--Ne parlons pas encore de cela pour le moment; tu peux bien te tenir
tranquille et ne point aller dans ton pays, puisque ma présence auprès
de toi te répond de tout.
Pilar touchait le point essentiel de la situation. Mario se calma et
consentit à attendre sa guérison à Grenoble. Il dut consentir aussi à
voir Pilar auprès de lui. Il ne pouvait plus songer à livrer à la
rigueur des lois celle qui venait de le sauver et qu'il devait tenter de
ramener par la douceur. Il n'osait donc l'irriter par ses dédains, et
malgré l'invincible répugnance qu'elle lui inspirait, il en était
réduit à s'inquiéter quand elle était longtemps dehors, et à se réjouir
quand il la voyait rentrer.
Cet état de choses fut intolérable au bout de deux ou trois jours.
Pilar, incapable d'aucun raisonnement moral, voulait être aimée; elle
peignait sa passion avec une sorte d'éloquence sauvage, la disant et la
croyant chaste, parce qu'elle n'était pas gouvernée par les sens, et
sublime, parce qu'elle avait toute l'ardeur d'une imagination déréglée
et d'un dépit opiniâtre. Elle accablait Lauriane de malédictions et
Mario de reproches amers, en disant sa folie sans pudeur devant le
pauvre Clindor, qui s'embrasait auprès de ce volcan.
Mario fut bientôt lassé du rôle ridicule qu'il se voyait forcé de jouer.
C'est en vain qu'il essayait de convertir cette nature incapable d'aimer
le bien pour le bien, incapable même de deviner qu'il en pût être ainsi
pour Mario, pour quelqu'un au monde.
--Si tu n'aimais pas follement cette Lauriane, lui disait-elle avec une
effrayante candeur, tu me confierais le soin de ta vengeance; car elle
t'a dédaigné et te dédaignera toujours.
LXXIII
Mario put enfin se lever, et il sortit seul, un soir, affame d'air et de
liberté, essayant ses forces, décidé à poursuivre son voyage, dût-il
faire incarcérer Pilar jusqu'à nouvel ordre, dût-il se laisser suivre
par elle afin de la tenir en respect.
Il rêvait au plan qu'il devait adopter, et montait lentement vers le
couvant de la Visitation, sans but, et comme attiré par les hauteurs. Il
se trouva tout à coup en face d'une personne qui s'arrêta devant lui. Il
s'arrêta également. Tous deux semblaient forcés de se regarder.
C'était, à en juger par sa mise et son air, une femme noble,
très-simplement vêtue, petite et mince, pâle, mais belle et jeune,
autant que permettait d'en juger le demi-masque noir que les femmes un
peu recherchées portaient à la promenade.
Elle avait un chaperon de veuve et le costume entièrement noir. Ses
cheveux d'un blond cendré formaient deux belles masses sur ses tempes.
Elle marchait complétement seule. Pas un compagnon, pas un valet devant
ou derrière elle sur le chemin.
D'abord la grâce moelleuse et chaste de sa démarche avait frappé de loin
le regard de Mario. À mesure qu'elle approchait, la couleur de ses
cheveux et le noir de son vêtement lui avaient fait battre le coeur. De
plus près, il se défendit de cette illusion; face à face, il redevint
ému et incertain.
Les mêmes perplexités semblaient agiter la dame masquée. Enfin, elle
passa en rendant à Mario le salut qu'il lui adressait.
Mario fit vingt pas, non sans se retourner plusieurs fois; il en fit
vingt autres encore et s'arrêta.
--Au risque de faire une inconvenance et d'être mal reçu, se dit-il, je
veux savoir qui est cette femme!
Il revint donc sur ses pas en courant, et se trouva de nouveau en face
de la dame masquée, qui revenait sur les siens. Ils hésitèrent encore
tous les deux et faillirent se croiser comme la première fois sans oser
se parler. En fin, la dame se décida la première.
--Je vous demande pardon, dit-elle avec émotion; mais, si une
ressemblance ne m'abuse pas, vous êtes Mario de Bois-Doré?
