Sanche de Cordoue, tel était le nom du vieil écuyer, avait vu naître le
jeune d'Alvimar dans le castel du village où lui-même, à force de
misère, était réduit au métier d'éleveur de porcs. Le jeune châtelain,
fort peu plus riche que lui, l'avait pris à son service, le jour où il
s'était décidé à aller chercher fortune à l'étranger.
On disait, dans ce village castillan, que Sanche avait aimé madame
Isabelle, mère de d'Alvimar, et même qu'il ne lui avait pas été
indifférent. On expliquait ainsi l'attachement de cet homme taciturne et
sombre pour un jeune homme hautain et froid, qui le traitait, non pas en
valet proprement dit, mais en subalterne inintelligent.
La vie rêveuse ou abrutie de Sanche se passait donc à soigner les
chevaux et à entretenir brillantes et afûtées les armes de son maître.
Le reste du temps, il priait, dormait ou songeait, évitant de se
familiariser avec les autres domestiques, qu'il regardait comme ses
inférieurs, ne se liant avec personne, vu qu'il se méfiait de tout le
monde, mangeant peu, ne buvant point, et ne regardant jamais en face.
D'Alvimar s'habilla donc lui-même et sortit, pour prendre connaissance
des êtres, bien qu'il fit à peine jour.
Le manoir avait vue immédiatement sur un petit étang, d'où un large
fossé sortait pour y rentrer, après avoir fait le tour des bâtiments,
lesquels consistaient, comme nous l'avons dit, en un massif
d'architecture de plusieurs époques:
1º Un pavillon tout neuf, blanc, fluet, couvert d'ardoises, grand luxe
dans un pays ou l'on employait alors tout au plus la tuile, et couronné
de deux mansardes à tympans festonnés et ornés de boules[10];
2º Un autre pavillon, déjà très-ancien, mais bien restauré, avec toit
de mairain[11], et ressemblant à la forme de certains chalets suisses.
Ce _logis,_ qui contenait les cuisines, les offices et les chambres
d'amis, offrait la disposition sauvage des vieux temps d'alarme. Il
n'avait pas de porte extérieure, on n'y pénétrait que par les autres
bâtiments; ses fenêtres donnaient sur le préau, et sa façade, tournée
sur la campagne, avait pour _tous huis_ deux petits trous carrés, placés
dans le gable comme deux petits yeux méfiants sur une face muette;
3º Une tour prismatique à porte ogiviale, délicatement travaillée,
ladite tour à toit d'ardoises, également quinquagone et surmontée d'un
clocheton à épi et à girouette très-élancée. Cette tour contenait
l'unique escalier du manoir et reliait le vieux logis et le logis neuf.
À ce massif tenaient d'autres constructions basses pour les domestiques
de l'intérieur, logés sur le bord du fossé.
Le préau, avec son puits au milieu, était fermé par le manoir, l'étang,
un autre logis à un seul étage, orné aussi de mansardes à boules de
pierre, et destiné aux écuries, gens de suite et équipages de chasse;
enfin, par la tour d'entrée, moins belle et moins grande que celle de la
Motte-Seuilly, mais soutenue d'un mur de défense percé de meurtrières à
fauconneaux, pour le balayage des abords du pont.
Cette chétive fortification était suffisante, en raison de la double
enceinte des fossés: le premier, autour du préau, large, profond, à eau
courante; le second, autour de la basse-cour, marécageux, mais garni de
bonnes murailles.
Entre les deux enceintes, à la droite du pont, s'étendait le jardin,
assez vaste, clos de murs élevés et de fossés bien tenus; à gauche, le
mail, le chenil, le verger, la ferme et la prairie avec le pigeonnier
seigneurial, la héronnière et la fauconnerie; vaste enclos s'étendant
jusqu'aux maisons du bourg, qui, presque toutes, étaient la propriété du
marquis.
Le bourg était fortifié, et, en quelques endroits, la base massive de
ses petites murailles datait, dit-on, du temps de César.
En comparant l'exiguité du manoir avec l'étendue du domaine, avec le
riche mobilier entassé dans les appartements et avec les habitudes
luxueuses du seigneur, M. d'Alvimar se demanda la raison de ce
contraste; et, comme il n'était guère enclin à la bienveillance, il en
conclut que le marquis cachait peut-être sa fortune, non par avarice,
mais parce que la source de cette fortune n'était pas bien claire.
Il ne se trompait pas précisément.
Le marquis avait cela de commun avec un grand nombre de gentilshommes de
son temps, qu'il s'était enrichi sans trop de scrupule dans les troubles
civils, aux dépens des riches abbayes, et au moyen des contributions de
guerre, des droits de conquête et de la contrebande du sel.
Le pillage était, à cette époque, une sorte de droit des gens, à preuve
la réclamation de M. d'Arquian, se plaignant légalement d'avoir eu son
château brûlé par M. de la Châtre, «contrairement à tous usages de
guerre, car du bris et saccage de ses meubles, il n'en eût point
seulement parlé.»
Quant à la contrebande du sel, il eût été difficile de trouver, au
commencement du XVIIe siècle, un noble de nos provinces qui
regardât comme une injure la qualification de _gentilhomme faux
saulnier_.
L'opulence dont M. de Bois-Doré faisait, du reste, bon usage par sa
libéralité et sa charité inépuisables, n'était donc pas un mystère dans
le petit pays de la Châtre; mais il évitait sagement d'attirer sur lui,
par une vaste demeure et par un état de maison trop splendide,
l'attention du gouvernement de la province.
Il savait bien que les tyranneaux qui se partageaient les deniers de la
France n'eussent pas manqué de prétextes, soi-disant légaux, pour lui
faire rendre gorge.
D'Alvimar parcourut les jardins, création comique de son hôte, et dont
il était certainement plus vain que de ses plus beaux faits d'armes.
Il avait, sur une médiocre étendue de terrain, prétendu réaliser les
jardins d'_Isaure_, tels qu'ils sont décrits dans l'_Astrée_: «Ce lieu
enchanté _fut_ (soit) en fontaines et en parterres, _fut_ en allées et
en ombrages.» Le grand bois qui faisait un si gracieux dédale était
représenté par un bosquet en labyrinthe où n'étaient oubliés ni le carré
de coudriers, ni la _fontaine de la vérité d'amour_, ni la _caverne de
Dumon et de Fortune_, ni l'_antre de la vieille Mandrague_.
Toutes ces choses parurent fort puériles à M. d'Alvimar, mais non pas
cependant aussi absurdes qu'elles nous le sembleraient aujourd'hui.
