Telle fut l'impression du cavalier que le hasard venait de placer auprès
de Mario.
Ce cavalier avait une quarantaine d'années; il était maigre et blême
avec des traits assez réguliers, des lèvres fort mobiles, un oeil perçant
et, au total, une expression de ruse tempérée par un penchant sérieux à
la réflexion. Il était costumé d'une façon assez problématique, tout en
noir et en courte soutanelle, comme un prêtre en voyage, mais armé et
botté en militaire.
Son cheval sec et agile allongeait le pas tout autant que l'ardente et
généreuse monture de son compagnon.
Les deux cavaliers s'étaient salués en silence, et Mario avait ralenti
son cheval pour laisser le pas au voyageur, plus âgé que lui.
Le voyageur parut sensible à une si scrupuleuse courtoisie, et refusa de
dépasser le jeune homme.
--Au fait, monsieur, dit Mario, je crois que nos chevaux vont de même,
ce qui prouve la bonté de l'un et de l'autre, car j'ai de la peine à
soumettre le mien à une allure qui ne laisse pas tous les autres en
arrière, et j'ai dû donner de l'avance à mes compagnons de route pour ne
point arriver avant eux au sommet du passage.
--Ce qui est défaut chez votre magnifique bête est qualité chez la
mienne, répondit l'inconnu. Comme je voyage presque toujours seul,
j'avance sans que personne ait à me reprocher d'épuiser ma monture. Mais
puis-je vous demander, monsieur, où j'ai eu l'honneur de vous voir?
Votre agréable figure ne m'est point tout à fait nouvelle.
Mario regarda attentivement le cavalier et lui dit:
--La dernière fois que j'eus l'honneur de vous voir, c'était à Bourges,
il y a quatre ans, au baptême de monseigneur le duc d'Enghien.
--Alors vous êtes, en effet, le jeune comte de Bois-Doré?
--Oui, monsieur l'abbé Poulain, répondit Mario en portant encore une
fois la main à son feutre empanaché.
--Je suis heureux de vous retrouver tel que vous êtes, monsieur le
comte, reprit le recteur de Briantes; vous avez grandi en taille, en
bonne mine et aussi en mérite, je le vois à vos manières. Mais ne
m'appelez point abbé; car, hélas! je ne le suis point encore, et il est
possible que je ne le sois jamais.
--Je le sais que M. le Prince n'a jamais voulu entendre à votre
nomination; mais je pensais...
--Que j'avais trouvé mieux que l'abbaye de Varennes? Oui et non! En
attendant un titre quelconque, j'ai réussi à quitter le Berri, et le
hasard m'a attaché à la fortune du cardinal par le service du père
Joseph, auquel je me suis dévoué corps et âme. Je puis vous dire, entre
nous, que je suis un de ses messagers; et voilà pourquoi j'ai un bon
cheval.
--Je vous en fais mon compliment, monsieur. Le service du père Joseph ne
peut être qu'un travail de bon Français, et la fortune du cardinal est
le destin de la France.
--Dites-vous bien ce que vous pensez, monsieur Mario? dit
l'ecclésiastique avec un sourire de doute.
--Oui, monsieur, sur mon honneur! répondit le jeune homme avec une
franchise qui triompha des soupçons de l'agent diplomatique. Je ne
souhaite point que M. le cardinal sache qu'il a, en mon père et en moi,
deux admirateurs de plus; mais faites-nous la grâce de nous croire assez
bons Français pour vouloir servir de nos corps et de nos âmes, aussi
bien que vous, si nous pouvons, la cause du grand ministre et du beau
royaume de France.
--Je crois en vous très-fermement, reprit M. Poulain, mais moins en
monsieur votre père! Par exemple, il ne vous envoya point, l'an passé,
au siège de la Rochelle! Vous étiez encore bien jeune, je le sais; mais
de plus jeunes que vous y étaient, et vous dûtes ronger votre frein en
manquant au glorieux rendez-vous de toute la jeune noblesse de France.
--Monsieur Poulain, répondit Mario avec quelque sévérité, je vous
croyais lié à mon père par la reconnaissance. Tout ce qu'il a pu faire
pour vous, il l'a fait, et, si l'abbaye de Varennes a été sécularisée au
profit de M. le Prince, vous ne pouvez en accuser mon père, lequel a été
largement frustré dans cette affaire.
--Oh! je n'en doute point! s'écria M. Poulain; je m'en rapporte au
prince de Condé pour savoir embrouiller les comptes! aussi je ne m'en
prends qu'à lui. Quant à votre père, sachez, monsieur le comte, que je
l'aime et l'estime toujours infiniment. Loin d'avoir la pensée de lui
nuire, je donnerais ma vie pour le savoir rattaché, sans arrière-pensée,
à la cause catholique.
--Mon père n'a pas eu besoin de se rattacher à la cause de son pays,
monsieur! C'est vous dire qu'il embrasse chaudement celle du cardinal
contre tous les ennemis de la France.
--Voire contre les huguenots?
--Les huguenots ne sont plus, monsieur! Laissons en paix les morts!
M. Poulain fut encore frappé de la dignité d'expression de ce visage si
doux. Il sentit qu'il n'avait pas affaire à un jeune homme ambitieux et
frivole comme les autres.
--Vous avez raison, monsieur, dit-il. Paix à la cendre des Rochelois, et
que Dieu vous entende, afin qu'ils ne revivent point à Montauban et
ailleurs. Puisque votre père est si bien revenu de son indifférence
religieuse, espérons qu'il vous permettra, au besoin, de marcher contre
les rebelles du Midi.
--Mon père m'a toujours permis et me permettra toujours de suivre mon
inclination; mais sachez, monsieur, qu'elle ne sera jamais de marcher
contre les protestants, à moins que je ne voie la monarchie en grand
péril. Jamais, par ambition ou par gloriole, je ne tirerai l'épée contre
des Français; jamais je n'oublierai que cette cause, jadis glorieuse,
aujourd'hui infortunée, a mis Henri IV sur le trône. Vous avez été
nourri dans l'esprit de la Ligue, M. Poulain, et aujourd'hui vous le
combattez de toutes vos forces. Vous avez été du mal au bien, du faux au
vrai; moi, j'ai vécu et je mourrai dans le chemin où l'on m'a mis:
fidélité à mon pays, horreur des intrigues avec l'étranger. J'ai moins
de mérite que vous, n'ayant point eu lieu de me convertir; mais je vous
jure que je ferai de mon mieux, et que, tout en respectant la liberté de
conscience chez les autres, je tomberai de toute ma force sur les
alliés de M. de Savoie....
--Vous oubliez que ce sont aujourd'hui les alliés de la Réforme.
--Dites de M. de Rohan! M. de Rohan achève par là de tuer son parti,
voilà pourquoi je vous ai dit: Paix aux morts!
