lauriane et de
son patrimoine tombant en quenouille.
Mais Lauriane l'avait empêché de céder. Élevée par lui assez tièdement
dans la religion protestante, elle y était médiocrement instruite, et
mêlait volontiers, dans son coeur, les pratiques et les prières des deux
cultes.
Elle ne courait pas au prêche par les longs mauvais chemins d'Issoudun
ou de Linières, et, quand elle passait près d'une église catholique,
elle ne bondissait pas d'indignation au son de la cloche. Mais elle
montrait parfois, à travers sa douceur souriante et enfantine, les
germes d'une grande fierté; et quand elle vit son père souffrir à
l'humiliante idée de l'abjuration publique, elle vint à son secours avec
une énergie surprenante, disant aux jésuites de Bourges:
--Vous n'avez que faire de me vouloir convertir en vue d'un beau mari
catholique; car j'ai juré en mon coeur d'être plus volontiers à un vilain
mari de ma communion.
V
Il y avait peu de semaines que cette visite avait eu lieu à la
Motte-Seuilly, lorsque arriva celle de M. Sciarra d'Alvimar, présenté
par Guillaume d'Ars.
Ils furent reçus par le père et la fille, M. de Bois-Doré étant allé
_courre un lièvre_ avec le garde de M. de Beuvre.
Ce fut une nouvelle contrariété pour Guillaume, qui se voyait retardé
d'heure en heure, et qui commençait à désespérer d'aller à Bourges ce
jour-là.
Sciarra d'Alvimar se présenta avec grâce, et dès les premiers mots de sa
conversation, de Beuvre, qui s'y connaissait, non pour avoir beaucoup vu
Paris, mais pour avoir hanté les petites cours de province, où l'on
était tout aussi grand seigneur qu'à celle du roi, reconnut qu'il avait
affaire à un homme du meilleur monde.
Quant à d'Alvimar, frappé de la grâce et de la jeunesse de Lauriane, il
la prenait pour une fille puînée de M. de Beuvre, et il attendait
toujours d'être présenté à la veuve dont M. d'Ars lui avait parlé.
Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure qu'il comprit que cette belle
enfant était la maîtresse de la maison.
On dînait alors à dix heures du matin, et Guillaume, ayant couru dans la
prairie à la recherche du marquis, revint prendre congé.
--Le marquis est prévenu, dit-il à Sciarra; il arrive; il m'a juré
d'être votre hôte et votre ami jusqu'à mon retour. Donc, je vous laisse
en bonne compagnie, et je vais faire de mon mieux pour regagner le temps
perdu.
On voulut en vain le retenir à dîner. Il partit après avoir baisé la
main de la belle Lauriane, serré celle de son bon voisin M. de Beuvre et
embrassé d'Alvimar, en lui jurant de venir, avant la fin de la semaine,
le reprendre à Briantes pour le conduire en son château d'Ars et l'y
garder le plus longtemps possible.
--Or donc, dit M. de Beuvre à d'Alvimar, offrez votre main à la
châtelaine, et mettons-nous à table. Ne soyez pas étonné si nous
n'attendons point notre ami Bois-Doré. Il a coutume, quand il a chassé
seulement un quart d'heure, de faire une toilette d'une heure, et,
pour rien au monde, il ne voudrait se présenter devant une dame,--même
devant celle-ci, qui est à ses yeux comme sa fille, car il l'a vu
naître,--sans s'être lavé, parfumé, rhabillé de la tête aux pieds. C'est
son plaisir, et il n'y a pas grand mal. Nous ne nous gênons point avec
lui, et nous le gênerions en retardant notre repas pour l'attendre.
--N'aurais-je pas dû, dit d'Alvimar quand on l'eut fait asseoir au haut
bout de la table, aller présenter mes respects à M. de Bois-Doré, dans
sa chambre, avant de me mettre à dîner?
--Non! dit Lauriane en riant, vous l'eussiez bien chagriné en le
surprenant à sa toilette. Ne nous demandez pas pourquoi; vous le
comprendrez de vous-même sitôt que vous l'aurez vu.
--Et, d'ailleurs, ajouta M. de Beuvre, vous ne lui devez de prévenances
qu'à cause de votre jeune âge; car en qualité d'hôte _fiduciaire_, c'est
lui qui vous doit toutes les avances. Or, je me charge de vous présenter
à lui, M. d'Ars m'ayant confié ce soin-là.
En parlant du jeune âge de d'Alvimar, M. de Beuvre partageait l'erreur
qu'il faisait naître à première vue.
Quoiqu'il fût alors près de la quarantaine, il paraissait être
au-dessous de la trentaine, et peut-être M. de Beuvre comparait-il
intérieurement le beau visage de son hôte _temporaire_ avec celui de sa
chère Lauriane. Sa préoccupation constante était de lui trouver, en
dehors du pays, un mari qui n'exigerait pas l'abjuration solennelle.
Il ignorait, le bon gentilhomme, que les jésuites régnaient déjà
partout, et que le Berry était encore une des provinces les moins
travaillées par leur propagande.
Il ignorait aussi que d'Alvimar fût, dans son âme, un parfait
chevalier de la sainte dame _Inquisition_.
Guillaume, qui voulait assurer à son ami un accueil cordial, s'était
bien gardé de le peindre comme un orthodoxe trop chatouilleux.
Catholique lui-même, mais tolérant et même peu croyant, comme la plupart
des jeunes gens du monde, il n'avait soulevé, ni en le présentant au
maître du logis, ni en le recommandant à M. de Bois-Doré, la question
religieuse, à laquelle ces personnes n'attachaient, pas plus que lui,
une importance dominante dans leurs relations. Mais il avait dit à
l'écart, et en deux mots, à M. de Beuvre, que M. de Villareal (le nom
convenu d'Alvimar) était de bonne famille, le fait était certain, et en
belle passe de faire fortune, Guillaume le croyait, M. d'Alvimar cachant
sa pauvreté avec tout l'orgueil dont un Espagnol est capable sur ce
point-là.
Le premier service fut distribué avec toute la lenteur des valets
berrichons, et dégusté avec la méthodique lenteur des gens bien appris
qui ne veulent point passer pour des gloutons.
Cette patiente déglutition, ces longues pauses entre chaque bouchée, ces
récits de l'amphitryon entre chaque plat, sont encore articles de
savoir-vivre, chez les vieillards, en Berry. Les paysans de nos jours
renchérissent sur ce principe de bonne éducation, et quand on mange avec
eux, on peut être bien sûr de rester trois heures durant assis à table,
ne fût-ce que devant un morceau de fromage et une bouteille de piquette.
