George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
Ici, la Morisque s'arrêta. Elle ne pleurait pas, mais sa poitrine était
serré.

--Détestables coquins d'Espagnols! Pauvres Morisques! murmura le
marquis.

Puis il ajouta, comme averti par un triste regard de Lucilio:

--Hélas! la France n'a fait mieux, et la régente les a traités
absolument de même!

Mercédès reprit:

--Me voyant seule au monde, sans un dernier, et privée de tout ce que
j'aimais, je voulus suivre mon pauvre père; on m'en empêcha. J'étais
jolie. Le patron de la galère me voulait pour esclave. Mais Dieu
déchaîna la tempête, et il fallut songer à lutter contre elle. Plusieurs
embarcations furent englouties, des milliers de Morisques périrent avec
leurs bourreaux.

»La galère qui nous portait fut emmenée par l'orage sur les côtes de
France, et vint se briser vers un lieu dont je n'ai jamais su le nom.

»Je fus jetée au rivage, au milieu des morts et des mourants; c'était
mon salut. Je me traînai dans des rochers où, toute mouillée et toute
brisée, m'étant bien cachée et n'ayant pas la force d'aller plus loin,
je dormis pour la première fois depuis beaucoup de jours et beaucoup de
nuits.

»Quand je m'éveillai, la tempête était finie. Il faisait chaud, j'étais
seule. Le navire brisé était à la côte, les morts sur la grève. J'avais
faim, mais j'avais encore assez de forces pour marcher.

»Je m'éloignai le plus vite que je pus du rivage, où je craignais de
rencontrer des Espagnols, et je m'en allai par les montagnes, mendiant
le pain, l'eau et le gîte. On me recevait bien mal; mon costume
inquiétait les paysans.

»Enfin, je rencontrai quelques femmes de ma race qui étaient établies
dans un village et qui me donnèrent un habillement; elles me
conseillèrent de cacher ma religion et mon origine, parce que les hommes
du pays n'aimaient pas les étrangers et détestaient surtout les
Morisques. Il paraît, hélas! qu'on les déteste partout, car on m'a dit,
plus tard, qu'au lieu d'accueillir comme des frères ceux qui purent
arriver en Afrique, les Berbères les ont massacrés ou réduits à un pire
esclavage que celui de l'Espagne.

»Comment pouvais-je suivre le conseil qu'on me donnait de cacher mon
origine? Je ne savais pas assez bien la langue catalane pour cela.
D'abord, on me fit quelque aumône; mais, quand un Espagnol passait, il
disait aux gens du pays:

»--Vous avez là chez vous une Morisque.

»Et l'on me chassait de partout. Je marchai de vallée en vallée.

»Un jour, je me trouvai sur une grande route qui était celle de Pau,
comme je l'ai su plus tard, et c'est là que le ciel me fit rencontrer
une femme encore plus malheureuse que moi. C'était la mère de l'enfant
que vous voyez, et qui est devenu le mien...»

--Continuez, dit le marquis.

Mais Mercédès s'arrêta encore, parut réfléchir, et dit, s'adressant à
Lucilio.

--Je ne peux pas raconter l'histoire des parents de l'enfant, si ce
n'est à vous seul... qui lui avez sauvé la vie, et qui me paraissez un
ange sur la terre. Si l'on veut me garder ici quelques jours et que je
ne voie aucun danger pour Mario, je jure que je dirai tout; mais je
crains l'Espagnol, et j'ai vu ce vieux seigneur mettre sa main dans la
sienne, après l'avoir repris de sa dureté pour nous. J'ai tout compris
avec mes yeux: les seigneurs sont les seigneurs, et les pauvres esclaves
ne doivent pas espérer que les meilleurs mêmes prendront leur parti
contre leurs égaux.

--Il n'y a pas d'égaux qui tiennent! s'écria le marquis lorsque Lucilio
lui eut traduit, par écrit, la réponse du Mercédès. Je jure, sur ma foi
de chrétien et sur mon honneur de gentilhomme, de protéger le faible
envers et contre tous.

La Morisque répondit qu'elle dirait la vérité, mais qu'elle cacherait
certains détails inutiles.

Puis elle reprit ainsi:

--J'étais sur la route de Pau, mais au coeur des montagnes, dans un
endroit fort désert. Là, comme je me reposais en me cachant, par crainte
des mauvaises gens que l'on rencontre en tous pays, je vis passer un
homme qui voyageait avec sa femme.

»La femme marchait un peu en avant; des bandits accoururent par
derrière eux, tuèrent et volèrent ce voyageur, si vite, que sa femme ne
le vit point, et, revenant pour l'appeler, le trouva mort en travers du
chemin.

»À cette vue, elle tomba mourante, et je vis qu'elle était enceinte.

»Je ne savais comment la soulager et la consoler. À genoux près d'elle,
je priais et je pleurais, lorsqu'un homme à la moustache grise et tout
habillé de noir parut à cheval, et vint savoir pourquoi je pleurais
ainsi. Je lui montrai cette femme couchée sur le corps de son mari. Il
lui parla en plusieurs langues, car il était un grand savant; mais il
vit bientôt qu'elle n'était pas en état de répondre.

»La secousse qu'elle venait d'éprouver hâtait son accouchement.

»Des bergers passaient avec leurs troupeaux. Il les appela; et, comme
ils virent que cet homme de bien était un prêtre de leur religion
chrétienne, ils obéirent à son commandement et portèrent la femme dans
leur maison, où elle mourut, une heure après avoir mis Mario au monde,
et après avoir donné au prêtre la bague de mariage qu'elle avait au
doigt, sans pouvoir rien expliquer, mais en lui montrant l'enfant et le
ciel!

»Le prêtre s'arrêta chez les bergers pour faire ensevelir ces pauvres
morts, et, comme il crut que j'avais été l'esclave de cette dame, il me
confia l'enfant en me disant de le suivre. Mais je ne voulus pas le
tromper, ayant connu qu'il était savant et humain. Je lui dis mon
histoire, et comment j'avais vu, par hasard, l'assassinat du
colporteur.»

--C'était donc un colporteur? dit le marquis.

--Ou un gentilhomme déguisé, répondit Mercédès; car sa femme avait, sous
sa pauvre cape, les vêtements d'une dame, et lui-même, quand on le
dépouilla pour l'ensevelir, fut trouvé en chemise fine et en chausses de
soie sous ses habits grossiers. Il avait les mains blanches, et on
trouva aussi sur lui un cachet où il y avait des armoiries.

--Montrez-moi ce cachet! s'écria Bois-Doré fort ému.

La Morisque secoua la tête et dit:

--Je ne l'ai pas.

