George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
Il avait bien envie de questionner, de railler, de se dépiter.

Mais il n'y avait pas moyen d'entamer la conversation avec Bois-Doré sur
ce sujet.

Le marquis avait un air de triomphe discret et modeste qui le faisait
redoubler de politesse et de prévenance pour son hôte.

D'Alvimar ne put se venger de sa défaite qu'en éclaboussant tant qu'il
put maître Jovelin, trottant derrière le marquis.

À peine arrivé au manoir, comme l'heure du souper n'était pas encore
venue, il sortit à pied pour aller conférer avec M. Poulain.

--Eh bien, monsieur, dit, en débottant son maître, le fidèle Adamas,
qui, en sa qualité _d'homme de chambre_, ne quittait presque jamais le
manoir de Briantes; faut-il songer au repas des fiançailles?

--Précisément, mon ami, répondit le marquis. Il y faut songer au plus
tôt.

--Vrai, monsieur? Eh bien, j'en était sûr, et j'en suis si content que
je ne m'en connais plus. Figurez-vous, monsieur, que cette haquenée
rouge que vous appelez Bellinde, et qui serait mieux nommée Tisiphone...

--Allons, allons, Adamas, vous avez l'humeur trop peu endurante! Vous
savez que je n'aime point entendre injurier une personne du sexe. Qu'y
a-t-il encore entre vous?

--Pardon, mon noble maître; mais il y a que cette fille ténébreuse
écoute aux portes, et qu'elle sait la démarche que monsieur a faite
aujourd'hui. Ce tantôt, elle en a ri comme une mouette avec la sotte
gouvernante du recteur.

--Que savez-vous de cela, Adamas?

--Je le sais par magie, monsieur; mais, enfin, je le sais!

--Par magie? Depuis quand vous adonnez-vous aux sciences occultes?

--Je le dirai à monsieur; je n'ai rien de caché pour lui, mais que
monsieur daigne donc me raconter comment il s'y est pris pour faire
connaître ses sentiments à l'incomparable dame de ses pensées, et
comment elle a répondu; car je suis sûr que rien d'aussi éloquent ne
s'est dit sous le ciel depuis que le monde est monde, et je voudrais
savoir écrire aussi vite que maître Jovelin, pour le coucher sur le
papier à mesure que monsieur me le rapportera.

--Non, Adamas, aucune parole ne sortira de ma bouche, scellée par un
serment de preux chevalier. J'ai juré de ne point trahir le secret de ma
félicité. Tout ce que je peux te dire, mon ami, c'est de te réjouir du
présent avec ton maître, et d'espérer avec lui en l'avenir!

--Alors, monsieur, c'est conclu, et...?

Adamas fut interrompu par un petit grattement de chat à la porte.

--Ah! fit-il après avoir été regarder, c'est l'enfant qui voudrait vous
offrir le bonsoir.--Va-t'en, mon petit ami; monseigneur te verra plus
tard, il est occupé.

--Oui, oui, Adamas, qu'il revienne! Il est bien question d'enfant! Je ne
sais quelles idées de paternité m'avaient passé hier par la tête! Cela
est du dernier bourgeois! Non! non! je ne suis plus ce vieux garçon qui
voulait se marier bien vite, pour faire une fin. Je suis un jeune homme,
Adamas, oui, un jeune amoureux, un blondin, sur ma parole, tendrement
condamné à prouver sa constance par des épreuves, à soupirer et à faire
des vers, en un mot, à attendre, dans les tourments et les délices de
l'espoir, le bon plaisir de ma souveraine.

--Si je comprends bien, reprit Adamas, cette divinité jalouse se méfie
un peu de l'humeur volage de mon maître, et elle exige qu'il renonce à
toute galante aventure?

--Oui, oui, c'est cela, Adamas, ce doit être cela! Un peu de défiance!
c'est bien la punition de ma folle jeunesse; mais je saurai si bien
marquer ma sincérité... Regarde donc à la porte, on gratte encore!

--Quoi! dit Adamas sérieusement à Mario, en entrebâillant un peu la
porte, c'est encore vous, mon lutin? Ne vous ai-je pas dit d'attendre?

--J'ai attendu, répondit Mario avec sa voix douce et caressante jusque
dans l'espièglerie; vous m'avez dit: «Va-t'en, et reviens.» J'ai été au
bout de l'autre chambre, et me voilà revenu.

--Il est drôlet! dit le marquis; laisse-le entrer.--Bonjour, mon petit
ami; or ça, viens me baiser, et puis joue tranquillement avec Fleurial.
J'ai à parler d'affaires sérieuses avec le bon M. Adamas. Voyons,
Adamas, c'est après-demain que je traite mon incomparable voisine. Il y
faut songer; c'est un petit dîner sans façons, quatorze services tout au
plus.

--On les aura, monsieur; voulez-vous que j'appelle le maître-queux?

--Non, je n'aime point à ordonner, et si propres que soient les gens de
cuisine, ils sentent toujours la cuisine. Aide-moi à imaginer...

--Qu'est-ce que c'est donc que ce couteau-là? dit très-vivement Mario,
que le marquis, débonnaire et passablement distrait, tenait entre ses
jambes et laissait fouiller dans ses poches.

--Rien, rien, dit le marquis en cherchant à reprendre le gage que
Lauriane lui avait donné. Rends-moi ça, mon petit ami; les enfants ne
touchent point à ça. Ça mord, vois-tu! Rends-le donc!

--Oui, oui, le voilà! dit Mario; mais j'ai bien vu ce qu'il y avait
dessus, et je sais bien à qui il est.

--Tu ne sais ce que tu dis!

--Si fait, je dis qu'il est au monsieur espagnol que vous appelez
Villareal. Il vous l'a donc donné?

--Voyons, que marmotes-tu là! Tu rêves!

--Non, bon monsieur! J'ai bien vu la devise qui est sur la lame; c'est
en espagnol et je la connais bien; ma mère Mercédès a un poignard tout
pareil où il y a la même devise.

--Et que signifie cette devise?

--_Je sers Dieu._--S. A.

--Et que signifie S. A.?