--Allons, dit l'affidé du père Joseph, je vois que, comme le bon
marquis, vous êtes un esprit romanesque, et que vous vous guiderez, à
son exemple, par le sentiment. Puis-je, sans indiscrétion, vous demander
des nouvelles de monsieur votre père?
--Vous allez le voir en personne, monsieur. Il sera content de vous
saluer. Il marche en avant, et, dans un quart d'heure, nous serons près
de lui.
--Que me dites-vous? M. de Bois-Doré, à soixante-quinze ou quatre-vingts
ans....
--Marche encore contre les ennemis et les assassins de Henri IV. Cela
vous étonne, monsieur Poulain?
--Non, mon enfant, répondit l'ex-ligueur devenu, par la force des
choses, continuateur et admirateur politique du Béarnais; mais je trouve
qu'il s'y prend tard!
--Que voulez-vous, monsieur! Il ne voulait pas marcher tout seul: il
attendait l'exemple du roi de France.
--Allons, s'écria M. Poulain en souriant, vous avez réponse à tout! Il
me tarde de saluer la belle vieillesse du marquis! Mais il est
impossible de trotter ici. Veuillez encore me donner des nouvelles d'un
homme à qui je dois la vie: maître Lucilio Giovellino, autrement dit
Jovelin, le grand sourdelinier.
--Il est heureux, grâce au ciel! Il a épousé sa meilleure amie, et, à
eux deux, ils nous rendent le service de gouverner notre maison et nos
biens en notre absence.
--Votre meilleure amie... Parlez-vous de Mercédès, la belle Morisque?
J'aurais cru que vous lui préfériez, avec d'autres sentiments, il est
vrai, une amie plus jeune et plus belle encore.
--Parlez-vous de madame de Beuvre? reprit Mario avec une franchise qui
faisait ressortir la curiosité insinuante de M. Poulain; il m'est facile
de vous répondre comme je répondrais à toute la terre. C'est là, en
effet, une personne que j'ai aimée avec ardeur dans mon enfance et que
je respecterai toute ma vie; mais son amitié pour moi est fort
tranquille, et vous pouvez m'interroger sur son compte sans aucun
détour.
--N'est-elle point mariée encore?
--Je n'en sais rien, monsieur. En voyage depuis quelques mois, nous
n'avons guère de nouvelles de nos amis éloignés.
M. Poulain examina Mario à la dérobée. Il avait le calme d'un coeur
brisé, mais non l'affaissement d'une âme épuisée.
--Ignorez-vous, dit le recteur, que M. de Beuvre était sur la flotte
anglaise devant La Rochelle?
--Je sais qu'il y fut tué, et que Lauriane ne dépend plus que
d'elle-même.
--Elle était en Poitou lorsque le duc de la Trémouille, après l'abandon
des Anglais, alla abjurer l'hérésie au camp du roi.
--Elle ne l'y suivit pas, monsieur! dit vivement Mario. Elle demanda à
partager la captivité de l'héroïque duchesse de Rohan, qui refusait de
se soumettre, et, n'ayant pu obtenir cette grâce, elle s'apprêtait à
revenir en Berri quand nous avons quitté notre province.
--Je savais tout cela, dit M. Poulain, qui paraissait être, en effet, au
courant de toutes choses.
--Si vous ne le saviez pas, reprit Mario, je ne regrette pas de vous
l'avoir dit. Vous ne voudriez pas donner au prince de Condé un nouveau
prétexte pour confisquer les biens de madame de Beuvre?
--Non, certes! dit l'ex-recteur en riant tout à fait et même avec une
sorte de bonhomie. Vous raisonnez bien, et l'on peut, sans trop de
danger, être aussi sincère que vous l'êtes, quand on connaît son monde.
Mais ayez toute confiance en moi, qui ai ouvertement rompu avec les
jésuites, à mes risques et périls!
M. Poulain disait vrai.
Il était, quelques moments après, en présence du marquis de Bois-Doré,
et l'entrevue fut, de part et d'autre, fort civile, presque amicale.
LXX
Le marquis n'avait point besoin du ban et de l'arrière-ban pour lever
une petite troupe de volontaires. Ses meilleurs hommes, certains
d'ailleurs d'être bien récompensés, l'avaient suivi avec enthousiasme.
L'intrépide Aristandre se faisait une joie personnelle de rosser MM. les
Espagnols, qu'il haïssait par le souvenir de Sanche; le fidèle Adamas
montait, à l'arrière-garde, une douce haquenée, et portait en croupe
les parfums et les fers à papillotes de son maître, pas davantage!
Sauf un peu de frisure à ce qui lui restait de cheveux sur la nuque, et
quelques eaux de senteur pour son agrément particulier, le marquis était
désormais aussi simple qu'on l'avait vu naguère éblouissant. Plus de
perruque, plus de fard, presque plus de dentelles, de cannetilles,
broderies et larges galons; un grand pourpoint de drap carmélite à
manches ouvertes, le haut-de-chausses pareil, tombant au-dessous du
genou, des bottes serrées autour de la jambe avec la manchette de linge
uni retombant sur le retroussis, un large rabat sans broderie, et sur le
tout une vaste et solide cape fourrée, tel était le costume du _beau
monsieur_ de Bois-Doré.
Cette métamorphose s'expliquera ici en peu de mots.
Mario avait eu un duel pour corriger un impertinent qui s'était moqué,
en sa présence, du masque de plâtre, des cheveux noirs et des mille
rosettes du marquis. Mario avait fort maltraité cet homme; ce fut sa
première affaire! mais Bois-Doré, informé après coup de l'aventure, ne
voulut pas exposer son fils à recommencer. Il supprima un jour, tout à
coup et sans avertir personne, son teint et sa perruque, sous prétexte
que M. de Richelieu avait raison de proscrire le luxe, et qu'il fallait
donner le bon exemple. Ainsi résigné à paraître vieux et laid, il se
présenta héroïquement à sa famille. Mais, à sa grande surprise, tout le
monde poussa une exclamation de plaisir, et la Morisque lui dit
naïvement:
--Ah! que vous êtes bien, mon maître! je vous croyais beaucoup plus
vieux que vous ne l'êtes!
La vérité est que, sous son masque, le marquis s'était fort bien
conservé, et qu'il était extraordinairement beau pour son grand âge. Il
ne connaissait pas, il ne devait jamais connaître les infirmités. Il
avait encore ses dents; son grand front chauve était sillonné de belles
rides bien tracées, aucun pli de malice ni de haine; sa moustache et sa
royale, blanches comme neige, se dessinaient sur son teint jaune-brun,
et son grand oeil vif et riant envoyait encore de doux éclairs à travers
le buisson de ses longs sourcils effarouchés.