--Et vous êtes Lauriane de Beuvre? s'écria Mario éperdu.
--- Comment se fait-il que vous me reconnaissiez, Mario? dit Lauriane en
détachant son masque. Voyez comme je suis changée!
--Oui, dit Mario ravi, vous n'étiez pas de moitié si belle!
--Ah! ne vous croyez pas obligé a cette galanterie, dit Lauriane. La
mort de mon père, les souffrances de mon parti et la chute de tous les
miens m'ont faite vieille plus que les années. Mais parlez-moi de vous
et des vôtres, Mario!
--Oui, Lauriane; mais prenez mon bras et conduisez-moi où vous demeurez,
car il faut que je vous parle, et à moins que vous n'ayez ici une bonne
protection, je ne vous quitterai pas.
Lauriane s'étonna de l'air animé de Mario; elle accepta son bras, et lui
dit:
--Je ne pourrais pas, quand je voudrais, vous conduire maintenant jusque
dans mon asile. C'est ce couvent que vous voyez sur le haut du plateau.
Mais vous pouvez m'accompagner jusqu'à la porte, et, chemin faisant,
nous nous instruirons l'un l'autre de ce qui vous concerne.
Pressée de s'expliquer la première, elle raconta à Mario qu'après la
prise de La Rochelle, n'ayant pu obtenir de se dévouer à partager la
captivité de madame de Rohan, elle avait voulu retourner en Berry. Mais
on lui avait fait savoir à temps que le prince de Condé avait donné des
ordres pour la faire arrêter de nouveau, au cas où elle y
reparaîtrait.
Une vieille tante, la seule parente et amie fidèle qui lui restât, était
supérieure au couvent de la Visitation de Grenoble: c'était une ancienne
protestante, jetée toute jeune dans cette maison, et qui s'y était
laissé convertir. Mais elle avait conservé pour les protestants une
grande mansuétude, et elle appela Lauriane avec tendresse pour la cacher
et la protéger jusqu'à la fin de la guerre du Midi. Lauriane avait
trouvé là quelque repos et beaucoup d'affection.
Pas plus que chez les religieuses de Bourges, on ne l'avait persécutée.
Par égard pour sa tante, on avait feint même d'ignorer qu'elle fût
dissidente, et elle pouvait sortir seule et masquée pour porter des
secours et des consolations à de malheureux protestants logés dans les
faubourgs.
--Lauriane, dit Mario, il ne faut plus sortir, il ne faut plus vous
montrer jusqu'à ce que je vous le dise. C'est par un secours de la
Providence que vous n'avez pas été rencontrée et reconnue par un
invisible et dangereux ennemi. Vous voici à la porte du couvent;
jurez-moi, par la mémoire de votre père, que vous ne franchirez pas
cette porte avant de m'avoir revu.
--Vous reverrai-je donc, Mario?
--Oui, demain. Pouvez-vous m'entendre au parloir?
--Oui, à deux heures.
--Jurez-vous de ne pas sortir?
--Je le jure.
Mario vit, cette fois, avec plaisir, la porte du cloître se refermer
entre Lauriane et lui; il l'y jugeait en sûreté, si Pilar ne l'y
découvrait pas. Il fit l'exploration attentive des alentours du couvent,
pour s'assurer qu'il n'avait pas été suivi et guetté par elle. Il la
savait capable de sacrifier toute la communauté pour atteindre sa
rivale.
Il rentra chez lui et ne l'y trouva pas. Clindor ne l'avait pas vue
depuis que son maître était sorti.
Mario sentait renaître toutes ses inquiétudes; à tout hasard, il
descendait vers la rue, lorsqu'il entendit un tumulte qui lui fit
troubler le pas. Il vit Pilar, que des archers emmenaient à la lueur des
flambeaux. Elle jetait de grands cris, des cris à la fois déchirants et
féroces, et, lorsqu'elle aperçut Mario, elle étendit vers lui des mains
suppliantes avec une expression de désespoir qui l'ébranla un instant.