--Ça doit être les premières lettres du nom de celui à qui est le
poignard. C'est comme cela qu'on les place, à jour, près du manche.

--Je le sais bien; mais pourquoi dis-tu que ce poignard vient du
monsieur espagnol qui s'appelle Villareal?

L'enfant ne répondit pas et parut embarrassé.

Il n'était plus sous l'oeil vigilant et défiant de la Morisque. Il avait
parlé plus qu'il ne devait, et il se rappelait trop tard ses
recommandations.

--Mon Dieu, monsieur, dit Adamas, les enfants parlent quelquefois pour
parler, et sans savoir ce qu'ils disent. Parlons donc, nous autres, de
la chose importante. Votre garde, le père Andoche, a apporté aujourd'hui
un chapelet de râles qui sont d'un gras...

--Oui, oui, tu as raison, mon ami; parlons du dîner. Pourtant, je ne
sais... je me demande comment elle avait, en la poche de sa jupe, ce
poignard espagnol.

--Qui, monsieur?

--_Elle_, parbleu! De quelle autre personne pourrais-je parler
désormais?

--C'est juste; pardon, monsieur! Parlons du poignard. Je croyais qu'en
effet c'était un don du M. de Villareal, ou qu'il vous l'avait prêté;
car, pour de vrai, il vient du lui. Ces deux lettres S. A. sont sur ses
autres armes, qui sont fort belles, et que j'ai remarquées ce matin
pendant que son valet les fourbissait.

Le marquis tomba dans la rêverie.

Comment Lauriane avait-elle le poignard de Villareal? Elle l'avait reçu
de lui, puisqu'elle en avait disposé comme de sa propriété.

Il avait beau chercher dans toute la généalogie des de Beuvre, il n'y
trouvait pas un nom auquel ces initiales S. A. pussent se rapporter.

--Aurait-elle, se disait-il, fait le même accord avec lui qu'elle a fait
ensuite avec moi?

Il se consola pourtant en songeant qu'elle faisait apparemment peu de
cas du premier, puisqu'elle lui en avait sacrifié le gage; mais il n'en
restait pas moins quelque chose d'incompréhensible dans cette
circonstance, et le bon marquis n'était pas encore assez fou pour ne pas
appréhender d'être l'objet de quelque «bernerie.»

Et puis ce que l'enfant avait dit compliquait l'embarras de son esprit,
et il ne savait plus quelle intrigue de la destinée ou quelle
mystification environnait ce poignard.

Il eut envie d'aller s'en expliquer tout de suite avec son hôte; mais il
se souvint que Lauriane lui avait commandé de cacher son gage et de ne
le laisser voir à personne.

Adamas vit le souci sur le front de son maître et s'en émut.

--Qu'y a-t-il, monsieur, lui dit-il, et que peut faire votre pauvre
Adamas pour vous tirer d'intrigue?

--Je ne sais, mon ami. Je voudrais deviner comment il se fait que la
Morisque ait une arme comme celle-ci, portant même devise et mêmes
chiffres.

Puis, baissant la voix pour que Mario ne l'entendit point:

--Tu m'avais dit, et il m'avait semblé que cette femme était fort
honnête. Pourtant elle aurait dérobé cet objet à notre hôte? C'est chose
que je ne puis souffrir, qu'il soit larronné en ma maison.

Adamas partagea aussitôt les soupçons de son maître, d'autant plus que
Mario, sentant qu'il avait parlé à l'étourdie, se glissait hors de la
chambre, sur la pointe du pied, pour se dérober à de nouvelles
questions. Adamas le retint.

--Vous nous faites des contes, mon bel ami, lui dit-il, et, par là, vous
méritez de perdre les bonnes grâces de mon seigneur et maître. Il n'est
point vrai que votre Mercédès ait la chose que vous dites, ou bien...

Le marquis l'interrompit, ne voulant pas que l'accusation fût formulée
devant l'enfant.

--Y a-t-il longtemps, mon garçon, lui dit-il, que ta mère a ce poignard?

L'enfant avait vécu quelque temps avec les bohémiens, il savait donc ce
que c'était que le vol. Il était doué, d'ailleurs, d'une finesse
extraordinaire. Il comprit le soupçon qu'il avait attiré sur sa mère
adoptive, et il aima mieux lui désobéir que ne pas la justifier.

--Oui, répondit-il, il y a bien longtemps.

Et, comme il avait un grand air d'assurance et de fierté, le marquis et
Adamas sentirent qu'ils tenaient le moyen de le faire parler.

--C'est donc M. de Villareal qui le lui avait donné? dit Adamas.

--Oh! non! il l'avait laissé...

--Où? demanda le marquis. Voyons, il faut le dire, ou je n'aurai plus de
confiance en vous, petit. Où l'avait-il laissé?

--Dans le coeur de mon père! répondit Mario, dont la figure s'anima
extraordinairement.

Il avait besoin d'effusion; ce mystère lui posait, il avait dit le
premier mot, il ne pouvait plus se taire.

--Adamas, dit le marquis saisi de je ne sais quelle émotion subite,
ferme les portes, et, toi, mon enfant, viens ici et parle. Tu es avec
des amis, ne crains rien, nous te défendrons, nous te ferons avoir
justice. Dis-nous tout ce que tu sais de ta famille?

--Eh bien, dit l'enfant, si vous m'aimez, il faut punir M. de Villareal,
parce que c'est lui qui a assassiné mon père.

--Assassiné?

--Oui, Mercédès l'a vu!

--Quand cela?

--Le jour que je suis venu au monde, le jour que ma mère est morte.

--Et pourquoi l'a-t-il assassiné?

--Pour avoir beaucoup d'argent et des bijoux que mon père avait.

--Voleur et assassin! dit le marquis en regardant Adamas; un homme de
qualité! un ami de Guillaume d'Ars! Est-ce croyable, cela?

--Monsieur, dit Adamas, les enfants font beaucoup de contes, et je crois
bien que celui-ci se moque de nous.

Le rouge monta au front du beau Mario.