D'Alvimar, dont l'esprit actif et inquiet ne pouvait s'endormir dans les
jouissances de la réfection, profita de la majestueuse mastication de M.
de Beuvre pour causer avec sa fille, laquelle mangeait vite et peu,
s'occupant de son père et de son hôte plus que d'elle-même.
Il fut surpris de trouver tant d'esprit chez une fille de campagne, qui,
sauf une ou deux courses à Bourges et à Nevers, n'était jamais sortie
des terres de son domaine.
Lauriane n'était pas très-cultivée, et peut-être n'eût-elle pas écrit
une longue lettre sans y faire quelque faute de français; mais elle
parlait bien, et, à force d'entendre parler son père et ses voisins sur
les affaires du temps, elle connaissait et jugeait bien l'histoire,
depuis le règne de Louis XII et les premières guerres de religion.
Pourtant, comme elle se faisait la gloire de descendre de Charlotte
d'Albret, et que ce souvenir était vénérable et vénéré par elle, elle
n'eut point occasion de laisser voir à d'Alvimar qu'elle était
hérétique, et, d'ailleurs, la civilité de ce temps-là voulait qu'on ne
s'expliquât jamais inutilement sur ses propres croyances, même entre
gens de la même communion, car les nuances étaient nombreuses et la
controverse était partout.
En outre de ce tact délicat et ce grand bon sens qu'elle possédait, elle
avait dans l'esprit un tour de franchise et de malice, amalgame tout
berrichon, qui fait de l'alliance de deux contraires une manière de voir
et de dire assez originale.
Elle était du pays où l'on dit la vérité en riant, et où chacun sait
qu'il est compris sans avoir besoin de se fâcher.
D'Alvimar, qui était plus despote que goguenard et plus vindicatif que
sincère, se sentit un peu intimidé devant cette jeune fille, et cela,
sans trop pouvoir se rendre compte du pourquoi.
Il lui semblait parfois qu'elle devinât son caractère, sa vie ou sa
récente aventure, et qu'elle eût l'air de lui dire:
«Après tout, nous n'en sommes pas moins de bonnes gens, prêts à vous
obliger.»
Enfin, il fut question de servir le rôt, et, au milieu d'un grand bruit
de portes et de cliquetis d'assiettes, M. de Bois-Doré parut, précédé
d'un petit serviteur richement équipé, qu'il traitait tout bas de page,
comme pour justifier ce vers, qui n'avait pas encore accusé le ridicule
de ses pareils:
Tout marquis veut avoir des pages,
et contrairement aux ordonnances, qui ne permettaient plus les pages
qu'aux princes et grands seigneurs de haut vol.
Malgré sa mélancolie habituelle et son malaise présent, d'Alvimar eut
peine à s'empêcher de rire à l'apparition de son hôte _fiduciaire_.
M. Sylvain de Bois-Doré avait été un des beaux hommes de son temps.
Grand, bien fait, noir de cheveux avec la peau blanche, des yeux
magnifiques, de beaux traits, robuste et léger de son corps, il avait
plu à beaucoup de dames, mais sans inspirer jamais de passion durable ou
violente. C'était la faute de sa propre légèreté et de l'économie qu'il
faisait de ses propres émotions.
Une bonté sans limites, une loyauté très-grande eu égard à son temps et
à son milieu, une prodigalité princière dans les chances fortuites de la
richesse, une parfaite philosophie aux heures de la _débine_ (c'était
son mot), toutes les qualités aimables et faciles des aventuriers
champions du Béarnais, ne suffisaient pas pour faire un héros passionné,
comme on les aimait du temps de sa jeunesse.
C'était une époque exaltée et sanguinaire où la galanterie avait besoin
d'un peu de férocité pour s'élever à l'attachement romanesque, et
Bois-Doré, hors du combat, où il se portait vaillamment, était d'une
mansuétude révoltante. Il n'avait assassiné aucun mari, aucun frère; il
n'avait égorgé aucun rival dans les bras de ses maîtresses infidèles;
Javotte ou Nanette le consolaient aisément des trahisons de Diane ou de
Blanche. Il passait donc alors, malgré son goût pour les romans de
pastorale et de chevalerie, pour un petit esprit et un coeur tiède.
Il avait pris d'autant mieux son parti d'être joué et berné par les
dames, qu'il ne s'en était jamais aperçu. Il se savait beau, libéral et
brave; ses aventures étaient courtes mais nombreuses; son coeur avait
besoin de plus d'amitié que d'emportement, et, par sa discrétion et sa
douceur de moeurs, il avait mérité de rester l'ami de tout le monde. Il
s'était donc trouvé heureux sans se tracasser pour être adoré, et,
franchement, il avait aimé un peu toutes les belles sans en adorer
aucune.
On l'eût bien accusé d'égoïsme si le reproche eût été facile à concilier
avec celui qu'on lui faisait d'être trop bon et trop humain. Il était
bien un peu la caricature du bon Henri, que plusieurs traitaient
d'ingrat et de traître, et que tous aimaient quand même, après l'avoir
fréquenté.
Mais le temps avait marché, et c'était encore là une chose dont messire
de Bois-Doré n'avait pas daigné s'apercevoir. Son corps souple s'était
durci et roidi, sa belle jambe s'était séchée, son noble front s'était
dégarni, son grand oeil s'était entouré de rides comme le soleil de
rayons, et, de toute sa jeunesse envolée, il n'avait conservé que des
dents, un peu longues, mais encore blanches et bien rangées, avec
lesquelles il affectait de casser des noisettes au dessert, pour que
l'on y fit attention. On disait même, chez ses voisins, qu'il était fort
contrarié si l'on oubliait d'en mettre pour lui sur la table.
Quand nous disons que M. de Bois-Doré ne s'était pas aperçu des outrages
du temps, c'est une façon d'exprimer le contentement qu'il avait encore
de lui-même; car il est certain qu'il se vit vieillir et qu'il
combattait l'effet des ans avec une vaillante obstination. Je crois que
la plus grande énergie dont il se sentit capable fut employée à cette
bataille.
Lorsqu'il vit ses cheveux blanchir et s'en aller, il fit exprès le
voyage de Paris pour se commander une perruque chez le meilleur faiseur.
Déjà la perruquerie devenait un art; mais les chercheurs de détails nous
ont appris que, pour avoir des raies de tête en soie blanche avec
cheveux implantés un par un, il fallait dépenser au moins soixante
pistoles.