--Cette femme se méfie de nous, reprit le marquis s'adressant à Lucilio,
et pourtant cette histoire m'intéresse plus qu'elle ne croit! Qui sait
si...? Voyons, mon grand ami, tâchez, au moins, de lui faire dire à
quelle époque précisément est arrivée l'aventure qu'elle nous raconte.

Lucilio fit signe au marquis d'interroger l'enfant, qui répondit sans
hésiter:

--Je suis né une heure après la mort de mon père, une heure avant celle
du bon roi de France, Henri le quatrième. Voilà ce que M. l'abbé
Anjorrant, qui a pris soin de moi, m'a appris, en me recommandant de ne
jamais l'oublier, et ce que ma mère Mercédès ne me défend pas de vous
dire, à condition que l'Espagnol ne le saura pas.

--Pourquoi? dit Adamas.

--Je ne sais, répondit Mario.

--Alors, prie ta mère de continuer son histoire, dit M. de Bois-Doré, et
comptez que nous vous en garderons le secret, comme nous l'avons promis.

La Morisque reprit ainsi son récit:

--Le bon prêtre s'étant fait donner une chèvre pour nourrir l'enfant,
nous emmena en me disant:

»--Nous parlerons religion plus tard. Vous êtes malheureuse, et je vous
dois la pitié.

»Il demeurait assez loin de là, dans la coeur de la montagne. Il nous mit
dans une petite cabane faite de pierres de marbre et couverte d'autres
grandes pierres noires toutes plates, et il n'y avait dans cette maison
que de l'herbe sèche. Ce saint n'avait rien de mieux à nous donner que
l'abri et la parole de Dieu. Il demeurait dans une maison qui n'était
guère plus riche que le chalet où nous étions.

»Mais je ne fus pas là huit jours sans que l'enfant fût propre, bien
soigné et la maison bien close. Les bergers et les paysans ne me
rebutaient pas, tant leur prêtre leur avait enseigné la douceur et la
pitié. Moi, je leur enseignai vite, pour le soin de leurs troupeaux et
pour la culture de leurs terres, des choses qu'ils ne savaient pas et
que savent tous les Morisques cultivateurs. Ils m'écoutèrent, et, me
trouvant utile, ils ne me laissèrent plus manquer de rien.

»J'aurais été bien heureuse de rencontrer cet homme de paix et ce pays
de pardon, si j'avais pu oublier mon pauvre père, la maison où j'étais
née, mes parents et mes amis que je ne devais plus revoir; mais je me
mis à tant aimer ce pauvre orphelin, que peu à peu je me consolai de
tout.

»Le prêtre l'éleva et lui enseigna le français et l'espagnol, tandis que
je lui apprenais ma langue, afin d'avoir quelqu'un au monde avec qui je
pusse la parler; et pourtant, ne croyez pas qu'en lui apprenant des
prières arabes, je l'aie détourné de la religion que le prêtre lui
enseignait.

»Ne croyez pas que je repousse votre Dieu. Non, non! Quand je vis cet
homme si vrai, si miséricordieux, si savant et si chaste, qui me parlait
si bien de son prophète _Issa_[14] et des beaux préceptes de
l'_Engil_[15], qui ne disent pas de faire ce que le Coran nous défend,
je pensai que la plus belle religion devait être celle qu'il pratiquait;
et, comme je n'avais pas reçu le baptême, malgré l'aspersion des prêtres
espagnols (m'étant garantie avec mes mains pour qu'aucune goutte de
l'eau chrétienne ne tombât sur ma tête), je consentis à être de nouveau
baptisée par ce vertueux, et je jurai à Allah de ne plus jamais renier
dans mon coeur le culte d'Issa et de Paraclet.

Cette naïve déclaration fit beaucoup de plaisir au marquis, lequel,
malgré ses nouvelles notions de philosophie, n'était, pas plus
qu'Adamas, partisan de l'idolâtrie païenne attribuée aux Mores
d'Espagne.

--Ainsi, dit-il en caressant la tête brune de Mario, nous n'avons point
affaire ici à des diables, mais à des êtres de notre espèce. _Numes
célestes!_ j'en suis aise, car cette pauvre femme m'intéresse et cet
orphelin me touche le coeur. Ainsi donc, mon bel ami Mario, tu as été
élevé par un bon et savant curé des Pyrénées! et tu es toi-même un petit
savant! Je ne pourrai pas te parler arabe; mais, si ta mère veut te
donner à moi, je jure de te faire élever en gentilhomme.

Mario ne savait point ce que c'était que la gentilhommerie.

Certes, il était prodigieusement instruit pour son âge, pour le temps et
le milieu où il avait été élevé; mais, à tous autres égards que la
religion, la morale et les langues, c'était un vrai petit sauvage, ne se
faisant aucune idée de la société où le marquis l'invitait à entrer.

Il ne vit dans sa proposition que des rubans, des bonbons, des petits
chiens et de belles chambres toutes pleines de ces _bibelots_ qu'il
prenait pour des jouets. Ses yeux brillèrent de naïve convoitise, et
Bois-Doré, aussi naïf que lui dans son genre, s'écria:

--Vive Dieu! maître Jovelin, cet enfant est né quelque chose.--Avez-vous
vu comme ses yeux ont relui à ce mot de gentilhomme?--Voyons, Mario,
demande à Mercédès de rester avec nous.

--Et moi aussi! dit l'enfant, qui crut naturellement que l'offre
s'adressait d'abord à sa mère adoptive.

--Et elle aussi? répondit Bois-Doré; je sais bien que vous séparer
serait fort inhumain.

Mario, transporté, se hâta de dire à la Morisque, en arabe, et en la
couvrant de caresses:

--Mère! nous ne marcherons plus dans les chemins. Ce beau seigneur nous
garde ici dans sa belle maison!

Mercédès remercia en soupirant.

--L'enfant n'est pas à moi, dit-elle; il est à Dieu, qui me l'a confié.
Il faut que je cherche et que je retrouve sa famille. Si sa famille
n'existe plus ou ne veut pas de lui, je reviendrai ici, et, à genoux, je
vous dirai: «Prenez-le et chassez-moi si vous voulez. J'aime mieux
pleurer seule à la porte de la maison où il sera heureux, que de le
faire encore mendier sur les chemins.»

--Cette femme a une belle âme, dit le marquis. Eh bien, nous l'aiderons,
de notre argent et de notre crédit, à retrouver ceux qu'elle cherche;
mais que ne nous apprend-elle ce qu'elle en sait? Nous l'aiderons
peut-être tout de suite, d'après le nom de famille de l'enfant.

--Ce nom, je ne le sais pas, répondit la Morisque.

--Alors, qu'espérait-elle en quittant ses montagnes?

--Dis-leur ce qu'ils veulent savoir, dit en arabe Mercédès à Mario,
mais rien de ce qu'ils doivent encore ignorer.