--Je ne mens jamais! dit-il avec une touchante énergie. M. Anjorrant l'a
toujours dit: «Cet enfant-là n'est pas du tout menteur.» Ma Mercédès m'a
toujours dit qu'il ne fallait jamais mentir, mais se taire quand on ne
voulait pas répondre. Puisque vous me faites parler, je dis ce qui est
vrai.

--Il a raison, s'écria le marquis, et je vois bien qu'il a de noble sang
plein le coeur, ce joli garçon!--Parle-moi, je te crois. Dis-moi comment
s'appelait ton père.

--Ah! cela, je ne le sais pas.

--Sur votre honneur, mon petit ami?

--Sur la vérité, répondit l'enfant; ma mère s'appelait Marie, voilà tout
ce que je sais, et c'est pour cela que M. Anjorrant m'a donné, en me
baptisant, le nom de Mario.

--Mais Mercédès a dit, je m'en souviens bien, observa Adamas, que cette
dame avait remis au curé une bague d'alliance; elle a parlé aussi d'un
cachet.

--Oui, répondit Mario, le cachet venait de mon père, il y avait des
armes dessus; mais il nous a été volé, il n'y a pas longtemps. Quant à
la bague, jamais M. Anjorrant, ni ma Mercédès, qui est pourtant
très-adroite, ni moi, ni personne, n'avons pu l'ouvrir. Pourtant il y a
quelque chose dedans. Ma mère, qui est morte sans dire un mot que son
nom de baptême, Marie, a fait signe au curé d'ouvrir son anneau. Elle
n'avait pas la force de le faire; mais, lui, il ne le savait pas!

--Va le chercher, dit le marquis, nous saurons peut-être!

--Oh! non! répondit Mario effrayé; ma Mercédès ne voudra pas, et, si
elle sait que j'ai parlé, elle aura bien du chagrin.

--Mais, enfin, pourquoi se cache-t-elle de nous qui pouvons l'aider à te
faire retrouver ta famille?

--Parce qu'elle croit que vous écouterez l'Espagnol, et qu'il la tuera
s'il apprend qu'elle l'a reconnu.

--Et lui, il ne la reconnaît donc pas?

--Il ne l'a jamais vue, puisqu'elle était cachée!

--L'a-t-elle donc revu quelque part depuis cette méchante affaire?

--Non, jamais.

--Et, après dix ans passés, elle croit être sûre de le reconnaître?
C'est bien douteux.

--Elle dit qu'elle en est sûre, qu'il n'a presque pas vieilli, qu'il est
toujours habillé de noir; et son vieux domestique, elle est bien sûre
aussi que c'est le même. Oh! elle les avait bien regardés. Quand, il y a
trois jours, nous les avons rencontrés auprès d'un autre château qui
n'est pas loin d'ici...

--Ah! oui! voyons, dit le marquis, conte-nous comment elle l'a
rencontré.

--Il était avec un beau et bon jeune seigneur que je vous ai depuis
entendu appeler Guillaume en parlant de lui. Celui-là avait donné
beaucoup de monnaie aux bohémiens avec qui nous étions.

»Et, tout d'un coup, comme l'Espagnol avait l'air méchant et voulait me
frapper, Mercédès m'a dit:

»--C'est lui! tiens! c'est lui! et l'autre, le vieux valet, c'est lui
aussi!

»Et elle a couru après eux pour les voir, jusqu'à ce que M. Guillaume
nous ait dit que ça l'ennuyait.

»Alors Mercédès lui a fait demander son nom et celui de son ami, afin,
disait-elle, de prier pour eux. Mais M. Guillaume s'est moqué de nous,
et les bohémiens ont repris leur route d'un autre côté.

»Alors ma Mercédès les a laissés marcher et m'a dit:

»--Nous tenons les assassins de ton père, je t'en réponds. Il nous faut
savoir leurs noms.

»Alors nous sommes revenus sur nos pas, nous avons été mendier au
château de la Motte, et, comme on ne faisait pas grande attention à
nous, Mercédès m'a dit d'écouter ce que disaient les domestiques et les
paysans; et comme cela nous avons su que l'Espagnol allait demeurer chez
le _marquis_, parce que le _marquis_ avait envoyé chercher son carrosse,
et commandé que l'on apprêtât chez lui la chambre d'honneur pour un
étranger.

»Et puis nous avons causé avec une bergère, dans un champ qui est par
là.

»Elle nous a dit:

»--Le marquis est tout à fait bon. Vous pouvez aller chez lui passer la
nuit; il vous fera du bien. Voilà son château là-bas.

»Nous sommes donc venus ici tout de suite, et, dès hier matin, nous
avons revu l'assassin, les deux assassins! Et, moi, j'ai vu les lettres
sur les pistolets et sur la grande épée que tenait le domestique, et
j'ai dit encore à Mercédès:

»--Montre-moi le méchant couteau qui a tué mon pauvre papa; il me semble
bien que c'est les mêmes lettres qui sont dessus.

--Et tu en es sûr? dit le marquis.

--J'en suis bien sûr; et vous verrez vous-même si Mercédès veut vous les
montrer!

--Où est-elle maintenant?

--Avec M. Jovelin, qu'elle aime beaucoup parce qu'il s'est jeté dans
l'eau pour moi.

--Il faut absolument que Jovelin lui arrache son secret, dit le marquis
à Adamas; va le chercher, que je lui parle.




XXIV


Adamas sortit et revint dire que Jovelin allait venir.

Il l'avait trouvé dans une conférence fort animée avec la Morisque:
elle, parlant arabe; lui, écrivant tout ce qu'elle disait, et lui,
faisant beaucoup de gestes qu'elle avait l'air de comprendre.

--Il m'a fait signe qu'il ne pouvait s'interrompre, ajouta Adamas; je
crois bien, monsieur, qu'il lui fait avouer la vérité par douceur et
persuasion; ne le dérangeons pas. Il écrit vite, mais elle ne lit pas
très-bien, même dans sa langue, et c'est merveilleux de voir comme, avec
ses yeux et ses mains, il se fait entendre. Prenez patience, monsieur;
nous allons savoir quelque chose.