M. de Bois-Doré ne s'arrêta pas devant cette bagatelle, lui qui était
riche désormais et qui mettait fort bien douze à quinze cents francs de
notre monnaie à un habillement de demi-toilette, cinq à six mille à un
habit de gala. Il courut essayer des perruques: d'abord il s'éprit d'une
blonde crinière qui lui allait merveilleusement bien au dire du
perruquier.
Bois-Doré, qui ne s'était jamais vu blond, commençait à le croire,
lorsqu'il en essaya une châtain qui, toujours au dire du vendeur, lui
allait tout aussi bien. Les deux étaient du même prix; mais Bois-Doré en
essaya une troisième qui coûtait dix écus de plus et qui jeta le
marchand dans l'enthousiasme: celle-là était véritablement la seule qui
fit ressortir les avantages de M. le marquis.
Bois-Doré se souvint du temps où les dames disaient qu'il était rare de
voir une chevelure aussi noire que la sienne avec une peau aussi
blanche.
--Ce perruquier doit avoir raison, pensa-t-il.
Et, pourtant, il s'étonna quelques instants devant la glace, de voir que
cette crinière sombre lui donnait l'air dur et violent.
--C'est surprenant, se dit-il, comme cela me change! Cependant, c'est ma
couleur naturelle. J'avais, dans ma jeunesse, l'air aussi doux que je
l'ai encore. Mes épais cheveux noirs ne me donnaient pas cette mine de
mauvais garçon.
Il ne lui vint pas à l'idée que tout est en parfaite harmonie dans les
opérations de la nature, soit qu'elle nous fasse, soit qu'elle nous
défasse, et qu'avec ses cheveux gris il avait la mine qu'il devait
avoir.
Mais le perruquier lui répéta tant de fois qu'il ne paraissait plus que
trente ans avec cette belle perruque, qu'il la lui acheta et lui en
commanda sur-le-champ une seconde, par économie, disait-il, afin de
ménager la première.
Néanmoins, il se ravisa le lendemain. Il se trouvait plus vieux
qu'auparavant avec cette tête de jeune homme, et c'était l'avis de tous
ceux qu'il avait consultés.
Le perruquier lui expliqua qu'il fallait mettre d'accord les cheveux,
les sourcils et la barbe, et il lui vendit la teinture. Mais alors
Bois-Doré se trouva si blême au milieu de ces taches d'encre, qu'il
fallut encore lui expliquer que le fard était nécessaire.
--Il paraît, dit-il, que quand on commence à user d'artifice, il n'est
plus possible de s'arrêter?
--C'est la coutume, répondit le rajeunisseur; choisissez d'être ou de
paraître.
--Mais je suis donc vieux?
--Non, puisque vous pouvez encore paraître jeune moyennant mes recettes.
Depuis ce jour, Bois-Doré porta perruque; sourcils, moustaches et barbe
peints et cirés; badigeon sur le museau, rouge sur les joues, poudres
odorantes dans tous les plis de ses rides; en outre, essences et sachets
de senteur sur toute sa personne: si bien que, quand il sortait de sa
chambre, on le sentait jusque dans la basse-cour, et que, s'il passait
seulement devant le chenil, tous ses chiens courants éternuaient et
grimaçaient pendant une heure.
Quand il eut bien réussi à faire, d'un beau vieillard qu'il était, une
vieille marionnette burlesque, il s'avisa encore de gâter son port, qui
avait la dignité de son âge, en faisant barder de doubles lames d'acier
ses pourpoints et ses hauts-de-chausses, et en se tenant si droit, que,
chaque soir, il se mettait au lit avec une courbature.
Il en serait mort, si, heureusement pour lui, la mode n'eût changé.
Les rigides pourpoints serrés de Henri IV s'élargirent en casaque légère
sur la poitrine des jeunes favoris de Louis XIII. Les braies en cerceau
firent place à la culotte large et flottante, obéissant à toutes les
inflexions du corps.
Bois-Doré eut quelque peine à admettre ces innovations, et à se séparer
de ses inflexibles fraises _godronnées_, pour se mettre un peu plus à
l'aise dans les _rotondes_ légères. Il regretta fort les passements;
mais, peu à peu, les rubans et les dentelles le séduisirent, et, après
un court voyage qu'il fit à Paris, on le vit revenir habillé à la mode
des jeunes gens du bel air, et affecter leur désinvolture nonchalante et
brisée, s'étendant sur les fauteuils, prenant des poses lasses, se
relevant en trois temps quand il était assis; en un mot, faisant, avec
sa haute taille et ses traits accentués, ce personnage de petit marquis
fadasse, que, trente ans plus tard, Molière trouva complet dans son
ridicule et mur pour la satire.
Cette manière d'être aida Bois-Doré à cacher la pesanteur réelle de ses
années sous un déguisement qui faisait de lui une sorte de fantôme
comique.
D'Alvimar le trouva même effrayant à première vue. Il ne comprenait rien
à cette profusion de boucles d'ébène sur cette face ridée, à ces gros
sourcils terribles sur des yeux si doux, à ce fard éclatant qui avait
l'air d'un masque follement posé sur une figure respectable et
bienveillante.
Quant au costume, il était, par sa recherche, par la quantité de galons,
de broderies, de rosettes et de panaches, on ne peut plus ridicule en
plein jour, à la campagne, outre que les couleurs tendres et pâles, que
notre marquis affectionnait, juraient davantage avec l'aspect léonin de
sa moustache hérissée et de sa crinière d'emprunt.
Mais l'accueil que lui fit le vieux gentilhomme détruisit agréablement,
chez d'Alvimar, l'effet rébarbatif de cette mascarade.
M. de Beuvre s'était levé pour présenter l'ami de Guillaume au marquis,
et pour lui rappeler qu'il était chargé de lui pour plusieurs jours.
--C'est un plaisir et un honneur que je réclamerais pour moi-même, dit
M. de Beuvre, si j'étais dans ma propre maison; mais je ne dois pas
oublier que je suis chez ma fille, et, d'ailleurs, cette maison est
moins riche et moins ornée que la vôtre mon cher Sylvain, et nous ne
voulons pas priver M. de Villareal des douceurs qui l'y attendent.
--J'accepte l'hyperbole, répondit Bois-Doré, si elle peut éblouir M. de
Villareal au point de le faire rester longtemps sous ma garde.
Et, ouvrant ses deux grands bras couverts de manchettes jusqu'aux
coudes, il embrassa le prétendu Villareal en lui disant avec un bon rire
qui montrait ses grandes dents blanches:
--Fussiez-vous le diable, monsieur, du moment que vous m'êtes confié,
vous devenez pour moi comme un frère.