XVII


Mario prit la parole, enchanté d'avoir à s'expliquer, mais sans
impudence ni _manière_, avec toute la candeur de sa grâce naturelle et
de son beau regard.

--Nous étions bien heureux là-bas, dit-il; il y avait des grottes, des
cascades, de grands pics et de grands arbres; tout était bien plus grand
qu'ici, et l'eau y faisait beaucoup plus de bruit. Ma mère gardait des
vaches très-bonnes, et elle teignait et filait de la laine pour faire de
la toile de laine très-forte. Voyez mon bonnet blanc et sa cape rouge!
C'est des étoffes de chez nous. Moi, je travaillais aussi. Je faisais
des paniers, oh! je sais très-bien les faire! Si je reviens chez vous
pour être gentilhomme, vous verrez! c'est moi qui ferai tous les paniers
de la maison!

»Tous les jours, pendant deux heures, j'apprenais à lire et à parler
espagnol et français avec M. le curé Anjorrant. Il ne me grondait
jamais, il était toujours content de moi. Jamais on n'a vu un homme si
bon! Il m'aimait tant, que ma mère en était quelquefois jalouse. Elle me
disait:

»--Tiens, je parie que tu aimes mieux le prêtre que moi!

»Mais, je lui disais:

»--Non, va! je vous aime autant l'un que l'autre. Je vous aime tant que
je peux. Je vous aime grand comme les montagnes, et encore plus: grand
comme le ciel!

»Mais, quand j'ai eu dix ans, tout a bien changé pour nous. Voilà que,
tout d'un coup, M. Anjorrant a été bien malade, pour avoir trop marché
dans la neige pour sauver de petits enfants qui s'étaient perdus et
qu'il a retrouvés, car il y a chez nous de la neige, en hiver,
quelquefois aussi haut que votre maison. Et, tout d'un coup, M.
Anjorrant est mort!

»Ma mère et moi, nous avons tant pleuré, que je ne sais pas comment nous
avons encore des yeux pour voir clair.

»Alors, ma mère m'a dit:

»--Il faut faire la volonté de notre père, de notre ami qui est mort. Il
nous a laissé les papiers et les bijoux qui peuvent servir à le faire
reconnaître de ta famille. Il a écrit pour toi bien des fois au ministre
de France. On n'a jamais répondu. Peut-être qu'on n'a pas reçu les
lettres. Nous irons trouver le roi, ou quelqu'un qui puisse lui parler
pour nous, et, si tu as une grand'mère ou des tantes, ou des cousins,
ils t'empêcheront de rester vassal, parce que tu es né libre, et que la
liberté est la plus grande chose du monde.

»Nous sommes partis avec bien peu d'argent. Le bon M. Anjorrant n'avait
rien laissé pour personne. Aussitôt qu'il avait une piécette, il la
donnait à ceux qui en avaient besoin. Nous avons marché, marché; la
France est si grande! Voilà trois mois que nous sommes en route! Ma
mère, voyant le chemin si long, avait peur de n'arriver jamais, et nous
demandions aux portes l'abri et le pain. On nous donnait toujours, parce
que ma mère a l'air doux et qu'on me trouve gentil. Mais nous ne
connaissions pas les chemins, et nous faisions bien des pas qui nous
retardaient au lieu de nous avancer.

»C'est alors que nous avons rencontré des gens bien drôles, qui se
disaient Égyptiens, et qui nous ont dit d'aller avec eux en Poitou, si
nous savions faire quelque chose. Ma mère sait très-bien chanter en
arabe, et moi, je sais un peu jouer du tympanon et de la guiterne des
Pyrénées. Je vous en jouerai tant que vous voudrez. Ces gens-là ont
trouvé que nous en savions assez. Ils n'étaient pas mauvais pour nous,
et il y avait avec eux une petite Morisque appelée Pilar que j'aimais
beaucoup, et un garçon plus grand, La Flèche, qui était Français, et qui
m'amusait avec ses grimaces et ses histoires. Mais ils étaient presque
tous voleurs, et cela faisait de la peine à ma mère de les voir si
gourmands et ci paresseux.

»C'est pourquoi elle me disait tous les jours:

»--Il nous faut quitter ces gens-là, qui ne valent rien.

»C'est hier que nous les avons quittés, parce que...

--Parce que?... dit le marquis.

--C'est une chose que ma mère Mercédès vous dira peut-être plus tard,
quand elle aura prié Dieu de lui faire connaître la vérité. C'est comme
ça qu'elle m'a dit, et je n'en sais pas davantage.»

--Toutes choses entendues, dit le marquis en se levant, voilà des gens
dont je fais grand cas, et que je veux voir bien traiter et bien soigner
en mon logis, jusqu'à ce qu'il leur plaise de me faire savoir en quoi je
peux les aider davantage. Mais ne m'avais-tu pas dit, fidèle Adamas, que
cette Mercédès avait une lettre pour M. de Sully?

--Oui, oui! s'écria Mario. C'est le nom qui est sur la lettre de M.
Anjorrant.

--Eh bien, c'est très-facile. Je suis fort son serviteur, et je me
charge de vous faire arriver chez lui sans fatigue ni misère. Or donc,
reposez-vous céans et demandez tout ce que vous voudrez. Voyons, Adamas,
la mère et l'enfant sont très-propres, et leurs habits de montagne ne
sont point trop laids. Mais ils ont là, sur le corps, tout ce qu'ils
possèdent?

--Oui, monsieur, sauf les habits plus mauvais qu'ils portaient hier et
ce matin; ils ont chacun deux chemises et le reste à l'avenant. Mais
cette femme lave, raccommode et peigne son enfant tout le temps qu'elle
ne marche pas. Voyez comme sa chevelure est bien tenue! Elle a toutes
sortes de secrets arabes pour entretenir la propreté; elle sait faire
des poudres de troëne et des élixirs que je veux apprendre d'elle.

--C'est fort bien vu; mais songez à lui donner du linge et des étoffes,
pour qu'elle soit un peu nippée. Puisqu'elle est adroite, elle en tirera
bon parti. Je m'en vais faire un tour de promenade; après quoi, si elle
n'a point de déplaisir à chanter un air de sa nation, avec la guiterne
du petit, je serai content d'ouïr leur musique étrangère. Au revoir
donc, maître Mario! Comme vous avez très-civilement parlé, je vous veux
donner quelque chose tantôt: comptez que je ne l'oublierai point.

Le gentil Mario baisa la main du marquis, non sans jeter un regard bien
expressif sur le petit chien Fleurial, qu'il eût préféré à toutes les
richesses de la maison.

Il est vrai de dire que Fleurial était une merveille: des trois
_cagnots_ que choyait le marquis, il était le préféré à juste titre, et
ne quittait jamais son maître dans la maison. Il était blanc comme
neige, touffu comme un manchon, et, contrairement aux moeurs des petits
chiens gâtés, il était doux comme un agneau.