Il se tenait toujours droit comme un peuplier, et roide à l'avenant;
mais il ne se cachait plus d'enfoncer son maigre genou dans la puissante
main d'Aristandre, pour enfourcher son cheval. Une fois en selle, il
était ferme comme un roc.
Il reçut dès lors tant de compliments non équivoques sur sa belle
vieillesse, qu'il changea tout son système de coquetterie: au lieu de
cacher son âge, il l'augmenta, se donnant quatre-vingts ans, quoiqu'il
n'en eût que soixante-seize, et se plaisant à émerveiller ses jeunes
compagnons d'armes par le récit des vieilles guerres, longtemps
ensevelies dans les archives de sa mémoire.
Le 3 mars, c'est-à-dire le surlendemain de la rencontre des beaux
messieurs de Bois-Doré avec M. Poulain, l'avant-garde royale, forte de
dix ou douze mille hommes d'élite, campait à Chaumont, dernier village
de la frontière. Les volontaires, n'ayant guère de matériel de
campement, passèrent la nuit comme ils purent dans le village.
Le marquis se mit tranquillement dans le premier lit venu, et s'endormit
en homme rompu au métier de la guerre, sachant mettre à profit les
heures de repos, dormir une heure quand il n'avait qu'une heure, et
douze, par provision, quand il n'avait rien de mieux à faire.
Mario, vivement excité par l'impatience de se battre, fit la veillée
avec plusieurs jeunes gens, volontaires comme lui, avec lesquels il
avait fait connaissance en route.
C'était dans une assez misérable auberge, dont la salle basse était
encombrée à ne s'y pouvoir retourner, et remplie de la fumée du tabac à
ne s'y pas reconnaître.
Tandis que l'armée régulière était muette et sobre comme une communauté
de moines austères, les corps de volontaires étaient joyeux et bruyants.
On buvait, on riait, on chantait des couplets libres, on disait des vers
érotiques ou burlesques; on parlait politique et galanterie; on se
disputait et on s'embrassait.
Mario, assis sous le manteau de la cheminée, rêvait au milieu du
vacarme.
Près de lui se tenait Clindor, devenu assez résolu, mais intimidé de se
trouver ainsi en pleine noblesse. Il ne se mêlait point aux bruyantes
conversations; mais il grillait d'en avoir le courage, tandis que Mario
se laissait bercer dans ses rêveries par ce tumulte, qui ne le tentait
pas et qui ne le gênait pas non plus.
Tout à coup Mario vit entrer une créature fort bizarre.
C'était une petite fillette maigre et noire, parée d'un costume
incompréhensible: cinq ou six jupes de couleurs voyantes, étagées les
unes sur les autres; un corps tout brillant de galons et de paillettes,
une quantité de plumes bariolées dans ses cheveux crépus et frisottés,
une masse de rangs de colliers et de chaînes d'or et d'argent; des
bracelets, des bagues, des verroteries jusque sur ses souliers.
Cette étrange figure n'avait pas d'âge. C'était un enfant précoce, ou
une jeune fille fatiguée. Elle était fort petite, laide quand elle
voulait sourire et parler comme tout le monde, belle quand elle se
mettait en colère; ce qui, du reste, paraissait chez elle un besoin
continu ou un état normal. Elle insultait les gens de la maison qui ne
la servaient pas assez vite, invectivait les cavaliers qui ne lui
faisaient pas de place, donnait des coups de griffe à ceux qui voulaient
s'émanciper avec elle, et répondait par des imprécations inouïes à ceux
qui se moquaient de sa folle parure et de sa méchante humeur.
Mario se demandait à quelle intention une créature si revêche venait se
jeter en pareille compagnie, lorsqu'une grosse femme couperosée et
ridiculement affublée d'oripeaux misérables, entra aussi, chargée de
caisses comme un mulet, et réclama le silence. Elle l'obtint
difficilement, et, enfin, fit en français une sorte d'annonce pleine de
pataquès en l'honneur de l'incomparable Pilar, sa compagne, danseuse
morisque et devineresse infaillible, de par la science des Arabes.
Ce nom de Pilar réveilla Mario de sa léthargie. Il examina les deux
bohémiennes, et, malgré le changement qui s'était fait en elles, il
reconnut dans l'une l'élève victime et bourreau du misérable La Flèche;
dans l'autre, l'ex-Bellinde de Briantes, l'ex-Proserpine du capitaine
Macabre, s'annonçant désormais sous les noms et titres de Narcissa
Bobolina, joueuse de luth, marchande de dentelles, au besoin
raccommodeuse et _godronneuse_ de rabats.
L'assistance accepta l'exhibition des talents annoncés. La Bellinde joua
du luth avec plus de nerf que de correction, et la danseuse, à qui l'on
fit place en s'entassant sur les tables, se livra à une télégraphie
épileptique dont la souplesse fabuleuse et la grâce violente excitèrent
les transports d'une assemblée très-excitée déjà par le vin, le
bavardage et la pipe.
Le succès de Pilaf sur ces esprits troublés ne causa à Mario qu'une plus
vive répulsion, et il allait se retirer, lorsque la curiosité lui vint
d'écouter les prédictions qu'elle commençait à débiter en thèse
générale, en attendant que quelqu'un lui demandât le secret de son
avenir.
--Parle, parle, jeune sibylle! lui criait-on de toutes parts.
Serons-nous heureux à la guerre? Forcerons-nous demain le pas de Suse?
--Oui, si vous étiez tous en état de grâce, répondait-elle avec dédain;
mais comme il n'en est point un seul ici qui ne soit couvert d'une lèpre
de péchés mortels, j'ai grand'peur pour vos belles peaux blanches!
--Attendez, dit quelqu'un, nous avons ici un jouvencel doux et chaste,
un ange du ciel, Mario de Bois-Doré! Qu'il commence l'épreuve et
interroge la devineresse.
--Mario de Bois-Doré? s'écria Pilar, dont les yeux étincelants devinrent
livides et ternes. Il est ici? où donc? où donc? Montrez-le-moi!
--Allons, Bois-Doré, s'écria-t-on de tous côtés, ne cachez pas votre
figure, et montrez vos deux mains.
Mario sortit de son coin et se montra aux deux bohémiennes, dont l'une
s'élança pour saisir sa main, et l'autre baissa le nez comme pour ne pas
être reconnue.
--Je vous ai vue, Bellinde, dit Mario à celle-ci; et, quant à toi,
Pilar, ajouta-t-il en retirant sa main, qu'elle semblait vouloir porter
à ses lèvres, regarde _mes lignes_, cela suffit.
--Mario de Bois-Doré! s'écria Pilar subitement irritée, je les connais
de reste, les lignes de ta main fatale! Je les ai assez étudiées
autrefois. Je n'ai jamais dit ton sort; il est trop méchant et trop
malheureux.