Il se garda bien de dire «comme un fils.» Il eût craint de révéler le
chiffre de ses années, chiffre qu'il croyait mystérieux, depuis qu'il
l'avait oublié lui-même.
Villareal d'Alvimar se fût bien passé de cette accolade, de la part d'un
catholique de si fraîche date, d'autant plus que les parfums dont le
marquis était imprégné lui ôtèrent le peu d'appétit qu'il avait, et
qu'après l'avoir embrassé, il lui serra vigoureusement les mains entre
ses doigts secs, armés de bagues énormes. Mais d'Alvimar devait songer
avant tout à sa propre sûreté, et il sentit, à l'accent cordial et
résolu de M. Sylvain, qu'il était réellement placé en des mains loyales
et dévouées.
Il prit donc son parti de reconnaître la double hospitalité dont il
était l'objet, en se montrant sous son meilleur jour, et, lorsqu'il
sortit de table, les deux vieux gentilshommes étaient enchantés de lui.
Il eût pourtant bien souhaité de prendre quelque repos; mais le
châtelain le provoqua aux échecs et ensuite au billard avec Bois-Doré,
qui se fit battre.
D'Alvimar aimait le jeu et n'était pas indifférent au gain de quelques
écus d'or.
Les heures s'écoulaient dans une intimité pour ainsi dire escomptée,
puisque ces amusements n'amenèrent aucun entretien assez suivi pour
mettre ces trois personnes à même de se connaître.
Madame de Beuvre, qui s'était retirée après le repas, reparut vers
quatre heures, au moment où elle vit faire dans le préau les préparatifs
du départ de ses hôtes.
Elle leur proposa de prendre l'air dans les jardins avant de se séparer.
VI
On était alors à la fin d'octobre. Les jours, devenus courts, étaient
encore doux et clairs, l'été de Saint-Martin s'étant prolongé jusque-là.
Les arbres, tout à fait dépouillés, dessinaient leur belle silhouette
sur le soleil rouge qui se couchait derrière les noires broussailles de
l'horizon.
On marchait sur un lit de feuilles sèches dans les allées de buis et
d'ifs taillés qui donnaient aux jardins de ce temps-là une raideur
propre et digne.
Dans les fossés, de belles vieilles carpes suivaient les promeneurs,
habituées à recevoir les miettes de pain que leur apportait Lauriane.
Un petit loup apprivoisé la suivait aussi comme un chien, mais asservi
et brutalisé par le grand épagneul favori de M. de Beuvre, animal jeune
et folâtre, qui ne montrait aucune aversion pour ce compagnon suspect,
et qui le roulait et le mordillait avec la brusquerie superbe d'un
enfant de qualité daignant jouer avec un vilain.
D'Alvimar, au moment d'offrir son bras à la belle Lauriane, s'arrêta en
voyant M. de Bois-Doré s'approcher d'elle dans la même intention.
Mais, à son tour, le courtois marquis recula.
--C'est votre droit, lui dit-il: un hôte tel que vous doit primer tous
les amis; mais sachez le prix du sacrifice que je vous fais.
--J'en sens tout le prix, répondit d'Alvimar, au bras de qui Lauriane
appuya légèrement sa petite main; et, de toutes les bontés que vous avez
pour moi, j'estime celle-ci être la plus grande.
--Je vois avec plaisir, reprit Bois-Doré en marchant à la gauche de
madame de Beuvre, que vous entendez la galanterie française comme le feu
roi, notre Henri, de douce mémoire.
--J'espère l'entendre mieux, s'il vous plaît.
--Oh! ce serait beaucoup promettre!
--Nous autres Espagnols, nous l'entendons, du moins, autrement. Nous
croyons que l'attachement fidèle à une seule femme est préférable à la
galanterie envers toutes.
--Oh! alors, mon cher comte... Vous êtes comte, n'est-ce pas, ou duc?...
Pardon, mais vous êtes grand d'Espagne, je le sais, je le vois... Vous
donnez dans la fidélité parfaite du roman? Rien de plus beau, mon cher
hôte, rien de plus beau, sur ma parole!
M. de Beuvre appela Bois-Doré à quelques pas de là pour lui montrer je
ne sais quel arbre nouvellement planté, et d'Alvimar profita de cette
interruption pour demander à Lauriane si M. de Bois-Doré avait voulu se
moquer de lui.
--Nullement, répondit-elle; il faut que vous sachiez que notre cher
marquis fait sa nourriture favorite du roman de M. d'Urfé, et qu'il le
sait quasi par coeur.
--Comment faire accorder ces goûts de belle passion avec ceux de
l'ancienne cour?
--C'est bien aisé. Quand notre ami était jeune, il aimait, dit-on,
toutes les dames. En vieillissant, son coeur s'est refroidi; mais il
prétend cacher cela, comme il croit cacher ses rides, en feignant
d'avoir été converti à la vertu des beaux sentiments par l'exemple des
héros de l'_Astrée_. Si bien que, pour s'excuser de ne faire la cour à
aucune belle, il se vante d'être fidèle à une seule qu'il ne nomme
point, que personne n'a jamais vue et ne verra jamais, par la bonne
raison qu'elle n'existe que dans son imagination.
--Est-il possible qu'à son âge il se croie encore forcé de feindre
l'amour?
--Il le faut bien, puisqu'il veut passer pour jeune. S'il avouait que
les femmes lui sont devenues aussi indifférentes les unes que les
autres, pourquoi prendrait-il la peine de se barbouiller la figure et de
porter de faux cheveux?
--Vous pensez donc qu'il n'est pas possible d'être jeune sans être épris
de quelque femme?
--Cela, je n'en sais rien, répondit gaiement madame de Beuvre; je n'ai
point d'expérience et ne connais pas le coeur des hommes. Mais j'entends
quelquefois dire qu'il en est ainsi, et M. de Bois-Doré semble en être
persuadé. Que vous en semble, à vous, messire?
--Il me semble, dit d'Alvimar, curieux des opinions de la jeune dame,
que l'on peut vivre longtemps d'un amour passé, en attendant un amour à
venir.
Elle ne répondit pas et regarda le ciel avec ses beaux grands yeux
bleus.
--À quoi songez-vous? lui demanda-t-il avec une familiarité peut-être un
peu trop tendre.
Lauriane parut étonnée de cette question indiscrète.
Elle le regarda droit au visage, d'un air qui semblait dire: «Qu'est-ce
que cela vous fait?» Mais, sans s'armer, en paroles, d'aucune dureté
inutile, elle lui dit en souriant:
--Je ne pensais à rien.
--C'est impossible, reprit d'Alvimar; on pense toujours à quelque chose
ou à quelqu'un.