On attendit un quart d'heure qui sembla un siècle au marquis.

L'heure s'avançait; on avait sonné le premier coup du souper. Il fallait
peut-être se retrouver en face de Villareal sans avoir rien éclairci.

Bois-Doré était dans une vive agitation. Il se levait et se rasseyait,
disant, à part lui, des mots sans suite qui intriguaient fort Adamas.

Mario, le croyant fâché contre lui, se tenait pensif et interdit dans un
coin.

Fleurial, voyant l'anxiété de son maître, le regardait fixement, suivait
tous ses pas et gémissait de temps en temps en remuant la queue, comme
pour lui dire: «Mais qu'est-ce que vous avez donc?»

Enfin Adamas se hasarda à formuler la question.

--Monsieur, s'écria-t-il, vous avez en ceci une idée que vous cachez à
votre serviteur, et, par là, vous lui rendez votre peine encore plus
pesante. Parlez, monsieur, parlez à Adamas comme vous parleriez à votre
bonnet; il ne le redira non plus qu'un bonnet de nuit, et cela vous
soulagera d'autant.

--Adamas, répondit Bois-Doré, je crains bien d'être fou; car il y a,
dans cet enfant et dans l'histoire qu'il nous raconte, quelque chose qui
me remue plus que de raison. Il faut que tu saches qu'aujourd'hui je me
suis fait dire ma destinée par des bohémiens, et qu'il y a eu là dedans
des paroles bien obscures, mais qui peuvent tout de même s'expliquer par
l'intérêt que je sens pour ce petit malheureux. On m'a dit, entre autres
choses étranges, que je serais père avant trois mois, trois semaines ou
trois jours. Or, comme je te jure, Adamas, que je ne puis compter sur
aucune paternité directe dans un aussi court délai, il est évident que
je dois devenir père par adoption. Mais une autre parole de cette
prédiction me tourmente davantage: c'est que l'on m'a révélé la mort de
mon frère, en la plaçant juste à la même date que la Morisque donne à
celle du père de cet enfant. Comment arranger cela? La magicienne
parlait à mots couverts et symboliques, mais elle a dit cette date
clairement, en faisant le calcul des années, des mois et des jours qui
se sont écoulés depuis. Et moi, en revenant ici, je faisais le même
calcul, et je tombais juste sur le quatrième jour après la mort de notre
roi Henri. Viens ici, Mario, n'as-tu pas dit quatre jours?

--Mais, monsieur, observa Adamas, n'avez-vous pas dit vous-même, hier,
que la dernière lettre de M. Florimond était datée du seizième jour de
juin et de la ville de Gênes?

--Il est vrai, mon ami; mais on peut se tromper de date en écrivant, et
mettre un mois pour un autre; cela est arrivé à tout le monde!

--Mais, monsieur, est-ce que la ville de Gênes n'est pas en Italie, et
fort distante du lieu où cet enfant place la mort de son père?

--Sans doute, mon ami. Je torture la vraisemblance des choses pour
arranger les paroles de la devineresse, et c'est une fantaisie dont je
te permets de me reprendre. Et cependant, ouvre la crédence où sont
enfermées les chères reliques de mon frère, et cette dernière lettre que
j'ai tant relue sans en jamais pénétrer le sens!

--Mon Dieu, monsieur, dit Adamas en ouvrant le tiroir et en présentant
la lettre à son maître, tout ce qui est arrivé et tout ce qui a dû
arriver, vous l'avez fort bien compris et deviné dans le temps; M.
Florimond vous donnait fort peu de ses nouvelles, à cause des grandes
occupations secrètes qu'il avait dans les cours d'Italie, où l'envoyait
son maître le duc de Savoie. Il vous parlait de ses voyages sans vous en
dire le but, parce que cela lui était interdit par la politique qu'il
servait et qui n'était pas toujours la vôtre. Cette dernière lettre vous
annonce d'autres voyages que ceux dont il était fraîchement revenu, et
voici ce qu'il vous dit en propres termes: «Si vous n'entendez point
parler de moi d'ici à l'automne, n'en prenez point de souci. Ma santé
est bonne, et mes affaires personnelles ne sont point en mauvais état.»
La date est bien authentique, puisqu'il commence en vous disant:
«Monsieur et bien-aimé frère, vous avez dû recevoir ma lettre de
janvier dernier: depuis ces cinq mois passés...»

--Je sais tout cela, Adamas, je le sais par coeur, et, ce nonobstant,
quand j'ai été en Italie, l'année 1611, m'enquérir en personne de ce
pauvre frère, dont je n'entendais plus parler, il m'a été dit qu'il
n'était jamais revenu d'une mission à Rome, pour laquelle il était parti
quinze mois auparavant. Et, quand je fus à Rome, il y avait plus de deux
ans qu'on ne l'y avait vu. J'ai parcouru toute l'Italie jusqu'en 1612,
sans trouver de lui aucun indice et aucun vestige, à ce point que je
m'imaginai qu'il avait fait quelque grand voyage aux Indes d'Orient ou
d'Occident, pour son propre compte, et que je l'en verrais revenir
quelque jour; mais, à la fin, j'ai dû tenir pour certain qu'il avait été
méchamment occis par les brigands dont l'Italie est infestée, ou qu'il
avait péri dans quelque tempête sur mer. Il n'avait pas fait grosse
fortune au service du Savoyard, bien qu'il ne se soit jamais plaint, et
je pense qu'il n'était guère accompagné dans ses courses. Enfin j'ai
perdu l'espoir de le retrouver, mais non celui de découvrir son sort et
de le venger, s'il a été mis à mort traîtreusement.

Pendant que le marquis et Adamas devisaient ainsi, Mario, dont on ne
s'occupait plus, s'était glissé derrière le fauteuil du marquis.

Il écoutait, il regardait avec attention la lettre que Bois-Doré tenait
dans ses mains. Il savait très-bien lire, comme nous l'avons dit, et
même l'écriture manuscrite; mais il était en proie à une grande anxiété,
craignant de se tromper et d'être encore accusé de parler au hasard.

