George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
«L'amant ne désire rien tant que d'être aymé; pour être aymé, il faut
qu'il se rende aimable, et ce qui rend aimable est cela même qui rend
honnête homme.»

--Quoi? qu'est-ce à dire? s'écria d'Alvimar éveillé en sursaut par le
discours de la docte bergère, que Bois-Doré lui criait aux oreilles pour
dominer le bruit de _la carrosse_ sur le dur pavé de l'ancienne voie
romaine de La Châtre à Château-Meillant.

--Oui, monsieur, oui, je le soutiendrais envers et contre tous! reprit
Bois-Doré sans s'apercevoir du _tressaut_ de son hôte; et je me tue à le
répéter à ce vieux radoteur, à ce vieil hérétique en matière de
sentiments!

--- Qui? demanda d'Alvimar effaré.

--Je parle de mon voisin de Beuvre, un très-excellent homme, je vous
jure, mais coiffé de l'idée que la vertu est dans les livres de
théologie, qu'il ne lit pas, attendu qu'il ne les comprendrait point; et
je lui soutiens, moi, qu'elle est dans les oeuvres de poésie, dans les
pensées agréables et bienséantes dont un chacun, pour si simple qu'il
soit, peut faire son profit. Par exemple, lorsque le jeune Lycidas cède
aux folles amours d'Olympe...

Pour le coup, d'Alvimar se rendormit résolûment, et M. de Bois-Doré
déclamait encore lorsque la carrosse et l'escorte firent retentir le
pont-levis de Briantes d'un bruit égal au bruit qu'elles avaient fait
sur celui de la Motte.

Le temps était devenu très-sombre; d'Alvimar ne vit du château que
l'intérieur, qui lui parut fort petit, et qui l'était effectivement, eu
égard aux grandes dimensions des logements de cette époque.

Aujourd'hui, les salles de ce manoir paraissent encore très-vastes; mais
elles semblaient alors aussi exiguës que possible.

La partie occupée par le marquis, et ruinée par les bandes d'aventuriers
en 1594, était de construction toute récente. C'était un pavillon
carré, flanqué à une tour fort ancienne et à une autre construction plus
ancienne encore, le tout formant un seul massif d'architecture
hétérogène, d'une étroitesse élancée et d'un aspect élégant et
pittoresque.

--Ne vous effrayez pas trop de la pauvre mine de ma maisonnette, dit le
marquis à son hôte en le précédant sur l'escalier, tandis que son page
et sa gouvernante Bellinde les éclairaient; ce n'est qu'un pavillon de
chasse et un logis de garçon. Si jamais la fantaisie du mariage me
montait à la tête, il me faudrait faire bâtir; mais, jusqu'ici, je n'y
ai point encore songé, et j'espère que, garçon vous-même, vous ne
trouverez point cette bicoque trop mal commode.




IX


En effet, le logis de garçon était arrangé, tapissé et orné avec un luxe
que n'annonçaient pas la petite porte basse fleuronnée et l'étroit
vestibule d'où s'élançait tout à coup la spirale de l'escalier.

Il y avait partout, sur les dalles, de bonnes _revêches de Berry_, et,
sur les planchers, d'autres tapis plus riches de la manufacture
d'Aubusson; enfin, dans le salon et dans la chambre à coucher du maître,
des tapis de Perse du plus grand prix.

Les vitres des fenêtres étaient larges et claires, c'est-à-dire qu'elles
formaient des losanges de deux pouces carrés, non teintées, sur
lesquelles se détachaient des médaillons armoriés en couleur. Les
tentures représentaient des dames fluettes et charmantes et de jolis
petits messieurs, qu'à leurs panetières et houlettes il fallait bien
reconnaître pour des pastourelles et des bergers.

Les noms des principaux personnages de l'_Astrée_ étaient, d'ailleurs,
brodés dans l'herbe sous leurs pieds, et leurs belles paroles leur
sortaient de la bouche, se croisant avec les réponses non moins belles
de leurs vis-à-vis.

On y voyait, sur un panneau du salon de compagnie, l'infortuné Céladon
se précipitant avec une grâce tortillée dans l'onde bleue du Lignon,
qui, d'avance, se ridait en ronds, dans la prévision de sa chute.
Derrière lui, l'incomparable Astrée, _lâchant la bonde à ses pleurs_,
accourait trop tard pour le retenir, bien qu'il eût le pied levé jusque
dans la main de la bergère. Au-dessus de ce groupe pathétique, un arbre,
plus mouton que les moutons de ces fantastiques prairies, élevait
jusqu'au plafond ses branches ouatées et crépelées.

Mais, pour ne pas déchirer le coeur par ce lamentable spectacle du trépas
de Céladon, l'artiste l'avait représenté dans le même panneau, et tout
de suite, sur l'autre rive du Lignon, _poussé de l'eau_ et couché dans
les buissons _entre la vie et la mort_, mais recueilli par «trois belles
nymphes dont les cheveux épars allaient ondoyant sur les épaules,
couverts d'une guirlande de diverses perles. Elles avaient les manches
de la robe retroussées jusque sur le coude, d'où sortait un linomple
délié, qui, froncé, venait finir auprès de la main, où deux gros
bracelets de perles le tenaient attaché. Chacune avait au côté le
carquois rempli de flèches et portait en la main un arc d'ivoire; leur
robe retroussée laissait voir leurs brodequins dorés, jusqu'à
mi-jambe.»

Auprès de ces belles, on voyait le petit Méril gardant leur chariot en
forme de coquille terminée en parasol, et traînée par deux chevaux qu'on
eût pu aussi bien prendre pour des brebis, tant ils avaient l'oeil bénin
et la tête busquée.

Le panneau suivant représentait le berger, secouru et soutenu par ces
aimables nymphes, et occupé à rendre par la bouche toute l'eau du Lignon
qu'il avait bue; ce qui ne l'empêchait pas de dire, en paroles écrites
tout le long de ce vomissement: «Si je vis, comment est-il possible que
la cruauté d'Astrée ne me fasse mourir?»

Pendant ce monologue, Sylvie disait à Galatée: «Il y a, en ses façons et
ses discours, quelque chose de plus généreux que le nom de berger ne
porte.»

Et, au-dessus du groupe, Cupidon décochait une flèche plus grosse que
lui dans le coeur de Galatée, bien qu'il visât dans son épaule, par la
faute d'un arbre qui l'empêchait de se bien placer. Mais les traits
d'amour sont si subtils!

Que ne dirai-je point du troisième panneau, qui montrait le terrible
combat du blond Filandre avec le More terrible, celui-ci qui tenait
l'autre embroché de part en part, tandis que, sans se déconcerter, le
vaillant berger enfonçait dextrement le bout ferré de sa houlette entre
les deux yeux du monstre?

Et du quatrième panneau, où l'on voyait la belle Mélandre sous l'armure
du chevalier Triste, conduite en présence du cruel Lypandas!

Mais qui ne connaît les merveilles de ce _beau pays de tapisserie_,
comme l'appelle un de nos poëtes, contrée folle et riante où nos
imaginations enfantines ont vu et rêvé tant de prodiges?

Les tentures de M. de Bois-Doré étaient merveilleusement composées, en
ce sens qu'on avait réussi à faire tenir, au moyen des groupes lointains
semés dans le paysage, plusieurs aventures en une seule, et que ce bon
seigneur avait le plaisir de repasser les principales scènes de son
poëme favori, en faisant le tour de son appartement. Mais c'étaient bien
les plus absurdes dessins et les plus invraisemblables couleurs qui se
pussent imaginer, et rien ne pouvait mieux caractériser le mauvais goût
qui, en ce temps, marchait, faux et fade, à côté du grand goût splendide
de Rubens et des allures crânes et vraies de Callot.

Chaque époque résume ainsi les extrêmes; c'est pourquoi il ne faut
jamais désespérer de celle où l'on vit.

Il faut pourtant reconnaître que certaines phases de l'histoire de l'art
sont plus favorisées que d'autres, et qu'il en est où le goût est si pur
et si fécond, que le sentiment du beau pénètre dans tous les détails de
la vie usuelle et dans toutes les couches de la société.

Au moment de la pleine renaissance, tout prend un caractère d'élégante
invention, et l'on sent, jusque dans le moindre vestige, que les
agitations de la vie sociale ont favorisé merveilleusement l'essor de
l'imagination. Cet instinct descend alors de la région des hautes
intelligences jusqu'au pauvre artisan; depuis le palais jusqu'à la
chaumière, rien n'existe plus qui puisse habituer les yeux et l'esprit à
la vue du laid ou du trivial.

Il n'en était déjà plus ainsi sous Louis XIII, et les provinciaux de
l'endroit préféraient les tapisseries et les meubles tout modernes de M.
de Bois-Doré aux précieux spécimens du dernier siècle, que les reîtres
avaient pillés ou brisés dans le manoir de son père, cinquante ans
auparavant.

Quant à lui qui se croyait artiste, il ne regrettait pas ces
antiquailles, et, quand il pouvait harper sur les chemins quelque
barbouilleur de passage, il lui faisait dessiner sous ses yeux ce qu'il
se permettait naïvement d'appeler ses idées, en fait de meubles et de
décorations, lesquelles il faisait exécuter ensuite à grand prix, car il
ne reculait devant aucune dépense pour satisfaire ses goûts de luxe
puéril et bizarre.

Aussi son château était-il remplit de crédences à secret et de
_cabinets_ à surprises; de ces cabinets merveilleux, sortes de grandes
boîtes à tiroirs, au milieu desquelles un ressort faisait apparaître une
miniature de palais enchanté, soutenu de colonnes torses, incrusté de
grosses pierreries fausses, et meublé de petits personnages de lapis,
d'ivoire ou de jaspe.

D'autres cabinets, tout plaqués d'écaille transparente sur fond rouge et
rehaussé de cuivres brillants, ou tout incrustés d'ivoire historiée,
contenaient quelque chef-d'oeuvre de tabletterie, dont l'agencement
ingénieux et gros de mystères servait à enfermer les billets doux, les
portraits, cheveux, bagues, fleurs et autres reliques d'amour à l'usage
des beaux de l'époque. Bois-Doré faisait entendre que ses arcanes
d'ébénisterie regorgeaient de trésors de ce genre; quelques malveillants
prétendaient qu'ils étaient vides.

Malgré toutes les aberrations de sa magnificence, Bois-Doré avait fait
de son petit manoir un nid luxueux, chaud et brillant, qui lui avait
coûté plus qu'il ne valait, mais que l'on aimerait bien à retrouver
intact au fond d'un de ces petits châteaux du pays, aujourd'hui
délaissés, délabrés, tombant en ruine ou convertis en métairies.

Il y en aurait pour trois jours à examiner tous ces riens curieux que
l'on désigne à présent sous le nom nouveau de _bibelots_, et qui
seraient mieux nommés _bribelots_. Notre époque, curieuse et chercheuse,
a, du reste, le droit de donner le nom qu'il lui plaît à un genre
d'exploration qui lui est tout spécial, et nous acceptons de grand coeur
le verbe _bibeloter_, bien qu'il ne soit encore qu'à l'usage des
adeptes.

Pourtant, nous ne _bibeloterons_ pas ici l'intéressant mobilier de
Briantes, ce serait trop long, et nous dirons seulement que M. d'Alvimar
eût pu se croire dans la boutique d'un revendeur, tant la profusion de
colifichets entassés sur les dressoirs, sur les cheminées, ou montant en
pyramides sur les tables, contrastait avec l'austère nudité des palais
espagnols où il avait passé ses jeunes années.

Au milieu de toutes ces faïences et verroteries, flacons, flambeaux,
buires, lustres, vases, sans compter les aiguières, coupes ou drageoirs
d'or, d'argent, d'ambre ou d'agate; les sièges cloutés, frangés et
lampassés de toute forme et de toutes dimensions; les bancs et armoires
de chêne sculpté, à grands fermoirs de fer découpés sur fond de drap
écarlate; les rideaux de satin brochés d'or à petits et grands bouquets,
garnis de lambrequins galonnés d'or fin, etc., etc., il y avait
certainement de beaux ouvrages d'art et de charmants objets d'industrie
contemporaine mêlés à beaucoup d'affiquets puérils et de recherches
incommodes. En somme, l'effet général était chatoyant et agréable, bien
que tout cela fût trop entassé et que l'on n'osât y remuer, dans la
crainte de briser quelque chose.

Quand d'Alvimar eut exprimé sa surprise de trouver ce palais de la fée
Babiole au fond des humbles vallons du Berry, et que Bois-Doré lui eut
complaisamment montré les principales richesses de son appartement,
la gouvernante Bellinde, qui allait et venait en donnant des ordres
d'une voix claire et retentissante, annonça tout bas à son maître que le
souper était prêt, tandis que le page ouvrait les portes toutes grandes
en criant la formule d'usage et que l'horloge du château sonnait sept
heures avec carillon de musique à la mode des Flandres.

D'Alvimar, qui n'avait jamais pu s'habituer à l'abondance des mets en
France, fut surpris de voir la table couverte, non-seulement de pièces
d'orfévrerie et de flambeaux chargés du fleurs de cristal de toutes
couleurs, mais d'une quantité de plats comme s'il se fût agi de traiter
une douzaine de personnes de bon appétit.

--Eh! ce n'est point là un souper, lui dit Bois-Doré, à qui il
reprochait de le traiter comme un gourmand: ce n'est qu'un petit ambigu
aux flambeaux. Faites un effort, et, si mon _maître queux_ ne s'est
point enivré aujourd'hui en mon absence, vous verrez que le drôle sait
réveiller l'appétit paresseux.

D'Alvimar se laissa faire et reconnut que l'appétit lui venait malgré
lui.

Jamais il n'avait, à la table des grands seigneurs de sa nation, goûté
d'une chère aussi exquise, et, dans les plus riches hôtels de Paris, il
n'en avait point rencontré de meilleure. Ce n'étaient que petits plats
fins, convenablement relevés, très-savamment compliqués à la mode du
temps: cailles grasses farcies, bisques d'écrevisses, pâtisseries
légères, crèmes parfumées de plusieurs sortes dans des croûtes de
massepain, biscuits au safran, au girofle, vins fins de France, parmi
lesquels le vin vieux d'Issoudun pouvait rivaliser avec les meilleurs
clos de Bourgogne, et vins de dessert les plus chauds de Grèce et
d'Espagne.

Il y en eut pour deux heures à goûter un peu de tout, M. de Bois-Doré
parlant cave et cuisine en maître consommé, et mademoiselle Bellinde
dirigeant les valets avec une science et une habileté incomparables.

Le jeune page joua du téorbe fort agréablement pendant les deux premiers
services; mais, à l'apparition du troisième, un nouveau personnage se
présenta et causa à d'Alvimar quelque malaise, sans qu'il eût pu dire
pourquoi.




X


C'était un homme d'une quarantaine d'années, que le marquis salua du nom
de maître Jovelin, et qui, sans dire une parole, s'assit sur une chaise
de cuir doré dans un angle de la salle, de manière à ne pas gêner le
service des valets. Il portait un petit sac de serge rouge qu'il posa
sur ses genoux, et il se mit à regarder les convives d'un air doux et
souriant.

Sa figure était belle, quoique vulgaire quant aux traits. Il avait le
nez gros et la bouche grande, le menton fuyant et le front bas.

Malgré ces défauts, il était impossible à un honnête homme de le
regarder sans intérêt; et, pour peu que l'on fît attention à sa belle
chevelure noire très-négligée, mais fine et naturellement bouclée, à ses
magnifiques dents blanches, que montrait un sourire triste mais franc,
enfin à ses yeux noirs d'une si vive intelligence et d'une bonté si
sympathique, que sa figure jaune en était tout éclairée, on se sentait
comme obligé de l'aimer et même de le respecter.

Il était habillé comme un petit bourgeois, mais fort proprement, tout en
drap gris-bleu, avec des bas de laine; la casaque longue boutonnée, un
grand col rabattu tout uni et coupé carrément sur la poitrine, les
manches ouvertes à la manière flamande et un grand feutre sans plumes.

M. de Bois-Doré, après avoir demandé fort poliment comment il se portait
et donné l'ordre de lui servir un verre de vin de Chypre qu'il refusa de
la main, ne lui parla plus et s'occupa exclusivement de son hôte.

Ainsi le voulait la bienséance d'alors, un homme de qualité ne devant
pas témoigner beaucoup d'égards à un inférieur, sous peine de faire
injure à ses égaux.

Mais d'Alvimar remarqua très-bien que leurs yeux se rencontraient
fréquemment et qu'ils échangeaient, à chaque parole prononcée par le
marquis, un sourire de bonne intelligence, comme si celui-ci eût voulu
associer cet inconnu à toutes ses pensées, soit pour obtenir son
approbation, soit pour le distraire de quelque secrète souffrance.

Certes, dans tout cela il n'y avait pas de quoi alarmer M. Sciarra. Mais
peut-être n'était-il pas très-bien avec sa conscience; car cette belle
et honnête physionomie, loin de lui être agréable, le jeta dans un grand
trouble et dans de soudaines méfiances.

Pourtant le marquis ne dit pas un mot et ne fit pas la moindre question
qui eussent rapport aux motifs de la fuite de l'Espagnol au fond du
Berry. Il ne parla que de lui-même, et, en cela, il fit preuve de
savoir-vivre, car M. d'Alvimar n'avait encore paru disposé à aucune
confidence, et son hôte trouvait moyen de lui faire la conversation
sans l'interroger en quoi que ce fût.

--Vous me trouvez bien logé, bien meublé, bien servi, lui disait-il;
tout cela est vrai. Voilà déjà plusieurs années (il n'en disait pas le
compte) que je me suis retiré du monde pour me reposer un peu et me
refaire des fatigues de la guerre, en attendant les événements. Je vous
confesse que, depuis la mort du grand roi Henri, je n'aime plus ni la
cour ni la ville. Je ne suis pas un grand pleurard et je prends le temps
comme il vient; pourtant j'ai eu trois grands chagrins dans ma vie: le
premier, c'est quand je perdis ma mère; le second, quand je perdis mon
jeune frère; le troisième, quand je perdis mon grand et bon roi. Et il y
a cela de particulier dans mon histoire, que ces trois chères personnes
périrent de mort violente. Mon roi assassiné, ma mère par une chute de
cheval, et mon frère... Mais ce sont là des histoires trop tristes, et
je ne veux point, pour la première nuit que vous passez sous mon toit,
vous conter des choses malplaisantes à la veillée. Je vous dirai
seulement ce qui m'a jeté dans la paresse et dans la _casanerie_. Quand
j'eus vu expirer mon roi Henri, je me consultai ainsi: Tu as perdu tout
ce que tu aimais, tu n'as plus que toi-même à perdre; or donc, si tu ne
veux que ton tour vienne bientôt, tu feras aussi bien de fuir ces pays
de trouble et d'intrigue, et d'aller soigner ta pauvre personne affligée
et lassée, dans ton pays natal. Vous aviez donc raison de me croire
aussi heureux que possible, puisque j'ai pu prendre le parti qui me
convenait et me préserver de toute contrariété; mais vous auriez tort de
penser qu'il ne me manque rien; car, si je ne désire aucune chose, je ne
puis pas dire que je ne regrette personne. Mais c'est assez vous régaler
de mes peines, et je ne suis pas de ceux qui s'en nourrissent, sans
vouloir s'en consoler ou s'en distraire. Vous plaît-il entendre, tout en
goûtant, à ces gelées au cédrat, un musicien plus habile que le petit
page de tout à l'heure? Écoutez cela aussi, vous, mon bel ami,
ajouta-t-il s'adressant au page; cela ne vous fera point de mal.

Il avait, en parlant à d'Alvimar, envoyé à celui qu'il appelait maître
Jovelin un de ces regards affectueux qui ressemblaient à des prières
plus qu'à des ordres.

L'homme aux habits gris déboutonna la manche large qui couvrait une
manche plus étroite couleur de rouille et la rejeta derrière son épaule;
puis il tira de son sac une de ces petites cornemuses à bourdon court et
historié, que l'on appelait alors _sourdelines_, et qui étaient
employées dans la musique de chambre.

Cet instrument, aussi doux et voilé que les musettes de nos ménétriers
sont aujourd'hui bruyantes et criardes, était fort à la mode, et maître
Jovelin n'eut pas plus tôt préludé, qu'il s'empara non-seulement de
l'attention, mais de l'âme de ses auditeurs; car il jouait
supérieurement de cette sourdeline et la faisait chanter comme une voix
humaine.

D'Alvimar était connaisseur, et la belle musique avait sur lui cette
puissance de le porter à une tristesse moins amère que de coutume. Il se
livra d'autant plus volontiers à cette espèce de soulagement, qu'il se
sentit tranquillisé en reconnaissant dans ce personnage silencieux et
attentif, qu'il avait pris d'abord pour une manière d'espion doucereux,
un artiste habile et inoffensif.

Quant au marquis, il aimait l'art et l'artiste, et il écoutait toujours
son _maître sourdelinier_ avec une religieuse émotion.

D'Alvimar exprima gracieusement son admiration. Après quoi, le souper
étant fini, il demanda la permission de se retirer.

Le marquis sa leva aussitôt, fit signe à maître Jovelin de l'attendre,
au page de prendre un flambeau, et voulut conduire lui-même son hôte à
l'appartement qui lui était préparé; après quoi, il revint se mettre à
table, ôta son chapeau, ce qui, à cette époque, était signe que l'on se
mettait à l'aise sans cérémonie, contrairement à l'usage établi plus
tard; se fit servir une sorte de punch qu'on appelait clairette, mélange
de vin blanc, de miel, de musc, de safran et de girofle, et invita
maître Jovelin à s'asseoir vis-à-vis de lui, à la place que d'Alvimar
venait de quitter.

--Or çà, messire Clindor, dit le marquis en souriant avec bonhomie au
jeune garçon, qu'il avait, suivant son usage, affublé d'un nom tiré de
l'_Astrée_, vous pouvez aller souper avec la Bellinde. Dites-lui d'avoir
soin de vous, et nous laissez.--Attendez, fit-il au moment où le page
allait se retirer, voilà une manière de marcher dont je me suis promis,
tout ce jourd'huy, de vous reprendre. J'ai remarqué, mon bel ami, que
vous endossiez des façons que vous croyez peut-être militaires, mais qui
ne sont que vilaines. N'oubliez donc pas que, si vous n'êtes noble, vous
êtes en passe de le devenir, et qu'un gentil bourgeois au service d'un
homme de qualité est sur le chemin d'acquérir un petit fief et d'en
prendre le nom. Mais de quoi vous servira que je vous aide à décrasser
votre naissance, si vous travaillez à encrasser vos manières? Songez à
faire le gentilhomme, monsieur, et non point le paysan. Or donc, ayez de
l'aisance, évertuez-vous à poser les pieds tout entiers par terre en
marchant, et non à entamer le pas par le talon, pour finir sur l'orteil;
ce qui fait ressembler votre allure et le bruit de vos souliers à
l'amble d'un cheval de meunier. Sur ce, allez en paix, mangez bien et
dormez mieux, ou sinon, gare aux étrivières!

Le petit Clindor, dont le nom véritable était Jean Fachot (son père
était apothicaire à Saint-Amand), reçut la mercuriale de son maître et
seigneur avec grand respect, salua et s'en alla sur la pointe des pieds
comme un danseur, afin de bien montrer qu'il ne posait pas les talons
les premiers, puisqu'il ne les posait plus du tout.

Le vieux domestique, qui restait toujours le dernier, étant allé souper
aussi, le marquis dit à son sourdelinier:

--Eh bien donc, mon grand ami, ôtez-moi aussi ce grand feutre et
mangez-moi, sans crainte des valets, une bonne tranche de ce pâté et une
autre de ce jambon, comme vous faites tous les soirs quand nous sommes
tête à tête.

Maître Jovelin bégaya quelques sons inarticulés en signe de
remerciement, et se mit à manger, tandis que le marquis sirotait
lentement sa _clairette_, moins par gourmandise que par politesse pour
lui tenir compagnie; car il est bon de dire que, si ce vieillard avait
beaucoup de ridicules, il n'avait pas un seul vice.

Puis, pendant que le pauvre muet mangeait, le bon châtelain lui fit, à
lui tout seul, la conversation, ce qui était pour le musicien une grande
douceur, car personne autre ne prenait cette peine de parler à un homme
qui ne pouvait pas répondre; on s'était habitué à le traiter comme un
sourd-muet, en ce sens que, le sachant incapable de redire ce qu'il
entendait, on ne se gênait pas pour mentir ou médire à ses oreilles. Le
marquis seul l'entretenait avec beaucoup de déférence pour son noble
caractère, pour ses grandes connaissances et pour ses malheurs, dont
voici la courte histoire:

Lucilio Giovellino, natif de Florence, était un ami et un disciple de
l'illustre et infortuné Giordano Bruno. Nourri des hautes sciences et
des vastes idées de son maître, il avait, en outre, une grande aptitude
pour les beaux-arts, la poésie et les langues. Aimable, éloquent et
persuasif, il avait propagé avec succès les doctrines hardies de la
pluralité des mondes.

Le jour où Giordano mourut dans les flammes avec la tranquillité d'un
martyr, Giovellino avait été banni de l'Italie à perpétuité.

Cela s'était passé à Rome deux ans avant l'époque de notre récit.

Sous la main des tourmenteurs, Giovellino n'avait pas voulu accepter la
solidarité de tous les principes de Giordano. Tout en chérissant son
maître, il avait rejeté certaines de ses erreurs, et comme on n'avait pu
le convaincre que de la moitié de son hérésie, on ne lui avait appliqué
que la moitié de son supplice: on lui avait coupé la langue.

Ruiné, banni, brisé par les tortures, Giovellino était venu en France,
où il sonnait sa douce cornemuse de porte en porte, pour un morceau de
pain, lorsque, la Providence l'ayant amené à celle du marquis, il avait
été par lui recueilli, soigné, guéri, nourri, et, ce qui valait encore
mieux, chéri et apprécié. Il lui avait raconté par écrit ses infortunes.

Bois-Doré n'était ni savant ni philosophe; il s'était d'abord intéressé
à un homme poursuivi, comme il l'avait été longtemps lui-même, par
l'intolérance catholique. Cependant il n'eût pas aimé un sectaire
farouche, violent, comme bon nombre de huguenots non moins
persécuteurs, en ce temps-là, que leurs adversaires. Il savait
vaguement les blasphèmes imputés à Giordano Bruno; il se fit expliquer
ses dogmes. Giovellino écrivait avec rapidité, et avec cette clarté
élégante que les grands esprits commençaient à ne pas dédaigner, voulant
initier le vulgaire même à ces hautes questions que Galilée poursuivait
déjà dans le domaine de la science pure.

Le marquis se plut à cette causerie par écrit, qui résumait avec
sobriété, et sans les digressions de la parole, les points essentiels.
Peu à peu, il s'enthousiasma et se passionna pour ces définitions
nouvelles qui venaient le reposer et le débarrasser des assommantes
controverses. Il voulut lire l'exposé des idées de Giordano et même
celles de son prédécesseur Vanini. Lucilio sut les mettre à sa portée,
en lui signalant les endroits faibles ou faux, pour l'amener avec lui
aux seules conclusions que l'intelligence humaine proclame aujourd'hui
avec certitude: la création infinie comme le Créateur, les astres
infinis peuplant l'espace infini, non pour servir de luminaire et de
divertissement à notre petite planète, mais de foyers et d'aliments à la
vie universelle.

Cela était bien facile à comprendre, et les hommes l'avaient compris dès
la première lueur de génie qui s'était manifestée dans l'humanité. Mais
les doctrines de l'Église du moyen âge avaient rapetissé Dieu et le ciel
à la taille de notre petit monde, et le marquis crut rêver en apprenant
que l'existence du véritable univers (chose, disait-il, qu'il s'était
toujours imaginée) n'était pas une chimère de poëte.

Il n'eut pas de cesse qu'il ne se fût procuré un télescope, et il
s'attendait, le brave homme, tant il avait la tête montée, à voir
distinctement les habitants de la lune. Il lui fallut en rabattre; mais
il passait toutes ses soirées à se faire expliquer les mouvements des
astres et l'admirable mécanisme céleste dont Galilée, quelques années
plus tard, devait être condamné à abjurer l'_hérésie_, torturé, à
genoux, et la torche au poing.




XI


--Eh bien, s'écria le marquis pendant que son ami mangeait en se hâtant
par discrétion, bien que l'hôte aimable et civil l'engageât à prendre
son temps: qu'avez-vous fait aujourd'hui, mon redoutable savant? Oui, je
vous entends, de belles pages d'écriture. N'en perdez pas une ligne, au
moins! ce sont paroles d'or fin qui passeront à la postérité; car ces
temps d'obscurcissement s'en iront aux oubliettes du passé! Cependant
cachez toujours bien vos feuillets dans la crédence à secret que j'ai
fait mettre en votre chambre, quand vous n'écrivez pas dans la mienne.

Le muet fit signe qu'il avait écrit dans le cabinet du marquis, et que
ses feuillets étaient dans un certain coffre d'ébène, où le marquis les
assemblait. Il se faisait entendre de son hôte, par gestes, avec une
grande facilité.

--C'est encore mieux, reprit Bois-Doré; là, ils sont encore plus en
sûreté, puisque aucune femme n'y entre jamais. Ce n'est pas que je me
méfie de Bellinde; mais je la trouve trop dévote depuis ce nouveau
recteur que monseigneur de Bourges nous a envoyé, et qui ne vaut pas, je
le crains, notre vieil ami l'ancien curé, celui que nous tenions de
l'ancien archevêque, messire Jean de Beaune.

»Ah! que n'avons-nous conservé ce brave prélat avec sa grande barbe, sa
taille de géant, sa corpulence de futaille, son appétit de Gargantua, sa
belle figure, son grand esprit et son beau savoir! un des hommes les
plus fins et les meilleurs du royaume, bien que, à le voir, on l'eût
pris pour un bon vivant et rien de plus!

»Si vous fussiez venu de son temps, mon grand ami, vous n'eussiez point
eu à vous tenir caché au fond de cette petite capitainerie; force ne
vous eût point été de traduire votre nom en français, de céler votre
science, de passer pour un pauvre sonneur de cornemuse, et de laisser
croire aux gens d'ici que vous aviez été mutilé par les huguenots; notre
brave primat vous eût pris sous sa protection, et vous eussiez imprimé
vos belles pensées à Bourges, au grand honneur de votre nom et de notre
province, tandis que nous n'avons pour archevêques que les _trop hâtés
valets_ du Condé.

»Oui, oui, j'en ai encore appris de belles, aujourd'hui, chez de Beuvre,
sur le prince renégat de la foi de ses pères et des amitiés de sa
jeunesse! il nous inonde de jésuites, et, si le pauvre Henri revenait à
la vie, il verrait de plaisantes mascarades! M. de Sully est de plus en
plus en disgrâce. Le Condé lui achète par menace toutes ses terres du
Berry. Écoutez, il s'est fait donner le grand-bailliage et le
commandement de la grosse tour. Le voilà roi de notre province, et l'on
dit qu'il songe à devenir roi de France. Donc, les choses sont mal au
dehors, et il n'y a sûreté qu'au dedans de nos petites forteresses,
encore à la condition d'y être prudent et d'attendre avec patience la
fin de tout ceci.

Giovellino prit la main que le marquis lui tendait par-dessus la table
et la baisa avec cette éloquente effusion qui, chez lui, suppléait à la
parole. En même temps, il lui fit comprendre, par ses regards et sa
pantomime, qu'il se trouvait heureux près de lui, qu'il ne regrettait
pas la gloire et le bruit du monde, et qu'il était bien disposé à la
prudence, par crainte de compromettre son protecteur.

--Quant à ce jeune gentilhomme que vous m'avez vu introduire ici et
fêter de mon mieux, poursuivit Bois-Doré, il faut que vous sachiez que
je ne sais rien de lui, sinon qu'il est l'ami de messire Guillaume
d'Ars, qu'il court un danger, et qu'il y a à le cacher et le défendre au
besoin. Mais ne trouvez-vous pas surprenant que, de la journée, cet
étranger ne m'ait point pris à part une seule fois pour me confier son
cas, ou qu'il ne l'ait point fait lorsque naturellement, nous nous
sommes trouvés ensemble en arrivant céans?

Lucilio, qui avait toujours un crayon et un cahier de papier près de lui
sur la table, écrivit à Bois-Doré:

«Orgueil espagnol.»

--Oui! reprit le marquis, lisant, pour ainsi dire, avant qu'il eût
écrit, tant il avait pris, depuis deux ans, l'habitude de deviner ses
mots dès les premières lettres; «hauteur castillane,» voilà ce que je me
suis dit aussi. J'ai connu bon nombre de ces hidalgos, et je sais qu'ils
ne croient pas être impolis en manquant de confiance. Donc, il me faut
pratiquer ici l'hospitalité à la mode antique, respecter les secrets de
mon hôte et lui faire bon visage, comme à un ancien ami dont on croit
tout le plus honorable du monde. Mais cela ne m'oblige point à lui
donner la confiance qu'il me refuse, et c'est pourquoi vous avez vu que,
devant lui, je vous ai laissé en un coin comme un pauvre musicien à
gages. Et là-dessus, mon grand ami, je vous demande de m'excuser, une
fois pour toutes, de tous les manquements d'affection et de civilité
à quoi m'oblige le soin de votre sûreté, de même que pour ces habits
sans luxe et sans grâce que je vous fais porter...

Le pauvre Giovellino, qui, de sa vie, n'avait été si bien mis et si
tendrement choyé, interrompit le marquis en lui serrant les deux mains,
et Bois-Doré fut ému en voyant de grosses larmes de reconnaissance
tomber sur la grande moustache noire de son ami.

--Allons, dit-il, vous me payez trop, puisque vous m'aimez si bien!...
Il faut que je vous récompense à mon tour, en vous parlant de la
gentille Lauriane. Mais ce qu'elle m'a dit pour vous, faut-il vous le
redire? Vous n'en serez pas trop faraud?... Non?... Allons, voici.
D'abord:

«--Comment se porte votre druide?

»Moi de lui répondre que ce druide était sien bien plutôt que mien, et
qu'elle se devait bien ressouvenir que Climante n'était, dans
l'_Astrée_, qu'un faux druide, aussi amoureux que tout autre amant de
cette admirable histoire!

»--Oui, oui, a-t-elle répondu, vous m'en donnez à garder; si ce
Climante-ci était aussi épris de moi que vous me le montrez, il serait
venu avec vous aujourd'hui, tandis que deux semaines sont déjà écoulées,
que nous ne l'avons aperçu. Me direz-vous, comme dans votre _Astrée_,
qu'il a des _tressauts_ quand il entend mon nom, et des soupirs qui
semblent lui _mépartir l'estomac_? Je n'en crois rien et le regarde
plutôt comme un inconstant Hylas!

»Vous voyez que l'aimable Lauriane continue à se moquer d'_Astrée_, de
vous et de moi. Pourtant, lorsque je me suis départi d'elle à la nuit
tombée, elle m'a dit:

»--Je veux qu'après-demain vous ameniez chez nous le druide et sa
sourdeline, ou bien je vous ferai mauvaise mine, je vous en réponds.»

Le pauvre _druide_ écouta en souriant le récit de Bois-Doré; il savait
plaisanter à l'occasion, c'est-à-dire prendre en bonne part la
plaisanterie des autres. Il ne voyait dans Lauriane qu'une charmante
enfant dont il eût pu être le père; mais il était encore assez jeune
pour se souvenir d'avoir aimé, et, au fond du coeur, le sentiment de son
isolement dans la vie était pour lui une grande amertume.

En songeant au passé, il étouffa un soupir de regret et se mit à jouer
spontanément un air italien que le marquis aimait par-dessus tous les
autres.

Il le joua avec tant de charme et de passion, que Bois-Doré lui dit, en
se servant de son juron favori, tiré de M. d'Urfé:

--_Numes célestes!_ vous n'avez pas besoin de langue pour parler
d'amour, mon grand ami, et, si l'objet de vos feux était ici, il
faudrait qu'il fût sourd pour ne pas comprendre que toute votre âme se
confesse à la sienne. Mais, voyons, ne me ferez-vous point lire ces
pages de sublime science?...

Lucilio fit signe qu'il avait la tête un peu fatiguée, et Bois-Doré
s'empressa de l'envoyer dormir, après l'avoir fraternellement embrassé.

Le fait est que Giovellino se sentait, fort souvent, plus artiste et
plus sentimental que savant et philosophe. C'était à la fois une nature
enthousiaste et réfléchie.

Cependant M. de Bois-Doré s'était retiré dans «sa chambre de nuit,»
située au-dessus du salon.

C'était à bonnes enseignes qu'il avait dit à Lucilio qu'aucune femme ne
pénétrait jamais dans ce sanctuaire de son repos, ni dans les cabinets
qui en faisaient partie; les défenses les plus sévères étaient
portées contre Bellinde elle-même.

Le vieux Mathias (surnommé Adamas, par la même raison que Guillette
Carcat était forcée de s'appeler Bellinde, et Jean Fachot, Clindor)
avait seul le droit d'assister aux mystères de la toilette du marquis,
tant celui-ci était de bonne foi en s'imaginant que son fard et sa
teinture ne pouvaient être recélés que par l'arsenal de boîtes, de
fioles et de pots étalés sur ses tables.

Il trouva donc, comme de coutume, Adamas seul, préparant les papillotes,
les poudres et les graisses parfumées, qui devaient entretenir la beauté
du marquis jusque dans son sommeil.




XII


Adamas était un Gascon pur sang: bon coeur, bel esprit, langue
intarissable. Bois-Doré affectait très-naïvement de l'appeler son vieux
serviteur, bien qu'il fût l'aîne d'au moins dix ans.

Cet Adamas, qui l'avait suivi dans ses dernières campagnes, était son
âme damnée, et lui faisait savourer l'encens d'une admiration
perpétuelle, d'autant plus funeste à sa raison, qu'elle était le
résultat d'un engouement sincère. C'était lui qui lui persuadait qu'il
était encore jeune, qu'il ne pouvait pas devenir vieux, et que, sortant
de ses mains, luisant et colorié comme une image de missel, il devait
supplanter tous les freluquets et faire illusion à toutes les belles.

Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, témoin Sancho
Pança, qui disait de si fortes vérités à son maître. Mais Bois-Doré, qui
n'était qu'un excellent homme, jouissait du privilége d'être un
demi-dieu pour son laquais; et, tandis que des héros ont été la risée de
leurs gens, ce vieillard si moquable était pris au sérieux par la
plupart des siens.

Ainsi vont les choses en ce monde. Chacun a pu, comme moi, remarquer
qu'elles allaient quelquefois tout au rebours de la logique et du sens
commun.

Pourtant, celle-ci s'expliquait par l'immense bonté du vieux
gentilhomme. Les grands caractères rendent trop exigeant. À la moindre
faiblesse de leur part, on s'étonne; à la moindre impatience, on se
scandalise. Celui qui n'a pas de caractère du tout n'irrite jamais
personne et recueille les avantages de sa continuelle débonnaireté.

--Monsieur le marquis, dit Adamas, un genou en terre pour déchausser sa
vieille idole, il faut que je vous raconte une aventure bien singulière
arrivée tantôt en votre châtellenie.

--Parle, mon ami, parle, puisque tu as envie de parler, répondit
Bois-Doré, qui permettait à son attifeur de babiller familièrement avec
lui, et qui, d'ailleurs, à moitié endormi, aimait à se faire bercer par
quelque innocent commérage.

--Vous saurez donc, mon cher et bien-aimé maître, reprit Adamas avec son
accent gascon que nous ne chercherons pas à indiquer, que, vers les cinq
heures de ce soir, il est venu ici une femme fort étonnante, une de ces
pauvres femmes comme nous en avons vu tant sur les côtes de la
Méditerranée et dans les provinces du Midi; vous savez, monsieur, des
femmes assez blanches, avec de fortes lèvres, de beaux yeux et des
cheveux noirs... comme les vôtres!

En faisant cette comparaison sans aucune malice, Adamas portait
respectueusement sur un champignon d'ivoire la perruque de son maître.

--Tu veux parler, lui dit Bois-Doré sans se troubler de l'objet de la
comparaison, de ces Égyptiennes qui font toutes sortes de tours?

--Non pas, monsieur, non pas! Celle-ci est une Espagnole qui, je le
crois bien, jure par Mahomet quand elle est toute seule.

--Alors, tu veux dire que c'est une Morisque?

--Voilà, justement, monsieur le marquis; c'est une Morisque, et elle ne
sait pas un mot de français.

--Mais tu sais un peu d'espagnol?

--Un peu, monsieur. J'ai si peu oublié ce que j'en savais, que je me
suis mis à parler avec cette femme presque aussi couramment que je vous
parle.

--Eh bien, est-ce là toute l'histoire?

--Oh! non pas; mais donnez-moi le temps! Il paraît que cette Morisque
était de la grande bande des cent cinquante mille qui périrent quasi
tous, il y aune dizaine d'années, les uns par la faim et le meurtre, sur
les galères chargées de les transporter en Afrique, les autres par
misère et maladie, sur les côtes du Languedoc et de la Provence.

--Pauvres gens! dit Bois-Doré. Ceci est bien la plus détestable action
du monde!

--Est-il vrai, monsieur, que l'Espagne ait mis dehors un million de ces
Morisques, et qu'à peine une centaine de mille soit arrivée _en Tunis_?

--Je ne te saurais dire le nombre; mais je te dirai bien que ce fut une
boucherie, et que jamais bêtes de somme ne furent traitées comme ces
misérables humains. Tu sais que notre Henri eût voulu en faire des
calvinistes, ce qui les eût sauvés, en les faisant Français.

--Je me souviens fort bien, monsieur, que les catholiques du Midi n'en
voulaient pas ouïr parler, et disaient qu'ils les massacreraient tous
plutôt que d'aller à la messe avec ces diables. Les calvinistes
n'étaient pas plus raisonnables, ce qui fit que, en attendant de pouvoir
faire quelque chose pour ces malheureux, notre bon feu roi les laissa
tranquilles dans les Pyrénées. Mais, depuis sa mort, la reine régente a
voulu en débarrasser l'Espagne, et c'est alors qu'on les a jetés en mer,
avec ou sans navire. Cependant, quelques-uns ont accepté de se faire
baptiser chrétiens pour éviter ce mauvais sort, et la femme en question
a pris ce bon parti, quoique je la soupçonne de ne pas jouer bien franc
jeu.

--Qu'est-ce que cela te fait, Adamas? Crois-tu que le grand auteur du
soleil, de la lune et de la voie lactée...

--Plaît-il, monsieur? dit Adamas, qui ne mordait pas beaucoup aux
nouvelles connaissances de son maître et qui s'en inquiétait même un
peu; je n'entends pas _voix lactée_ pour une parole française.

--Je te dirai cela une autre fois, répondit le marquis en bâillant, car
il s'assoupissait devant le feu petillant dans l'âtre. Achève ton
histoire.

--Eh bien, monsieur, reprit Adamas, cette femme morisque est restée
jusqu'à l'an passé dans les montagnes des Pyrénées, où elle gardait des
troupeaux chez de pauvres fermiers; ce qui fait qu'elle a continué à
parler son patois catalan, que l'on entend assez bien de l'autre côté
des montagnes.

--Et c'est ce qui m'explique comment, avec son patois gascon, qui ne
diffère pas trop du montagnol, tu as pu bien parler _espagnol_ avec
cette femme.

--C'est comme voudra monsieur; tant il y a que je lui ai dit beaucoup de
mots espagnols qu'elle a très-bien compris.--Et puis il faut vous dire
qu'elle a avec elle un petit enfant qui n'est pas son enfant, mais
qu'elle aime comme une chèvre aime son chevreau, et que ce joli
garçonnet, qui a plus d'esprit qu'il n'est gros, parle français aussi
bien que vous et moi. Or, monsieur, cette Morisque, qui s'appelle en
français Mercédès...

--Mercédès est un nom espagnol! dit le marquis en montant à son grand
lit avec l'aide d'Adamas.

Je voulais dire que c'était un nom chrétien, poursuivit le valet. Donc,
Mercédès s'est mis en tête, il y a six mois, d'aller trouver M. de
Rosny, dont elle avait ouï parler comme du bras du feu roi, et dont on
lui avait dit que, bien que disgracié, il pouvait beaucoup par sa
richesse et sa vertu. Elle se mit donc en route pour le Poitou, où on
lui disait que résidait M. de Sully. N'êtes-vous pas étonné, monsieur,
de la résolution d'une femme si pauvre et si bornée, de traverser ainsi
la moitié de la France, à pied, seule avec un petit enfant, lequel n'a
guère plus de dix ans, pour aller trouver un aussi grand personnage?

--Mais tu ne me dis point quelle raison cette femme avait d'en agir
ainsi.

--Voilà, monsieur, le merveilleux de l'histoire! Que croyez-vous que ce
puisse être?

--J'aurais beau chercher! dis-le tout de suite, car il se fait tard.

--Je vous le dirais bien si je le savais; mais je ne le sais pas plus
que vous, et, de quelque façon que je m'y sois pris, je n'ai jamais pu
le lui faire dire.

--Alors, bonsoir.

--Attendez, monsieur, que je couvre le feu.

Et, tout en couvrant le feu, Adamas continua en élevant la voix:

--Cette femme est tout à fait mystérieuse, monsieur le marquis, et je
voudrais que vous la vissiez!

--À présent? dit le marquis réveillé en sursaut. Tu te moques, c'est
l'heure de dormir.

--Sans doute; mais demain matin?

--Elle est donc céans?

--Mais oui, monsieur! Elle demandait un coin pour passer la nuit à
couvert; je l'ai fait souper, car je sais que monsieur n'entend pas
qu'on refuse le pain aux malheureux, et je l'ai envoyée à la paille
après avoir causé avec elle.

--Et vous avez eu tort, mon ami: une femme est toujours une femme? Et...
j'espère qu'elle n'est pas là avec d'autres mendiants? Je ne veux pas de
débauche chez moi.

--Ni moi non plus, monsieur! Je l'ai mise seule avec son enfant dans le
petit cellier, où ils sont bien, je vous assure; ils ne paraissent pas
habitués à être si bien, les malheureux! Cette Mercédès est pourtant
aussi propre qu'on peut l'être dans une pareille pauvreté; voire, elle
n'est point du tout laide.

--J'espère, Adamas, que vous n'abuserez pas de sa misère?...
L'hospitalité est chose sacrée!

--Monsieur se moque d'un pauvre vieillard! c'est bon pour monsieur le
marquis d'avoir des principes de vertu! pour moi, je vous assure que je
n'en ai plus grand besoin, n'étant plus tenté du diable. D'ailleurs,
cette femme paraît très-honnête, et elle ne fait point un pas sans
son enfant pendu à sa robe. Elle a dû courir d'autres dangers que celui
de trop ma plaire; car elle a voyagé avec des bohémiens qui ont traversé
aujourd'hui le pays. Ils étaient une assez grande bande, en partie
Égyptiens, en partie ramassés un peu partout, comme c'est la coutume.
Elle dit que ces vagabonds n'ont pas été méchants pour elle, tant il est
vrai que les gueux se protègent les uns les autres. Ne connaissant pas
les chemins, elle les suivait, parce qu'ils disaient aller en Poitou;
mais elle les a quittés ce soir, disant qu'elle n'avait plus besoin
d'eux et qu'elle avait affaire dans le pays d'ici. Or, voilà, monsieur,
ce que je trouve encore fort surprenant, car elle n'a pas voulu me dire
pourquoi elle agissait ainsi. Qu'en pense monsieur?

Bois-Doré ne répondit rien; il dormait profondément, malgré le bruit que
faisait Adamas, un peu volontairement, pour le forcer à écouter son
histoire.

Quand le vieux serviteur vit que, tout de bon, le marquis était parti
pour le pays des songes, il le _borda_ avec précaution, posa dans
l'escarcelle de maroquin suspendue au dossier de son lit sa belle paire
de pistolets de campagne; à sa main droite, il plaça sur une table sa
rapière toute dégainée et son coutelas de chasse, son in-folio de
l'_Astrée_, superbe édition avec gravures, une large coupe d'hypocras,
un timbre avec son martinet, et un mouchoir de fine toile de Hollande,
tout parfumé de musc. Puis il alluma la lampe de nuit, souffla les
bougies _piolées_, c'est-à-dire jaspées de diverses couleurs, et rangea
au pied du lit les pantoufles de velours rouge et la robe de chambre de
serge de soie, brochée de vert sur vert.

Alors, au moment de se retirer, le fidèle Adamas contempla son maître,
son ami, son demi-dieu.

Le marquis, débarbouillé de toutes ses peintures, était un beau
vieillard, et le calme de sa bonne conscience répandait quelque chose de
respectable sur sa face endormie. Tandis que sa perruque reposait sur la
table et que ses habits, rembourrés pour masquer les creux que l'âge
avait faits à ses épaules et à ses jambes, gisaient épars sur les
fauteuils, son gros corps, aminci de moitié, dessinait ses contours
anguleux sous un lodier ou couvre-pied de satin blanc, rehaussé
d'armoiries en cannetille d'argent aux quatre coins.

Le dossier du lit, montant en panneau droit de dix pieds de haut, ainsi
que le ciel à lambrequins joint en forme de dais à ce grand panneau,
étaient aussi en satin blanc, piqué à l'aiguille sur l'ouate épaisse, et
rehaussé de larges dessins d'argent en relief: l'intérieur des rideaux
était pareil; la face extérieure était en damas rose.

Dans ce lit luxueux et si moelleux, cette vieille figure accentuée, et
toujours martiale dans sa douceur, avec sa moustache hérissée de
papillotes et son bonnet de taffetas ouaté, en forme de demi-mortier,
garni d'une riche dentelle relevée en l'air comme une couronne, offrait,
à la lueur d'une lampe bleuâtre, le plus singulier mélange de burlesque
et d'austérité.

--Monsieur dort bien, se dit Adamas; mais il a oublié de faire sa
prière, et c'est ma faute; je vais la faire pour lui.

Il se mit à genoux et pria très-dévotieusement; après quoi, il se retira
dans sa chambre, qui n'était séparée que par une cloison de celle de son
maître.

L'arsenal qu'Adamas avait disposé autour du lit du marquis n'était
qu'une affaire d'habitude ou de luxe.

Tout était parfaitement tranquille autour du petit manoir; dans le
manoir, tout dormait profondément.




XIII


Le premier éveillé fut M. Sciarra d'Alvimar, qui, accablé de fatigue,
s'était endormi aussi le premier.

Il n'aimait pas à rester au lit, et l'habitude d'une grande gêne,
habilement dissimulée, lui rendait inutiles les soins du valet de
chambre. Cela était d'autant mieux vu, que le vieil Espagnol qui
l'accompagnait n'eût pas volontiers consenti à remplir d'autres
fonctions que celles d'écuyer.

Pourtant, cet homme lui était aussi dévoué qu'Adamas l'était à
Bois-Doré; mais il y avait autant de différence dans leurs relations que
dans leurs caractères et dans leur respective situation.

Ils se parlaient peu, soit qu'ils y eussent de la répugnance, soit
qu'ils s'entendissent à demi-mot sur toutes choses. Et puis, jusqu'à un
certain point, le valet se considérait comme l'égal de son maître, vu
que leurs familles étaient aussi anciennes l'une que l'autre, et aussi
pures (du moins telle était leur prétention) de tout mélange avec les
races maure et juive, si solennellement méprisées et si atrocement
persécutées en Espagne.
                
 
 
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