--Et moi, je connais ta science, répondit Mario en levant les épaules.
Elle dépend de ton caprice, de ta haine ou de ta folie.
--Eh bien, fais-en l'épreuve! reprit Pilar de plus en plus outrée, et,
si tu ne crois pas à ma science, ne crains pas d'entendre ton arrêt.
Demain, mon beau Mario, tu dormiras, couché sur le dos, au revers d'un
fossé; mais tu auras beau avoir les yeux tout béants, tu ne verras plus
la lumière des étoiles.
--C'est qu'il y aura des nuages au ciel, répondit Mario sans se
troubler.
--Non, le temps sera clair; mais tu seras mort! dit la sibylle en
essuyant de ses cheveux son front baigné de sueur froide. Assez! que
l'on ne m'interroge plus! je dirais des choses trop dures à tous ceux
qui sont ici!
--Tu révoqueras tes paroles, méchante diablesse! s'écria le jeune homme
qui avait procuré à Mario cette agréable prédiction. Mes amis, ne la
laissez pas sortir! Ces détestables sorcières nous mènent à la mort par
le trouble qu'elles mettent dans nos esprits. Elles sont cause que nous
perdons, dans le danger, la confiance qui sauve. Forçons-la de ravaler
ses paroles et d'avouer qu'elle les a dites par méchanceté.
Pilar, souple comme une vipère, s'était déjà glissée dehors à travers
les tables. Quelques-uns coururent après elle. La Bellinde s'enfuyait
par une autre porte.
--Laissez-les, dit Mario. Ce sont deux mauvaises bêtes dont je vous
raconterai l'histoire dans un autre moment. Je n'ai aucun souci de la
prédiction; je suis payé pour savoir ce que vaut cette belle science!
On pressa Mario de questions.
--Demain, répondit-il, après la bataille, après ma prétendue mort! En ce
moment permettez-moi d'aller voir si mon père est bien gardé de ses
gens; car je sais l'une de ces femmes, toutes les deux peut-être, fort
capables de lui vouloir du mal.
--Et nous, lui répondirent ses jeunes amis, nous ferons une ronde pour
nous assurer qu'il n'y a point autour de ce village quelque bande de
bohémiens pillards et assassins dans les embuscades.
On fit cette ronde avec soin. Elle semblait fort inutile, le camp
régulier ayant des sentinelles et des estradiots vigilants qui battaient
et gardaient tous les alentours jusqu'à une grande distance. On sut des
gens du village que les deux bohémiennes étaient arrivées seules dès la
veille et qu'elles logeaient dans une maison qu'on leur montra. On
s'assura qu'elles y étaient, et Mario ne jugea pas nécessaire de les y
faire surveiller. Il lui suffisait de bien garder celle où reposait son
père.
La nuit se passa fort tranquillement; trop tranquillement au gré de
l'impatiente jeunesse, qui espérait être éveillée par le signal du
combat. Il n'en fut rien. Le prince de Piémont, beau-frère de Louis
XIII, était venu négocier avec Richelieu de la part du duc de Savoie, et
les pourparlers suspendaient les hostilités, au grand mécontentement de
l'armée française.
La journée du lendemain se passa donc dans une fiévreuse attente, et la
prédiction de la bohémienne, ainsi avortée, ne préoccupa plus les amis
de Mario.
Les deux vagabondes avaient plié bagage et traversé les avant-gardes
pour s'en aller en France exercer leur industrie nomade. Il n'y avait
pas à craindre qu'on les laissât revenir sur leurs pas. Le cardinal
maintenait les ordres les plus sévères à l'effet d'expulser de la suite
des armées les femmes, les enfants et surtout les filles de mauvaise
vie. Contre celles-ci, bohémiennes, danseuses ou magiciennes, il y avait
peine de mort.
À la veillée du 4 mars, Mario fut donc sommé de raconter les aventures
de la grosse Bellinde et de la petite Pilar. Il le fit avec une clarté
et une simplicité qui attirèrent sur lui l'attention de tous ceux qui se
trouvaient là. Sa modestie l'avait empêché jusqu'alors de se faire
remarquer: son intéressante histoire et la manière à la fois touchante,
naturelle et enjouée dont il la résuma, firent oublier à ses compagnons
charmés le jeu et l'heure avancée.
Il pouvait, certes, raconter toute sa vie; mais un indéfinissable
sentiment de réserve craintive lui fit taire jusqu'au nom de Lauriane.
LXXI
Il était plus de minuit quand on se sépara. Chaque groupe regagna le
gîte plus ou moins détestable dont il s'était assuré, et Mario, suivi de
Clindor, se trouvait seul à la porte du sien, lorsqu'une ombre indécise,
pelotonnée sur le seuil, se leva et vint à lui.
C'était Pilar.
--Mario, lui dit-elle, n'aie pas peur de moi. Je ne t'ai jamais fait de
mal, et je n'ai pas de raisons d'en vouloir à ton vieux père. Je
n'épouse pas la haine de la Bellinde contre vous.
--Bellinde hait donc toujours mon père? dit Mario. Elle a donc oublié
qu'il l'a empêchée d'être pendue comme le capitaine Macabre?
--Oui, Bellinde avait oublié cela, ou peut-être ne l'a-t-elle pas su;
mais il n'est plus temps de le lui apprendre, et à présent elle ne hait
plus personne.
--Que veux-tu dire?
--Que j'ai fait d'elle ce qu'elle voulait faire de vous.
--Quoi donc? Parle!
--Non, c'est inutile, Mario, tu ne m'en aimerais pas davantage; car tu
me hais, je le sais.
--Je ne hais personne, répondit Mario; je hais le mal, et les méchants
instincts me font horreur. Tu as conservé les tiens, malheureuse fille!
Je l'ai bien vu hier, lorsque tu te faisais une joie folle de me
troubler l'âme. Tu n'y réussiras jamais, sache-le, et laisse-moi
tranquille; le mieux pour toi est que je t'oublie.
--Écoute, Mario, s'écria Pilar parlant à demi-haut, d'une voix
étranglée. Ce n'est pas ainsi qu'il me faut traiter! Vrai, il ne le faut
pas, si tu aimes quelqu'un sur la terre! car, moi, je t'aime et je t'ai
toujours aimé. Oui, dès le temps où nous étions aussi pauvres l'un que
l'autre, dormant sur les mêmes bruyères et mendiant sur le même pavé,
j'étais amoureuse de toi. Je suis née ainsi, je ne me souviens pas d'un
jour de ma vie où la passion de l'amour ou de la haine ne m'ait pas
dévorée. Je n'ai pas eu d'enfance, moi! Je suis née de la flamme, et j'y
mourrai, une vraie flammèche de bûcher! Qu'importe? Je vaux mieux ainsi
pour toi que ta Lauriane, qui t'a toujours méprisé et qui n'aime jamais
que ses vieux parpaillots... heureusement pour elle! Oui, heureusement,
je te dis! car je sais votre vie à tous deux. Je suis retournée deux
fois dans votre pays, et, un jour, j'ai passé tout près de toi sans que
tu m'aies reconnue. Tu m'as jeté une petite pièce d'argent. Tiens, la
voici à mon cou, cachée sous mes colliers comme ce que j'ai de plus
précieux au monde; je l'ai percée et j'y ai écrit ton nom avec une
pointe. C'est mon talisman. Quand je ne l'aurai plus, je mourrai!