Enfin, il se crut à peu près sûr de son fait, non-seulement d'après
l'écriture, mais encore d'après les expressions de la lettre et la
particularité des circonstances. Il s'écria:

--Attendez!

Et il sortit plein de résolution et de joie, sans que le marquis,
absorbé dans ses réflexions, en tint beaucoup de compte.

Mario connaissait déjà la chambre de maître Jovelin, et il y trouva sa
mère, qui se retirait sans avoir voulu montrer les objets dont elle
était la gardienne jalouse et méfiante.

Lucilio avait été aussi frappé que le marquis de la coïncidence de la
date fixée dans la mémoire de l'enfant par l'abbé Anjorrant, avec celle
attribuée par la petite bohémienne à la mort de Florimond.

Il ne croyait nullement à la magie; mais, comme il avait été également
frappé du nom de Mario prononcé par La Flèche, il craignait que le
marquis ne fût la dupe de quelque jonglerie.

Il commençait à soupçonner la Morisque elle-même, et son premier soin,
en rentrant au manoir, avait été de l'appeler pour la questionner par
écrit, avec beaucoup de précision et de sévérité. Il exigeait qu'elle
montrât la bague et la lettre de M. Anjorrant dont elle avait parlé; et,
bien que cette femme éprouvât beaucoup de respect et de sympathie pour
lui, cette insistance lui faisant craindre l'intervention indirecte de
l'Alvimar dans l'interrogatoire qu'elle subissait, elle s'était
renfermée dans un silence plein d'angoisse.

Dès qu'elle vit Mario, son coeur froissé exhala la plainte qu'il n'osait
adresser directement à Lucilio.

--Viens, mon pauvre enfant, lui dit-elle; on nous chasse d'ici, car on
nous accuse de vouloir tromper et d'avoir raconté une histoire qui ne
serait pas vraie. Viens, partons bien vite, afin que l'on connaisse
que nous ne demandons secours qu'à Dieu et à nous-mêmes.

Mais Mario l'arrêta.

--C'est assez nous méfier, lui dit-il; mère, il faut faire ce qu'on nous
demande. Donne-moi la lettre, donne-moi la bague! elles sont à moi, je
les veux tout de suite!

Lucilio fut frappé de l'énergie de l'enfant, et la Morisque, stupéfaite,
garda quelques instants le silence.

Jamais Mario ne lui avait parlé ainsi, jamais elle n'avait senti en lui
la moindre velléité d'indépendance, et voilà qu'il lui commandait avec
autorité!

Elle eut peur, elle crut à quelque prodige; toute la force de son
caractère tomba devant une idée fataliste; elle ôta de sa ceinture
l'escarcelle de peau d'agneau où elle avait cousu les précieux objets.

--Ce n'est pas tout, mère, lui dit encore Mario: il me faut aussi le
couteau.

--Tu n'oseras pas y toucher, enfant! c'est le couteau qui a tué...

--Je sais, je l'ai déjà regardé. Je veux le regarder encore. Il faut que
j'y touche, et j'y toucherai. Donne!

Mercédès remit le couteau et dit en joignant les mains:

--Si c'est l'esprit contraire qui fait agir et parler mon fils, nous
sommes perdus, Mario!

Il ne l'écouta pas, et appuyant le petit sac de peau sur la table de
Lucilio, il le décousit lestement avec le poignard; il en tira la bague,
qu'il passa dans son pouce, et la lettre de l'abbé Anjorrant à M. de
Sully, dont il fit sauter le scel et la soie, à la grande consternation
de Mercédès.

Cela fait, il ouvrit la missive, en tira un papier taché et maculé, le
baisa, le regarda avec attention; puis, s'écriant: «Viens, mère! venez,
monsieur Jovelin!» il s'élança dans l'escalier, rentra dans la chambre
du marquis, saisit impétueusement, dans les mains de celui-ci, la lettre
qu'il commentait encore, compara les écritures, et, posant tout ce qu'il
tenait dans les mains d'Adamas, lettres, bague et poignard, il sauta sur
les genoux du marquis, lui jeta ses bras au cou et se mit à l'embrasser
si fort que le bon monsieur en fut comme étranglé pendant un moment.

--Voyons, voyons! dit enfin Bois-Doré, un peu fâché de cette familiarité
à laquelle il ne s'attendait pas, et qui avait gravement compromis sa
frisure, ce n'est point l'heure de jouer ainsi, mon bel ami, et vous
prenez là des libertés... Qu'est-ce que vous nous apportez? et
pourquoi?...

Mais le marquis s'arrêta en voyant Mario fondre en larmes.

L'enfant avait obéi à une inspiration, il avait eu la foi; mais,
l'esprit des autres n'allant pas si vite et si droit que le sien, le
doute, la peur et la honte lui revenaient. Il avait désobéi à Mercédès,
qui pleurait et tremblait.

Lucilio le regardait d'un air attentif, dont il se sentait intimidé; le
marquis repoussait son étreinte passionnée, et Adamas, stupéfait,
n'avait pas l'air de constater sans hésitation la similitude des
écritures.

--Voyons, ne pleurez pas, mon enfant, dit le marquis agité, en prenant
des mains d'Adamas la lettre de son frère et le papier froissé et usé
que Mario avait apporté. Qu'as-tu, Adamas, et pourquoi trembles-tu de la
sorte? Qu'est-ce donc que ce papier taché de noir? Vrai Dieu! ce sont
des traces de sang! Rapproche la bougie, Adamas, voyons!... Eh! mes
amis! eh! monseigneur Dieu qui êtes au ciel! Jovelin! Adamas! voyons
ceci! Je ne suis point halluciné? C'est l'écriture, c'est le vrai
caractère de mon frère chéri? Et ce sang... Ah! mes amis, cela est bien
dur à regarder... Mais... Mario, où as-tu pris cela?

--Lisez, lisez, monsieur, s'écria Adamas, assurez-vous bien...

--Je ne puis, dit le marquis, qui devint pâle; le coeur me faut! D'où
vient ce papier?