--On pense vaguement, si vaguement, qu'en une minute on ne s'en souvient
plus.
Lauriane ne disait pas la vérité. Elle avait pensé à Charlotte d'Albret,
et nous traduirons tout ce qui s'était passé dans sa courte rêverie.
Cette pauvre princesse lui était comme apparue pour lui faire la réponse
que sollicitait d'Alvimar, et cette réponse, la voici: «Une jeune fille
qui n'a point aimé accepte quelquefois, à la légère, l'amour qui se
présente, parce qu'elle se sent impatiente d'aimer, et quelquefois elle
tombe dans les bras d'un scélérat qui la torture, la flétrit et
l'abandonne.»
D'Alvimar était loin de deviner le bizarre avertissement que venait de
recevoir cette jeune âme; il crut à un peu de coquetterie, et le jeu lui
plut, bien qu'il eût l'âme aussi froide qu'un marbre.
Il insista.
--Vous avez, je gage, songé, dit-il, à un amour plus vrai que celui dont
M. de Bois-Doré vous donne la comédie, à un amour tel que vous pourriez,
sinon le ressentir, du moins l'inspirer à un galant homme?
À peine eut-il prononcé ces paroles de provocation banale, mais d'un ton
qu'il sut rendre ému et qu'il crut persuasif, qu'il sentit le bras de
Lauriane tressaillir, s'arracher du sien, et, en même temps, il la vit
pâlir et reculer.
--Qu'est-ce donc? s'écria-t-il en tâchant de reprendre son bras.
--Rien, rien, dit-elle en s'efforçant de sourire. J'ai vu là une
couleuvre dans les joncs, j'ai eu peur; je vais appeler mon père pour la
tuer.
Et elle se mit à courir vers M. de Beuvre, laissant d'Alvimar battre
avec sa canne les joncs du talus pour chercher la maudite bête.
Mais aucune bête, laide ou belle, ne se montra, et, quand il chercha des
yeux madame de Beuvre, il la vit quitter le jardin et rentrer dans le
préau.
--Voilà une herbe sensitive, pensa-t-il en la regardant s'éloigner, soit
qu'elle ait peur du serpent, soit plutôt que mes paroles aient causé ce
trouble soudain... Ah! pourquoi les reines et les princesses, qui
tiennent en leurs mains les hautes destinées, n'ont-elles pas cette
amoureuse candeur des petites dames de campagne!
Pendant que sa vanité expliquait ainsi l'émotion de Lauriane, celle-ci
était montée à la chapelle de Charlotte d'Albret, non pour prier, elle
ne fréquentait pas cet oratoire catholique, ordinairement fermé comme le
sanctuaire d'une mémoire respectable, mais pour s'assurer d'un fait qui
venait de la bouleverser.
Il y avait, dans cette petite chapelle, un portrait déjà bien noirci et
bien enfumé par les années, que l'on ne montrait jamais à personne, mais
que l'on gardait là où on l'avait trouvé, par respect pour l'arrangement
des choses qui avaient été à l'usage de la sainte de la famille.
Lauriane n'avait vu ce portrait que deux fois en sa vie. Une fois par
hasard, pendant qu'une vieille femme, chargée de tenir la chapelle
propre, avait ouvert, pour l'épousseter, l'espèce d'armoire qui le
renfermait.
Lauriane était alors enfant. Ce portrait lui avait fait peur, sans
qu'elle sût pourquoi.
La seconde fois, et il n'y avait pas longtemps, son père lui racontait,
avec certains détails de tradition, l'histoire de la pauvre duchesse, et
il lui avait dit:
--Et pourtant notre sainte aïeule ne haïssait pas ce _monstre_. Soit
qu'elle l'eût aimé un instant avant de savoir de quels crimes il était
souillé, soit que, poussée uniquement par la charité chrétienne, elle se
fit un devoir de prier pour lui, elle avait son portrait dans la
chapelle.
Lauriane, comprenant de qui cette vieille peinture était l'effrayante
image, elle avait voulu la revoir. Elle l'avait regardée avec attention,
avec sang-froid, se jurant à elle-même de ne jamais épouser l'homme qui
aurait le moindre trait de ressemblance avec cette figure terrible.
Malgré le calme de cet examen, le spectre était resté quelque temps
devant ses yeux, et, involontairement, chaque fois qu'une physionomie
sinistre se présentait devant elle, elle la comparait avec le type
abhorré; mais elle avait oublié cette préoccupation, car elle était
naturellement gaie, tranquille, et aussi brave que la plupart des jeunes
châtelaines de ce temps de trouble et de danger, dont on était à peine
sorti.
Aussi, en voyant d'Alvimar, il ne lui était pas venu à la pensée de
faire le moindre rapprochement, et même dans le jardin, en lui donnant
le bras, en causant gaiement avec lui et en le regardant face à face,
elle n'avait ressenti aucune crainte. Cependant, pourquoi avait-elle
pensé à Charlotte d'Albret pendant qu'il lui parlait? Elle n'en savait
rien; elle n'y avait pas fait grande attention d'abord.
Mais d'Alvimar avait insisté pour pénétrer ses pensées, il lui avait
presque parlé d'amour. Du moins, il lui en avait plus dit en deux mots,
lui qu'elle voyait pour la première fois, que n'avait jamais osé le
faire aucun des amis, jeunes ou vieux, qui l'entouraient.
Surprise de tant d'audace, elle l'avait regardé encore, mais, cette
fois, à la dérobée; elle avait surpris un sourire perfide sur cette
figure charmante; et, en même temps, le profil qui se dessinait sur le
fond rougeâtre du ciel bas lui avait arraché un cri de terreur.
Ce beau jeune homme, qui semblait provoquer les premiers battements de
son coeur, ressemblait à César Borgia!
Que cela fût une certitude ou une rêverie, il lui avait été impossible
de rester un instant de plus à son bras.
Elle avait trouvé un prétexte à sa peur, elle s'était enfuie, et elle
venait regarder le portrait, pour détruire ou confirmer ses doutes.
VII
Comme le jour tombait rapidement et qu'il faisait déjà sombre du côté du
préau, elle retourna sur ses pas et alla chercher une lumière dans sa
chambre, qui était située dans le pavillon attenant à la petite
galerie de la chapelle.
L'armoire qui contenait le portrait n'était qu'un de ces carrés de
planches en relief sur la muraille, où, dans les églises de villages, on
serre la bannière des processions. Elle l'ouvrit précipitamment, plaça
convenablement sa bougie et regarda l'infâme.