--Allons, allons, dit Mario, assez de folies! Que veux-tu maintenant?
Pourquoi es-tu revenue ici au péril de ta vie, et pourquoi
m'attendais-tu à cette porte? Rends-moi cette pièce de monnaie, et
prends, pour les dépenser, ces pièces d'or dont tu peux avoir besoin.
--Garde ton or, Mario: je n'en ai pas besoin, moi; je veux garder et je
garderai ton gage, bien que tu rougisses de savoir ton nom écrit sur ma
poitrine. Je suis venue ici pour te raconter mon histoire, il faut que
tu l'entendes.
--Dis-la donc vite: la nuit est très-froide et j'ai sommeil.
--Je ne veux la dire qu'à toi, et ton page nous écoute. Viens avec moi
hors des murailles.
--Non; mon page dort contre la porte. Parle ici et hâte-toi, ou je te
quitte.
--Écoute-moi donc, j'aurai vite tout dit. Tu sais que mon père a été
pendu et ma mère brûlée!
--Oui, je me souviens que tu me le disais souvent. Après?
--Après? La Flèche m'a élevée pour me faire souffrir. C'est lui qui me
rompait les os pour me rendre plus souple, et qui me portait dans une
cage pour me rendre malade et furieuse. Il me montrait comme une bête
désespérée qui mord tout le monde.
--Mais tu t'es affreusement vengée de lui?
--Oui, je l'ai étouffé avec du sable, des cailloux et de la terre, comme
il criait:--«Au secours! j'ai soif! j'ai soif! Il avait un bras qui
remuait encore et dont il voulait m'étouffer aussi. Mais, au péril de ma
vie, je lui ai fait rentrer dans la gorge ce qu'il gardait de la sienne.
Ne lui devais-je pas cela? N'était-ce pas mon droit? Vous l'eussiez
peut-être sauvé, vous autres, et il vous eût payés comme Bellinde, qui,
sans moi, eût réussi hier à vous empoisonner tous, toi, ton père et tes
valets, afin, disait-elle, de justifier la prédiction que je t'avais
faite devant témoins, et de garder ma renommée de devineresse.
--Et alors, toi, tu l'as donc?...
--Je lui devais cela aussi, à elle! Écoute, écoute mon histoire! Après
m'être vengée de La Flèche, je m'étais cachée dans le pavillon du
jardin. Je t'avais vu en colère contre moi, et j'attendais que cela fût
passé. Je croyais que tu me chercherais, que tu t'inquiéterais de moi et
que tu me garderais dans ton château pour m'aimer. Mais, vers le soir,
tu es venu là avec la Lauriane, et tu lui as dit que tu voulais être son
mari. Elle s'est raillée de toi; elle te trouvait trop jeune; à présent,
c'est elle qui est trop vieille, Dieu merci! Et puis tu lui as dit que
tu me haïssais, et j'ai bien entendu tout! Alors j'ai fait tomber une
pierre sur elle pour la tuer, et je me suis bien cachée. Mais vous avez
cru que la pierre était tombée toute seule, et vous m'avez laissée là.
»J'y ai passé la nuit, mourant de faim et de froid. J'étais furieuse;
cela me soutenait. Je vous maudissais tous les deux, je me maudissais
moi-même pour t'avoir déplu. Je voulais me laisser mourir; mais je n'en
ai pas eu le courage, et, ne voulant plus rien de toi que je croyais
haïr, j'ai été à Brilbault chercher l'argent de Sanche, que La Flèche
m'avait fait voler, deux ou trois mois auparavant, dans la maison de la
Caille-Bottée.
»Dans ce temps-là je ne savais pas le prix de l'argent, et, par haine de
La Flèche, j'avais tout rendu à Sanche, qui l'avait si bien caché qu'il
pouvait gouverner les bohémiens avec des promesses et quelques écus de
temps en temps. Mais, moi, je savais où il l'avait enfoui, son trésor,
et il en restait beaucoup; du moins, beaucoup pour moi qui avais besoin
de si peu. J'en fis plusieurs parts et je les cachai en divers endroits.
»Je m'étais mis dans la tête que je pouvais vivre seule, sans dépendre
de personne, et aller libre par toute la terre, enfant que j'étais! Mais
je m'ennuyai bientôt, et, rencontrant la Bellinde, qui se sauvait du
pays, toute rasée et dans un état misérable, je lui contai que j'avais
de petits trésors cachés, tout en me gardant de lui dire jamais où ils
étaient! Oh! pour le savoir, elle m'a flattée, tourmentée, grisée et
questionnée jusque dans mon sommeil. Elle espérait toujours m'arracher
mon secret; c'est pourquoi elle s'est faite ma mère et ma servante, me
caressant toujours et me trahissant...
»Oh! oui! elle m'a odieusement trahie! Elle m'a vendue, elle m'a livrée,
lorsque j'étais encore une enfant; et quand, plus tard, j'ai compris et
senti ma honte, j'ai juré que je me vengerais quand je n'aurais plus
besoin d'elle.
»À cette heure, les corbeaux se repaissent de sa chair! et c'est bien
fait, mon Dieu!
--Tu es une malheureuse et horrible fille! dit Mario. Et, à présent,
as-tu fini?
--À présent, je veux que tu m'aimes, Mario, ou je me vengerai de la
Lauriane, que tu aimes toujours, je le sais! puisque tout à l'heure,
dans l'auberge, tu n'as pas voulu parler d'elle aux messieurs qui
étaient là. Oh! j'y étais aussi, moi, cachée dans le grenier, d'où
j'entendais tout le mal que tu as dit de moi.
--Puisque tu as tout entendu, comment es-tu assez folle pour ma demander
de t'aimer?
--Je ne suis pas folle! On passe de la haine à l'amour, je le sais par
moi-même. On déteste et on adore en même temps. D'ailleurs, tu as avoué
que j'avais maintenant de beaux yeux, des bras fins et une sorte de
beauté diabolique. C'est comme cela que tu disais dans l'auberge tout à
l'heure. Et beaucoup de ces gentilshommes m'avaient offert, la veille,
de quoi avoir d'autres jupes de taffetas et d'autres pendants
d'oreilles, parce que, laide ou belle, je leur avais tourné la tête.