--On l'a trouvé sur mon père, dit Mario reprenant courage; voyez si ce
n'est pas une lettre pour vous, qu'il voulait vous envoyer. M. Anjorrant
me l'a fait lire bien des fois; mais il n'y avait pas votre nom dessus,
et nous n'avons jamais su à qui la faire tenir.

--Ton père! répéta le marquis sortant comme d'un rêve; ton père!...

--Lisez donc, monsieur! s'écria Adamas; assurez-vous.

--Non! pas encore, dit le marquis. Si c'est un songe que je fais, je ne
souhaite pas en être détrompé. Laissez-moi m'imaginer que ce bel
enfant... Viens ici, petit, dans mes bras... Et toi, Adamas, lis si tu
peux! moi, je ne saurais!

--Je lirai, moi, dit Mario; suivez avec vos yeux. Et il lut:

«Monsieur et bien-aimé frère,

»N'ayez point égard à la lettre que vous recevrez de moi après celle-ci
et que je vous ai écrite de Gènes, à la date du seizième jour du mois
prochain, en prévision d'une longue et dangereuse absence, durant
laquelle, redoutant vos inquiétudes sur mon compte, j'ai souhaité de
vous tranquilliser par une lettre anticipée, et aussi vous empêcher de
vous enquérir de moi en ce pays, où je désirais que cette absence ne fût
point remarquée.

»Comme, grâce à Dieu, me voici, plus vite et plus heureusement que je ne
l'espérais, hors de peine et de danger, je vous veux, dès ce jour,
informer de mes aventures, lesquelles je puis enfin vous dire sans
dissimulation ni réserve, gardant toutefois les détails pour le
très-prochain et très-désiré moment où je serai près de vous avec ma
femme honorée et aimée; et, si Dieu le permet, avec l'enfant dont, sous
peu de jours, elle me rendra père!

»Il vous suffira, aujourd'hui, de savoir que, marié secrètement dès l'an
passé, en Espagne, avec une belle et noble dame, contrairement au gré de
sa famille, j'ai dû la quitter pour le service de mon prince, et revenir
non moins secrètement auprès d'elle, pour la soustraire à la rigueur de
ses parents et la conduire en France, où nous avons enfin mis le pied
aujourd'hui, à la faveur de nos précautions et déguisements.

»Nous comptons nous arrêter à Pau, d'où je vous enverrai cette lettre,
en attendant celle qui vous annoncera, s'il plaît au ciel, l'heureuse
délivrance de ma femme, et où j'aurai le loisir qui me manque en ce
moment pour vous raconter...»

Ici, la lettre avait été interrompue par quelque soin imprévu.

Elle avait été pliée et emportée dans le justaucorps du voyageur, pour
être achevée et cachetée à Pau probablement, et là, confiée aux
messagers qui faisaient, tant bien que mal, à cette époque, le service
des lettres dans les villes de quelque importance.




XXV


Bois-Doré pleura beaucoup en écoutant cette lecture, qui, dans la bouche
de Mario, pénétrait plus avant encore dans son coeur.

--Hélas! dit-il, je l'accusai souvent d'oubli, et il songeait à moi dès
son premier jour de joie et de sécurité! Il allait venir, sans doute, me
confier sa femme et son enfant, et je n'aurais pas vécu seul et sans
famille! Mais, va, repose en paix dans le soin de Dieu, mon pauvre ami!
ton fils sera le mien, et, dans ma douleur de t'avoir si cruellement
perdu, j'ai, du moins, cette consolation d'embrasser ta vivante image!
car c'est tout son air et toute sa grâce, mon ami Jovelin, et j'en ai eu
le coeur remué, dès le premier regard que j'ai jeté sur cet enfant. Et
maintenant, Mario, embrassons-nous comme oncle et neveu que nous sommes,
ou bien plutôt comme père et fils que nous devons être.

Cette fois le marquis s'inquiéta peu de sa perruque, et il embrassa son
fils adoptif avec une effusion qui changea en joie, autour de lui, les
douloureux souvenirs évoqués par la lettre.

Cependant Mercédès, que les soupçons de Lucilio avaient navrée, tenait
maintenant à faire constater la vérité dans tous ses détails.

--Donne-leur la bague, dit-elle à Mario; peut-être ils sauront l'ouvrir,
et tu connaîtras le nom de ta mère.

Le marquis prit ce gros anneau d'or et le retourna dans tous les sens;
mais lui, l'homme aux inventions et aux secrets, il ne put jamais
trouver le moyen de l'ouvrir.

Ni Jovelin ni Adamas un furent plus habiles, et l'on dut y renoncer
provisoirement.

--Bah! dit le marquis à Mario, ne nous inquiétons point. Tu es le fils
de mon frère, voilà ce dont je ne puis douter. D'après sa lettre, tu
appartiens à une plus grande famille que la nôtre; mais nous n'avons pas
besoin de connaître tes aïeux espagnols pour te chérir et nous réjouir
de toi!

Cependant Mercédès pleurait toujours.

--Qu'a donc cette pauvre Morisque? dit le marquis à Adamas.

--Monsieur, répondit-il, je n'entends pas ce qu'elle dit à maître
Jovelin; mais je vois bien qu'elle craint de ne pouvoir rester auprès de
son enfant.

--Et qui l'en empêcherait, par hasard? Sera-ce moi qui lui dois tant de
joie et de remerciment? Venez çà, bonne fille more, et demandez-moi ce
que vous voulez. S'il ne vous faut qu'une maison, des terres, des
troupeaux et des serviteurs, voire un bon mari à votre gré, vous aurez
toutes ces choses, ou j'y perdrai mon nom!

La Morisque, à qui Mario traduisit ces paroles, répondit qu'elle ne
demandait qu'à travailler pour vivre, mais en un lieu où elle pût voir
son cher Mario tous les jours.

--Accordé! dit le marquis en lui tendant les deux mains qu'elle couvrit
de baisers; vous resterez en mon logis, et, s'il vous plaît de voir mon
fils à toutes les heures, vous me ferez plaisir; car, puisque vous le
chérissez si bien, nulle autre femme que vous ne le soignera. Or çà, mes
amis, félicitez-moi de la grande consolation qui m'arrive, et qui, vous
le savez, Jovelin, est conforme en tous points à la prédiction.