--Ah! cruel! lui cria-t-elle, c'est toi qui me fais jeter dans un cachot
pour prix de mon amour et de mes soins! Infâme! tu veux te défaire de
moi. Sois maudit!
Mario, sans lui répondre, interrogea le chef de l'escouade qui
l'emmenait.
--Pouvez-vous me dire, lui demanda-t-il, si vous l'emprisonnez pour une
nuit comme vagabonde, ou pour longtemps comme prévenue d'un crime ou
d'un délit quelconque?
Il lui fut répondu qu'elle n'était accusée que d'un délit. Le praticien
qui avait si mal soigné Mario, mécontent de le voir guéri par une
aventurière, avait accusé celle-ci de lui souffler ses malades, en des
termes qui équivalaient, dans ce temps, à une accusation d'exercice
illégal de la médecine, accusation qui pouvait avoir des conséquences
beaucoup plus graves que de nos jours, puisqu'on pouvait toujours
soulever la question de sorcellerie, crime que les plus graves
magistrats prenaient au sérieux et punissaient de mort.
--Quoi qu'il arrive d'elle, se dit Mario, il faut que cette dangereuse
fille perde la trace de Lauriane, qu'elle avait peut-être déjà trouvée.
Et, dès le lendemain, il courut au couvent.
--À présent, dit-il à son amie, nous pouvons respirer, mais non nous
endormir sur le danger.
Et il raconta toute sa bizarre aventure avec la bohémienne.
Lauriane l'écouta attentivement.
--Maintenant, lui dit-elle, je comprends tout. Sachez, Mario, pourquoi
je fus si émue hier en vous voyant, et comment j'eus la hardiesse de
vous adresser la parole sans être sûre de vous reconnaître. Sachez aussi
pourquoi j'hésitai, la première fois, croyant être dupe de mon
imagination. J'avais reçu, il y a huit jours, une lettre anonyme remplie
d'injures et de menaces, où l'on m'annonçait que vous aviez été tué à
l'affaire du pas de Suse.
»J'avais été bouleversée de cette nouvelle. Je vous pleurai, Mario,
comme on pleure un frère, et j'écrivis à votre père une lettre que
j'envoyai au messager de poste à l'instant même. Cependant, peu à peu,
la réflexion me donna des doutes sur l'avis suspect que j'avais reçu, et
quand je vous rencontrai, j'allais dans la ville pour m'informer, s'il
était possible, des noms des gentilshommes tués dans ce combat.
»J'étais décidée, si le vôtre en était, d'aller trouver votre père pour
tâcher de le soutenir et de le soigner dans cette mortelle épreuve. Je
lui devais bien cela, n'est-ce pas, Mario, pour tant de bontés qu'il a
eues autrefois pour moi?»
Mario regardait Lauriane et ne pouvait se lasser de contempler ses
traits altérés, ses yeux enflammés par une douleur et des larmes dont la
trace semblait encore fraîche.
--Ah! ma Lauriane, s'écria-t-il en lui baisant les mains, vous aviez
donc gardé un peu d'amitié pour moi?
--De l'amitié et de l'estime, répondit-elle; je savais que vous n'aviez
pas voulu combattre les protestants.
--Ah! jamais! et pourtant, je n'en ai jamais dit la principale raison!
Je peux vous la dire, à vous, maintenant: je ne voulais pas risquer de
tirer sur votre père et sur vos amis, Lauriane, je vous ai tendrement
aimée; d'où vient donc que vos lettres à mon père étaient si froides
pour moi?
--Je peux, moi aussi, vous parler maintenant à coeur ouvert, mon cher
Mario. Mon père, lorsque nous nous vîmes pour la dernière fois à
Bourges, il y a quatre ans, avait eu l'étrange idée de nous fiancer
ensemble. Le vôtre repoussa, comme il le devait, le projet d'un mariage
si mal assorti; et moi, un peu humiliée de la légèreté de mon pauvre
père, je vous annonçai à diverses reprises des projets d'établissement
auxquels je ne pouvais guère songer dans les tristes circonstances où je
me trouvais. En même temps, j'étais froide pour vous en paroles, mon
cher Mario, et peut-être un peu humiliée des prétentions que vous
pouviez me supposer.