Mais, moi, je ne veux rien d'eux, et rien de toi. J'ai encore de
l'argent caché en Berry, et j'irai quand je voudrai. Prends-y garde,
Mario! ta Lauriane me répond de toi. Prends-moi avec toi, ou renonce à
elle.
--Puisque tu te confesses si bien de tes mauvais desseins, dit Mario, je
t'arrête...
Il allait saisir la bohémienne, décidé à la livrer à la justice du camp;
mais il ne retint d'elle que son écharpe: plus diaphane et plus rapide
que les nuées chassées par le vent, elle s'était échappée.
Il la poursuivit, et il l'eût atteinte, car lui aussi savait courir;
mais il avait à peine tourné l'angle de la rue, que le son éclatant des
trompettes lui annonça le boute-selle; c'était le signal du départ pour
la bataille.
Mario oublia les folles menaces qui l'avaient ému, et courut rejoindre
son père, qui se levait à la hâte.
À la pointe de jour, tout le monde était en marche.
«Le pas de Suse est un défilé qui, sur un quart de lieue de long, n'a
pas toujours vingt pas de large et qu'obstruent, çà et là, des roches
éboulées. Les tergiversations du prince du Piémont n'avaient eu d'autres
fins que de retarder pendant quelques jours la marche de notre armée.
L'ennemi avait mis le temps à profit pour se fortifier.
»Le défilé était coupé de trois fortes barricades couvertes par des
boulevards et des fossés. Les rochers qui le commandent des deux côtés
étaient couronnés de soldats et protégés par de petites redoutes.
Enfin, le canon du fort Tallasse, bâti sur une montagne voisine,
balayait l'espace découvert entre Chaumont et l'entrée de la gorge.
C'était une de ces positions dans lesquelles une poignée d'hommes paraît
capable d'arrêter une armée entière.
«Rien n'arrêta cependant la _furie française_[26].»
Tant d'excellents historiens nous ont transmis le récit de cette belle
action, que nous ne ferions qu'un peu moins bien après eux: notre rôle
n'est pas d'écrire l'histoire dans ses faits officiels, mais de la
chercher dans ses épisodes oubliés. C'est pourquoi nous suivrons les
beaux messieurs de Bois-Doré à travers le carnage, sans nous laisser
éblouir par l'ensemble majestueux du tableau. D'autant plus le
ferons-nous, qu'ils n'eurent pas le loisir de la contempler longtemps
eux-mêmes.
La scène était magnifique: un combat de héros dans un site sublime!
Mario eut, au premier coup de canon, des échos d'ivresse dans de coeur.
Comment il franchit la première barricade, si ce fut sur un cheval ailé
ou «sur le propre souffle embrasé du dieu Mars;» comment il oublia le
serment fait à son père de ne pas s'éloigner de lui, il ne l'a jamais
su. Toute la passion de son âme, toute la fièvre de son sang, contenues
à l'habitude par la modestie et l'amour filial, firent en lui comme une
éruption volcanique.
Il oublia même un instant que son père le suivait au plus fort du
danger, et, pour ne pas le perdre de vue, s'exposait autant que lui.
Aristandre était là, il est vrai, se plaçant comme une muraille mobile
autour de son maître; mais Mario, au plus chaud de l'assaut, se retourna
plus d'une fois pour voir le panache gris du vieillard qui dépassait
tous les autres, et, chaque fois qu'il le vit flotter, il remercia Dieu
et se fia à son étoile.
L'affaire fut si impétueusement menée, qu'elle ne coûta pas cinquante
hommes à la France. Ce fut une de ces miraculeuses journées où la foi
est dans tous, et où rien ne se trouve impossible.
La position emportée, Mario s'était lancé sur la route de Suse, à la
poursuite des fuyards, parmi lesquels était le duc de Savoie en
personne, lorsqu'il vit venir sur sa droite un cavalier masqué, courant
ventre à terre.
--Arrêtez, arrêtez-vous? lui cria cet homme; le service du roi avant
tout! Portez mes dépêches. Je vous connais; je me fie à vous!
Et, en disant ces mots, le cavalier se laissa glisser à terre, évanoui,
pendant que son cheval, épuisé, tombait sur ses deux genoux.
Mario fut le seul de ses jeunes compagnons qui eut le courage de
renoncer à une dernière prouesse; il sauta à terre, et ramassa le paquet
cacheté que le courier venait de laisser échapper.
Mais, comme il allait tourner bride vers le camp du roi, un groupe
d'hommes armés qui ne paraissaient pas avoir pris part à l'action et
qui, évidemment, poursuivaient le messager sans savoir où ils se
jetaient, débusqua par la droite et s'élança vers Mario en lui criant en
italien qu'il aurait la vie sauve s'il rendait le paquet sans donner
l'alarme.
Mario se hâta d'appeler au secours de toutes ses forces. Personne ne
l'entendit. Son père était encore loin en arrière, ses compagnons déjà
loin en avant. Il fit feu de sa carabine pour se faire mieux entendre,
et, pour ne pas perdre son coup, il le dirigea sur les assaillants, dont
un roula sur la poussière. Mario n'attendit pas les autres. Il était
remonté à cheval; il fila comme une flèche au milieu d'une grêle de
balles qui se logèrent, partie dans son chapeau, partie dans le talus
qui côtoyait.
Il entendit du bruit derrière lui, des cris, des coups. Il n'en tint
compte, il ne se retourna pas.
Il n'avait pas vu le visage, il n'avait pas reconnu la voix du messager.
Il regrettait d'abandonner à l'ennemi un homme qui savait se rendre si
utile. Mais il s'agissait avant tout de sauver la dépêche, et c'est par
miracle qu'il la sauvait.
Sa course rétrograde étonna ceux qu'il rencontra. À peu de distance du
quartier royal, il vit accourir son père, qui s'effraya de le voir
passer ainsi sans s'arrêter, et qui le crut blessé et emporté par son
cheval. Mais Mario lui cria:
--Rien! rien!
Et il disparut dans un tourbillon de poussière.
Il fut d'abord repoussé d'auprès de la personne du roi, et, tout
aussitôt, prenant son parti, il s'élança vers celle du cardinal.
Le cardinal s'était vu exposé déjà à tant de projets d'assassinat, qu'on
ne l'approchait pas facilement. Mais les dépêches que Mario brandissait
au-dessus de sa tête et l'heureuse physionomie du digne jeune homme
inspirèrent une subite confiance au grand ministre. Il le manda près de
lui, et reçut le paquet, que Mario, dans sa hâte, ne songea pas à lui
présenter le genou en terre.
LXXII
Le cardinal lut la dépêche.