Là-dessus il embrassa Lucilio, et même, pour la première fois de sa vie,
le fidèle Adamas, qui écrivit en lettres d'or ce fait glorieux sur ses
tablettes.

Puis le marquis prit Mario dans ses bras, le plaça sur la table au
milieu de la chambre, et, s'éloignant de quelques pas, se mit à le
contempler comme s'il ne l'eût pas encore vu.

C'était son bien, son héritier, son fils, la plus grande joie de sa vie.

Il l'examinait de la tête aux pieds en souriant, avec un mélange de
tendresse, d'orgueil et d'enfantillage, comme si c'eût été un tableau ou
un meuble magnifique; et, comme il se sentait déjà père et ne voulait
pas donner de vanité ridicule à ce noble enfant, il renfonçait ses
exclamations et se contentait de faire briller ses gros yeux noirs, de
montrer ses grandes dents riantes, tournant complaisamment la tête à
droite et à gauche, comme pour dire à Adamas et à Lucilio: «Hein! quel
garçon, quel air, quels yeux, quelle taille, quelle gentillesse, quel
fils!»

Ses deux amis partageaient sa joie, et Mario supportait l'examen d'un
air tendre et assuré qui semblait leur dire: «Vous pouvez me regarder,
vous ne trouverez en moi rien de mauvais;» mais il semblait dire au
vieillard plus particulièrement: «Tu peux m'aimer de toutes tes forces,
je te le rendrai bien.»

Et, quand l'examen fut fini, il y eut encore entre eux une étreinte,
comme s'ils eussent voulu se rendre en un baiser tous les baisers dont
l'enfance de l'un et la vieillesse de l'autre avaient été privées.

--Voyez-vous, mon grand ami, dit le marquis à Lucilio dans sa joie,
qu'il ne se faut point moquer des devins, lorsque c'est par les astres
qu'ils nous prédisent nos destinées? Vous hochez votre bonne et forte
tête? Vous croyez pourtant que notre planète...

Le bon marquis eût bien essayé d'exposer un système quelconque de sa
façon, où l'astronomie, qui le charmait, eût été un peu corroborée
d'astrologie, qui le charmait plus encore, si Lucilio ne l'eût
interrompu par un billet où il le pressait d'aviser avec lui aux moyens
de découvrir l'assassin de son frère.

--En ceci, vous avez grandement raison, dit Bois-Doré; et pourtant, dans
ce jour de liesse à nul autre pareil, il m'en coûte de songer à punir.
Mais je le dois, et, s'il vous plaît, nous allons en discourir ensemble.

--Va, Adamas, cours dire à ce M. d'Alvimar que je le prie d'excuser un
moment de retard dans le souper; et surtout ne faisons rien savoir
encore, dans la maison, de la grande recouvrance que nous avons faite...
Va donc, mon ami... Que fais-tu là? ajouta-t-il en voyant Adamas qui se
regardait au grand miroir enchâssé dans un cadre à réseau d'or, en se
faisant à lui-même d'étranges grimaces.

--Rien, monsieur, répondit Adamas; j'étudie mon sourire.

--Et à quelles fins, je te prie?

--N'est-il pas à propos, monsieur, que je me compose une physionomie
traîtresse pour parler à ce traître?

--Non, mon ami; car, pour le croire tel, il faut avoir mieux examiné les
choses, et c'est ce que nous allons faire.

En ce moment Clindor frappa à la porte.

Il annonçait, de la part de M. de Villareal, une indisposition et le
désir de ne pas quitter sa chambre.

--C'est pour le mieux, dit le marquis à Adamas; j'irai lui faire
visite. Après quoi, nous instruirons son procès entre nous.

--Vous n'irez pas seul, monsieur, dit Adamas. Qui sait si cette maladie
n'est pas feinte, et si, averti par sa conscience, ce coquin ne vous
tend pas quelque piége?

--Tu déraisonnes, mon cher Adamas. S'il a tué mon pauvre frère,
assurément il n'a jamais su son nom, puisqu'il est chez moi sans
inquiétude.

--Mais voyez donc le poignard, mon cher maître! Vous n'avez pas encore
regardé cette preuve...

-Hélas! dit Bois-Doré, penses-tu que je puisse l'examiner froidement?

Lucilio conseilla au marquis de voir son hôte avant d'avoir rien
éclairci, afin d'être assez calme pour lui cacher ses soupçons.

Adamas laissa passer le marquis; mais il se glissa sur ses talons
jusqu'à la porte de l'appartement de l'Espagnol.

D'Alvimar était effectivement malade. Il était sujet à des migraines
nerveuses très-violentes, que ramenait tout accès de colère, et il en
avait eu plus d'un dans la journée.

Il remercia le marquis de sa sollicitude et le supplia de ne pas
s'occuper de lui. Il ne lui fallait que de la diète, du silence et du
repos jusqu'au lendemain.

Bois-Doré se retira en recommandant à la Bellinde de veiller
discrètement à ce que son hôte ne manquât de rien, et il prit occasion
de cette visite pour examiner la figure du vieux Sanche, à laquelle il
n'avait pas encore fait attention.

Long, maigre et blême, mais osseux et robuste, l'ancien éleveur de porcs
était assis dans la profonde embrasure de la fenêtre, lisant, aux
dernières lueurs du jour, un livre ascétique dont il ne se séparait
jamais, et qu'il ne comprenait pas. Articuler avec les lèvres les
paroles de ce livre et réciter machinalement le chapelet, telle était sa
principale occupation et, ce semble, son unique plaisir.

Bois-Doré, du coin de l'oeil, observait tantôt le maître étendu d'un air
accablé sur son lit, tantôt le serviteur calme, austère et pieux, dont
le profit monacal se dessinait sur le vitrage.