»Aujourd'hui, sourions de ces misères passées et rendez-moi la justice
de croire que je ne songe à aucune espèce de mariage. J'ai vingt-trois
ans: le temps est passé pour moi. Mon parti est écrasé, et ma fortune
sera confisquée au premier caprice du prince de Condé. Mon pauvre père
est mort, dépouillé, par les hasards de la guerre, des biens qu'il avait
amassés dans ses excursions maritimes.
»Je ne suis donc plus ni riche, ni belle, ni jeune. Je m'en réjouis sous
un rapport: c'est que je pourrai désormais vivre non loin de vous,
sans que l'on puisse me soupçonner d'aspirer à autre chose qu'à votre
amitié.»
Mario écoutait Lauriane, tout confus et tout tremblant.
--Lauriane, lui dit-il avec feu, c'est vous qui dédaignez mon nom, mon
âge et mon coeur, en me parlant de cette tranquille chaîne d'amitié qu'il
vous serait aisé de reprendre. Mais c'est à moi de dire: Il est trop
tard. Je vous ai toujours saintement aimée, et je ne crois pas vous
aimer moins religieusement, parce que je vous aime avec plus de passion
depuis que je vous ai perdue et depuis que je vous retrouve.
»Moi aussi, Lauriane, j'ai bien souffert! Mais je n'ai jamais désespéré
tout à fait. Quand j'avais bien caché ma peine, pour ne pas me laisser
mourir de langueur, Dieu m'envoyait, comme un secours de grâce, des
bouffées d'espoir en lui et de foi en vous.
»--Elle sait, elle doit savoir que j'en mourrais, me disais-je; elle
m'aimera, elle n'en aimera pas un autre, ne fût-ce que par bonté d'âme!
Je ne suis qu'un enfant, mais je peux me rendre digne d'elle bientôt et
bien vite, en travaillant beaucoup, en me gardant le coeur bien pur, en
ayant du courage, en rendant heureux ceux qui m'aiment et en me battant
bien quand viendra une bonne guerre; car celle-ci est bonne, n'est-ce
pas, Lauriane, et vous ne pouvez pas avoir aujourd'hui le coeur changé au
point d'aimer les Espagnols?
--Non, certes! répondit-elle. Et c'est parce que M. de Rohan a voulu
cette alliance de folie, de honte et de désespoir, que j'attendais ici
la fin des événements sans vouloir m'y intéresser davantage.
--Voyez-vous bien, Lauriane, que rien ne nous sépare plus. Si je ne
suis pas l'homme de bien et de savoir que je voudrais être, je crois du
moins qu'à présent j'en sais autant et peux me battre aussi résolûment
que les jeunes gens de vingt-cinq à trente ans, avec qui je viens de me
trouver à l'armée.
»Quant à mon affection, Lauriane, j'en peux répondre pour toute ma vie.
Je n'y aurai pas de mérite, je suis né fidèle, moi, et, depuis mon jeune
âge, il m'a été impossible de trouver aimable et belle une autre femme
que vous; j'ai mis mon coeur en vous dès le premier jour où je vous ai
vue. Je ne me suis jamais déshabitué de vivre auprès de vous, et je n'ai
jamais passé un jour à Briantes sans aller rêver à vous au lieu de jouer
et de me distraire, aussitôt que je quittais mes études pour un instant.
Ce que je pensais, ce que je vous disais, il y a huit ans, dans ce
fameux labyrinthe, je le pense et je vous le dis encore.
»Je ne peux pas vivre heureux sans vous, Lauriane! Pour être heureux, il
faut que je vous voie toujours. Je sais bien que je n'ai pas le droit de
vous dire: Rendez-moi heureux! Vous ne me devez rien! mais peut-être que
vous serez plus heureuse avec moi que vous ne l'étiez avec votre pauvre
père et que vous ne l'êtes maintenant, seule, persécutée et obligée de
vous cacher. Je n'ai pas besoin que vous soyez si riche; mais, si vous
tenez à l'être, je ferai valoir vos droits dès que la paix sera faite;
je vous défendrai contre vos ennemis.