Lorsque le marquis eut fait sa promenade accoutumée, parlé avec bonté à
ceux de ses vassaux qu'il rencontra, et demandé des nouvelles de ceux
qui étaient malades, pour leur envoyer de quoi les réconforter, il
rentra et fit appeler Adamas.

--Que donnerai-je donc à ce joli Mario? lui dit-il. Il faudrait trouver
un jouet qui convînt à son âge, et il n'y en a point ici. Hélas! mon
ami, nous voici trois céans, qui commençons à nous faire vieux garçons,
maître Jovelin, moi et toi.

--J'y ai songé, monsieur, dit Adamas.

--À quoi, mon vieux serviteur? au mariage?

--Non, monsieur: ce n'étant point votre goût, ce n'est pas le mien non
plus; mais j'ai trouvé le jouet pour donner à l'enfant.

--Va le chercher bien vite.

--Voici, monsieur! dit Adamas en allant prendre l'objet, qu'il avait
déposé dans l'embrasure de la fenêtre. Comme j'ai remarqué que l'enfant
mourait d'envie d'avoir Fleurial, et que vous ne pouviez pas lui donner
Fleurial, je me suis rappelé avoir vu, dans les greniers, plusieurs
jouets oubliés depuis longtemps, et, entre autres, ce chien d'étoupe,
qui n'est pas trop mangé aux vers et qui ressemble à Fleurial, sauf
qu'il est en peau de mouton noir et qu'il n'a plus beaucoup de queue.

--Et sauf mille autres différences qui font qu'il ne lui ressemble pas
du tout! Mais d'où vient donc ce joujou-là, Adamas?

--Du grenier, monsieur.

--Fort bien; mais... tu dis qu'il y en a d'autres?

--Oui, monsieur; un petit cheval qui n'a plus que trois jambes, un
tambour crevé, de petites armes, un reste de donjon crénelé...

Adamas se tut brusquement en voyant le marquis profondément absorbé
devant le chien d'étoupe, tandis qu'une grosse larme creusait un sillon
dans le fard de sa joue.

--J'ai fait quelque sottise! s'écria le vieux serviteur. Pour Dieu, mon
bon cher maître, d'où vient que vous pleurez?

--Je ne sais... un moment de faiblesse! dit le marquis en s'essuyant de
son mouchoir parfumé, où s'imprima une notable partie des roses de son
teint; j'ai cru reconnaître ce jouet, et, si je ne me trompe, c'est là
une relique qu'il ne faut point donner, Adamas!... Cela vient de mon
pauvre frère!

--Vraiment, monsieur? Ah! je ne suis qu'un sot! J'aurais dû m'en aviser.
J'ai pensé, moi, que cela vous avait amusé quand vous étiez petit
enfant.

--Non! quand j'étais petit enfant, je n'avais point de jouets. C'était
un temps de guerre et de tristesse en ce pays; mon père était un homme
terrible et me faisait voir, pour récréation, des carcans, des chaînes,
des paysans sur le chevalet et des prisonniers pendus aux ormes du
parc... Plus tard, beaucoup plus tard, il eut une seconde femme et un
second fils.

--Je le sais bien, monsieur; le jeune monsieur Florimond, que vous avez
tant aimé! La fleur des gentilshommes, bien certainement! Disparu d'une
si étrange manière!

--Je l'aimais plus que je ne saurais le dira, Adamas! non point tant
pour les rapports que nous eûmes ensemble quand il eut âge d'homme,
puisque alors nous suivions des partis différents, et que nous nous
rencontrions bien peu, le temps seulement de nous embrasser et de nous
dire que nous étions amis et frères quand même, mais pour les
gentillesses de son enfance, dont, comme je te l'ai conté, j'eus
occasion de prendre soin et garde en une absence de mon père qui dura
environ un an. La seconde femme de celui-ci était morte, et le pays fort
inquiété. Je savais mon père haï des calvinistes, et je crus devoir
apporter protection, ici, à ce pauvre enfant que je ne connaissais
point, et qui se mit à me chérir comme s'il eût compris l'injustice de
notre père envers moi. Il était doux et beau comme ce petit Mario qui
est céans. Il n'avait ni parents ni amis autour de lui, pour ce qu'en ce
temps les uns mouraient de peste et les autres de peur. Il fût mort
aussi, faute de soins et de gaîté, si je ne l'eusse pris en si grande
attache, que je jouais avec lui des jours entiers. C'est moi qui lui
apportai ces jouets-ci, et j'ai quelque raison de m'en ressouvenir, à
présent que j'y songe, car ils faillirent me coûter cher.

--Contez-moi ça, monsieur; ça vous distraira.

--Je le veux bien, Adamas. C'était en quinze cent... n'importe la date!

--Sans doute, sans doute, monsieur, la date n'y fait rien.

--Mon cher petit Florimond s'ennuyait de ne point sortir, et je n'osais
l'exposer dehors, à cause qu'il passait des bandes de tous les partis,
qui tuaient tout et ne connaissaient point d'amis. Je m'avisai d'une
amusette qui m'avait bien tenté dans ma propre enfance.

»J'avais vu, au château de Sarzay, beaucoup de ces animaux d'étoupe et
d'autres babioles dont se jouaient les petits Barbançois. Les seigneurs
de Barbançois, qui ont possédé ce fief de Sarzay de père en fils, depuis
longues années, étaient des plus enragés contre les pauvres calvinistes,
et, à cette époque-là, ils étaient à Issoudun, faisant pendre et
brûler tant qu'ils pouvaient. En leur absence, le manoir de Sarzay
n'était pas trop bien gardé. Le pays d'alentour étant tout dévoué aux
catholiques et à M. de la Châtre, on ne se méfiait point de moi qui
étais trop seul et trop pauvre pour rien entreprendre.

»Je m'imaginai d'y pénétrer sous un prétexte et d'y faire main basse sur
les joujoux, à moins que quelque valet ne m'en voulût vendre, car il
n'en fallait pas chercher ailleurs. C'était marchandise de luxe, et que
l'on ne débitait point dans les petits endroits.

»Je me présente donc hardiment, comme venant de la part de mon père, et
je demande l'entrée du château comme pour parler à la nourrice des
jeunes gens, qui, lors, étaient déjà à cheval, comme moi, et battant le
pays. J'entre, je m'explique, et la nourrice me reçoit mal.

»Elle savait que j'avais déjà guerroyé pour les calvinistes et que mon
père ne m'aimait point; mais l'argent l'adoucit: elle monte en une
chambre haute et m'apporte ce que les enfants, devenus grands, avaient
laissé de moins endommagé.