La peinture était belle. César et Lucrèce Borgia sont les contemporains
de Raphaël et de Michel-Ange, et ce portrait, un peu sèchement étudié,
était dans la première manière de Raphaël. Il appartenait à la même
école.
La figure du duc de Valentinois ne présentait pas ces taches livides et
ces pustules hideuses qui décrivent certains historiens, ni ces yeux
louches «brillant d'un infernal éclat que même ses compagnons et ses
familiers ne pouvaient supporter.» Soit que l'artiste l'eût flatté, soit
qu'il l'eût peint à une époque de sa vie où le vice et le crime ne
«suintaient» pas encore sur son visage, il ne l'avait pas fait laid. Il
avait montré le cardinal-bandit de profil, et celui de ses yeux qu'il
avait copié regardait droit devant lui.
La face était pâle, horriblement pâle et maigre, le nez étroit et acéré,
la bouche sans lèvres, tant elles étaient incolores et minces, le menton
anguleux, le type distingué, les traits assez purs, la moustache et la
barbe rouges, délicatement plantées. Mais, vue ainsi sous l'aspect le
plus favorable, cette tête de scélérat était peut-être plus repoussante
encore que si elle eût été rongée de lèpre. Elle était calme et pensive,
et le front ne rappelait en rien la tête plate de la vipère.
Non, non, c'était bien pis: c'était une tête d'homme bien conformée,
avec toutes les facultés de l'intelligence admirablement développées
pour le mal. L'oeil, long et peu ouvert, semblait recueilli dans la
béate méditation d'un forfait, et l'imperceptible sourire de la bouche
transparente avait la somnolente douceur de la férocité assouvie.
On ne pouvait dire précisément où siégeait l'horreur de l'expression:
elle était partout. On se sentait froid dans le corps et dans l'âme en
interrogeant cette physionomie impudente et cruelle[9].
--J'ai rêvé! se dit Lauriane en détaillant tous les traits. Ce n'est là
ni le front, ni l'oeil, ni la bouche de cet Espagnol. J'ai beau regarder,
je ne trouve ici rien de lui.
Elle ferma les yeux pour se le rappeler sans voir le portrait. Elle le
revit de face: il était charmant avec une expression de mélancolie
résignée et fière. Elle le revit de profil: il était enjoué, un peu
railleur, peut-être; il souriait.--Mais, dès qu'elle se retraça ce
sourire, elle retrouva le profil de l'infâme César, et, comme si les
deux empreintes se fussent collées l'une sur l'autre, il lui fut
impossible de les séparer.
Elle referma l'armoire et regarda la chaire de bois sculpté, le petit
autel et le coussin de velours noir blanchi et usé par les genoux de
Charlotte. Elle y posa les siens et pria sans se demander si elle était
dans une église ou dans un temple, si elle était protestante ou
catholique.
Elle invoqua le Dieu des faibles et des affligés, le Dieu de Charlotte
d'Albret et de Jeanne de France.
Puis, se sentant rassurée et voyant les chevaux prêts pour le départ de
ses hôtes, elle redescendit au salon pour recevoir leurs adieux.
Elle trouva son père très-animé.
--Venez çà, madame ma chère fille, lui dit-il en lui prenant la main
pour la faire asseoir sur le fauteuil que Bois-Doré et d'Alvimar se
hâtaient de lui avancer; vous nous ramenez la concorde. Quand les femmes
laissent les hommes entre eux, ils deviennent maussades, ils parlent
politique ou religion, et, sur ce point-là, personne ne peut s'entendre.
Soyez la bienvenue, vous qui avez la douceur des colombes, et
parlez-nous des vôtres que, sans doute, vous venez de coucher.
Lauriane avoua qu'elle avait oublié ses tourterelles. Elle se sentait
sous l'oeil clair et pénétrant de d'Alvimar. Elle s'enhardit à le
regarder. Décidément, il ne ressemblait pas plus au Borgia que le bon M.
Sylvain lui-même.
--Vous vous êtes donc encore querellé avec notre voisin? dit-elle à son
père en l'embrassant, pendant qu'elle tendait la main au vieux marquis.
Eh bien, qu'est-ce que cela fait, puisque vous confessez avoir besoin
d'un peu de contradiction pour digérer.
--Non, mordi! répondit M. de Beuvre, si c'était avec lui, je ne m'en
confesserais pas, je n'aurais fait qu'un péché d'habitude; mais je me
suis laissé aller à l'humeur contredisante avec M. de Villareal, et cela
est contre toute hospitalité et toute bienséance. Faites notre paix, ma
chère fille, et dites-lui, vous qui me connaissez, que je suis un vieux
huguenot têtu et batailleur, mais franc comme l'or et tout à son service
quand même.
M. de Beuvre se vantait. Il n'était pas un huguenot bien féroce, et les
idées religieuses couraient fort embrouillées dans sa cervelle. Mais il
avait des haines et des rancunes politiques assez vives, et il ne
pouvait entendre parler de certains adversaires sans donner carrière à
sa brusque franchise.
Or, M. d'Alvimar l'avait blessé en prenant la défense de l'ex-gouverneur
du Berry, M. le duc de la Châtre, sur le compte duquel le hasard de la
conversation les avait mis.
Lauriane, informée du sujet de la discussion, prononça doucement son
verdict.
--Je vous absous tous deux, dit-elle: vous, monsieur mon père, pour
avoir pensé qu'en aucune chose de ce monde, sauf la bravoure et
l'esprit, l'exemple de feu M. de la Châtre n'était bon à suivre;--vous,
monsieur de Villareal, pour avoir plaidé la cause d'un homme qui n'est
plus là pour se défendre.
--Bien jugé! s'écria Bois-Doré, et parlons d'autre chose.
--Oui, certes, ne parlons plus de ce tyran! riposta le vieux
gentilhomme, ne parlons plus de ce fanatique!
--Il vous plaît de le traiter de fanatique, reprit d'Alvimar, qui ne
savait pas céder; quant à moi, qui l'ai beaucoup connu à la cour, si
j'eusse osé lui adresser un reproche, c'eût été celui de ne pas aimer
assez la vraie religion et de n'y voir qu'un moyen de dompter la
révolte.
--C'est vrai, c'est vrai, dit Bois-Doré, qui détestait la discussion et
qui ne demandait qu'à en finir, tandis que M. de Beuvre, s'agitant sur
sa chaise, faisait bien voir qu'il n'en avait pas fini.
--Après tout, reprit d'Alvimar espérant conclure, n'a-t-il pas
fidèlement et ardemment servi le roi Henri, à la mémoire duquel vous me
semblez ici tout dévoués?