C'était quelque bonne nouvelle: peut-être le chiffre des forces
insuffisantes que Gonzalez de Cordoue avait devant Casal; peut-être une
conspiration des reines contre le pouvoir qui sauvait la France.
Quoi qu'il en fût, le cardinal ferma la dépêche avec un malin sourire et
leva les yeux sur Mario en disant:
--Les destins propices ont fait si bien les choses, en ce jour, qu'ils
ont choisi pour messager un archange. Qui êtes-vous, monsieur, et d'où
vient que vous êtes porteur d'une telle dépêche?
--Je suis un gentilhomme volontaire, répondit Mario. J'ai pris cette
dépêche dans une main mourante, tendue vers moi au milieu de la chasse
que nous donnions à l'ennemi. On m'a dit: «Le service du roi avant
tout.» Je n'ai pu approcher du roi, j'ai pensé que j'approcherais de
Votre Éminence.
--Vous avez donc pensé, reprit le cardinal, que c'était tout un, en ce
sens que le roi ne peut avoir de secrets pour son ministre?
--J'ai pensé qu'il n'en _devait_ point avoir, répondit tranquillement
Mario.
--Comment vous nommez-vous!
--Mario de Bois-Doré.
--Vous avez... quel âge?
--Dix-neuf ans.
--Vous étiez à La Rochelle?
--Non, monseigneur.
--Pourquoi?
--Je ne me bats pas volontiers contre les réformés.
--Vous en êtes?
--Non, monseigneur.
--Mais vous les approuvez?
--Je les plains.
--Si vous avez quelque chose à me demander, faites vite, le temps est
précieux.
--Donnez-nous souvent des journées comme celle-ci, voilà tout ce que je
demande! répondit Mario, qui, dans son empressement à ne pas faire
perdre de temps au cardinal, s'éloigna sans s'apercevoir que Son
Éminence voulait encore lui parler.
Mais d'autres soins réclamaient le grand ministre. Il se porta ailleurs
et oublia Mario.
Le lendemain, comme, on s'installait à Suse, Mario crut voir passer M.
Poulain, habillé en campagnard. Il l'appela et ne reçut pas de réponse.
M. Poulain se tenait caché, suivant sa coutume. Ayant pour emploi les
missions secrètes, l'ex-recteur montrait sa figure le moins possible
dans certaines localités, et ne s'y présentait jamais ostensiblement
devant les personnages importants qui l'employaient.
Pendant que le roi, c'est-à-dire le cardinal, recevait à Suse les
soumissions du duc de Savoie, ce qui prit nécessairement plusieurs
jours, le marquis se reposait de ses émotions.
Bien que les campagnes de Richelieu ne ressemblassent en rien aux
guerres de partisans de sa jeunesse, Bois-Doré avait été là pour son
compte aussi tranquillement que s'il n'eût jamais quitté les champs de
bataille; mais il avait été rudement secoué de voir son cher Mario
dans cette épreuve. D'abord il avait craint que l'enfant ne fût
au-dessous de ses espérances; car, depuis la terrible nuit de l'assaut
de Briantes et de la mort de Sanche, Mario avait souvent montré beaucoup
de répugnance pour la sang versé. Quelquefois même, à la voir si peu
curieux du siége de La Rochelle, qui montait autour de lui toutes les
jeunes têtes, le marquis, bien que satisfait de ses principes, avait eu
peur de sa prudence. Mais quand il le vit fondre sur les barricades et
grimper aux redoutes du pas de Suse, il le trouva trop téméraire et
demanda pardon à Dieu de l'avoir amené là. Enfin, il avait pris
confiance, et, sachant son aventure de la dépêche, il pleurait de joie
et radotait de plaisir dans le sein du fidèle Adamas.
Celui-ci se faisait remarquer dans la ville par ses airs d'arrogance et
le mépris qu'il faisait de tout ce qui n'était pas M. le marquis ou M.
le comte de Bois-Doré. Aristandre était fort content d'avoir tué
beaucoup de Piémontais mais il eût voulu tuer plus d'Espagnols. Clindor
ne s'était pas mal comporté. Il avait eu bien peur au commencement; mais
il se disait prêt à recommencer.
Cependant Mario, au milieu de la joie des siens, était sous le coup
d'une vive inquiétude. Lui, qui méprisait les vaines prédictions et qui
avait traversé le feu sans y songer, il se sentait faiblir devant une
folle menace, et Pilar repassait dans ses rêves, comme l'esprit du mal
sous la forme d'un invisible et insaisissable ennemi. Il était payé pour
savoir que les plus faibles adversaires peuvent, par la persévérance de
la haine, devenir les plus redoutables. Il avait sans cesse Lauriane
devant les yeux; il lui semblait qu'un effroyable danger la menaçait. Il
prenait ses craintes pour des pressentiments.
Un matin, il retourna à Chaumont comme pour faire une promenade. Il
s'enquit vainement de la petite bohémienne. Il poussa plus loin vers le
mont Genèvre, et apprit que le corps d'une femme avait été trouvé par
là, dans la matinée du 3 mars. On l'avait d'abord crue morte de froid;
mais, lorsqu'on l'enterra, ses lèvres et son rabat portaient des traces
particulières de brûlure, comme si elle eût avalé par surprise quelque
poison corrosif. Les montagnards qui communiquèrent ce commentaire à
Mario, lui proposèrent de lui montrer le cadavre. On l'avait enfoui dans
la neige provisoirement, la terre étant trop glacée en cet endroit pour
être aisément creusée.
Mario s'empressa de constater que ce cadavre était bien celui de
Bellinde. Donc, Pilar n'avait pas menti. Elle s'était défaite de sa
compagne: elle pouvait, par les mêmes moyens, se défaire de sa rivale.
Mario retourna à Suse en toute hâte et confia tout à son père.
--Laissez-moi courir à Briantes, lui dit-il. Attendez-moi ici pour
continuer la campagne, s'il y a lieu. Si la paix est définitivement
signée, vous le saurez dans quelques jours et viendrez ma rejoindre sans
vous presser et sans vous fatiguer. Seul, j'irai plus vite, assez vite
pour devancer encore cette détestable fille, qui n'a ni le moyen ni la
force de courir la poste.
Le marquis céda. Mario fit sur-le-champ ses dispositions pour partir le
lendemain matin avec Clindor.
Dans la soirée, M. Poulain vint avec précaution. Il était tout joyeux et
tout mystérieux en même temps.
--Monsieur le marquis, dit-il à Bois-Doré quand il fut seul avec lui et
Mario, je vous devais déjà beaucoup, et je devrai ma fortune à votre
aimable fils! La précieuse dépêche que je portais, et qu'il a réussi à
sauver, m'assure une place moins périlleuse et plus relevée dans la
confiance du père Joseph, c'est-à-dire du cardinal.
»Je viens vous payer ma dette et vous annoncer que votre unique
ambition, à vous, est satisfaite. Le roi ratifie vos droits au marquisat
de Bois-Doré, à la seule condition que vous construirez sur vos terres
une maison quelconque, à laquelle vous donnerez ce nom, et qui, par
_lettres royaux_, sera transmissible à vos hoirs et à leurs descendants.
Son Éminence espère que vous continuerez la guerre avec elle, si la
guerre continue, et, au premier moment de loisir qu'elle aura, elle vous
mandera en sa présence pour vous complimenter du grand courage et
dévouement du _vieillard_ et de l'_enfant_: je vous demande pardon, ce
sont ses paroles. M. le cardinal vous avait remarqués tous les deux, et
depuis il s'est enquis de vos noms. Il avait été content aussi de vous
en particulier, monsieur le comte, pour ce que vous ne lui demandiez en
récompense, que des batailles.
»J'ai eu le bonheur de paraître devant lui, de ma chétive personne, de
lui faire le récit de mes dangers et des vôtres, sans oublier qu'à onze
ans, vos occîtes de votre main l'assassin de votre père; enfin, je lui
rappelai qu'il devait une nouvelle utile autant qu'agréable à ce même
enfant, aussi avisé que brave. Vous voilà donc en bon chemin, monsieur
Mario. Si peu que je sois, je vous y pousserai de toutes mes forces si
l'occasion se retrouve.»
Malgré le vif désir qu'éprouvait le marquis de présenter Mario au
cardinal, Mario ne voulut pas attendre le jour éventuel de l'entrevue
promise.
Après avoir vivement remercié l'abbé Poulain (celui-ci disait tout bas,
en souriant, qu'on pouvait désormais l'appeler ainsi). Mario, heureux
du plaisir de son père et d'Adamas a l'endroit de ce fameux marquisat,
se jeta sur son lit, dormit quelques heures, alla encore embrasser ses
vieux amis, et partit pour la France à la pointe du jour.
Mario eût voulu dévorer l'espace. Mais, bien qu'il eut un cheval
admirable, il crut devoir courir la poste à franc étrier, et ses forces
le trahirent. Il avait été légèrement blessé à l'affaire du pas de Suse,
et l'avait caché avec soin: cette blessure s'irrita, il prit la fièvre,
et, en arrivant a Grenoble, il tomba sur son lit. Clindor, épouvanté,
s'aperçut qu'il avait le délire.
Le pauvre page courut chercher un médecin. Il n'eut pas la main
heureuse: ce médecin empira la blessure par ses remèdes. Mario fut
très-mal. L'impatience et la douleur de se voir ainsi arrêté aggravèrent
son état. Clindor s'était décidé à envoyer un exprès au marquis; mais il
perdait la tête, et il adressa ce courrier à Nice, au lieu de l'envoyer
à Suse.
Un soir qu'il se désespérait et qu'il pleurait seul sur le palier de la
chambre où gisait Mario accablé, il crut l'entendre parler seul et
rentra précipitamment.
Mario n'était pas seul; une mince et pâle figure habillée de rouge se
penchait vers lui comme pour l'interroger.
Clindor eut peur. Il crut que le diable venait tourmenter l'agonie de
son pauvre jeune maître, et il cherchait des formules d'exorcisme,
lorsque à la faible clarté de la veilleuse, il reconnut Pilar.
Sa peur augmenta. Il avait entendu sa conversation avec Mario à
Chaumont. Il la savait donc éprise de lui jusqu'à la fureur. Il le
croyait fermement vouée à Satan, et la peur faisait sur lui son effet
accoutumé, qui était de le rendre brave, il se jeta sur elle l'épée à
la main, et faillit blesser Mario, que Pilar mit à découvert en évitant
le coup.
Il n'en put porter un second; Pilar le désarma sans qu'il sût comment,
en se jetant sur lui d'un bond si rapide et si imprévu, qu'il fut forcé
de lâcher prise.
--Tiens-toi tranquille, sot et fol que tu est, dit-elle. Je ne viens pas
ici pour nuire à Mario, mais pour le sauver: ignores-tu que je l'aime,
et que sa vie est la mienne? Fais ce que je te commanderai, et dans deux
jours il sera debout.
Clindor, ne sachant à quel saint se vouer, et voyant bien que le
praticien appelé par lui empirait l'état du malade a chaque ordonnance,
céda à l'ascendant de Pilar. Malgré la peur qu'elle lui causait, elle
agissait sur ses sens par un prestige qu'il ne s'avouait pas, mais qu'il
ne pouvait secouer. Par moments, il tremblait de lui confier la vie de
Mario; mais il obéissait en se disant qu'il était ensorcelé par elle.
La fièvre n'était chez Mario qu'un résultat de l'irritation nerveuse: un
jour de repos eût guéri sa blessure. Mais le médecin lui avait appliqué
un onguent curatif qui produisait sur tout son être l'effet du poison.
Pilar lava et purifia la plaie.
Elle possédait ces _secrets_ des Morisques auxquels les chrétiens
d'Espagne avaient recours en désespoir de cause. Elle fit prendre au
malade des contre-poisons efficaces. La pureté de son sang et le bel
équilibre de son organisation aidèrent à l'effet des remèdes. Il
recouvra à demi ses esprits la nuit même; le lendemain matin, il ne
délirait plus. Le soir, encore abattu par une grande faiblesse, il se
sentait sauvé.
Dans son transport de joie, Clindor fit, sans le savoir, une
déclaration d'amour à l'habile bohémienne. Celle-ci n'y fit pas la
moindre attention. Elle se cachait derrière la chevet du lit pour que
Mario ne la vît pas. Elle savait bien que son apparition le troublerait.
Le surlendemain, Mario se sentit si courageux, qu'il donna à Clindor
l'ordre de chercher à acheter une chaise de poste, afin qu'ils pussent
continuer leur voyage. Clindor, voyant bien que c'était trop tôt,
feignit de n'en pouvoir trouver, Mario lui commanda alors de lui amener
des chevaux pour courir la poste.
Clindor se désolait de son obstination: Pilar intervint. Mario faillit
retomber malade de colère en la voyant et en apprenant qu'il lui devait
la vie. Mais il se calma aussitôt, et, lui parlant avec douceur:
--D'où viens-tu? lui dit-il; où as-tu été depuis que tu m'as fait ces
menaces?...
--Ah! tu crains pour _elle!_ répondit Pilar avec un amer sourire.
Calme-toi; je n'ai pas eu le temps d'aller là-bas. Je n'irai pas, si tu
veux cesser de me haïr.
--Je cesserai, Pilar, si tu renonces à ta vengeance; car, si tu y
persistes, je te haïrai autant que la vie que tu m'auras rendue.