»Me voilà donc parti avec un cheval, un chien, une citadelle, six
canons, un chariot et beaucoup de petite vaisselle de fer, le tout dans
un grand panier couvert d'une toile, que j'avais attaché derrière moi
sur mon cheval. J'en avais jusqu'aux épaules, et, tout en sortant de la
cour de Sarzay, j'entendais les valets rire du haut des croisées, et se
dire entre eux:

»--C'est un grand innocent, et, si nous n'avons jamais maille à partir
avec d'autres réformés, nous en aurons vite bon marché.

»Quelques-uns avaient bien envie de m'envoyer quelque peu
d'arquebusade; mais j'en fus quitte pour la peur.

»Je piquai des deux avec mon bataclan, qui me sonnait au derrière comme
la ferraille d'un chaudronnier du Limousin.

»Cependant, tout allait bien, et je m'en revenais tranquillement par la
traverse, pour ne point passer dans cet équipage par la ville de La
Châtre; mais j'eus à passer la Couarde, sur le pont du chemin
d'Aigurande, et c'est alors que je me trouvai en face d'une bande de dix
à douze reîtres qui se dirigeaient vers la ville.

»Ce n'étaient que des maraudeurs; mais ils avaient avec eux un des plus
méchants partisans de ce temps-là, un certain drôle dont le père ou
l'oncle avait le commandement de la grosse tour de Bourges, et se
faisait appeler le capitaine Macabre.

»Ce garçon, qui était à peu près de mon âge, mais qui était déjà vieux
en malice, servait de guide à tous les pillards qui voulaient bien lui
laisser faire sa main avec eux. Je l'avais quelquefois rencontré, et il
savait bien que, m'étant battu pour les calvinistes, je ne devais point
être traité en ennemi par ces Allemands. Mais, à voir mon chargement, il
me crut de bonne prise, et, se donnant un air de capitan, il me commanda
de mettre pied à terre et de livrer cheval et bagage à ses gens, qui
s'intitulaient, pour lors, cavaliers du duc d'Alençon.

»Comme ils ne savaient pas un mot de français, et que le fils Macabre
leur servait de truchement, il eût été bien inutile de vouloir
parlementer. Sachant à qui j'avais affaire, et qu'après m'être soumis et
laissé démonter, je serais bien battu et peut-être arquebusé, par
manière de passe-temps, comme c'était assez la coutume des maraudeurs,
je risquai le tout pour le tout.

»J'allongeai, de la botte et de l'étrier tout ensemble un grand coup de
pied dans l'estomac du Macabre, qui était déjà descendu pour me jeter
bas, et l'étendis tout à plat sur le dos, jurant comme quarante diables.

--Et bien vous fîtes, monsieur! s'écria Adamas enthousiasmé.

--Les autres, poursuivit Bois-Doré, s'attendaient si peu à voir un
blanc-bec comme j'étais faire pareille chose au milieu d'eux, tous vieux
routiers armés jusqu'aux dents, qu'ils se mirent à rire; de quoi je
profitai pour filer comme un trait d'arbalète; mais, leur étonnement
passé, ils m'envoyèrent une grêle de prunes allemandes, que l'on
appelait dans ce temps-là des prunes de Monsieur, à cause que ces
Allemands servaient les desseins de Monsieur, frère du roi, contre les
troupes de la reine mère.

»Le sort voulut qu'aucune balle ne m'atteignit, et, grâce à ma bonne
jument Brandine, qui m'emporta dans les chemins creux et tortus de la
Couarde, je rentrai sain et sauf au logis. Grande fut la joie de mon
petit frère en me voyant déballer toutes ces bamboches.

»--Mon mignon, lui dis-je en lui donnant la citadelle, bien m'a pris
d'être si bellement fortifié; car, sans ces bonnes murailles que j'avais
de long du dos, je pense que vous ne m'eussiez point vu revenir.

»Le fait est, Adamas, que, si l'on décousait ce chien d'étoupe, je crois
bien qu'on lui trouverait quelque plomb dans le ventre, et que, si la
citadelle ne m'a point garanti, tout au moins les animaux ont dû
garantir la citadelle.

--S'il en est ainsi, monsieur, je veux garder tout cela chèrement, et
en faire un trophée d'honneur dans quelque salle du château.

--Non, Adamas, on se moquerait de nous. Et, puisque voici venir ce bel
enfant, il lui faut donner le chien d'étoupe et le reste; car ce qui
vient d'un ange doit retourner à un autre ange, et je vois dans les yeux
de ce Mario l'innocence et l'amitié qu'il y avait dans ceux de mon jeune
frère... Oui, c'est chose certaine! continua le marquis en regardant
entrer Mario et Mercédès, conduits par le page Clindor; si Florimond eût
eu un fils, il eût été en tout semblable à ce garçonnet, et, si tu veux
que je te dise pourquoi il m'a plu à première vue, c'est parce qu'il me
remet en mémoire, non point tant par ses traits que par son air, sa voix
douce et ses manières caressantes, mon frère tel qu'il était vers l'âge
où voici cet orphelin.

--Monsieur votre frère ne s'est jamais marié, dit Adamas, qui avait
l'esprit encore plus romanesque que son maître; mais il peut bien avoir
eu des bâtards, et qui sait si...?

--Non, non, mon ami, ne rêvons point! J'ai bien eu une autre songerie,
tandis que cette Morisque nous racontait l'histoire du gentilhomme
assassiné! Ne me suis-je point imaginé que ce pouvait être mon pauvre
frère?

--Eh bien, au fait, monsieur, pourquoi ne le serait-ce point, puisque
nul ne sait comment il a péri?

--Ce ne l'est point, répondit le marquis, et la raison, c'est que le
père de ce petit Mario a _été défait_ quatre jours avant la mort de
notre bon roi Henri, tandis que j'ai une dernière lettre de mon frère,
datée de Gênes, le seizième jour de juin, c'est-à-dire environ un mois
après que ces choses se furent passées. Donc, il n'y a point de
rapprochement à faire.




XVIII


Pendant que le marquis et Adamas échangeaient ces réflexions, la
Morisque s'était préparée à chanter, et Lucilio était arrivé pour
l'entendre.

Le marquis goûta si fort sa manière, qu'il pria Lucilio de lui noter ses
airs. Lucilio les prisa encore davantage, comme étant, disait-il,
«choses rares et antiques, d'une grande perfection de beauté.»

Mercédès les disait de mieux en mieux à mesure qu'on l'encourageait, et
Mario l'accompagnait très-bien.

D'ailleurs, il était si joli avec sa longue guitare, son air sage, sa
bouche entr'ouverte et ses beaux cheveux ondés sur ses épaules, qu'on ne
pouvait se lasser de le regarder. Son habillement, composé d'une grosse
chemise blanche, de courtes braies de laine brune, avec une ceinture
rouge et des chausses grises avec des brides de laine rouge enroulées
autour de la jambe, était très-favorable à la grâce de son corps et à
l'élégance de ses formes délicates.

Il reçut avec éblouissement tous les jouets que l'on alla chercher au
grenier, et le marquis vit avec plaisir qu'ayant admiré toutes ces
merveilles, il les rangea en un coin avec une sorte de respect.

Le fait est que tout cela ne lui disait pas grand'chose, et que, la
surprise passée, il se mit à repenser à Fleurial, qui était vivant,
joueur et caressant, et qui eût pu le suivre dans sa vie errante, tandis
que la possession des chevaux, des canons et des citadelles n'était
que le rêve d'un instant, dans cette vie de misère et de passage.

Le reste de la journée s'écoula sans nouvel orage de la part de M.
d'Alvimar.

Il revit M. Poulain, et lui dit qu'il était décidé à entamer le siège de
la gentille Lauriane.

À souper, il fit de son mieux pour n'avoir pas un ennemi, ou tout au
moins un contradicteur auprès d'elle, dans la personne du marquis, et il
parvint encore à se faire trouver aimable. Il ne rencontra, dans la
maison, ni la Morisque ni l'enfant, n'entendit plus parler d'eux, et se
retira de bonne heure pour rêver à ses projets.

Toute la suite du marquis fut aise de garder Mario quelques jours; ainsi
l'annonçait Adamas. Celui-ci le fit manger, ainsi que sa mère, à la
seconde table, celle où il mangeait lui-même en qualité de valet de
chambre, avec maître Jovelin, que Bois-Doré faisait, à dessein, passer
pour un subalterne, la gouvernante Bellinde et le page Clindor.

Le carrosseux et les autres valets mangeaient à d'autres heures et dans
un autre local. C'était la troisième table.

Il y en avait une quatrième pour les gens de la ferme, les passants, les
pauvres voyageurs, les moines besaciers; en sorte que, de l'aube à la
_grand'nuit_, c'est-à-dire huit à neuf heures du soir, on mangeait au
manoir de Briantes, et l'on voyait fumer sans relâche quelque cheminée à
odeur grasse qui attirait de loin des volées de gamins et de mendiants.
Ceux-ci recevaient toujours bonne pitance de reliefs à la grand'porte,
et dressaient la cinquième table sur le gazon de l'avenue, ou sur les
revers des fossés.

Malgré cette large hospitalité et ce nombreux personnel, qui n'étaient
point en rapport avec l'exiguité du manoir, le revenu du marquis faisait
face à tout, et il avait toujours de l'argent de reste pour ses
innocentes fantaisies.

Il n'était guère volé, bien qu'il ne s'occupât d'aucune comptabilité;
Adamas et Bellinde se détestant, ils se surveillaient l'un et l'autre,
et, quoique Bellinde ne fût pas femme à se priver d'un peu de pillage,
la crainte de donner prise aux soupçons de son ennemi la rendait
prudente et forcément modérée à l'article des profits. Largement payée
et toujours magnifiquement habillée aux frais du châtelain, qui tenait à
ne voir «chiffons ni crasse» autour de lui, elle n'avait certes pas de
prétexte pour malverser; mais elle ne s'en plaignait pas moins, étant de
celles qui chérissent un sou volé et dédaignent un louis bien acquis.

Quant à Adamas, s'il n'était pas la probité même dans toutes ses
relations (ayant fait la guerre et pris les moeurs des partisans), il
aimait tellement son maître, que si, dans le poste éminent d'homme de
confiance où il était parvenu, il eût encore osé piller et rançonner les
gens du dehors, c'eût été uniquement pour enrichir le manoir de
Briantes.

Clindor faisait cause commune avec lui contre la Bellinde, qui le
haïssai et le traitait de chien habillé.

C'était un bon petit garçon, moitié fin et moitié sot, ne sachant encore
s'il devait se draper en homme du tiers, titre qui prenait chaque jour
plus d'importance réelle, ou se blasonner en futur gentilhomme, vanité
qui devait encore longtemps retenir le tiers dans une attitude équivoque
et lui faire jouer, en dépit de sa supériorité intellectuelle, un rôle
de dupe entre les partis.

Le secret de l'origine de la Morisque fut gardé. Pour ne pas l'exposer à
l'intolérance soupçonneuse de la Bellinde, qui faisait de grands
semblants de dévotion, Adamas la fit passer pour Espagnole, purement et
simplement.

Pas un mot de son histoire ne transpira, non plus que de celle de Mario.

--Monsieur le marquis, dit Adamas à son maître en le déshabillant, nous
sommes des enfants et nous n'entendons rien à l'artifice de la toilette.
Cette Morisque, avec qui j'ai causé de choses sérieuses à la veillée,
m'en a plus appris dans une heure que tous vos accommodeurs de Paris
n'en savent. Elle a les plus beaux secrets sur toutes choses, et sait
extraire des plantes des sucs miraculeux.

--C'est bon, c'est bon, Adamas! parle-moi d'autre chose. Récite-moi
quelque poésie en faisant ma barbe, car je me sens triste, et je dirais
volontiers comme M. d'Urfé, parlant d'Astrée, que «le rengrégement de
mes ennuis trouble le repos de mon estomac et le respirer de ma vie.»

--_Numes célestes!_ monsieur, s'écria le fidèle Adamas, qui aimait à se
servir des formules de son maître, c'est donc toujours le souvenir de
votre frère?

--Hélas! il m'est revenu aujourd'hui tout entier, je ne sais pourquoi.
Il y a des jours comme cela, mon ami, où une douleur endormie se
réveille. C'est comme les blessures que l'on rapporte de la guerre.
Sais-tu une chose à quoi la gentillesse de cet orphelin m'a fait songer,
tout ce tantôt? C'est que je me fais vieux, mon pauvre Adamas!

--Monsieur plaisante!

--Non, nous nous faisons vieux, mon ami, et mon nom s'éteindra avec
moi. J'ai bien quelques arrière-cousins dont je ne me soucie guère et
qui perpétueront, s'ils le peuvent, le nom de mon père; mais, moi, je
serai le premier et le dernier des Bois-Doré, et mon marquisat ne
passera à personne, puisqu'il est tout honorifique et de bon plaisir
royal.

--J'y ai souvent songé, et je regrette que monsieur ait eu la tête trop
vive pour consentir à faire une fin à sa vie de jeune homme, en épousant
quelque belle nymphe de ces contrées.

--Sans doute, j'ai eu tort de n'y pas songer. J'ai trop couru de belle
en belle, et, bien que je n'aie guère rencontré M. d'Urfé, je gagerais
qu'entendant parler de moi en quelque lieu, il m'a voulu peindre sous
les traits du berger Hylas.

--Et quand cela serait, monsieur? Ce berger est un fort aimable homme,
infiniment spirituel, et le plus divertissant, selon moi, de tous les
héros du livre.

--Oui; mais il est jeune, et je te répète que je commence à ne plus
l'être et à regretter fort amèrement de n'avoir point de famille.
Sais-tu que vingt fois j'ai eu l'idée ou formé le souhait d'adopter
quelque enfant?

--Je le sais, monsieur; toutes les fois que vous voyez un enfantelet
joli et plaisant, cette idée vous reprend. Eh bien, qui vous en empêche?

--L'embarras d'en trouver un qui soit d'une heureuse figure, d'un bon
naturel, et qui n'ait point de parents disposés à me le reprendre quand
je l'aurai élevé; car de raffoler d'un enfant pour qu'à l'âge de vingt
ou vingt-cinq ans on vous l'emmène...

--D'ici là, monsieur...

--Eh! le temps passe si vite! on ne le sent point passer! Tu sais que
j'avais songé à prendre chez moi quelque jeune parent pauvre; mais ils
sont tous vieux ligueurs dans ma famille, et, d'ailleurs, leurs petits
sont laids, turbulents ou malpropres.

--Il est certain, monsieur, que la branche cadette des Bouron n'est
point belle. Vous avez pris pour vous la taille, tout l'agrément, toute
la braverie de la famille, et il n'y a que vous-même qui puissiez vous
donner un héritier digne de vous.

--Moi-même! dit Bois-Doré, un peu étourdi de cette assertion.

--Oui, monsieur, je parle sérieusement. Puisque vous voilà ennuyé de
votre liberté; puisque, pour la dixième fois, je vous entends dire que
vous voulez vous ranger...

--Mais, Adamas, tu parles de moi comme d'un débauché! Il me semble que,
depuis la triste mort de notre Henri, j'ai vécu comme il convient à un
homme accablé de chagrin et à un gentilhomme sédentaire obligé de donner
le bon exemple.

--Certainement, certainement, monsieur, vous pouvez me dire là-dessus
tout ce qu'il vous plaira. Mon devoir est de ne vous point contredire.
Vous n'êtes point obligé de me raconter toutes les belles aventures qui
vous arrivent dans les châteaux ou bocages des environs, n'est-ce pas,
monsieur? Ça ne regarde que vous. Un fidèle serviteur ne doit point
espionner son maître, et je ne crois pas avoir jamais fait de questions
indiscrètes à monsieur.

--Je rends justice à ta délicatesse, mon cher Adamas, répondit
Bois-Doré, à la fois confus, inquiet et flatté des suppositions
chimériques de son idolâtre valet. Parlons d'autre chose, ajouta-t-il
n'osant appuyer sur un sujet si délicat et cherchant à se figurer
qu'Adamas savait de lui des aventures qu'il ignorait lui-même.

Le marquis n'était ni hâbleur ni vantard ouvertement. Il était de trop
bonne compagnie pour raconter les bonnes fortunes qu'il avait eues, et
pour inventer celles qu'il n'avait plus. Mais il était charmé qu'on lui
en prêtât toujours, et, pourvu qu'on ne compromît aucune femme en
particulier, il laissait dire qu'il pouvait prétendre à toutes. Ses amis
se prêtaient à sa modeste fatuité, et le grand plaisir des jeunes gens,
celui de Guillaume d'Ars en particulier, était de le taquiner sur ce
point, sachant combien cette taquinerie lui était agréable.

Mais Adamas n'y faisait point tant de façons. Il n'était pas trop Gascon
pour son propre compte; ayant confondu sa personnalité dans le
rayonnement de celle de son maître, il l'était pour lui et à sa place.

Aussi reprit-il la parole avec aplomb sur ce chapitre, déclarant que
monsieur avait raison de songer au mariage.

C'était une conversation qui revenait souvent entre eux, et dont ni l'un
ni l'autre ne se lassaient, bien qu'elle n'eût jamais d'autre résultat,
depuis trente ans, que cette réflexion de Bois-Doré.

--Sans doute, sans doute! mais je suis si tranquille et si heureux
ainsi! Rien ne presse, nous en reparlerons.

Cette fois, pourtant, il parut écouter les hâbleries d'Adamas sur son
compte avec plus d'attention que de coutume.

--Si je croyais ne point épouser une femme stérile, dit-il à son
confident, je me marierais, en vérité! Peut-être ferais-je bien
d'épouser une veuve ayant des enfants?

--Fi! monsieur, s'écria Adamas ne songez point à cela. Prenez-moi une
jeune et belle demoiselle, qui vous donnera une lignée à votre image.

--Adamas! dit le marquis après avoir un peu hésité, j'ai quelque doute
que le ciel m'envoie ce bonheur. Mais tu me suggères une idée agréable,
qui est d'épouser une si jeune personne, que je puisse me figurer
qu'elle est ma fille et que je puisse l'aimer comme si j'étais son père.
Que dis-tu de cela?

--Je dis qu'en la prenant bien jeune, bien jeune, à la rigueur, monsieur
pourra s'imaginer qu'il a adopté un enfant. Alors, si c'était l'idée de
monsieur, il n'y a pas à aller bien loin; la petite dame de la
Motte-Seuilly est tout à fait ce qui convient à monsieur. C'est beau,
c'est bon, c'est sage, c'est riant; voilà ce qu'il faut pour égayer
notre manoir, et je suis bien sûr que son père y a pensé plus d'une
fois.

--Tu crois, Adamas?

--Certes! et elle-même! Croyez-vous que, quand ils viennent ici, elle ne
fait point de comparaison entre son vieux manoir et le vôtre, qui est
une maison de fées? Croyez-vous que, toute jeunette et innocente qu'elle
est, elle ne se soit pas avisée de ce que vous êtes par rapport à tous
les autres prétendants qu'elle pourrait regarder?

Bois-Doré s'endormit en songeant précisément à l'absence de prétendants
autour de la belle Lauriane, aux rancunes des voisins contre le franc et
rude de Beuvre, et au chagrin que celui-ci éprouvait de cette
circonstance, momentanée sans doute, mais dont il s'exagérait la durée
possible.

Le marquis se persuada que sa proposition allait être agréée comme une
grande faveur de la fortune.

La question religieuse allait d'elle-même entre eux. D'ailleurs, si
Lauriane lui faisait un reproche d'avoir abjuré le calvinisme, il ne
voyait pas grand embarras à l'embrasser pour la seconde fois.

Sa fatuité ne lui permit pas de s'arrêter beaucoup sur l'objection qu'on
pourrait faire relativement à son âge. Adamas avait le don d'éloigner,
chaque soir, par ses flatteries, ce souvenir désagréable.