La monomanie de M. de Bois-Doré était assez répandue de son temps pour
n'être pas une excentricité. Henri IV et sa cour avaient dévoré
l'_Astrée_, et, dans les petites cours d'Allemagne, les princes et
princesses prenaient encore ces noms redondants que le marquis imposait
à ses gens et à ses bêtes. La vogue passionnée du roman de M. d'Urfé a
duré deux siècles; il a encore ému et charmé Jean-Jacques Rousseau;
enfin, il ne faut pas oublier qu'à la veille de la Terreur, l'habile
graveur Moreau mettait encore dans ses compositions des dames qui
s'appelaient Chloris et des messieurs qui s'appelaient Hylas et
Cidamant. Seulement, ces noms illustres étaient portés, dans la vignette
et dans la romance, par des marquis de fantaisie, tandis que les
nouveaux bergers se nommaient Colin ou Colas. On avait fait un petit pas
vers le réel; la bergerie n'en valait pas mieux: d'héroïque, elle était
devenue grivoise.
D'Alvimar, voulant se faire une idée du pays environnant, traversa le
hameau, qui se composait d'une centaine de feux, et qui est
littéralement situé dans un trou. Il en est ainsi de beaucoup de ces
vieilles localités. Quand elles ne sont pas assez fortes pour percher,
fières et menaçantes, sur les hauteurs escarpées, elles semblent se
cacher à dessein dans le creux des vallons, comme pour échapper à la vue
des bandes de maraudeurs.
Cet endroit est, au reste, un des plus jolis du bas Berry. Les chemins
de gravier qui y aboutissent sont bons et propres en toute saison. Deux
jolis petits ruisseaux lui font une défense naturelle qui put être mise
à profit jadis pour le camp de César.
Un de ces ruisseaux alimentait les fossés du château; l'autre,
au-dessous du village, traversait deux petits étangs.
L'Indre, qui coule à trois pas de là, reçoit ces eaux courante; et les
emmène le long d'une étroite vallée coupée de chemins creux, ombragés et
parsemés de terrains vagues et incultes d'un aspect sauvage.
Il ne faut pas chercher la grandeur, mais la grâce dans ce petit désert,
où les beaux terrains vierges, les buissons, les folles herbes, les
genêts, les bruyères et les châtaigniers vous enferment de toutes
parts.
Sur les bords de l'Indre, qui devient tout à fait ruisseau à mesure
qu'on remonte vers sa source, les fleurs sauvages croissent avec une
abondance réjouissante à voir[12]. Le ruisselet tranquille et clair a
déchiré tous les terrains qui gênaient sa marche et formé des îlots de
verdure où les arbres poussent avec vigueur. Trop serrés pour être
imposants, ils étendent sur l'eau une voûte de feuillage.
Autour du hameau, le sol est fertile. De magnifiques noyers et une
quantité d'arbres fruitiers de haute taille en font un nid de verdure.
La majeure partie des terres appartenait à M. de Bois-Doré. Il affermait
les bonnes; les mauvaises étaient son pays de chasse.
M. d'Alvimar, après avoir exploré cette petite contrée, qui, par son
isolement et l'absence de communications, lui faisait espérer aussi
l'absence de rencontres inquiétantes, rentra dans le hameau et se
demanda s'il irait rendre visite au recteur.
Il était échappé à M. de Beuvre de dire devant lui à Bois-Doré:
--Et votre nouveau paroissial? fait-il toujours des sermons dans le goût
de la Ligue?
Ce mot avait donné l'éveil à l'Espagnol.
--Si cet ecclésiastique est zélé pour la bonne cause, pensait-il, il
peut m'être utile de l'avoir pour ami; car ce de Beuvre est un huguenot,
et le Bois-Doré, avec sa tolérance, ne vaut pas mieux. Qui sait si je
pourrai vivre en bonne intelligence avec de pareilles gens?
Il commença par visiter l'église, et il fut scandalisé de son
délabrement et de sa nudité, qui attestaient l'incurie de l'ancien
desservant, l'indifférence du châtelain et la tiédeur des paroissiens.
Bois-Doré, dont l'abjuration réelle ou prétendue n'avait fait aucun
bruit, n'avait pas songé à signaler son retour à l'orthodoxie par des
dons à l'église du village et des largesses au chapelain. Ses vassaux,
qui haïssaient les huguenots, n'avaient pas salué son retour définitif,
en 1610, par des réjouissances bien sincères; mais leurs suspicions
avaient vite fait place à un grand attachement, vu qu'à la place d'un
régisseur qui les pressurait, ils avaient trouvé un seigneur débonnaire
et prodigue de bienfaits.
On était donc médiocrement _dévotieux_ au hameau de Briantes; et les
paysans ayant contesté je ne sais quelle dîme à je ne sais quelle
moinerie, l'archevêque leur avait envoyé un homme très-bien stylé, tant
pour ramener ces mauvaises gens aux bons principes, que pour surveiller
les opinions du châtelain.
Le pieux Sciarra s'agenouilla dans l'église et murmura quelque formule
de prière; mais il ne se sentit pas disposé à prier avec le coeur, et il
sortit bientôt pour se rendre chez le recteur.
Il n'eut pas la peine d'aller chez lui; car il le vit sur la place,
causant avec Bellinde, et il eut le loisir de l'examiner.
C'était un homme encore jeune, d'une figure bilieuse, doucereuse et
dissimulée. Probablement, les préoccupations du monde temporel étaient
aussi vives chez lui que chez d'Alvimar; car il n'eut pas plus tôt
aperçu, sortant de l'église, cet élégant et grave étranger, qu'il ne
songea plus qu'à se demander qui ce pouvait être.
Il savait fort bien déjà qu'un hôte nouveau était arrivé la veille au
manoir, car il n'avait guère d'autre occupation que de s'enquérir des
faits concernant le marquis; mais comment un homme aussi pieux que
l'indiquait cette matinale visite d'Alvimar à l'église pouvait-il frayer
avec un converti aussi douteux que Bois-Doré?
Tandis qu'il essayait de se renseigner à cet égard auprès de la
gouvernante du château, il remarqua qu'il ne pouvait pas se détourner
une seule fois sans rencontrer les yeux de cet étranger fixés sur les
siens.
Il fit donc quelques pas avec la Bellinde pour se mettre hors de sa vue,
en homme qui ne voulait pas risquer un salut avant de savoir à qui il
avait affaire.
D'Alvimar, qui comprit ou devina sa préoccupation, resta à l'attendre
dans le petit cimetière qui entourait l'église, résolu, d'après
l'inspection de sa physionomie, à lui adresser la parole et à se lier
avec lui.
Il était là, songeant à sa destinée, problème dont il était constamment
obsédé, et que la vue des tombes éparses semblait lui rendre plus
irritant que de coutume.
D'Alvimar croyait à l'Église, mais il ne croyait pas au vrai Dieu.
L'Église était pour lui l'institution de discipline et de terreur par
excellence, l'instrument de torture dont un Dieu implacable et farouche
se servait pour établir son autorité. S'il y eût bien réfléchi, il se
fût volontiers persuadé que le miséricordieux Jésus était entaché
d'hérésie.
L'idée de la mort lui était odieuse. Il craignait l'enfer, et, par un
effet naturel des mauvaises croyances, il ne pouvait pas conformer sa
vie à la rigidité de ses principes.
Il n'avait de ferveur que pour la discussion; seul avec lui-même, il
trouvait son coeur sec, son esprit tendu et troublé par l'ambition
mondaine. Il se le reprochait en vain. La pensée de la damnation ne
saurait être féconde, et les terreurs ne sont pas des remords.
--Il faudra donc mourir! se disait-il en regardant les renflements du
gazon qui couvrait, comme les sillons d'un champ, la tombe de ces
obscurs villageois; mourir peut-être sans fortune et sans pouvoir, comme
les misérables serfs qui n'ont pas même laissé un nom à inscrire sur ces
petites croix de bois pourri! Ni crédit ni renommée en ce monde! Des
colères, des déceptions, d'inutiles travaux, d'inutiles efforts... des
crimes, peut-être!... tout cela pour arriver au seuil de l'éternité,
sans avoir pu servir la gloire de l'Église en cette vie et sans avoir
mérité mon pardon dans l'autre!
Tout en pensant à la destinée, il en vint à se persuader que l'influence
du diable avait gâté la sienne.
Il songea un instant à se confesser à ce prêtre dont l'oeil lui avait
paru intelligent, et puis il eut peur de confier les secrets qui
dévoraient sa vie et son repos.
Au milieu de ces idées noires, il vit enfin arriver M. Poulain, qui vint
à lui en le saluant avec déférence.
La connaissance fut bientôt faite.
Ces deux hommes sentirent, dès les premiers mots, qu'ils étaient aussi
ambitieux l'un que l'autre.
Le recteur emmena d'Alvimar chez lui et l'invita à déjeuner.
--Je ne pourrai vous offrir, lui dit-il, qu'un repas bien pauvre; ma
cuisine ne ressemble pas à celle du château. Je n'ai ni valets ni
vassaux à mes ordres pour servir de pourvoyeurs à mes festins. La
frugalité de ma table vous permettra donc de garder assez d'appétit pour
faire honneur encore à celle du marquis, dont la cloche ne sonnera pas
avant deux ou trois heures d'ici.
Il y avait, dans ce début, un sentiment d'aigreur jalouse contre _le
château_ qui n'échappa pas à l'Espagnol. Il se hâta d'accepter le
déjeuner du recteur, certain d'apprendre là tout ça qu'il devait
espérer ou craindre de l'hospitalité du marquis.
XIV
M. Poulain commença par dire du bien du châtelain.
C'était un très-bon homme; il avait de bonnes intentions; il donnait
beaucoup aux pauvres, on ne pouvait le nier: malheureusement, il
manquait de lumières, il distribuait ses aumônes à tort et à travers,
sans consulter l'_intermédiaire naturel_ entre le château et la
chaumière, à savoir le recteur paroissial. Il était un peu fou,
inoffensif par lui-même, dangereux par sa position, par sa richesse, par
les exemples de sensualité raffinée, de légèreté et d'indifférence
religieuse qu'il donnait à son entourage.
Et puis il avait chez lui un personnage très-suspect: ce joueur de
cornemuse qui n'était peut-être pas aussi muet qu'il feignait de l'être,
quelque hérétique ou faux savant, qui se mêlait d'astronomie,
d'astrologie, peut-être!
Le vieux Adamas ne valait pas mieux: c'était un vil flatteur et un
hypocrite; et ce page, si ridiculement affublé en petit gentilhomme, lui
qui, comme bourgeois, n'avait pas le droit de porter du satin, et qui
venait le dimanche à la messe avec une manière de surcot damassé!
Toute cette valetaille ne valait rien. On était tout au plus poli avec
M. Poulain; point de prévenance marquée: on ne l'avait pas encore invité
à dîner d'une manière particulière et pressante. Ou s'était contenté
de lui dire que son couvert était mis, une fois pour toutes. C'était en
user avec trop peu de façons. Cela était surprenant de la part d'un
homme qui avait vécu longtemps à la cour. Il est vrai que, chez le
Béarnais, on ne se piquait pas d'un grand savoir-vivre, et les gens de
rien y étaient affreusement gâtés; enfin, il n'y avait _au château_ que
la Bellinde qui parût une personne de sens.
D'Alvimar trouva que M. Poulain avait du jugement; le sonneur de
musette, surtout, lui sembla de nouveau mériter les soupçons.
Pourtant il ne s'intéressa pas longtemps à ces petites choses.
Dès qu'il se fut assuré qu'il ferait bien de ne témoigner aucune
confiance au vieux marquis, il monta plus haut dans ses préoccupations
et voulut savoir ce qu'il devait penser des gros bonnets de la province.
M. Poulain était au courant de tous les petits secrets du gouvernement
de Bourges. Il entendait la politique comme d'Alvimar: s'emparer de la
vie privée de chacun pour arriver à exercer son ascendant sur les
affaires générales.
Ce mauvais prêtre vit qu'il pouvait parler; il avoua qu'il se déplaisait
mortellement dans ce petit hameau, mais qu'il y prenait patience, vu
que, un jour ou l'autre, M. de Bois-Doré ou son voisin M. de Beuvre
pourrait bien lui fournir l'occasion d'une petite persécution qu'il
désirait subir plutôt qu'exercer.
--Vous m'entendez bien; il vaut mieux être sur le terrain de la
défensive que sur la brèche de l'agression. On n'est jamais solide sur
une brèche; si ces parpaillots du Bas-Berry pouvaient me faire quelque
menace ou même un peu de mal, j'en ferais, moi, assez de bruit pour
sortir de ces fonctions infimes et de ce pays désert. N'allez pas me
croire ambitieux; je ne le suis que de servir l'Église, et, pour être
utile, il faut accepter la nécessité de se mettre en vue.
--Ce petit prestolet est plus fort que moi, se dit d'Alvimar; il sait
attendre et se bien placer pour tirer sur l'ennemi; moi, j'ai toujours
été agressif, c'est ce qui m'a perdu. Mais il est toujours temps de
profiter des bons conseils; j'en viendrai demander souvent à cet
homme-ci.
En effet, cet homme, qui avait l'air de s'occuper de commérages de
clocher, et qui, au fond, ne s'en souciait que pour en tirer parti,
était plus fort que d'Alvimar; à telles enseignes qu'en une heure, il le
pénétra, lui si méfiant, et sut, sinon les secrets de sa vie, du moins
ceux de son caractère, ses déceptions, ses revers, ses désirs et ses
besoins.
Quant il l'eut bien confessé en ayant l'air de ne confesser que
lui-même, il lui parla ainsi, allant droit au but:
--Vous avez plus de chances que moi pour parvenir, vu que la fortune est
la grande condition du pouvoir. Un prêtre ne peut pas faire fortune
comme un laïque. Il faut qu'il arrive lentement, par les seules forces
de son esprit et de son zèle. Il ne doit pas oublier que la richesse
n'est pas son but, et il ne peut la désirer que comme un moyen. Quant à
vous, du jour au lendemain, vous êtes libre d'avoir de la fortune. Il ne
s'agit que de vous marier.
--Je ne crois pas! dit d'Alvimar. Les femmes de ce temps corrompu font
la fortune de leurs amants plus volontiers que de leurs maris.
--Je l'ai ouï dire, répondit M. Poulain; mais je sais le remède.
--Oui-da! Vous tenez là un grand secret!
--Très simple et très-facile. Il ne faut pas viser si haut que vous avez
peut-être fait. Il ne faut pas épouser une femme du grand monde. Il faut
chercher une bonne dot et une femme simple au fond d'une province. Vous
m'entendez bien? Il faut dépenser l'argent à la cour, et n'y pas mener
la femme.
--Quoi! épouser une bourgeoise?
--Il y a des demoiselles nobles qui sont plus riches et aussi modestes,
que des bourgeoises.
--Je n'en connais pas.
--Il y en a, en ce pays, sans aller bien loin!... La petite veuve de la
Motte-Seuilly?
--Elle a tout au plus de l'aisance.
--Vous jugez sur les apparences. On n'a pas ici l'habitude du luxe.
Excepté ce fou de marquis, toute la noblesse sédentaire vit sans éclat;
mais il y a de l'argent. Le faux saulnage et la pillerie des couvents
ont enrichi les gentilshommes. Quand vous voudrez, je vous prouverai
qu'avec les revenus de madame de Beuvre, vous mèneriez un train des plus
convenables à Paris. Elle est, d'ailleurs, apparentée aux premières
familles de France, et toutes ne verraient pas avec déplaisir un
Espagnol bien pensant dans leur alliance.
--Mais n'est-elle pas calviniste comme son père?
--Vous la convertirez!... à moins que son calvinisme ne vous soit un
prétexte tout trouvé pour la laisser vivre au fond de son petit manoir.
--Vous voyez loin, monsieur le recteur! Mais si, un jour ou l'autre,
vous déclarez la guerre à cette famille...
--Pourvu que je ne la fasse pas dépouiller de ses biens, cette guerre
peut vous être utile dans l'occasion. Faites attention que je ne vous
conseille pas de malmener et de délaisser votre femme, mais d'avoir la
liberté de vous absenter d'elle pour tes besoins de votre condition. Si
elle devenait acariâtre ou récalcitrante, on pourrait la mater par son
hérésie. La liberté de conscience accordée à ces gens-là est subordonnée
à des restrictions qu'ils enfreignent souvent. Nous les tenons donc
toujours, à preuve que cette petite veuve ne trouve pas à se remarier.
Les jeunes gens du pays, qui sont las de la guerre de châteaux,
craignent d'épouser la guerre. Vous n'auriez donc pour concurrent, en ce
moment-ci, que, peut-être, M. Guillaume d'Ars, qui est un modéré et qui
est assidu à la Motte; mais, à Bourges, on saura le retenir dans
d'autres liens. C'est un jeune beau-fils facile à distraire. D'ailleurs,
avec une veuve qui doit s'ennuyer de la solitude, il faudrait, fait
comme vous l'êtes, n'avoir pas grande habileté pour échouer. Je vois, à
votre sourire, que vous n'êtes pas inquiet du succès.
--Eh bien, j'avoue que vous dites la vérité, répondit d'Alvimar, qui se
rappela vivement, tout à coup, l'émotion que la jeune dame n'avait pas
réussi à lui cacher, et sur laquelle il avait bien pu se méprendre. Je
crois que, si je le voulais...
--Il faut le vouloir... Pensez-y, répondit M. Poulain en se levant. Si
vous êtes décidé, j'en écrirai confidentiellement à des gens qui peuvent
beaucoup.
Il voulait parler des jésuites, qui avaient déjà ébranlé M. de Beuvre en
le menaçant d'empêcher sa fille de se remarier. On pouvait rendre à ce
gentilhomme sa propre tranquillité, au prix de ce mariage. D'Alvimar
comprit à demi-mot, promit au recteur d'y penser sérieusement et de lui
rendre réponse le surlendemain, puisque, précisément, il devait passer
la journée du lendemain chez madame de Beuvre.
La cloche du château annonçait le repas du marquis. M. d'Alvimar prit
congé du prestolet qui lui faisait augurer de meilleures destinées, et
il reprit le chemin du manoir.
Il se sentait plus fort et plus gai qu'il lui l'avait été depuis bien
des jours, parce qu'il se sentait en communication avec un esprit actif,
capable de le soutenir au besoin. Le courage lui revenait. Cette fuite
en Berry, cet asile inquiétant chez des ennemis de sa croyance et de ses
opinions, et cette sorte d'isolement, qui, deux heures auparavant, se
présentaient à sa pensée sous des couleurs sombres, lui souriaient
maintenant comme une heureuse aventure.
--Oui, oui, cet homme a raison, pensait-il. Ce mariage me sauvera. Je
n'ai qu'à vouloir. Que je tourne la tête à cette petite provinciale, et
je pourrai lui avouer ma disgrâce à la cour. Elle se fera un point
d'honneur de m'en dédommager. D'ailleurs, s'il faut faire le modéré
pendant quelques jours... eh bien, j'essayerai! Allons, courage! mon
horizon s'éclaircit, et peut-être que l'astre de ma fortune va enfin
sortir de la nuée.
Il leva la tête en se parlant ainsi, et vit, devant lui, sur le pont du
préau, l'enfant de la Morisque montant hardiment un des chevaux de la
_carroche_ du marquis.
Mercédès avait demandé à Adamas la permission de passer la journée au
château, et le bonhomme la lui avait accordée au nom de son maître, à
qui il voulait la présenter dès qu'il serait visible.
En jouant dans la cour, l'enfant avait plu au cocher (carrossier ou
carrosseur, comme on disait alors; _carrosseux_, comme on disait en
Berry) et celui-ci avait consenti à le percher sur _Squilindre_,
tandis que lui-même, monté sur _Pimante_ (l'autre cheval de carrosse),
tenait le bridon et menait l'attelage prendre, dans le ruisseau, son
bain de jambes quotidien.
D'Alvimar fut frappé de la figure de cet enfant, qu'il avait vu, la
veille, se jeter en mendiant dans les jambes de son cheval et fuir
devant son fouet, et qui, à cette heure, perché sur le monumental
destrier Squilindre, le regardait de haut en bas, d'un air de triomphe
bénévole.
Il était impossible de voir une figure plus intéressante et plus
touchante que celle de ce petit vagabond. C'était pourtant une beauté
sans éclat; il était pâle, brûlé du soleil et paraissait frêle. Ses
traits n'étaient peut-être pas irréprochables; mais il y avait dans
l'expression de ses yeux d'un noir doux, et dans le tendre et fin
sourire de sa bouche délicate, quelque chose d'irrésistible pour
quiconque n'avait pas le coeur fermé au divin charme de l'enfance.
Adamas avait subi instinctivement cette douce puissance, et déjà les
plus grossiers valets de la basse-cour la subissaient aussi. Ces rudes
natures sont parfois si bonnes! N'est-ce pas de celles-là que madame de
Sévigné a dit qu'on trouvait «des âmes de paysans plus droites que des
lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent?»
Mais d'Alvimar, n'aimant pas la candeur, n'aimait pas les enfants, et
celui-ci, en particulier, lui causa un déplaisir dont il ne put se
rendre compte.
Il eut donc une sensation de vertige et de froid, comme si, au moment de
rentrer plus calme et moins triste dans ce manoir de Briantes, la herse
lui fût tombée sur la tête.
Il était sujet, depuis quelques années, à ces vertiges subits, et il
mettait volontiers sur le compte des visages qui le frappaient dans ces
moments-là un phénomène qui se passait en lui-même. Il croyait à des
influences mystérieuses, et, pour les détourner, il s'empressait, à tout
hasard, de renier et de maudire intérieurement les êtres qui lui
semblaient investis de cette puissance occulte.
--Puisse ce gros cheval le casser le cou! murmura-t-il en lui-même en
relevant, sous son manteau, deux doigts de sa main gauche pour conjurer
le mauvais oeil.
Il recommença ce geste cabalistique en voyant la Morisque venir vers lui
dans le préau.
Elle s'arrêta un moment, et, comme la veille, elle le regarda avec une
attention qui l'irrita.
--Que me voulez-vous? lui dit-il brusquement en marchant à elle.
Elle ne répondit rien, et, le saluant, elle courut pour rejoindre son
enfant, qu'elle s'inquiétait de voir à cheval.
Le marquis venait au-devant de son hôte avec Lucilio Giovellino.
--Venez donc manger, lui dit-il; vous devez être mort de faim! La
Bellinde se désole de ne vous avoir pas vu sortir ce matin, et,
conséquemment, de vous avoir laissé partir à jeun pour la promenade.
M. d'Alvimar ne crut pas devoir parler de sa visite et de son repas au
presbytère. Il parla de la beauté agreste des environs et du temps doux
et riant de cette matinée d'automne.
--Oui, dit Bois-Doré, nous en avons pour plusieurs jours encore, car le
soleil...
Il fut interrompu par un cri perçant qui partait du dehors, et, courant
le plus vite qu'il put, pour savoir ce que c'était, il se trouva sur
le pont avec d'Alvimar et Lucilio; l'un, qui l'avait précédé, l'autre,
qui le suivait machinalement.
Ils virent alors la Morisque au bord du fossé, étendant les bras avec
angoisse vers son enfant, que le gros cheval emmenait dans l'eau, et
prête à s'y jeter, du point assez escarpé où elle se trouvait.
XV
Voici ce qui était arrivé.
Le petit bohème, heureux et fier d'équiter à lui tout seul un si grand
dada, avait gentiment persuadé au carrosseux de lui laisser tenir le
bridon. Le bon Squilindre, se sentant livré à cette petite main, et,
d'ailleurs, excité par les joyeux petits talons qui _tabourinaient_ sur
ses flancs, s'était aventure trop avant sur la droite, avait perdu le
gué et passé sous le pont à la nage. Le carrosseux essayait d'aller à
son secours; mais Pimante, plus méfiant que son camarade, refusait de
perdre pied; et l'enfant, se tenant aux crins, était enchanté de cette
circonstance.
Pourtant les cris de sa mère l'arrachèrent à son ivresse, et il lui
cria: dans une langue qui ne fut comprise que de Lucilio:
--N'aie pas peur, mère, je me tiens bien.
Mais il était entré dans le courant de la petite rivière qui alimentait
le fossé. Le lourd et flegmatique Squilindre en avait déjà assez, et ses
naseaux, largement ouverts et tendus, annonçaient son malaise et son
inquiétude.
Il n'avait pas l'esprit de retourner en arrière; il s'en allait droit
sur l'étang, où l'impossibilité de franchir le barrage pouvait bien
épuiser ce qui lui restait de force pour nager.
Cependant le danger n'était pas encore imminent, et Lucilio s'efforçait
de faire entendre, par gestes, à la Morisque de ne pas se jeter à l'eau.
Elle n'en tenait compte et descendait le talus gazonné, lorsque le
marquis, voyant le danger que couraient ces deux pauvres êtres, essaya
de déboutonner son manteau.
Il se fût jeté à la nage; il allait le faire sans consulter personne et
sans que d'Alvimar comprit son dessein, lorsque Lucilio, qui s'en
aperçut et que rien ne gênait, sauta du pont dans le fossé et se mit à
nager avec vigueur vers l'enfant.
--Ah! ce bon, ce brave Giovellino! s'écria le marquis oubliant, dans son
émotion, la traduction française qui dénaturait le nom de son ami.
D'Alvimar enregistra ce nom dans les petites archives de sa mémoire, qui
était très-fidèle, et, tandis que le marquis s'approchait du talus pour
calmer et retenir la Morisque, il resta, lui, sur le pont, regardant
avec un singulier intérêt ce qu'il adviendrait de l'aventure.
Cet intérêt n'était pas celui que toute bonne âme eût ressenti en
pareille circonstance, et pourtant l'Espagnol éprouvait une vive
anxiété.
Il ne tenait pas à ce que le muet fût noyé, ce qui n'avait aucune raison
d'arriver; mais il souhaitait que l'enfant périt, chose qui paraissait
très-possible. Il ne demandait pas au ciel d'abandonner cette pauvre
créature; il ne raisonnait pas son cruel instinct; il le subissait,
malgré lui, comme un mal bizarre, insurmontable. Il sentait de plus en
plus cet enfant lui inspirer une terreur superstitieuse.
--Si ce que j'éprouve est une révélation de ma destinée, pensait-il,
elle s'agite et se décide en cet instant. Si l'enfant meurt, je suis
sauvé; s'il est sauvé, je suis perdu.
L'enfant fut sauvé.
Lucilio rejoignit le cheval, prit le petit cavalier par le collet de sa
souquenille, et alla le jeter sur la talus, dans les bras de sa mère,
qui avait suivi, en courant et en criant, les péripéties de ce petit
drame.
Puis il retourna tranquillement chercher le trop simple Squilindre, qui
s'acharnait contre le barrage de l'étang, et, le forçant à rebrousser
chemin, le remit sain et sauf aux mains du carrosseux éperdu.
Toute la maison était accourue aux cris de la Morisque, et l'on fut
attendri de la voir, «toute pleurante,» embrasser les genoux de Lucilio,
et lui parler en arabe avec effusion, en s'étonnant qu'il ne lui
répondit pas un mot, bien qu'il eût l'air d'entendre cette langue et
qu'il l'entendit fort bien.
Le marquis embrassa Lucilio en lui disant tout bas:
--Eh! mon pauvre ami! pour un homme tourmenté par la main du bourreau
jusque dans la moelle des os, vous êtes encore un vigoureux nageur!
Dieu, qui sait que vous ne vivez que pour le bien, a voulu faire en vous
des miracles. Or ça, allez vitement changer de tout, et vous, Adamas,
faites sécher et réchauffer ce petit diable, qui n'a pas l'air plus
effrayé que s'il sortait de son lit. Je souhaite que, tout à l'heure,
après mon repas, vous me l'ameniez avec sa mère; faites-les donc
aussi propres que vous pourrez.--Mais où donc est passé M. de Villareal?
Ce prétendu Villareal était rentré dans le château, et, seul dans sa
chambre, il priait le Dieu vindicatif auquel il croyait de ne point trop
le punir de l'âpreté avec laquelle il avait désiré, _sans cause_, la
mort du polit bohémien.
Nous appelons ainsi l'enfant, pour faire comme les gens qui
l'entouraient en cet instant; mais, lorsque, après le dîner, M. de
Bois-Doré passa dans une ancienne salle de son castel, qu'Adamas
décorait du titre pompeux de salle des audiences, et quelquefois de
salle de justice; quand ce vieux ministre de l'intérieur du marquis lui
présenta la Morisque et son enfant, le premier mot du marquis fut pour
s'écrier, après un moment de silence imposant:
--Plus je considère ce garçonnet, plus je m'assure qu'il n'est ni
Égyptien, ni Morisque, mais bien plutôt Espagnol de bonne race, et
peut-être même de sang français.
Il ne fallait pas être bien sorcier pour faire cette découverte;
néanmoins, elle fut écoutée avec grand respect par Adamas, qui, en sa
qualité d'introducteur, restait présent à la conférence. M. d'Alvimar et
Lucilio étaient invités par le marquis à former l'assistance.
--Voyez, continua Bois-Doré naïvement satisfait de sa pénétration, en
écartant la grosse chemise blanche de l'enfant: sa figure est brûlée du
soleil, mais pas plus que celle de nos paysans en temps de moisson; son
cou est blanc comme neige, et voilà des pieds et des mains si petits,
que jamais serf ou vilain n'en eut de pareils. Allons, mon petit lutin,
n'ayez point honte, et, puisque vous entendez le français, à ce que
l'on dit, répondez-nous Comment vous nomme-t-on?
--_Mario_, répondit l'enfant sans hésiter.
--Mario? C'est là un nom italien!
--Je ne sais pas, moi.
--De quel pays êtes-vous?
--Je suis Français, je crois.
--Où êtes-vous né?
--Je ne m'en souviens pas.
--Je le crois bien, dit le marquis en riant; mais demandez-le à votre
mère.
Mario se tourna vers la Morisque et ouvrit la bouche pour lui parler.
Il avait un air d'expression et de bonheur de se sentir accueilli
paternellement par ce beau monsieur qui le tenait entre ses jambes, et
dont il touchait timidement, du bout de ses petits doigts, les beaux
habits de soie et le joli petit chien enrubané.
Mais, dès qu'il eut rencontré les yeux de sa mère, il parut comprendre
un avertissement de grande importance; car il quitta doucement M. de
Bois-Doré, et, se rapprochant de la Morisque, il baissa les yeux sans
rien dire.
Le marquis lui adressa d'autres questions auxquelles il ne répondit pas
davantage, quoique, par un doux et tendre regard, il semblât lui
demander furtivement pardon de son impolitesse.
--Je crois, mon ami Adamas, dit le marquis, que tu m'as un peu surfait
ton histoire, en prétendant que ce garçonnet parlait couramment notre
langue. Il est vrai qu'il la prononce assez bien et qu'il a dit
plusieurs mots sans trop d'accent étranger; mais je crois qu'il n'en
sait pas davantage. Puisque tu sais si bien l'espagnol (pour moi,
j'avoue en savoir fort peu), fais-le donc s'expliquer.
--Inutile, monsieur la marquis, dit Adamas sans se déconcerter, je vous
jure que le petit drôle parle français comme un clerc: seulement, il est
intimidé devant vous, voilà toute l'affaire.
--Mais non! dit le marquis; c'est un petit lion qui n'a peur de rien. Il
est sorti de l'eau aussi riant qu'il y est entré, et il voit bien que
nous sommes de bonnes gens.
Mario parut très-bien comprendre; car son oeil aimable disait oui, tandis
que l'oeil intelligent et craintif de la Morisque, s'arrêtant sur
d'Alvimar, semblait dire non, quant à celui-là.
--Voyons, voyons, reprit le bon M. Sylvain en reprenant Mario dans ses
jambes, je veux que nous soyons bons amis. J'aime les enfants, et
celui-ci me plaît. N'est-ce pas, maître Jovelin, que voilà une figure
qui n'est pas faite pour tromper, et un regard d'enfant qui va droit au
coeur? Il y a du mystère là-dessous, et je veux le savoir. Écoute, maître
Mario, si tu me réponds la vérité, je te donnerai... Que veux-tu que je
te donne?
L'enfant, obéissant à l'impétuosité naïve de son âge, s'élança sur
Fleurial, le beau petit chien blanc qui, lorsque son maître était assis,
ne quittait pas son giron.
Il semblait que Mario était résolu à tout pour l'avoir; mais un nouveau
regard de Mercédès l'avertit de se contenir, et il remit le petit chien
sur les genoux du marquis, à la grande satisfaction de celui-ci, qui
avait craint de s'être trop avancé.
L'enfant secoua la tête d'un air triste et fit signe qu'il ne voulait
rien.
Jusque-là, d'Alvimar n'avait rien dit; tout en faisant sa prière
après la scène du fossé, il avait repassé dans la mémoire, rapidement,
mais avec certitude, toutes les circonstances de sa vie. Rien ne s'y
était formulé qui pût avoir rapport, même indirectement, avec une femme
et un enfant dans la situation où ceux-ci se trouvaient.
L'émotion qu'il avait ressentie était donc une pure hallucination; il
s'était repenti de ne l'avoir pas surmontée tout de suite; il avait
repris possession de sa raison.
Pendant le dîner, le marquis ne lui avait point parlé du récit d'Adamas
sur le mystérieux voyage de Mercédès. Lui-même ne l'avait écouté, la
veille au soir, que d'une oreille, en s'endormant. D'Alvimar, depuis
quelques minutes, regardait donc avec une tranquillité méprisante ces
deux mendiants, et il avait cru trouver enfin la cause vulgaire de sa
répugnance pour eux.
Il prit la parole.
--Monsieur le marquis, dit-il, si vous me permettez de me retirer, je
crois qu'avec quelque argent vous ferez parler ce drôle tant que vous
voudrez. Il est possible que ce soit un chrétien volé par cette
Morisque, car je n'ai aucun doute sur la race de celle-ci. Pourtant,
vous vous tromperiez beaucoup si vous pensiez que la couleur de la peau
soit un signe certain. Il y a de ces misérables enfants qui sont aussi
blancs que nous, et, si vous voulez être sûr de quelque chose, vous
ferez bien de soulever les cheveux qui couvrent le front de celui-ci;
vous y trouverez peut-être la marque du fer rouge.
--Quoi! dit le marquis en souriant, ont-ils tellement peur de l'eau du
baptême qu'ils l'effacent par le feu?
Cette marque est celle de l'esclavage, reprit d'Alvimar. La loi
espagnole la leur inflige. On les marque au front d'une S et d'une tête
de clou, ce qui se traduit ainsi de la langue figurée en espagnol:
_Esclave_.
--Oui, dit le marquis, je me souviens, c'est un rébus! Eh bien, je le
trouve fort laid, et, si ce pauvre petit en est marqué et qu'il soit
esclave de votre nation, je le rachète, moi, et je le fais libre sur la
bonne terre de France.
Mercédès n'avait rien compris à ce qui se disait autour d'elle.
Seulement, elle voyait avec anxiété d'Alvimar s'approcher de Mario,
comme pour le toucher; mais d'Alvimar n'eut, pour rien au monde, souillé
sa main gantée au contact d'un More, et il attendait que le marquis
soulevât les cheveux de l'enfant; seulement, le marquis n'en faisait
rien, et cela par un sentiment de délicate commisération pour la pauvre
mère dont il croyait comprendre l'humiliation et l'inquiétude.
Quant à Mario, il comprenait de quoi il s'agissait; mais, dominé et
comme fasciné par le regard de Mercédès, il se renfermait dans un
impassible silence.
--Vous le voyez, dit d'Alvimar au marquis, il baisse la tête et cache sa
honte. Allons, j'en sais assez sur leur compte, et je vous laisse en
cette honnête compagnie. Il n'y a point de danger qu'ils desserrent les
dents devant un Espagnol, et ils savent apparemment que je le suis. Il y
a, entre cette race abjecte et la nôtre, un instinct d'aversion qui fait
qu'ils nous sentent comme le gibier sauvage sent l'approche du chasseur.
Cette femme, je l'ai rencontré hier sur les chemins, et je suis sur
qu'elle a essayé quelque pratique de sorcellerie sur mon cheval, car il
est boiteux ce matin. Si j'étais le maître de cette maison, une pareille
vermine n'y resterait pas un instant de plus!...
--Vous êtes mon hôte, répondit Bois-Doré mêlant à sa politesse un accent
de dignité et de fermeté dont M. d'Alvimar ne l'eût pas cru capable, et,
en cette qualité, vous avez droit à ne point rencontrer chez moi de
discussion contre vos idées, qu'elles soient ou non les miennes. Si la
vue de ces malheureux vous importune, comme je ne veux pas qu'il soit
dit que vous avez été contrarié dans ma maison en chose que ce soit, on
s'arrangera pour qu'ils ne blessent point vos regards; mais vous ne
sauriez exiger que je chasse brutalement un enfant et une femme.
--Non, certes, monsieur, dit d'Alvimar reprenant possession de lui-même;
ce serait méconnaître vos bontés, et je vous demande pardon de mon
emportement. Vous savez l'horreur de ma nation pour ces infidèles, et je
sais, moi, que j'aurais dû la contenir ici.
--Que voulez-vous dire? demanda Bois-Doré un peu impatienté; nous
prenez-vous pour des musulmans?
--À Dieu ne plaise, monsieur le marquis! je voulais parler de la
tolérance française en général, et, comme c'est une loi de civilité que
de se conformer aux usages de la nation où l'on reçoit l'hospitalité, je
vous promets de m'observer et de voir chez vous sans répugnance
quiconque il vous plaira d'accueillir.
--À la bonne heure! répondit le bon marquis en lui tendant la main. Vous
plaît-il que, dans un instant, quand j'aurai fini ici, je vous mène tuer
un lièvre ou deux?
--C'est trop de bonté, dit d'Alvimar en sortant; mais ne vous dérangez
pas pour moi: avec votre permission, et en attendant l'heure du dîner,
j'irai écrire quelques lettres.
Le marquis, s'étant levé pour le saluer, se rassit avec sa grâce
nonchalante, et, s'adressant à Lucilio:
--Notre hôte est un cavalier bien élevé, lui dit-il; mais il est vif,
et, tout bien considéré, il a un grand malheur en la tête, qui est
d'être trop Espagnol. Ces gens sublimes méprisent tout ce qui n'est
pas eux; mais je crois qu'ils se sont rompu les reins en martyrisant et
en exterminant ces pauvres Morisques. Ils s'en mangeront les mains, un
jour ou l'autre. Les Morisques étaient courageux au travail et soigneux
de la propreté, au pays de la paresse et de la vermine. Ils étaient doux
et humains avant qu'on les eût provoqués si durement. Allons, allons, si
nous tenons là un pauvre débris de cette race qui fut si grande au temps
passé, ne marchons pas dessus. Ayons pitié! Dieu pour tous!
Lucilio avait écouté le marquis avec une religieuse attention, mais en
écrivant, pendant qu'il disait ses dernières paroles.
--Que faites-vous là? lui dit Bois-Doré.
Lucilio lui passa son papier, qui parut un vrai grimoire au marquis.
--Ce sont, lui répondit le muet avec son crayon, les excellentes paroles
que vous venez de dire, traduites en arabe. Voyez si l'enfant sait lire
et s'il entend cette langue.
Mario regarda le papier qu'on lui présenta et courut le lire à la
Morisque, qui l'écouta avec une grande émotion, baisa l'écriture et vint
se mettre à genoux devant le marquis.
Puis elle se tourna vers Giovellino et lui dit en arabe:
--Homme de coeur et de vertu, dis à cet homme de bien ce que je vais te
dire. Je n'ai pas voulu parler ma langue devant l'Espagnol. Je n'ai pas
voulu que l'enfant dît un mot devant lui. L'Espagnol nous hait, et, en
quelque lieu qu'il nous rencontre, il nous fait du mal. Pourtant
l'enfant est chrétien, il n'est pas esclave. Tu peux voir sur mon front
la marque de l'inquisition; elle y est encore, quoique je fusse bien
petite quand on m'a brûlée.
Et, en parlant ainsi, elle défaisait le mouchoir de serpillière bariolée
qui retenait ses longs cheveux noirs, et montrait son front, qui ne
présentait aucune trace de feu.
Mais elle se le frappa du creux de la main, et aussitôt l'horrible
_rébus_ se dessina en blanc sur la peau rougie.
--Mais, reprit elle en relevant la chevelure abondante et douce de
Mario, tu peux regarder ce jeune front. S'il eût été marqué comme le
mien, la trace ne serait pas encore possible à méconnaître. C'est un
front baptisé par un prêtre de ta religion; l'enfant est instruit dans
la foi et dans la langue de ses pères.
Pendant que la Morisque parlait, Lucilio écrivait traduisant, et le
marquis lisait à mesure.
--Demandez-lui son histoire, dit-il au muet; faites-lui savoir que nous
portons intérêt à ses malheurs et que nous la prenons sous notre
protection.
Il ne fut pas nécessaire que Lucilio écrivit les interruptions de
Bois-Doré. Mario, qui parlait aussi facilement l'arabe que le français
et le catalan, les traduisait, au fur et à mesure, à sa mère adoptive,
avec une remarquable fidélité.
Nous continuerons donc l'entretien de ces quatre personnes, comme si
toutes quatre avaient parlé la même langue et comme si Lucilio, prompt à
transcrire, n'eût pas été empêché d'en parler une seule.
XVI
La Morisque parla ainsi:
--Mario, mon bien-aimé, dis à ce seigneur bienfaisant que je sais mal
parler l'espagnol, et le français encore moins; je dirai mon histoire à
son _écrivain_, et il la lira.
«Je suis fille d'un pauvre fermier de la Catalogne. C'est en Catalogne
que le peu de Mores épargnés par l'inquisition vivaient encore
tranquilles, espérant qu'on les y laisserait gagner leur vie en
travaillant, puisque nous n'avions pris part à aucune des guerres de ces
derniers temps, si malheureux pour nos frères des autres provinces
d'Espagne.
»Mon père s'appelait Yésid en arabe, et Juan on espagnol; moi, baptisée
par _aspersion_ comme les autres, j'étais la chrétienne Mercédès, mais
la morisque Ssobyha[13].
»J'ai à présent trente ans. J'en avais treize quand on commença à nous
avertir secrètement que nous allions être chassés et dépouillés à notre
tour.
»Déjà, avant ma naissance, le terrible roi Philippe II avait ordonné
que, dans le délai de trois ans, tous les Morisques devaient savoir la
langue castillane et ne plus parler, lire ou écrire en arabe,
publiquement ou secrètement; «que tous les contrats en cette langue
seraient nuls; que tous nos livres seraient brûlés; «que nous
quitterions nos costumes pour porter ceux des chrétiens;»que les femmes
morisques sortiraient sans voile, le visage découvert;»que nous
n'aurions ni fêtes ni danses, ni chants nationaux; «que nous perdrions
nos noms de famille et d'individu pour prendre des noms chrétiens; que
ni hommes, ni femmes morisques ne pourraient plus se baigner à l'avenir,
et que nos bains seraient détruits dans nos maisons.
»Ainsi, on nous insultait jusque dans la pudeur de nos moeurs et dans la
santé de nos corps! Mes parents s'étaient soumis. Quand ils virent que
cela ne servait de rien et qu'on ne les persécutait que pour avoir leur
argent, ils songèrent à en amasser et à en cacher le plus qu'ils
pourraient, afin de s'enfuir quand le danger de la mort reviendrait.
»À force de travail et de patience, ils se firent un petit trésor.
C'était, disaient-ils, pour m'empêcher de mendier comme tant d'autres
qui s'étaient laissé surprendre. Mais il était écrit que, comme tous les
autres, je tendrais la main.
»Nous étions encore assez heureux, malgré les humiliations dont on nous
abreuvait. Nos seigneurs espagnols ne nous aimaient point; mais, comme
ils voyaient bien que nous seuls, en Espagne, savions et voulions
cultiver leurs terres, ils demandaient à leur roi de nous épargner.
»Quand j'eus dix-sept ans, le roi Philippe III fit rendre tout à coup un
nouveau décret contre tous les Morisques catalans. Nous étions bannis du
royaume avec les _biens meubles_ que nous pourrions emporter sur nos
corps. Dans trois jours, sous peine de mort, il nous fallait quitter nos
maisons et aller, sous escorte, au lieu de l'embarquement. Tout chrétien
qui cacherait un Morisque irait pour six ans aux galères.
»Nous étions ruinés. Pourtant, nous mîmes sur nous, mon père et moi,
l'or que nous pouvions emporter, et nous partîmes sans nous plaindre. On
nous promettait de nous conduire en Afrique, au pays de nos ancêtres.
»Alors nous demandâmes au Dieu de nos pères de nous reprendre pour ses
fidèles enfants.
»On nous laissa, pendant le voyage, remettre nos anciens costumes, qui
se conservaient depuis un siècle dans les familles, et chanter nos
prières dans notre langue, que nous n'avions pas oubliée; car, en dépit
des décrets, nous n'en parlions pas d'autre entre nous.
»Nous fûmes entassés comme des animaux sur les galères de l'État, mais,
à peine embarqués, on nous demanda le prix de la traversée. La plupart
n'avaient rien. On exigea que les riches payassent pour les pauvres.
»Mon père, voyant qu'on jetait à la mer ceux qui ne trouvaient pas de
caution, paya sans regret pour tous ceux qui étaient dans notre
embarcation; mais, quand on vit qu'il n'avait plus rien, on le jeta à la
mer comme les autres!...»