--Et avec raison, monsieur! s'écria M. de Beuvre, avec raison, mordi! Où
trouverez-vous un roi plus sage et plus humain? Mais combien de temps
votre enragé ligueur de La Châtre ne l'a-t-il pas combattu? combien de
fois ne l'a-t-il pas trahi? et combien d'écus a-t-il fallu lui donner
pour qu'il se tînt tranquille? Vous êtes un jeune homme, vous, et un
homme du monde; vous n'avez vu que le courtisan et le beau parleur; mais
nous autres, vieux provinciaux, nous les connaissons, nos tyranneaux de
province! Je voudrais bien que M. de Bois-Doré vous racontât de quelle
manière ce grand guerrier fit par mensonge et trahison, la glorieuse
conquête de Sancerre!
--Merci de moi! dit Bois-Doré avec un peu d'humeur; comment voulez-vous
que je me rappelle pareille chose?
--Et pourquoi donc ne vous plairait-il pas vous en souvenir? reprit de
Beuvre sans faire attention au dépit du marquis; vous n'étiez pas à la
mamelle, je pense?
--J'étais du moins si jeune, que je ne me souviens de rien, dit
Bois-Doré.
--Eh bien, moi, je me souviens! s'écria de Beuvre, impatienté de
cette défection de son ami. Or, j'avais dix ans de moins que vous, mon
voisin, et je n'y étais pas; j'étais page du vaillant Condé, l'aïeul de
celui-ci, et un autre homme, je vous jure.
--Voyons, dit Lauriane, qui hasarda une grande malice pour apaiser son
père et détourner la querelle de son objet principal: il faut que notre
marquis se confesse d'avoir été au siège de Sancerre et de s'y être
vaillamment comporté, car tout le monde le sait, et c'est par modestie
qu'il ne veut pas s'en souvenir.
--Vous savez bien que je n'y étais pas, reprit Bois-Doré, puisque
j'étais ici avec vous.
--Oh! je ne parle pas du dernier siége, celui qui n'a duré que
vingt-quatre heures, au mois de mai passé, et qui n'a été que le coup de
grâce; je parle du grand, du fameux siége de l'an 1572.
Bois-Doré avait horreur des dates. Il toussa, s'agita, releva le feu,
qui n'était pas tombé; mais Lauriane était résolue à l'immoler sous les
fleurs de la louange.
--Je sais bien, dit-elle, que vous étiez fort jeune, mais vous vous
battiez déjà comme un lion.
--Il est vrai que mes amis firent merveille, répondit Bois-Doré, et que
l'affaire fut très-chaude; mais je n'y frappai pas bien fort, malgré mon
bon vouloir, à l'âge que j'avais...
--Mordi! vous y fîtes vous-même deux prisonniers! s'écria de Beuvre en
frappant du pied. Tenez, j'enrage ma vie quand je vois un homme de
guerre et de coeur comme vous renier ses bonnes prouesses plus tôt que
d'avouer son âge!
Bois-Doré fut vivement blessé, et sa figure s'attrista; c'était sa seule
manière de témoigner son déplaisir à ses amis.
Lauriane vit qu'elle avait été trop loin; car elle aimait sincèrement
son vieux voisin, et, quand il ne riait plus de ses taquineries, elle
n'avait plus envie de rire.
--Non, monsieur, dit-elle à son père, permettez à votre fille de vous
dire que vous plaisantez. Le marquis était loin d'avoir vingt ans, et
son action fut d'autant plus belle.
--Comment! il n'avait pas vingt ans? s'écria encore de Beuvre;
serais-je, tout d'un coup, devenu le plus vieux?
--On n'a jamais que l'âge que l'on montre, reprit Lauriane, et il ne
faut que regarder le marquis,..
Elle s'arrêta, n'ayant pas le courage de mentir si résolûment pour le
consoler; mais l'intention suffit, car Bois-Doré se contentait de peu.
Il la remercia d'un regard, son front s'éclaircit; de Beuvre se mit à
rire, d'Alvimar admira la gentillesse de Lauriane, et l'orage fut
détourné.
VIII
On causa sans dépit quelques instants encore.
M. de Beuvre invita d'Alvimar à ne pas s'effaroucher de ses boutades et
à revenir le surlendemain avec Bois-Doré, qui avait coutume de dîner
tous les dimanches à la Motte; puis on vint annoncer que _la carroche_
de M. le marquis était prête. (Chacun sait qu'avant Louis XIV,
lequel, en personne, en ordonna autrement, carrosse était souvent des
deux genres, et le plus souvent féminin, d'après l'italien _carrozza_.)
Or, la carrosse ou carroche de M. de Bois-Doré était un vaste et lourd
berlingot que traînaient courageusement quatre forts et beaux chevaux
percherons, un peu trop gras; car tout était bien nourri, bêtes et gens,
au logis du bon M. Sylvain.
Ce respectable véhicule, destiné à affronter les routes carrossables et
non carrossables, était d'une solidité à toute épreuve, et, si la
souplesse de son allure laissait quelque chose à désirer, on était du
moins assuré de ne s'y pas trop briser les os, même en cas du chute, à
cause de l'énorme rembourrage de l'intérieur.
Il y avait six pouces d'épaisseur de laine et d'étoupe sous la doublure
de damas, en sorte qu'on y avait, sinon toutes ses aises, du moins une
sorte de sécurité.
C'était, du reste, un beau chariot, tout couvert de cuir, garni de clous
dorés qui formaient des bordures d'ornement autour des panneaux. Il y
avait, pour descendre et monter, une petite échelle que l'on retirait et
plaçait dedans quand on était en route.
Aux quatre coins de cette citadelle roulante, on remarquait un arsenal
composé de pistolets et d'épées, sans oublier la poudre et les balles,
si bien qu'au besoin on y pouvait soutenir un siége.
Deux valets à cheval, portant des torches, ouvraient la marche; deux
autres porte-flambeaux marchaient derrière la voiture avec le domestique
de d'Alvimar, tenant son cheval en laisse.
Le jeune page du marquis monta sur la banquette à côté du cocher.
Tout cela passa à grand bruit sous la herse de la Motte-Seuilly, et
le pont-levis, en se relevant derrière la cavalcade, aux joyeux
aboiements des chiens de garde qu'on lâchait dans le préau, compléta un
vacarme qui fut entendu jusqu'au hameau de Champillé, à un bon quart de
lieue de distance.
D'Alvimar crut devoir adresser à Bois-Doré quelques louanges sur son
beau carrosse, objet de luxe et de confort encore peu répandu dans les
campagnes, et qui, dans le pays particulièrement, passait pour une
merveille.