»Mariée avec moi, vous serez libre de votre conscience, et, à l'abri de
ma protection, vous prierez comme vous l'entendrez. Nous ne nous
battrons pas pour nos autels, comme font, à cette heure, le roi et la
reine d'Angleterre. Si vous tenez à un titre, je suis définitivement
emmarquisé. Si vous n'êtes plus belle, cela, je n'en sais rien et ne
le saurai jamais. Je vois bien que vous êtes changée. Vous voilà plus
pâle et plus mince que lorsque vous aviez seize ans; mais, à mes yeux,
vous êtes bien plus belle ainsi, et, ne l'eussiez-vous jamais été, il ne
me semble pas que je vous eusse moins aimée.
»Donc, si le bonheur d'une femme est d'être belle pour celui qu'elle
aime, aimez-moi, Lauriane, et vous aurez ce bonheur-là. Enfin, écoute,
ma Lauriane, et laisse-moi te parler comme autrefois. J'ai eu bien de la
soumission et du courage jusqu'à ce jour, ne m'ôte pas ma force; si tu
veux attendre encore à me connaître comme ami et frère, j'attendrai que
tu te fies en moi. Si tu veux que je retourne à la guerre, et, de vrai,
c'est mon envie, viens au camp comme pupille et fille adoptive de mon
père. Je ne te verrai que quand tu voudras, pas du tout, si tu l'exiges,
jusqu'à ce que tu m'acceptes pour mari. Enfin, ne nous quitte plus; car,
avec ou sans ton amour, nous sommes et voulons être toujours ta famille,
tes amis, tes défenseurs, tes esclaves, tout ce que tu voudras que nous
soyons, pourvu que tu nous permettes de t'aimer et de te servir.»
Lauriane pressa dans ses mains les mains du bon Mario.
--Tu es un ange, lui dit-elle, et il me faut du courage pour te refuser.
Mais je t'aime trop pour lier ta brillante destinée à ma destinée finie
et douloureuse; j'aime trop ton père pour lui vouloir causer ce
chagrin...
--Mon père! tu doutes de mon père, à présent? s'écria Mario hors de lui.
Ah! Lauriane! n'as-tu pas compris que le tien t'avait trompée! Dis donc
que tu ne m'aimes pas, que tu ne m'as jamais aimé!...
En ce moment, on sonna avec force à la grille du couvent, et, une minute
après, le marquis de Bois-Doré s'élançait dans le parloir et pressait
tour à tour Mario et Lauriane dans ses bras.
Il n'avait pas reçu le courrier de Clindor, mais la lettre de Lauriane;
et comme la paix était signée et qu'il s'en retournait en Berry, il
venait la chercher à son couvent pour la ramener avec lui. Il fut donc
fort surpris de trouver là Mario, qu'il croyait déjà rendu à Briantes.
On s'expliqua; puis Mario, encore très-ému, dit au marquis:
--Vous arrivez bien, mon père. Voilà Lauriane qui croit que vous ne
l'aimez point!
On s'expliqua encore. Le marquis voyait l'agitation et la douleur de
Mario, et il souriait.
Tout à coup, Lauriane comprit ce sourire.
--Mon marquis, s'écria-t-elle en rougissant et en tremblant, rendez-moi
la lettre que je vous ai écrite quand j'ai cru à la mort de votre fils!
Rendez-la-moi, je le veux, ne la montrez pas...
--Non, non, répondit le marquis en tendant, d'un air narquois, la lettre
à Mario; il ne la verra jamais, à moins, pourtant, qu'il ne me l'arrache
des mains... ce dont il est bien capable, comme vous le voyez!
LXXIV
La lettre était courte et désolée; Mario l'eut bientôt dévorée des yeux,
tandis que Lauriane cachait sa tête sur l'épaule du vieillard.
Lauriane, dans un premier mouvement d'amère douleur, avait écrit au
marquis qu'elle avait toujours aimé Mario depuis leur séparation, et
qu'elle porterait son deuil toute sa vie.
«Car c'est de ce jour, disait-elle, que, de vrai, je me sens _veuve_!»
--Vous ne l'êtes point, vous ne le serez plus, ma Lauriane, dit le
marquis en lui détachant pour un instant son petit chaperon noir. Je
n'ai jamais souhaité d'autre fille que vous, et nous allons faire les
noces à Briantes.
Je vous laisse à penser quelle fête ce fut au manoir quand on y vit
revenir ensemble les beaux messieurs de Bois-Doré, Lauriane, Adamas,
Aristandre, et même Clindor, qui, pour mieux secouer le charme jeté sur
lui par la bohémienne, se hâta de faire la cour à toutes les
villageoises.
Le mariage des deux enfants bien-aimés du bon M. Sylvain ne pouvait
cependant pas être célébré publiquement avant que Lauriane eût fait sa
soumission au roi et obtenu sa grâce, car elle s'était posée en rebelle
dans un moment de désespoir; et, malgré le crédit de M. Poulain, le roi
fut inflexible tant que dura la _guerre du Midi_ avec les protestants.
Elle fut courte et sanglante. Ce fut le dernier soupir du parti en tant
que faction politique.
«Sur les ruines de ce parti écrasé, Richelieu fit jurer au fils de Henri
IV le maintien de la liberté religieuse proclamée par son père[27].»
On put alors présenter à Louis XIII la requête du marquis de Bois-Doré
pour sa belle-fille.
À cet effet, Mario se rendit lui-même à Nîmes, où le roi venait de faire
une entrée triomphale avec Richelieu. M. de Rohan partait pour Venise.
Mario obtint que sa femme rentrerait dans ses biens en dépit de M. le
Prince, qui les flairait beaucoup, et dans sa liberté pleine et entière.
Le cardinal le reçut et lui fit quelque reproche de n'avoir pas pris
part à cette guerre. Mario lui redemanda la guerre en Italie, et, en le
congédiant, le cardinal lui dit tout bas, avec un charmant sourire:
--Je vous la promets; mais n'en dites rien, si vous ne voulez pas que
j'échoue!
Mario trouva là l'abbé Poulain très-fatigué et enchanté d'avoir quelques
semaines de congé. Il avait si chaudement servi Mario, que celui-ci
l'invita à venir se reposer à Briantes, et ils partirent ensemble,
l'abbé se faisant fête d'aller célébrer ostensiblement le mariage des
deux jeunes gens.
Nos voyageurs se mirent en route par une chaleur dévorante. On était aux
premiers jours de juillet. Le pays qu'ils traversaient, ravagé par la
guerre, n'avait plus un arbre, plus une chaumière debout.
Par ordre du roi, les troupes avaient _fait le dégât_ autour des villes
rebelles pour affamer les habitants.
--Nous traversons un incendie, dit l'abbé à Mario; le soleil nous traite
comme nous avons traité cette pauvre terre, et je crois que nos
vêtements vont prendre feu.
--De vrai, monsieur l'abbé, dit Clindor, qui aimait à se mêler de la
conversation, on sent par ici une bien méchante odeur de brûlé!
--En effet, dit Mario, quelque maison brûle encore derrière cette
colline; ne voyez-vous pas de la fumée?
--C'est peu de chose, dit l'abbé. Quelque petite masure. J'avoue,
monsieur le comte, que je suis las de tant de maux. Je haïssais les
huguenots autrefois; à présent qu'ils sont par terre, je fais comme
vous, je les plains. J'ai vu l'affaire de Privas. Eh bien, j'en ai
assez, et je défie les plus gourmands de vengeance de n'en pas être
rassasiés.
--Je le crois! dit Mario en soupirant; mais écoutez donc ces cris,
monsieur l'abbé: il y a par là des gens en grande détresse. Allons-y
voir.
Effectivement, on entendait, derrière la colline d'où montait la fumée,
des cris, ou plutôt un seul cri prolongé, perçant, atroce, comme celui
de la mouche que suce lentement l'araignée. L'horrible durée de ce cri
lointain, qui semblait être celui d'un enfant, fit impression sur
l'abbé. Clindor ne pouvait croire que ce fût une voix humaine.
--Non, non, disait-il, c'est quelque pipeau de berger ou quelque
chevreau qu'on égorge.
--C'est un être humain qui expire dans les tortures, reprit l'abbé. Je
connais trop cette affreuse musique!
--Courons-y donc! s'écria Mario; il est peut-être temps de sauver une
malheureuse créature. Venez, venez, l'abbé! La paix est signée; nul n'a
plus le droit de torture sur les huguenots!
--Il est trop tard, dit l'abbé, on n'entend plus rien.
Le cri avait cessé brusquement et la fumée tombait. On s'était peut-être
trompé.
On poussa néanmoins les chevaux, qui gagnèrent bientôt le haut de la
colline.
Alors on aperçut, au fond du vallon, et beaucoup plus loin qu'on ne s'y
attendait, un groupe de paysans qui tournaient et s'agitaient autour
d'un feu à demi éteint. Avant qu'on fût à portée de la voix, ils
s'étaient dispersés. Une seule vieille femme resta auprès des cendres
brûlantes, qu'elle retournait avec une fourche, comme si elle y eût
cherché quelque chose. Mario arriva le premier auprès de ce reste de
brasier, d'où s'exhalait une odeur âcre, insupportable.
--Que cherchez-vous donc là, la mère? lui dit-il, et que vient-on de
brûler ici?
--Oh! rien, mon beau monsieur! rien qu'une sorcière qui nous donnait la
fièvre avec son regard toutes les fois qu'elle passait. Nos hommes en
ont fait une fin, et, moi, je cherche si elle n'a pas laissé son secret
dans les cendres.
--Quoi, son secret? dit Mario révolté du sang-froid de cette parque.
--C'est, répondit la vieille, qu'elle avait au cou quelque chose qui
brillait, et qu'elle a perdu en se débattant, quand on l'a mise au feu.
Alors elle a crié: «Je ne l'ai plus, je suis perdue!» Ça doit être une
amulette pour se garantir de malemort, et je la voudrais trouver.
--Tenez, dit Mario en ramassant une pièce de monnaie percée qui brillait
à ses pieds, est-ce cela?
--Oui, oui, c'est cela, mon beau monsieur! Donnez-la-moi pour la peine
que j'ai bien attisé le feu.
Mario jeta loin de lui la pièce de monnaie, par un mouvement d'horreur
insurmontable. Il venait d'y lire un nom gravé avec une pointe. C'était
le talisman de Pilar. Il ne restait d'elle que ce témoignage de son
fatal amour, quelques petits ossements calcinés, et l'âcre odeur de
chair brûlée répandue dans l'atmosphère.
Mario, saisi d'épouvante et de pitié, s'éloigna rapidement, sans vouloir
donner à Clindor, qui le questionnait, le mot de cette infernale énigme,
et, pendant une partie du voyage, il resta sous la pénible impression de
cette horrible rencontre.
Mais, aux approches de son manoir, on pense bien qu'il avait tout
oublié et ne songeait plus qu'au bonheur de revoir sa chère compagne,
son père bien-aimé, sa tendre Mercédès, son paternel Lucilio, le sage
Adamas et l'héroïque carrosseux, tous ces braves coeurs qui, en le
_gâtant_ de tout leur pouvoir, avaient réussi par miracle à en faire le
meilleur et le plus charmant des êtres.
La noce fut splendide. Le marquis ouvrit le bal avec Lauriane, qui,
heureuse et reposée, ne semblait pas avoir un jour de plus que le beau
Mario.
FIN DU TOME SECOND ET DERNIER
* * * * *
NOTES:
[1] Picard le cordonnier, sergent dans la milice bourgeoise, où il était
très-influent. Concini voulant transgresser une consigne que Picard
faisait respecter, le maréchal d'Ancre le fit bâtonner. La fureur du
peuple fut telle, que d'Ancre jugea sa vie en danger et sortit de Paris.
Deux valets qui avaient servi sa vengeance furent pendus.
[2] Celui de Louis XIII avec Anne d'Autriche, et celui d'Élisabeth, soeur
du jeune roi.
[3] Qui fut le grand Condé.
[4] C'était, sans doute, le fils ou le neveu d'un aventurier de ce nom
que la reine Catherine avait fait gouverneur de Gien; _grand assassin
qui avait donné de sa personne au siége de Sancerre_.
[5] Aujourd'hui Feuilly; jadis et successivement Seuly, Sully et
Seuilly.
[6] On en peut voir le dessin exact, ainsi que celui du château, de l'if
et des débris de la tombe de Charlotte d'Albret, dans le bel ouvrage de
MM. de la Tremblais et de la Villegille: _Esquisses pittoresques sur le
département de l'Indre_.
[7] Louise Borgia, mariée plus tard à Louis de la Trémouille, puis à
Philippe de Bourbon-Busset.
[8] Saint Laurian est un des saints les plus fêtés de l'ancien Berry.
[9] J'ignore ce qu'est devenu le portrait dont il est ici question. J'en
ai vu un tout semblable en la possession de l'illustre général Pepe. On
sait qu'il en existe un de Raphaël qui est un chef-d'oeuvre. Là, le
Borgia est presque beau; du moins, il y a tant de distinction dans sa
figure et d'élégance dans sa personne, qu'on hésite d'abord à le haïr.
Pourtant l'examen produit une sensation de terreur réelle. La main,
droite, fine et blanche comme celle d'une femme, serre tranquillement le
manche d'un poignard placé sur son flanc. Elle le tient avec une adresse
remarquable; elle est prête à frapper. Le mouvement est si admirablement
indiqué, qu'on voit d'avance comment le coup va être porté, de haut en
bas, dans le coeur de sa victime. Il y a de la grandeur dans ce portrait,
en ce sens que le grand artiste a mis là son cachet, mais sans chercher
à déguiser l'atrocité morale de son modèle, qu'il fait victorieusement
percer à travers le calme effrayant de la figure.
[10] Cet ornement, usité au temps de Henri IV, est peut-être venu en
France avec Marie de Médicis, comme une allusion aux armes de sa maison,
que sont, comme l'on sait, sept petites boules, littéralement sept
pilules, en souvenir de la profession du chef de la famille.
[11] Le mairain ou tuilage en bois de chêne, était employé dans presque
tous les châteaux du Berry.
[12] C'est un des rares endroits du pays où l'on trouve encore la
balsamine sauvage à fleurs jaunes.
[13] Aurore.
[14] Jésus.
[15] L'Évangile.
[16] On sait qu'on appelait _verdures d'Auvergne_ des tentures de
tapisserie représentant des arbres, des feuillages et des oiseaux, sans
personnages et sans paysage déterminé. On les fabriquait, je crois, à
Clermont.
[17] Michelet, lettre inédite.
[18] Raynal, _Histoire du Berry._
[19] Mémoires de M. Lenet.
[20] Charlotte de la Trémouille, femme de Henri de Condé, premier du
nom, captive pendant huit ans, acquittée, mais non justifiée.
[21] Henri Martin, Lettre inédite.
[22] Ces épis, qui sont d'une rareté curieuse pour les archéologues,
sont restés, en certaines localités, une mode traditionnelle; les
potiers de Verneuil en fabriquent de fort jolis sur les modèles anciens.
Le petit vase à quatre ou six anses, monté sur plusieurs pièces et
surmonté de fleurs ou d'oiseaux, se retrouve dans leur système
d'ornement.
[23] Coq, _Gallus_.
[24] Monteil, _Histoire des Français des divers états_.
[25] On appelait encore en France les reîtres _lansquenets_, bien qu'ils
ne portassent plus la lance.
[26] HENRI MARTIN, _Histoire de France_.
[27] Henri Martin.