Le bon Sylvain s'endormit donc, ce soir-là, plus ridicule que jamais;
mais quiconque eût pu lire dans son coeur le sentiment vraiment paternel
qui le guidait, la grande tolérance philosophique dont il était doué «en
prévision de cocuage,» et les projets de gâterie, de soumission et de
dévouement qu'il formait pour sa jeune compagne, lui eût certainement
pardonné, tout en se moquant de lui.

Lorsque Adamas passa dans sa chambre, il lui sembla entendre, dans
l'escalier dérobé, un frôlement de robe.

Il s'élança aussi vite qu'il put dans ce passage, mais sans atteindre
Bellinde, qui eut le temps de disparaître après avoir, comme il arrivait
souvent, entendu toute la causerie des deux vieux garçons.

Adamas la savait bien capable de cet espionnage. Pourtant il crut s'être
trompé, et barricada toutes les portes lorsqu'il n'y avait plus rien à
surprendre que le ronflement sonore du marquis et les aboiements
étouffés du petit Fleurial, couché sur le pied de son lit, et rêvant
d'un certain chat noir qui était pour lui ce que Bellinde était pour
Adamas.




XIX


On arriva à la Motte-Seuilly le lendemain, sur les neuf heures.

Le lecteur n'a pas oublié qu'à cette époque, le dîner se servait à dix
heures du matin, le souper à six heures du soir.

Cette fois notre marquis, bien résolu à faire l'ouverture de ses projets
matrimoniaux, avait pensé qu'il devait arriver en plus leste équipage
que sa belle grande carroche.

Il avait enfourché, sans trop d'efforts, son joli andalous nommé
_Rosidor_ (toujours un nom de l'_Astrée_), excellente créature aux
allures douces, au caractère tranquille, un peu charlatan, comme il
convenait de l'être pour faire briller son cavalier, c'est-à-dire
sachant, au moindre avertissement de la jambe ou de la main, rouler des
yeux féroces, s'encapuchonner, gonfler ses naseaux comme un mauvais
diable, voire faire assez haut la courbette, enfin se donner des airs de
méchante bête.

    Au demeurant, le meilleur fils du monde.

En mettant pied à terre, le marquis ordonna à Clindor de promener son
cheval un quart d'heure autour du préau, sous prétexte qu'il avait trop
chaud pour entrer tout de suite «en l'écurie,» mais en réalité, pour que
l'on sût bien, dans la maison, qu'il chauvauchait toujours ce brillant
palefroi.

Mais, avant de paraître devant Lauriane, le bon M. Sylvain entra dans
la chambre qui lui était réservée chez son voisin, pour se rajuster, se
parfumer et se recostumer de la façon la plus leste et la plus élégante.

De son côté, M. Sciarra d'Alvimar, tout en velours et satin noir, à la
mode espagnole, avec les cheveux courts et la fraise de riches
dentelles, n'eut qu'à changer ses bottes contre des chaussures de soie
et des souliers couverts de rubans pour se montrer dans tous ses
avantages.

Bien que son costume sérieux et devenu «antique» en France eût mieux
convenu à l'âge de Bois-Doré qu'au sien, il lui donnait je ne sais quel
air de diplomate et de prêtre, qui faisait d'autant mieux ressortir sa
jeunesse extraordinairement conservée, et l'élégance aisée de sa
personne.

Il semblait que le vieux de Beuvre eût pressenti un jour de fiançailles;
car il s'était fait moins huguenot, c'est-à-dire moins austère en ses
habits que de coutume, et, trouvant sa fille trop simple, il l'avait
engagée à mettre une plus belle robe.

Elle se fit donc aussi belle que le lui permettait le deuil de veuve
qu'elle devait garder jusqu'à un nouveau mariage. L'usage alors ne
transigeait pas.

Elle s'habilla tout en taffetas blanc avec la jupe de dessus relevée sur
un dessous d'un blanc grisâtre, que l'on appelait _couleur de pain bis_.
Elle mit un rabat et des _rebras_ (manchettes) de point coupé, et,
dispensée par le chaperon de veuve (le petit bonnet à la Marie Stuart)
de se conformer à la mode de l'affreuse perruque poudrée qui régnait
encore, elle put montrer ses beaux cheveux blonds relevés en un
bourrelet crépelé qui découvrait son joli front et encadrait ses tempes
finement veinées.

Pour ne pas sembler trop provinciale, elle se permit seulement un
nuage de poudre de Chypre, qui la faisait d'un blond plus enfantin
encore.

Bien que les deux prétendants se fussent promis d'être aimables, il y
eut, pendant le dîner, un peu de gêne de leur part, comme si je ne sais
quel doute leur fût venu qu'ils se faisaient concurrence l'un à l'autre.

Le fait est que Bellinde avait raconté à la gouvernante de M. Poulain la
conversation qu'elle avait surprise, la veille, entre Adamas et le
marquis. La gouvernante en avait fait part au recteur, lequel en avait
averti d'Alvimar par un billet ainsi conçu:

«Vous avez, en la personne de votre hôte, un rival dont vous saurez vous
divertir: tirez parti de la circonstance.»

D'Alvimar ne fit que rire en lui-même de cette concurrence; son plan
était de s'attaquer, tout d'abord, au coeur de la jeune dame.

Peu lui importait que le père l'encourageât. Il pensait que, maître des
sentiments de Lauriane, il aurait bon marché du reste.

Bois-Doré raisonnait autrement.

Il ne pouvait pas mettre en doute l'estime et l'attachement qu'on avait
pour lui. Il n'espérait pas surprendre l'imagination et tourner la tête;
il eût voulu se trouver seul avec le père et la fille, pour exposer tout
simplement les avantages de son rang et de sa fortune; après quoi, il
comptait, par d'humbles galanteries, se faire deviner ingénieusement et
honnêtement.

Enfin, il voulait se conduire en fils de famille bien élevé, tandis que
son rival eût préféré enlever la place en héros d'aventure.

De Beuvre, qui voyait bien d'Alvimar devenir tendre, contraria fort son
vieil ami en le prenant à part, le long de la petite rivière, pour lui
adresser nombre de questions sur le rang et la fortune de son hôte; à
quoi Bois-Doré ne pouvait rien répondre, sinon que M. d'Ars le lui avait
recommandé comme un homme de qualité dont il faisait le plus grand cas.

--Guillaume est jeune, disait M. de Beuvre; mais il sait trop ce qu'il
nous doit pour nous avoir présenté un homme indigne de notre bon
accueil. Je m'étonne pourtant qu'il ne vous ait rien dit de plus; mais
M. de Villareal a dû s'ouvrir à vous des motifs de sa venue. Comment se
fait-il qu'il n'ait point suivi Guillaume aux fêtes de Bourges?

Bois-Doré ne pouvait répondre à ces questions; mais, dans sa pensée
intime, de Beuvre se persuadait que ce mystère ne couvrait pas d'autre
dessein que celui de plaire à sa fille.
                
 
 
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