--Je ne m'attendais pas, dit-il, à trouver au fond du Berry les aises
des grandes villes, et je vois, monsieur le marquis, que vous menez ici
la vie d'un homme de qualité.
Rien ne pouvait être plus flatteur pour le marquis que cette dernière
expression. Simple gentilhomme, il n'était pas, il ne pouvait pas être,
malgré son titre, _homme de qualité_.
Son marquisat était une petite ferme du Beauvoisis qu'il ne possédait
même pas.
Dans un jour de fatigue et de danger, Henri IV, arrivant avec lui et une
très-petite escorte dans cette ferme, où le hasard de la guerre de
partisans les avait forcés de faire halte, et qu'ils trouvèrent déserte
et abandonnée, courait grand risque de ne point déjeuner du tout,
lorsque M. Sylvain, qui était l'homme de ressources dans ces sortes
d'aventures, avait découvert, dans un buisson, quelques volailles
oubliées et devenues sauvages. Le Béarnais s'était donné le plaisir de
cette chasse, et Sylvain s'était chargé de faire cuire à point le
gibier.
Ce festin inespéré avait mis le roi de Navarre en belle humeur, et il
avait _donné_ la ferme à son bon compagnon, l'érigeant en marquisat, de
par son bon plaisir, et ce, disait-il, pour avoir empêché un roi d'y
mourir de faim.
La possession s'était bornée à ce séjour de quelques heures sur le petit
fief conquis sans coup férir. Il avait été repris dès le lendemain par
le parti contraire; puis, après la paix, il était retourné en la
possession de ses légitimes propriétaires.
Peu importait à Bois-Doré, qui ne tenait point à cette bicoque, mais
bien à son titre, et à qui le roi de France confirma plus tard, en
riant, la promesse faite par le roi de Navarre. Aucun parchemin ne
conféra cette dignité au gentilhomme berrichon; mais, sous la protection
du monarque devenu tout-puissant, le titre fut souffert, et l'obscur
campagnard accueilli dans l'intimité du roi comme marquis de Bois-Doré.
Comme personne ne réclama, la plaisanterie et la tolérance du roi
firent, sinon droit, du moins précédent, et on eut beau se moquer du
marquisat de M. Sylvain Bouron du Noyer,--car tel était son nom
véritable,--il se tint, en dépit des rieurs, pour homme de qualité.
Après tout, il méritait mieux ce titre et il le portait plus
honorablement que bien d'autres partisans.
D'Alvimar ignorait toutes ces circonstances. Il avait fait peu
d'attention à ce que lui en avait dit rapidement Guillaume d'Ars. Il ne
songeait pas à railler la qualité de son hôte, et notre marquis,
accoutumé à être taquiné sur ce point délicat, lui sut un gré infini de
sa courtoisie.
Pourtant il crut devoir faire le robuste pour effacer la fâcheuse date
du siége de Sancerre.
--J'ai cette carrosse, dit-il, à seules fins de pouvoir l'offrir aux
dames de mon voisinage quand besoin est; car, pour ce qui est de moi, je
préfère le cheval. On va plus vite et on fait moins d'embarras.
--Ainsi, reprit d'Alvimar, vous m'avez traité comme une dame, en faisant
venir cette voiture dans la journée? J'en suis confus, et, si j'avais
pensé que vous ne craigniez point le frais du soir, je vous aurais
supplié de ne rien changer à vos habitudes.
--Moi, j'ai pensé qu'après le voyage que vous venez de faire, vous avez
bien assez chevauché pour aujourd'hui et, quant au froid, à vous dire le
vrai, je suis un assez grand paresseux, et je me donne bien des douceurs
dont ma santé n'a nul besoin.
Bois-Doré voulait concilier la nonchalance des jeunes courtisans avec la
vigueur des jeunes campagnards, et il était quelquefois bien embarrassé
d'arranger tout cela.
En somme, il était encore solide, bon cavalier et bien portant, malgré
quelques douleurs de rhumatismes qu'il n'avoua jamais, et une légère
surdité dont il ne convenait pas, mettant les méprises de son oreille
sur le compte de sa distraction.
--Il faut, ajouta-t-il, que je vous demande excuse pour l'impolitesse de
mon ami de Beuvre. Rien n'est plus déplacé que ces querelles de
religion, lesquelles ne sont plus du tout de mode. Mais vous pardonnerez
à l'entêtement d'un vieillard. Au fond, de Beuvre ne se soucie pas plus
que moi de ces subtilités. C'est l'engouement pour le passé qui lui
donne de temps en temps la maladie de récriminer contre les morts et
d'ennuyer, par là, considérablement les vivants. Je ne vois pas pourquoi
la vieillesse est pédante de ses souvenirs, comme si, à tout âge, on
n'avait point vu assez de choses et assez de gens pour être autant
philosophe que de besoin? Ah! parlez-moi des gens de Paris, mon cher
hôte, pour savoir causer avec délicatesse et modération sur tous objets
de controverse! Parlez-moi de l'hôtel de Rambouillet, par exemple!
Vous n'êtes pas sans avoir fréquenté le _salon bleu d'Arténice_?
D'Alvimar put répondre qu'il était reçu chez la marquise, sans manquer à
la vérité. Son esprit et son savoir lui avaient ouvert les portes du
Parnasse à la mode; mais il n'y avait pas pris pied, son intolérance
s'étant dévoilée trop vite dans ce sanctuaire de l'urbanité française.
D'ailleurs, il avait peu de goût pour la bergerie littéraire. L'ambition
du siècle le rongeait, et la pastorale, qui est un idéal de repos et
d'humble loisir, n'était point du tout son fait. Aussi se sentait-il
pris de fatigue et de sommeil, lorsque Bois-Doré, enchanté d'avoir à qui
parler, se mit à lui réciter des pages entières de l'_Astrée_.
--Quoi de plus beau, s'écriait-il, que cette lettre de la bergère à son
amant:
«Je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gagner et
facile à perdre, et plus aysée à offenser, et très-malaysée à rapaiser.
Il faut que mes volontés soient des destinées, mes opinions des raisons
et mes commandements des lois inviolables.»
Voilà du style! et quelle belle peinture d'un caractère!... Et la suite,
monsieur, n'est-ce point toute la sagesse, toute la philosophie et la
moralité dont un homme ait besoin? Écoutez ceci, que répond Sylvie à
Galatée:
«Il ne faut point douter que ce berger ne soit amoureux, étant si
honnête homme!»
Comprenez-vous bien, monsieur, la profondeur de cette devise? Au reste,
Sylvie l'explique elle-même: