--Il l'aura vue quelque part, se disait-il, sans qu'elle ait fait
attention à lui; et, bien qu'il me semble fort catholique, il me semble
aussi fort épris d'elle.
Il se disait encore que, dans l'état des choses, un gendre espagnol
catholique relèverait la fortune de sa maison, et réparerait le tort
qu'il avait fait à sa fille en se jetant dans la Réforme.
Ne fût-ce que pour faire mentir les jésuites, qui l'avaient menacé, il
eût souhaité que l'Espagnol fût d'assez bonne maison pour prétendre à la
main de Lauriane, même quand il eût été médiocrement riche.
M. de Beuvre raisonnait en sceptique. Il ne faisait pas des _Essais_ de
Montaigne le même bruit que Bois-Doré faisait de l'_Astrée_, mais il
s'en nourrissait assidûment, et c'était même le seul livre qu'il lût
désormais.
Bois-Doré, plus honnête en politique que son voisin, n'eût pas raisonné
comme lui, s'il eût été père. Il ne tenait pas plus que lui à la
religion; mais, des croyances du vieux temps, il avait gardé celle de la
patrie, et l'esprit de la Ligue ne l'eût jamais fait transiger.
Il ne devina pas les préoccupations de son ami, absorbé qu'il était par
les siennes propres, et, pendant un quart d'heure, jouant aux propos
interrompus, ils parlèrent, sans se comprendre, de l'urgence d'un bon
mariage pour Lauriane.
Enfin, la question s'éclaircit.
--Vous! s'écria de Beuvre stupéfait de surprise, quand le marquis se fut
déclaré. Eh! qui diable pouvait s'attendre à cela? Je m'imaginais que
vous me parliez à mots couverts de votre Espagnol, et voilà qu'il s'agit
de vous-même? Oui-dà! mon voisin, parlez-vous sensément, et ne vous
prenez-vous point pour votre petit-fils?
Bois-Doré mordit sa moustache; mais, habitué aux railleries de son ami,
il se remit bien vite et s'efforça de lui persuader qu'on se trompait
sur son âge, et qu'il n'était pas si vieux que l'était son propre père,
lequel, à soixante ans, s'était remarié avec succès.
Pendant qu'il perdait ainsi le temps, d'Alvimar s'efforçait de le mettre
à profit.
Il avait su arrêter madame de Beuvre sous le gros if, dont les branches,
pendantes jusqu'à terre, formaient comme une salle de sombre verdure où
l'on se trouvait isolé au milieu du jardin.
Il débuta assez maladroitement par des compliments exagérés.
Lauriane n'était pas en garde contre le poison de la louange; elle
connaissait peu les belles manières des jeunes gens de condition, et
n'eût pas su distinguer le mensonge de la vérité; mais, heureusement
pour elle, son coeur n'avait pas encore senti les ennuis de la
solitude, et elle était beaucoup plus enfant qu'elle n'en avait l'air.
Elle trouva fort plaisant le langage hyperbolique de d'Alvimar, et se
prit à rire de sa galanterie avec un entrain qui le déconcerta.
Il vit que ses phrases ne faisaient pas fortune, et s'efforça de parler
d'amour plus naturellement.
Peut-être en fût-il venu à bout et peut-être eût-il amené quelque
trouble dans cette jeune âme; mais Lucilio vint tout à coup, comme
envoyé par la Providence, rompre ce dangereux entretien par les douces
notes de sa sourdeline.
Il n'avait pas voulu venir avec Bois-Doré, sachant qu'on le ferait dîner
à l'office et qu'il ne verrait pas Lauriane avant midi.
Lauriane, pas plus que son père, n'ignorait la tragique histoire du
disciple de Bruno, et, à l'exemple de Bois-Doré, on affectait, à la
Motte-Seuilly, de le traiter comme un simple artiste, dans la crainte de
le compromettre, bien que l'on fît de lui le cas qu'il méritait.
Lucilio était le seul qui n'eût pas songé à faire toilette pour la
circonstance. Il n'avait aucun espoir de se faire remarquer, et même il
n'avait aucun désir d'attirer les yeux sur sa personne, sachant bien que
le commerce mystérieux des âmes était le seul auquel il pût prétendre.
Aussi approcha-t-il de l'if sans vaine timidité et sans fausse
discrétion; et, comptant sur la vérité et sur la beauté de ce qu'il
avait à dire en musique, il se mit à jouer, au grand déplaisir et au
grand dépit de d'Alvimar.
Lauriane aussi fut un instant contrariée de cette interruption; mais
elle se le reprocha en voyant sur la belle figure du sourdelinier
l'intention naïve de lui être agréable.
--Je ne sais pourquoi, pensa-t-elle, il y a sur cette figure-là comme un
rayonnement d'affection vraie et de conscience saine que je ne trouve
pas sur celle de l'_autre_.
Et elle regardait encore d'Alvimar, maintenant tout contrarié, boudeur,
hautain, et elle se sentait comme un froid de peur, soit de lui, soit
d'elle-même.
Soit, encore, qu'elle fût très-sensible à la musique, soit que son
esprit fût disposé à une certaine exaltation, elle se figura entendre
dans sa tête les paroles des beaux airs que lui jouait Lucilio, et ces
paroles imaginaires lui disaient:
«Vois le clair soleil qui brille dans le ciel doux, et les vives eaux
qui reçoivent ses feux sur leurs facettes changeantes!
»Vois les beaux arbres courbés en noirs berceaux sur le fond d'or pâle
des prairies, et les prairies elles-mêmes, redevenues riantes comme au
printemps, sous la broderie des fleurs roses de l'automne; et le cygne
gracieux qui semble voguer en mesure à tes pieds, et les oiseaux
voyageurs qui traversent là-bas les nuages diaprés.
»Tout cela, c'est la musique que je te chante: c'est la jeunesse, la
pureté, la foi, l'amitié, le bonheur.
»N'écoute pas la voix étrangère que tu ne comprends pas. Elle est douce,
mais trompeuse. Elle éteindrait le soleil sur ta tête, elle dessécherait
l'eau sous tes pieds; flétrirait les fleurs dans les prés et briserait
l'aile des oiseaux dans le nuage; elle ferait descendre autour de toi
l'ombre, le froid, la peur, la mort, et tarirait à jamais la source des
divines harmonies que je te chante.»
Lauriane ne voyait plus d'Alvimar. Perdue dans une douce rêverie, elle
ne voyait pas non plus Lucilio. Elle était transportée dans le passé,
et, songeant à Charlotte d'Albret, elle se disait:
--Non, non, je n'écouterai jamais la voix du démon!--Ami, dit-elle en se
levant, lorsque le sourdelinier s'arrêta, tu m'as fait grand bien, et je
te remercie; je n'ai rien à t'offrir qui puisse payer les belles pensées
que tu sais faire comprendre; c'est pourquoi je te prie d'accepter ces
douces violettes, qui sont l'emblème de ta modestie.
Elle avait refusé ces violettes à d'Alvimar, et elle affectait de les
donner au pauvre musicien, devant lui.
D'Alvimar sourit de triomphe, se croyant provoqué par une agacerie plus
provoquante qu'un aveu. Mais ce n'était point là la pensée de Lauriane;
car, feignant d'attacher son bouquet au chapeau du sourdelinier, elle
dit tout bas à celui-ci:
--Maître Giovellino, je vous demande d'être un père pour moi, et de ne
me point quitter d'un pas que je ne vous le dise.
Grâce à sa vive pénétration italienne, Lucilio comprit.
--Oui, oui, j'entends, lui répondit-il de son regard expressif; comptez
sur moi!
Et il vint s'asseoir sur les grosses racines du vieil if, à une distance
respectueuse, comme un serviteur qui attend les ordres qu'on voudra lui
donner, mais assez près pour ne pas permettre à d'Alvimar de dire un mot
qu'il n'entendît fort bien.
D'Alvimar devina tout. On avait peur de lui; c'était encore mieux! Il
avait un si profond dédain pour le sonneur de cornemuse, qu'il se remit
à faire sa cour devant lui comme devant une bûche.
Mais son dangereux magnétisme perdit toute vertu.
Il semblait à Lauriane que la tranquille présence d'un homme de bien
comme Lucilio fût un contre-poison. Elle eût rougi d'être vaine devant
lui. Elle se sentait sous son regard, et c'était une protection. Elle
vit l'Espagnol se piquer et s'irriter peu à peu. Elle essaya ses forces
en lui tenant tête.
Il voulait qu'elle renvoyât cet importun, et il le disait, à dessein, de
manière à être entendu de lui.
Lauriane refusa net, disant qu'elle voulait encore de la musique.
Aussitôt Lucilio se mit en devoir de gonfler sa musette.
D'Alvimar porta la main à son pourpoint, en tira un couteau espagnol
bien affilé, et, l'ayant ôté de sa gaîne, se mit à jouer avec comme pour
se donner une contenance; tantôt faisant mine de vouloir écrire avec sur
le vieil if, et tantôt de le lancer devant lui en manière de jeu
d'adresse.
Lauriane ne comprit pas cette menace.
Lucilio était impassible, et pourtant il était trop Italien pour ne pas
connaître la colère froide d'un Espagnol, et pour ne pas savoir où peut
aller la pointe d'un stylet lancé comme au hasard.
En toute autre circonstance, il se serait inquiété pour son instrument,
que l'oeil de d'Alvimar semblait guetter pour le percer. Mais il
obéissait à Lauriane, il combattait pour l'innocence, comme Orphée pour
l'amour avec sa lyre victorieuse; il entama bravement un des airs
morisques qu'il avait entendus et notés la veille.
D'Alvimar se sentit bravé, et le foyer d'amertume qui couvait en lui
commença à le brûler.
Adroit comme un Chinois à lancer le couteau, il résolut d'effrayer
l'impertinent ménétrier, et commença à faire voler autour de lui cette
lame brillante, qui vint tracer des éclairs toujours plus serrés autour
de lui, à mesure qu'il poursuivait son chant plaintif et tendre.
Lauriane s'était éloignée de quelques pas, et, en ce moment, elle
tournait le dos à cette scène atroce.
--J'ai bravé les tortures et la mort, se disait Giovellino; eh bien,
bravons-les encore, et que l'Espagnol n'ait pas la joie de me voir
pâlir.
Il tourna les yeux d'un autre côté, et joua avec autant de recueillement
et de perfection que s'il eût été à la table de Bois-Doré.
Cependant d'Alvimar, allant et venant, prenait plaisir à se placer
devant lui et à le viser, comme s'il eût eu la tentation de le prendre
pour cible; et, par une de ces étranges fascinations qui sont le
châtiment des méchantes plaisanteries, il commençait à éprouver
réellement cette tentation monstrueuse.
Il lui en passait des sueurs froides par le corps et des vertiges dans
la vue.
Lucilio le sentait plus qu'il ne le voyait; mais il aimait mieux risquer
tout que de montrer un instant de crainte à l'ennemi de sa patrie et au
contempteur de sa dignité d'homme.
XX
Pendant que cette terrible partie se jouait, à deux pas de Lauriane
inattentive, un étrange témoin veillait; c'était le jeune loup élevé au
chenil, qui avait pris les habitudes et les manières d'un chien, mais
non les instincts, et le caractère. Il caressait volontiers tout le
monde, mais n'était attaché à personne.
Couché aux pieds de Lucilio, il avait regardé avec inquiétude le jeu
cruel de l'Espagnol, et le poignard étant tombé deux ou trois fois près
de lui, il s'était levé et retranché derrière l'arbre, sans autre souci
que celui de sa propre sûreté.
Cependant, comme le jeu continuait, l'animal, qui commençait à sentir
ses dents, les montra plusieurs fois en silence, et, se croyant attaqué,
eut, pour la première fois de sa vie, l'instinct de la haine de l'homme.
L'oeil en feu, le jarret tendu, l'échine hérissée et frissonnante, il
était caché à d'Alvimar par la tige colossale de l'il, d'où il guettait
le moment favorable, et d'où il s'élança tout à coup pour lui sauter à
la gorge.
Il l'eût, sinon étranglé, du moins blessé, s'il n'eût été vigoureusement
repoussé par un coup de pied de Lucilio, qui l'envoya rouler à distance.
La brusque interruption du chant et le son plaintif que rendit la
musette abandonnée par l'artiste, firent retourner vivement Lauriane.
Ne comprenant rien à ce qui se passait, elle accourut pour voir
d'Alvimar, qui, transporté de colère, éventrait l'animal avec son
couteau.
Il accomplit cet acte de répression avec toute l'ardeur de la vengeance.
Il était facile de voir, sur sa figure pâle et dans son oeil injecté, la
joie mystérieuse et profonde qu'il éprouvait d'avoir quelque chose à
égorger.
Il plongea trois fois l'acier dans les entrailles palpitantes, et, à la
vue du sang, sa bouche se contracta d'une manière voluptueuse, que
Lauriane, toute tremblante, serra de ses deux mains le bras de Lucilio,
en lui disant à voix basse:
--Voyez, voyez! César Borgia! c'est lui en personne!
Lucilio, qui avait vu maintes fois à Rome le portrait peint par Raphaël,
fut encore plus à même de saisir cette ressemblance, et fit signe de la
tête qu'il en était vivement frappé.
--Mais quoi, monsieur? dit la jeune dame, tout émue, à l'Espagnol
triomphant; vous croyez-vous ici au coeur d'une forêt, et pensez-vous
m'être agréable en me présentant la tête ou les pattes d'un animal que
j'ai nourri de mes mains et caressé encore tout à l'heure devant vous?
Fi! vous n'avez point de civilité, et, avec ce couperet tout sanglant,
vous avez l'air d'un boucher plus que d'un gentilhomme!
Lauriane était en colère, elle ne sentait plus que de l'aversion pour
cet étranger.
Lui, sortant comme d'un rêve, s'excusa en disant que ce loup avait voulu
le dévorer; que c'était une mauvaise compagnie en une maison, et qu'il
était content d'avoir délivré _madame_ d'un accident qui eût pu arriver
à elle aussi bien qu'à lui.
--Vous a-t-il donc attaqué? reprit-elle en regardant Lucilio, qui
faisait signe que oui.--Alors, il vous a donc mordu? dit-elle encore; où
est la blessure?
Et, comme d'Alvimar n'avait pas été touché, elle s'indigna de la frayeur
qu'il avait eue d'une bête encore si jeune et si peu dangereuse.
--Le mot de frayeur n'est pas très-juste, répondit-il avec une sorte de
rage; je ne croyais pas qu'on pût le jeter à celui qui tient encore
l'arme de mort?
--Vous voilà bien fier d'avoir tué ce louveteau! Un enfant l'eût fait,
et la chose lui serait pardonnable, mais non point à un homme, à qui un
coup de fouet eût suffi pour s'en débarrasser. Je le dis, messire, vous
avez eu grand'peur, et c'est la maladie de ceux qui aiment à verser le
sang.
--Je vois, dit l'Espagnol soudainement abattu, que j'ai encouru votre
disgrâce, et je retrouve ici, comme dans tout, l'effet de ma mauvaise
fortune. Elle est si obstinée, qu'en bien des moments j'ai eu la pensée
de lui céder le gain d'une bataille où je ne trouve que désavantage et
déplaisir.
Il y avait beaucoup de vrai dans ce que d'Alvimar venait de dire, et,
comme, après avoir machinalement essuyé son poignard, il semblait
hésiter à le remettre dans sa gaîne, Lauriane, frappée de l'expression
sinistre de son regard, le crut un peu fou, par suite de quelque grand
malheur, et disposé à s'ôter la vie.
--Pour vous pardonner, lui dit-elle, j'exige que vous me remettiez
l'arme dont vous venez de faire un si méchant emploi. Je n'aime point
cette lame traîtresse, que les gentilshommes de France ne portent plus,
si ce n'est à la chasse. L'épée suffit à un chevalier, et, pour la
sortir du fourreau devant une dame, il faut le temps de la réflexion.
J'aurais toujours peur d'un homme qui cache sur lui une arme trop
prompte et trop facile à manier, et, comme je ne vois point que celle-ci
soit d'un grand prix, je vous demande de m'en faire le sacrifice, en
réparation du déplaisir que vous m'avez causé.
D'Alvimar crut qu'en le désarmant, on le caressait. Néanmoins il lui en
coûtait de se séparer d'une arme aussi fidèle, et il hésita.
--Je vois bien, lui dit Lauriane, que c'est le don de quelque belle à
laquelle vous n'êtes point libre de désobéir.
--Si vous avez cette pensée, répondit-il, je vous veux l'ôter bien
vite.
Et, mettant un genou en terre, il lui présenta le poignard.
--C'est bien, dit-elle en lui retirant sa main, qu'il voulait baiser. Je
vous pardonne comme à un hôte qu'on ne veut point mortifier; mais ce
n'est rien de plus, je vous jure; et, quant à cette méchante lame, si je
la garde, ce n'est point pour l'amour de vous, mais pour empêcher le mal
qu'elle peut faire.
Ils étaient alors au pied du donjon, où ils rencontrèrent le marquis et
M. de Beuvre discourant avec feu.
Lauriane allait leur raconter ce qui venait de se passer; mais son père
ne lui en donna pas le temps.
--Écoutez ça, ma très-chère fille, lui dit-il en prenant sa main, qu'il
passa sous le bras du marquis; notre ami veut vous dire un secret, et,
du temps qu'il vous le contera, je tiendrai compagnie de mon mieux à M.
de Villareal. Vous le voyez, ajouta-t-il en s'adressant à Bois-Doré, je
vous confie ma brebis sans crainte de vos grandes dents, et je ne lui
dis rien pour vous déconsidérer devant elle! Parlez-lui donc comme vous
l'entendrez. S'il vous en cuit, je m'en lave les mains, vous l'aurez
cherché!
--Je vois bien, dit madame de Beuvre au marquis, que vous avez quelque
requête à me présenter.
Et, comme elle croyait qu'il s'agissait, comme de coutume, de quelque
partie de chasse chez lui, elle ajouta que, quoi que ce fût, elle le lui
octroyait d'avance.
--Prenez-y garde, ma fille! s'écria M. de Beuvre en riant, vous ne savez
point à quoi vous vous engagez!
--Vous ne m'effrayez point, répondit-elle; il peut vitement parler.
--Ouais! vous croyez! mais vous vous trompez bien, reprit M. de Beuvre.
Je gage que son compliment durera plus d'une heure. Allez donc tous
les deux en quelque salle où vous ne serez point dérangés, et, quand
vous aurez tout dit, vous viendrez nous rejoindre.
Le marquis ne se démonta point de ces plaisanteries. Il n'en était pas
venu à la résolution de faire sa demande sans étouffer en lui-même
quelques vives appréhensions de cet état de mariage ajourné par lui
depuis une quarantaine d'années.
S'il était enfin décidé, c'est parce qu'il voulait faire la fortune et
le bonheur de quelqu'un, et, cette idée une fois adoptée, il regardait
comme un devoir de ne pas s'en laisser détourner.
À peine donc fut-il au salon, qu'il offrit son coeur, son nom et ses écus
en style de l'_Astrée_, avec cette passion échevelée qui ne parle de
rien moins que de tourments effroyables, de soupirs qui pourfendent le
coeur, de frayeurs qui causent _mille morts_, d'espérances qui ôtent la
raison, etc.; tout cela d'une convention si chaste et si froide que la
plus farouche vertu ne pouvait s'en effaroucher.
Quand Lauriane eut compris qu'il s'agissait de mariage, elle n'en fut
pas aussi étonnée que son père.
Elle savait le marquis capable de tout, et, au lieu d'en rire, elle en
eut pitié. Elle avait de l'amitié pour lui, et même du respect pour sa
bonté et sa loyauté. Elle sentit que le pauvre vieillard se livrerait à
d'interminables brocards, pour peu qu'elle en donnât l'exemple, et que
les railleries amicales et modérées dont il était l'objet allaient
devenir blessantes et cruelles.
--Non, pensa cette jeune et sage enfant, il n'en sera pas ainsi, et je
ne souffrirai pas que mon vieil ami soit la risée des valets.--Mon cher
marquis, lui dit-elle en s'efforçant de lui parler dans son style, j'ai
souvent songé à la possibilité et à la convenance du projet que vous
me communiquez. J'avais deviné votre belle et honnête flamme, et, si je
ne l'ai point partagée, c'est que je suis encore trop jeune pour que le
malin Cupidon ait fait attention à moi. Laissez-moi donc prendre encore
un peu mes ébats dans l'île enchantée de l'Ignorance d'amour; rien ne me
presse d'en sortir, puisque je suis heureuse avec votre amitié. De tous
les hommes que je connais, vous êtes le meilleur et le plus aimable, et,
si mon coeur me parle, il se pourra bien qu'il me parle de vous. Mais
ceci est écrit dans le livre des destinées, et vous me devez laisser le
temps d'interroger la mienne. Si, par quelque fatalité, je devais être
ingrate envers vous, je vous le confesserais avec candeur et avec
repentance, car ce serait tout dommage et toute honte pour moi; mais
vous avez le coeur si grand et si excellent que vous me seriez encore ami
et frère en dépit de ma sottise.
--Certes, je vous le jure! s'écria Bois-Doré avec un naïf enthousiasme.
--Eh bien donc, mon loyal ami, reprit Lauriane, attendons encore. Je
vous demande sept années d'épreuve, comme c'est l'antique usage des
parfaits chevaliers, et faites-moi la grâce que cette convention demeure
secrète entre nous. Dans sept ans, si mon âme est restée insensible à
l'amour, vous renoncerez à moi, de même que, si je partage votre
passion, je ne vous en ferai pas mystère. Je vous jure également que,
si, avant le terme de cette convention, je suis touchée, malgré moi, des
soins de quelque autre, je vous en ferai l'humble et sincère confession.
À cela, il n'y a guère d'apparence; pourtant je veux tout prévoir, tant
je souhaite, perdant votre amour, de garder au moins votre amitié.
--Je me soumets à tout, répondit le marquis, et je vous jure, adorable
Lauriane, la foi d'un gentilhomme et la fidélité d'un amant parfait.
--C'est sur quoi je compte, dit-elle en lui tendant la main; je vous
sais homme de coeur et berger incomparable. Sur ce, retournons auprès de
mon père, et laissez-moi lui dire ce qui est convenu, afin que notre
secret n'ait point d'autre confident que lui.
--Je le veux, répondit le marquis; mais n'échangerons-nous point quoique
gage?
--Quel? Parlez, j'y consens; mais que ce ne soit point un anneau. Songez
qu'étant veuve, je ne puis en porter d'autre que celui d'un nouveau
mariage.
--Eh bien, permettez-moi de vous envoyer demain un présent digne de
vous.
--Non pas! ce serait mettre du monde dans la confidence... Donnez-moi la
première babiole que vous aurez sur vous... Tenez, ce petit drageoir
d'ivoire émaillé que vous avez là en la main!
--Soit! mais que me donnerez-vous donc? Car je vois que vous entendez
comme il faut cet échange. Il faut que ce soit chose que l'on ait sur
soi au moment où l'on s'est donné parole.
Lauriane chercha dans ses poches et n'y trouva que son mouchoir, ses
gants, sa bourse et le poignard de M. Sciarra.
La bourse venait de sa mère: elle donna le poignard.
--Cachez-le bien, dit-elle, et, tant que je vous le laisserai, espérez
en moi; de même que, si je viens à vous le redemander...
--Je m'en percerai le sein! s'écria le vieux Céladon.
--Non! c'est une chose que vous ne ferez point, dit Lauriane avec un
grand sérieux; car j'en mourrais de douleur, et ce serait, d'ailleurs,
manquer à la promesse que vous me faites de rester mon ami quand même.
--C'est juste, dit Bois-Doré en s'agenouillant et en recevant le gage.
Je vous fait le serment de n'en point mourir, comme je vous fais celui
de n'aimer ni seulement regarder aucune autre belle, tant que vous ne
m'aurez point arraché l'espoir de vous plaire.
XXI
Ils retournèrent au jardin, où M. de Beuvre les accueillit d'un air
goguenard.
L'air sérieux et tranquille que prit Lauriane, l'air attendri et radieux
qui ne pouvait dissimuler le marquis, le jetèrent dans une surprise si
grande qu'il ne put se tenir de les interroger, à mots couverts assez
transparents, devant d'Alvimar.
Mais Lauriane répondit qu'elle était parfaitement d'accord avec le
marquis, et d'Alvimar, ne voulant pas en croire ses oreilles, prit
encore cette assertion pour une coquetterie à son adresse.
Alors l'inquiétude de M. de Beuvre devint très-vive, et, prenant sa
fille à part, il lui demanda si elle parlait sérieusement, et si elle
était assez folle ou assez ambitieuse pour accepter un beau galant né
sous le roi Henri II.
Lauriane lui raconta comment elle avait réservé sa réponse et remis
toute explication à sept ans de là.
Après avoir ri à crever sa ceinture, de Beuvre, à qui Lauriane
recommandait le secret, eut quelque peine à comprendre la délicate bonté
de sa fille.
Il se fût bien diverti de la déconvenue du marquis, et il trouvait que
c'eût été une bonne leçon à lui donner que de lui rire au nez.
--Non, mon père, lui répondit Lauriane, c'eût été lui faire un grand
chagrin, et rien de plus. Il n'est point d'âge à se corriger de ses
travers, et je ne vois point ce que nous gagnerions à outrager un si
excellent homme, quand il nous est facile de l'endormir dans ses
rêveries. Croyez bien que, si la coquetterie des femmes est innocente,
c'est envers de tels vieillards, et c'est peut-être même faire une bonne
action que de les laisser dans leur fantaisie. Soyez assuré que, le jour
où je dirais à celui-ci que j'ai du goût pour quelqu'un, il en serait
peut-être fort aise, tandis que, si je lui avait dit que je n'en pouvais
pas avoir pour lui, il serait peut-être fort malade à cette heure, non
point tant de ma cruauté que de celle de sa vieillesse, laquelle je lui
aurais fait voir en face, sans ménagement ni compassion.
Lauriane avait quelque ascendant sur son père. Elle obtint qu'il
s'abstiendrait de bafouer le marquis sur ses belles amours avec elle, et
d'Alvimar, malgré sa pénétration, ne devina rien de ce qui se passait
entre eux.
C'était bien réellement une bonne action que Lauriane venait de faire,
et, comme il y a un compte ouvert entre nous et la Providence, celle-ci
l'en récompensa tout de suite en lui envoyant cet invisible secours qui
est la rémunération, souvent immédiate, de tout mouvement généreux de
nos âmes.
Lauriane était très-enfant; mais il y avait en elle l'étoffe d'une femme
forte, et, si elle était capable, comme toute fille d'Ève, de subir une
dangereuse fascination, du moins elle était capable aussi de réagir et
de trouver un solide appui dans sa conscience.
Elle passa donc le reste de la journée sans être touchée des
insinuations galantes de d'Alvimar, et même il lui sembla qu'en donnant
son poignard au marquis comme un gage d'une généreuse amitié, elle
s'était débarrassée de quelque chose qui la troublait et lui brûlait les
mains. Elle eut soin de ne plus se trouver seule avec l'Espagnol, et de
n'encourager aucun des efforts qu'il fit pour ramener la conversation
sur les délicates banalités de l'amour.
D'ailleurs un incident vint rompre tout entretien particulier et
distraire la compagnie.
Un jeune bohémien se présenta, demandant à réjouir l'illustre assistance
par l'exercice de ses talents; je crois même que le drôle disait «son
génie.»
À peine fut-il introduit, que d'Alvimar reconnut le jeune vagabond qui
avait servi de truchement entre M. d'Ars et la Morisque, sur la bruyère
de Champillé, et qui avait déclaré être Français et s'appeler La Flèche.
C'était un gars d'une vingtaine d'années, assez joli garçon, quoique
flétri déjà par la débauche; l'oeil était pénétrant, effronté, la bouche
plate et perfide, la parole sotte, impudente et railleuse; du reste,
bien fait dans sa petite taille, adroit de son corps comme un mime et de
ses mains comme un larron; intelligent en toutes choses servant à mal
faire; crétin en face de tout travail utile ou de tout bon raisonnement.
Ce personnage, comme tous ceux de son état, possédait quelques guenilles
de rechange dont il se faisait un costume de fantaisie pour se livrer à
ses exercices.
Il se présenta donc vêtu d'une sorte de cape génoise doublée de rouge,
et coiffé d'un de ces chapeaux effarouchés, hérissés de plumes de coq,
chapeaux sans nom, sans forme, sans raison d'être; ruines arrogantes et
désespérées, dont Callot a immortalisé la splendide invraisemblance dans
ses grotesques Italiens.
De courtes bottes dentelées, l'une beaucoup trop grande, l'autre
beaucoup trop petite pour son pied, laissaient voir des chausses d'un
rouge tourné à la lie de vin. Un énorme scapulaire couvrait cette
poitrine de mécréant, écriteau de sauvegarde contre l'accusation,
toujours suspendue sur sa tête, de paganisme et de magie noire. Une
chevelure d'une longueur insensée et d'un blond fade tombait plate sur
sa face maigre, enluminée d'ocre rouge, et une moustache naissante
allait rejoindre deux crocs de poil follet blanchâtre, plantés sous le
menton lisse et luisant.
Il commença d'une voix de trompette fêlée:
--Que l'illustrissime compagnie daigne excuser l'_hardiesse dont je
m'ose_ précipiter aux genoux de son indulgence. En effet, convient-il à
un bélître de mon acabit, avec sa physionomie hérissée, les cicatrices
de son pourpoint et son chapeau qui postule depuis longtemps pour servir
d'épouvantail de chènevière, de comparoir devant une dame dont les yeux
font honte à la lumière du soleil, pour venir débiter ici une
multiplicité de sottises? Elle me dira peut-être, pour me remettre le
coeur au ventre que je ne suis point un bâtier de paysan, ni un méchant
batteur d'estrade, ni un valet grenier à coups de bâton, car il est dit
des valets qu'ils sont comme les noyers, lesquels tant plus ils sont
battus, tant plus ils rapportent. Elle me dira encore que je ne suis ni
un escogriffe, ni un tire-laine, ni un damoiseau, ni un fier-à-bras, ni
un olibrius, ni un godelureau, ni un pourfendeur, ni un ostrogoth, ni un
escargot; que j'ai assez bonne mine, nonobstant une physionomie un peu
subalterne; mais, devant un mérite comme celui de la dame que je vois
(on n'estropie pas une déesse pour la regarder), et devant une réunion
de seigneurs qui ressemblent plus à une assemblée de monarques qu'à une
charretée de veaux en foire, le plus vaillant homme du monde perd la
tramontane et n'est plus qu'un égout d'ignorance, une sentine de
stupidités et le bassin de toutes les impertinences...
Maître La Flèche eût pu parier deux heures sur ce ton, avec une
volubilité insupportable, si on ne l'eût interrompu pour lui demander ce
qu'il savait faire.
--Tout! s'écria le vaurien. Je puis danser sur les pieds, sur les mains,
sur la tête et sur le dos; sur une corde, sur un balai, sur la pointe
d'un clocher comme sur celle d'une lance; sur des oeufs, sur des
bouteilles, sur un cheval au galop, sur un cerceau, sur un tonneau,
voire sur l'eau courante, mais ceci à la condition qu'une personne de la
société voudra bien me faire vis-à vis sur l'eau dormante. Je puis
chanter et rimer en trente-sept langues et demie, pourvu qu'une personne
de la société me voudra bien répondre, sans faire une faute, dans
trente-sept langues et demie. Je puis manger des rats, du chanvre, des
épées, du feu...
--Assez, assez, dit de Beuvre impatienté; nous connaissons ton chapelet:
c'est le même pour tous les hâbleurs tels que toi. Vous prétendez savoir
toutes choses, et vous n'en savez qu'une, qui est de dire la bonne
aventure.
--À dire le vrai, répondit La Flèche, c'est en cela que j'excelle, et,
si Vos rayonnantes Altesses veulent s'inscrire, je vais tirer au sort
pour savoir par qui commencer; car le destin est un esprit bourru qui ne
connaît ni le sexe ni le rang des personnes.
--Va, tire au sort; voilà mon gage, dit M. de Beuvre en lui jetant une
pièce d'argent. À vous, ma fille.
Lauriane jeta une pièce plus grosse, le marquis un petit écu d'or,
Lucilio une monnaie de cuivre, et d'Alvimar un caillou, en disant:
--Comme je vois que les gages seront donnés au devin je trouve que
celui-ci ne mérite que d'être lapidé.
--Prenez garde, lui dit Lauriane en souriant, il ne vous prédira que des
ennuis; on sait bien qu'en fait d'horoscope, on n'en a jamais que pour
son argent.
--Ne croyez pas cela; le destin est mon maître, dit La Flèche, qui
brouillait les gages dans une espèce de tirelire, et qui tout à coup
affecta de parler sans phrase et d'un air fatal.
Il retourna son indescriptible chapeau, qui menaçait le ciel comme un
donjon insolent, et le rabattit sur ses yeux comme une lugubre
éteignoir, il fit plusieurs grimaces, prononça des paroles dépourvues de
sens qui prétendaient être des formules cabalistiques, et, s'étant
détourné pour essuyer à la dérobée son fard grossier, il montra sa face
blêmie par la prophétique inspiration.
Alors il traça sur le sable la grande _asphère_ des nécromants ignares
avec tous les signes de l'astrologie des carrefours; puis il plaça une
pierre au milieu et y jeta la tirelire, qui, en se brisant, répandit les
gages sur les différents signes tracés dans les compartiments.
En ce moment, d'Alvimar se pencha pour ramasser son caillou.
--Non, non! s'écria le bohémien en s'élançant sur sa conjuration avec
l'adresse d'un singe, et en posant le bout du pied sur le gage de
d'Alvimar, sans effacer aucun des signes qui l'entouraient; non,
messire! vous ne pouvez plus empêcher la destinée. Elle est au-dessus
de vous comme de moi!
--Certes, dit Lauriane en étendant sa petite canne entre d'Alvimar et La
Flèche. Le devin est maître dans son cercle magique, et, en dérangeant
votre destinée, vous pouvez déranger aussi les nôtres.
D'Alvimar se soumit; mais sa figure trahit une agitation singulière
qu'il comprima aussitôt.
XXII
La Flèche commença par le gage le plus rapproché de la pierre centrale
qu'il appelait le Sinaï.
C'était celui de Lucilio; il fit mine de mesurer des angles, de supputer
des chiffres, et dit, en prose rimée:
Homme sans langue et de grand coeur,
Savoir de misère est vainqueur.
--Voyez-vous, dit Bois-Doré bas à d'Alvimar, que le drôle a bien deviné
le triste cas de notre musicien!
--Cela n'était pas difficile, répondit d'Alvimar avec dédain. Il y a un
quart d'heure que le muet vous parle par signes!
--Vous ne croyez donc point du tout à la divination? reprit Bois-Doré
pendant que la Flèche continuait ses calculs d'un air absorbé, mais
l'oreille ouverte à tout ce qui se passait autour de lui.
--Eh bien donc, y croyez-vous vous-même, messire? dit d'Alvimar
feignant d'être étonné du sérieux avec lequel le marquis lui avait fait
cette question.
--Moi? Mais... oui, un peu, comme tout le monde!
--Personne ne croit plus à ces billevesées!
--Mais si; j'y crois beaucoup, moi, dit Lauriane. Sorcier, je te prie,
si ma destinée est mauvaise, de me laisser un peu de doute, ou de
trouver dans ta science le moyen de la conjurer.
--Illustre reine des coeurs, répondit la Flèche, j'obéis à vos ordres. Un
grand danger vous menace; mais si, pendant seulement trois jours, à
partir du moment où nous sommes,
Vous ne donnez point votre coeur,
Du diable il sera le vainqueur!
--Ne saurais-tu trouver d'autres rimes? lui cria d'Alvimar. Ton
dictionnaire n'est pas riche!
--N'est pas riche qui veut, messire, répondit le bohémien; et pourtant
il y a des gens qui veulent bien fort, si fort qu'ils font tout pour la
richesse, au risque de la hache et de la hart!
--Est-ce dans la destinée de ce gentilhomme que tu lis de pareilles
choses? dit Lauriane, qui avait été très-frappée de ce qui la concernait
dans l'avertissement du devin, et qui s'efforçait de tourner tout en
plaisanterie.
--Peut-être! dit avec aisance M. d'Alvimar; on ne sait ce qui peut
arriver.
--Mais on peut le savoir! s'écria la Flèche. Voyons, qui veut le savoir?
--Personne, dit le marquis, personne, s'il y a du fâcheux dans l'avenir
de quelqu'un de nous.
--Vraiment, mon voisin, vous avez la foi! dit de Beuvre, qui ne
croyait précisément à rien. Vous êtes une fière pratique pour tous les
bateleurs qui voudront vous en conter!
--Comme vous voudrez, répliqua Bois-Doré, mais je n'y peux rien. J'ai vu
des choses si surprenantes! Dix fois ce qui m'a été prédit m'est arrivé.
--Comment voulez-vous, lui dit d'Alvimar, qu'un idiot et un ignorant de
cette espèce pénètre l'avenir, dont Dieu seul a le secret?
--Je ne crois pas à la science de l'opérateur, répondit le marquis, si
ce n'est que, par état, il sait calculer des nombres, et que ces nombres
sont pour lui comme les lettres d'un livre, avec lesquelles la propre
fatalité des nombres compose des mots et des phrases.
De Beuvre se moqua du marquis et somma le devin de tout dire.
D'Alvimar eût souhaité qu'il en fût autrement, car son incrédulité était
feinte; il croyait à l'action du diable dans tout ce qui est maléfice,
et il se promettait de recommander La Flèche à M. Poulain, pour qu'il
avisât à le faire coffrer et brûler dans l'occasion. Mais il n'en était
pas moins dévoré, malgré lui, de l'anxiété d'ouvrir le livre de sa
destinée, et il se trouvait d'ailleurs entraîné à faire l'esprit fort
devant madame de Beuvre.
La Flèche, sommé de parler, vu qu'il avait assez étudié son grimoire,
réfléchit en lui-même sérieusement. Il se méfiait de l'Espagnol. Il
savait qu'il ne risquait rien avec les gens qui ne croyaient à rien, ce
ne sont pas ceux-là qui dénoncent ou accusent les sorciers, et il était
trop pénétrant pour ne pas avoir compris qu'en essayant de retirer son
gage, d'Alvimar avait voulu se soustraire à ces révélations qu'il
feignait de mépriser.
Il prit le parti dans lequel il se retranchait quand il se trouvait
avec des gens disposés à s'émouvoir trop; ce fut de dire des banalités à
tout le monde.
Il espérait que d'Alvimar se retirerait, et qu'il pourrait faire aux
autres, à coup sur, quelque prédiction agréable qui lui serait
grassement payée; car, depuis trois jours qu'il errait dans les
environs, se glissant partout, écoutant aux portes, ou feignant de ne
pas comprendre le français pour laisser causer devant lui, il avait
appris bien des choses, et, quant à d'Alvimar, il en savait une sur son
compte, que celui-ci eût bien voulu ensevelir dans un profond oubli.
Mais d'Alvimar, calmé par l'insignifiance des prédictions, ne se
retirait pas; personne ne s'amusait plus, et La Flèche faisait _fiasco_,
après avoir travaillé d'avance à une belle recette.
On allait le renvoyer. Il se redressa.
--Illustres seigneurs, dit-il, je ne suis pas sorcier, je le jure par
l'image du saint patron que je porte sur la poitrine; je proteste contre
tout pacte avec le diable. Je n'exerce que la magie blanche, tolérée par
les autorités ecclésiastiques; mais...
--Mais, si tu n'es pas voué au diable, va-t'en au diable! dit M. de
Beuvre en riant; tu nous ennuies!
--Eh bien, dit La Flèche effrontément, vous voulez de la cabale, vous en
aurez, à vos risques et périls! mais ce n'est pas moi qui en ferai, et
je m'en lave les mains!
Il se retourna aussitôt vers un panier qu'il avait apporté avec lui, et
où l'on supposait qu'il tenait quelque attirail d'escamotage ou quelque
bête curieuse, et il en tira une fillette de huit à dix ans, qui
paraissait n'en avoir que quatre ou cinq, tant elle était petite et
menue; avec cela noire, laide, ébouriffée un véritable lutin tout de
rouge habillé, qui commença, pendant qu'il l'apportait dans ses bras,
par lui appliquer vingt soufflets, lui tirer les cheveux et lui déchirer
la figure avec ses griffes.
On crut d'abord que cette résistance enragée faisait partie de la
représentation; mais on vit le sang couler en grosses gouttes tout le
long du nez du sacripant.
Il s'en émut peu, et, s'essuyant avec sa manche:
--Ce n'est rien, dit-il; la princesse dormait dans son panier, et elle a
le réveil acariâtre.
Puis il ajouta en espagnol, parlant bas à la petite:
--Sois tranquille, va! tu la danseras ce soir!
L'enfant, placée sur la pierre du _Sinaï_, s'accroupit en singe et
regarda autour d'elle avec des yeux de chat sauvage.
Il y avait dans sa laideur malingre un caractère si accusé de souffrance
et de colère, de malheur et de haine, qu'elle en était presque belle et,
à coup sûr, effrayante.
Lauriane eut le coeur serré de voir la maigreur de cette misérable
créature, presque nue sous la pourpre sordide de ses haillons.
Elle frémit en songeant au sort de cette enfant, exaspérée sans doute
par la tyrannie et les coups d'un méchant saltimbanque, et elle
s'éloigna de quelques pas, appuyée sur le bras de son bon Céladon
Bois-Doré, lequel, sans le dire, se sentait presque aussi attristé
qu'elle.
Mais de Beuvre avait l'écorce plus dure, et il pressa La Flèche de faire
parler l'esprit malin.
--Voyons, ma belle Pilar, dit la Flèche en accompagnant chaque parole
d'une mimique grosse de menaces intelligibles pour sa victime; voyons,
reine des farfadets et des gnomes, il faut parler. Ramassez la pièce qui
est le plus près de vous.
Pilar resta longtemps immobile, faisant mine de se rendormir; elle
grelottait la fièvre.
--Allons, allons, gibier de potence, étoupe de bûcher! reprit La Flèche,
ramassez cette pièce d'or, et je vous dirai où est Mario, votre
bien-aimé.
--Hein! fit le marquis en se retournant, que dit-il de Mario?
--Qu'est-ce que Mario? lui demanda Lauriane.
--Silence! cria de Beuvre; le diable parle, et c'est de vous qu'il
s'agit, mon voisin!
L'enfant parla ainsi en français avec un accent prononcé et une voix
criarde:
Celui de qui dépend ce gage,
S'il veut écouter le présage
Et se bien garer de l'amour...
--J'en ai assez dit, je n'en veux plus dire, ajouta-t-elle en espagnol.
Elle ne se souvenait plus de sa leçon. Ni prières ni menaces ne purent
lui faire retrouver la mémoire; mais elle n'avoua pas qu'on l'avait
serinée; elle était déjà sorcière et vaniteuse de son état. Elle
connaissait le grimoire beaucoup mieux que La Flèche, et elle aimait à
prophétiser. En voulant lui apprendre des vers, ce qu'elle appelait une
autre magie, La Flèche l'avait irritée, et le sentiment qu'elle ne s'en
tirerait pas avait mortifié son amour-propre.
Elle secoua sa tête hérissée de cheveux noirs comme l'encre, frappa du
pied et se livra à une colère de pythonisse.
--C'est bien! c'est bien! s'écria La Flèche résolu à en tirer parti,
n'importe comment. Voilà que ça vient; le diable lui entre dans le
corps, elle va parler!
--Oui, dit l'enfant en espagnol et en sautillant dans le cercle avec
fureur, et je sais tout mieux que toi, mieux que tous les autres. Voilà!
voilà! voilà! Je sais, demandez-moi.
--Parlons français, dit La Flèche. Que doit-il arriver au seigneur dont
tu tiens le gage?
C'était celui du marquis.
--Liesse et confort! dit l'enfant.
--Très-bien! mais quels?
--Vengeance! répondit-elle.
--À moi, vengeance? dit Bois-Doré: ce n'est point là mon humeur.
--Non certes, ajouta Lauriane en regardant d'Alvimar malgré elle. Le
diable se sera trompé de gage.
--Non! je ne me suis pas trompée, reprit la gnomide.
--Vrai? dit La Flèche. Si vous en êtes bien sûre, parlez, diablesse!
Vous pensez donc que ce noble seigneur, ici présent, a quelque injure à
laver?
--Dans le sang! répondit Pilar avec une énergie de tragédienne.
--Hélas! dit le marquis bas à Lauriane, il n'est sans doute que trop
vrai! Vous savez bien, mon pauvre frère!
Et il dit tout haut:
--Je veux interroger cette petite devineresse moi-même.
--Faites, monseigneur! répondit La Flèche. Attention, la mouche noire!
et parlez honnêtement à qui vaut mieux que vous!
Le marquis, s'adressant alors à Pilar.
--Voyons, ma pauvre petite, qu'est-ce que j'ai perdu? dit-il avec
douceur.
Elle répondit:
--_Un fils!_
--Ne riez pas, mon voisin, dit le marquis à de Beuvre, elle dit la
vérité. Il était comme mon fis!
Et à Pilar:
--Quand l'ai-je perdu?
--Il y a onze ans et cinq mois.
--Et combien de jours?
--Moins cinq jours.
--Ici, elle se trompe, dit le marquis à Lucilio; car j'ai eu de ses
nouvelles depuis l'époque qu'il lui plaît de dire; mais voyons si elle
verra clair dans le reste.
Et, s'adressant à l'enfant:
--Comment l'ai-je perdu? dit-il.
--De malemort! répondit-elle; mais vous aurez consolation.
--Quand?
--Avant trois mois, trois semaines ou trois jours.
--Quelle consolation?
--De trois sortes: vengeance, sagesse, famille.
--Famille? Je serai donc marié?
--Non, vous serez père!
--Vrai? s'écria le marquis sans se troubler du gros rire de M. de
Beuvre. Quand serai-je père?
--Avant trois mois, trois semaines ou trois jours. J'ai tout dit sur
vous, je veux me reposer.
La séance fut suspendue par un déluge de plaisanteries de M. de Beuvre
au marquis.
Pour que l'événement de l'héritier prédit eût lieu avant trois mois,
trois semaines ou trois jours, il fallait que trois femmes en eussent
«reçu la commande.»
Le pauvre marquis savait si bien le contraire que toute sa foi à la
magie en fut refroidie.
Il se laissa railler, protestant de son innocence et ne désirant point
trop qu'on la crût aussi réelle qu'elle l'était.
L'enfant demanda à recommencer ses conjurations pour le dernier gage.
C'était le caillou de d'Alvimar.
Mais, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que le lecteur
sache ce qui était convenu entre Pilar et son propriétaire, La Flèche.
Ce que La Flèche savait et voulait faire savoir à Bois-Doré, il comptait
le faire dire par l'enfant hors de la présence de d'Alvimar.
L'enfant, par caprice et ostentation, ne voulut plus tenir compte de la
convention faite entre eux. Elle voulait réciter toute sa leçon,
dût-elle en souffrir et dût La Flèche y perdre la vie ou la liberté.
Peut-être aussi ces dangers qu'elle pouvait attirer sur lui, et qu'elle
n'ignorait pas, alléchaient-ils ses instincts de haine.
Elle parla donc comme elle l'entendait, en dépit des avertissements et
des grimaces de son maître, lequel ne pouvait lui rien dire en espagnol
qui ne fût compris de d'Alvimar.
Elle ramassa le caillou, examina les signes qui l'entouraient, fit la
mimique du calcul, et dit en espagnol avec une effrayante ardeur à la
menace:
--Malheur, mécompte et disgrâce à celui dont le gage est tombé sur
l'étoile rouge!
--Bravo! dit d'Alvimar en riant d'un rire nerveux et forcé; continuez,
sale créature! Allons, allons, race de chiens, rebut de la terre,
dites-nous les arrêts du ciel!
Pilar, irritée par ces injures, devint si sauvage qu'elle fit peur à
tous ceux qui la regardaient et à La Flèche lui-même.
--Sang et meurtre! s'écriait-elle en bondissant avec des gestes
convulsifs; meurtre et damnation! sang, sang et sang!
--Tout cela pour moi? dit d'Alvimar, qui, en ce moment, ne put cacher
son épouvante.
--Pour toi! pour toi! cria cette guêpe furieuse, et la mort, l'enfer!
bientôt, tout de suite, avant trois mois, trois semaines ou trois jours,
damné! damné! l'enfer!
--Assez! assez! dit Bois-Doré, qui ne comprenait presque pas l'espagnol,
mais qui vit d'Alvimar pâle et prêt à défaillir; cette enfant est
possédée d'un mauvais diable, et c'est peut-être péché que de l'écouter.
--Oui, sans doute, monsieur, répondit d'Alvimar, elle est possédée du
diable, et ses menaces sont vaines et méprisables, car l'enfer ne peut
rien sans la volonté de Dieu; mais, si j'étais ici châtelain et
justicier, je ferais enfermer ce bandit et cette vermine, et je les
livrerais...
--La la! dit M. de Beuvre, il n'y a point tant à se fâcher! Je ne sais
ce qui vous a été dit, mais je m'étonne que vous ayez fini d'en rire.
Pourtant j'avoue que les transports de cette guenuche enragée sont une
laide comédie, et je vois que ma fille en est troublée. Allons, drôle,
dit-il à La Flèche, c'est assez. Gardez pour vous les gages si chacun y
consent, et allez vous faire pendre ailleurs.
La Flèche n'avait pas attendu cette permission pour plier bagage. Il
était fort pressé de se soustraire aux intentions bienveillantes de
l'Espagnol à son égard.
La petite Pilar n'en fut pas émue. Tout au contraire, elle ramassa les
pièces d'or et d'argent qui avaient servi de gages, et, quand elle en
vint au caillou d'Alvimar, elle le lui jeta dans les jambes avec dédain.
Il en fut si outragé qu'il l'eût peut-être traitée comme il avait fait
du louveteau, s'il eût eu encore l'arme dont il se servait si vite et si
bien.
Mais il fit en vain le mouvement involontaire de la saisir, et Lauriane,
qui le regardait, s'applaudit de l'avoir désarmé. Il rencontra ses yeux
et se hâta de sourire; puis il essaya de parler d'autre chose, et
Bois-Doré demanda à Lucilio un air de musette pour dissiper le fâcheux
effet de cette aventure, tandis que La Flèche, remportant son grand
panier sur sa tête, ses instruments magiques sous son bras, et, tirant
de l'autre main la petite sibylle encore toute frémissante, franchissait
avec empressement la herse et le pont-levis du manoir.
--À présent, tu vas me donner à manger? dit-elle quand ils furent en
rase campagne.
--Non, tu as trop mal travaillé!
--J'ai faim.
--Tant mieux!
--J'ai faim, je ne peux plus marcher.
--En cage alors!
Il la remit dans son panier, malgré elle, et l'emporta en courant.
Les cris de l'infortunée créature se perdirent sans écho dans la plaine
immense.
--Mario! Mario! pleurait sa voix entrecoupée; je veux voir Mario!
Méchant! assassin! Tu m'avais promis de me faire voir Mario, qui me
donnait à manger et qui jouait avec moi, et sa mère, qui m'empêchait
d'être battue! Mercédès! Mario! venez me chercher! Tuez-le! il me fait
mal, il me secoue, il me tue, il me fait mourir de faim! Damnation sur
lui! mort et sang et meurtre! Le fouet, le feu, la roue, l'enfer pour
les méchants!
XXIII
Pendant que le bohémien fuyait dans la direction du nord, le marquis,
avec d'Alvimar et Lucilio, reprenait en sens contraire le chemin de
Briantes.
Il lui tardait de faire part à son fidèle Adamas de ce qu'il regardait
comme une heureuse issue de son entreprise; et, bien qu'il crût devoir à
son amour d'étouffer quelques soupirs d'inquiétude ou d'impatience, tout
bien considéré, il ne se trouvait pas trop contrarié d'avoir sept ans
devant lui avant de prendre une nouvelle résolution matrimoniale.
D'Alvimar était de fort méchante humeur, non-seulement à cause des
prédictions qui avaient remué sa bile et troublé sa cervelle, mais
encore à cause de la tranquillité des adieux que lui avait faits madame
de Beuvre, tandis qu'elle avait tendu ses deux petites mains au marquis
en lui promettant gaiement sa visite pour le surlendemain.
--Serait-il possible, pensait-il, qu'elle eût accepté les écus de ce
vieillard, et que je me visse supplanté par un rival de soixante et dix
ans?