--Ce ne sont pas là des voleurs de grand chemin, pensait-il. Que diable!
ce jeune homme blanc et mince, à l'oeil doux comme celui d'une
demoiselle... Il est vrai que, tantôt, lorsqu'il se fâcha contre les
bohémiens, et, hier, lorsqu'il déclamait contre les Morisques, il
n'avait pas l'air aussi bénin que de coutume. Mais ce vieil écuyer à
barbe de capucin, lisant en son livre de piété avec tant de
recueillement... Il est vrai que rien ne ressemble tant à un honnête
homme qu'un coquin qui sait son métier! Allons, ma pénétration ne suffit
point ici, il faut peser les faits.

Il retourna dans le pavillon qui était attribué en entier à son
appartement, chaque étage se composant d'une grande pièce et d'une plus
petite: au rez-de-chaussée, la salle à manger avec l'office pour la
desserte; au premier, le salon de compagnie et le boudoir; au second, la
chambre à coucher du châtelain et un autre boudoir; au troisième, la
grande salle dite des verdures[16], celle qu'Adamas décorait parfois du
nom de salle de Justice; au quatrième, un appartement vacant et non
terminé.

Dans la construction récente accolée au flanc de ce petit édifice,
étaient superposées les chambres d'Adamas, de Clindor et de Jovelin,
communiquant avec celles de la _grand'maison_; c'est ainsi que, sans
raillerie, on appelait ingénument, dans le village, le petit pavillon du
marquis.

Il retrouva son monde réuni dans la salle des Verdures, et seulement
alors il se rappela que la Morisque avait eu accès dans sa chambre, au
milieu de l'émotion générale. Il sut gré à Adamas d'avoir transporté la
séance hors de son sanctuaire. Il vit Jovelin occupé à écrire, et, sans
vouloir le déranger, il s'assit et prit connaissance de la lettre
adressée par l'abbé Anjorrant à M. de Sully, à l'effet de le mettre à
même de découvrir la famille de Mario.

Cette lettre avait été écrite peu de temps après la mort de Florimond,
M. Anjorrant ignorant encore la mort de Henri IV et la disgrâce de
Sully; elle n'était pas parvenue. Ceci en était une copie, que l'abbé
avait gardée et léguée à Mario, avec la lettre non achevée de Florimond.
Cette lettre de l'abbé, ou plutôt ce Mémoire, contenait des détails
très-précis sur l'assassinat du faux colporteur, tels que l'abbé les
avait recueillis de la bouche de Mercédès, et confirmés par divers
indices.

Dans tout cela, rien ne révélait la prétendue culpabilité de d'Alvimar
et de son valet. Les assassins étaient restés inconnus. L'un et l'autre,
il est vrai, étaient décrits assez fidèlement dans les dépositions de la
Morisque consignées dans ce Mémoire; mais cette femme, qui assurait
maintenant les reconnaître, pouvait fort bien se faire illusion, et son
accusation ne suffisait pas pour les condamner.

Le couteau catalan, instrument du crime, confronté avec celui donné
par Lauriane, était une preuve plus énergique. Ces deux armes étaient,
sinon identiques, du moins tellement ressemblantes, qu'au premier coup
d'oeil, on avait peine à les distinguer l'une de l'autre. Les chiffres et
la devise étaient sortis du même poinçon, et les lames de la même
fabrique.

Mais Florimond pouvait avoir été tué avec une arme dérobée à M. de
Villareal ou perdue par lui.

Rien ne prouvait que celle donnée au marquis par Lauriane vint de cet
étranger.

Enfin, les chiffres vus par Mario, Mercédès et Adamas sur les autres
armes de l'Espagnol pouvaient n'être pas les siens, puisque en somme il
s'était fait présenter par Guillaume sous le nom d'Antonio de Villareal.




XXVI


L'équitable Bois-Doré faisait tout haut ces réflexions à Adamas, lorsque
le muet lui présenta la feuille qu'il venait d'écrire.

C'était le bref récit de ce qui s'était passé le matin, à la
Motte-Seuilly, entre Lauriane, l'Espagnol et lui: le couteau lancé
méchamment à diverses reprises pour l'effrayer et l'interrompre, plongé
ensuite dans les entrailles du louveteau, et enfin cédé en gage de
soumission et de repentir à madame de Beuvre, sous les yeux mêmes de
Jovelin.

--Alors, ceci devient grave! dit le marquis tout pensif, et je vois,
dans le Villareal, un fort méchant homme. Pourtant, il se peut qu'aucune
de ces armes n'ait été en sa possession, il y a dix ans, et qu'il les
ait reçues depuis en don ou en héritage. Il serait alors le parent ou
l'ami de l'assassin; il se trouve des scélérats et des lâches dans les
meilleures familles. Comme vous, maître Jovelin, j'ai mauvaise opinion
de notre hôte; mais je suis certain que, comme moi, vous hésitez encore
beaucoup à le condamner sur ces preuves.

Lucilio fit signe que oui, et conseilla au marquis de tâcher de lui
faire avouer la vérité par surprise ou par ruse.

--C'est à quoi nous songerons avec soin, répondit Bois-Doré, et vous m'y
aiderez, mon grand ami. Pour le moment, il nous faut aller souper, et,
puisque nous sommes seuls entre nous, nous allons nous donner la joie de
manger avec notre petit futur marquis, dont la place, pas plus que la
vôtre, n'est à l'office.

--Et pourtant, monsieur, si vous m'en croyez, dit Adamas, nous
laisserons encore aujourd'hui les choses comme elles sont. La Bellinde
est une méchante peste et je la trouve beaucoup trop amie avec le
presbytère officine de mauvais propos contre nous tous.

--Voyons, Adamas, dit le marquis, qu'y a-t-il donc de si piquant entre
le presbytère et toi?

--Il y a, monsieur, que, moi aussi, j'ai consulté la magie. Ce matin, à
peine fûtes-vous parti, qu'un nommé La Flèche, le même bohémien, sans
doute, que vous avez vu, sur le jour, à la Motte, vint rôder autour du
château et offrir de me dire la bonne aventure. Je refusai; j'ai trop
qrand'peur des prédictions, et je dis que le mal qui nous doit arriver
nous arrive deux fois quand nous le connaissons d'avance. Je me
contentai de lui demander qui m'avait dérobé la clef de l'armoire aux
liqueurs, et il me répondit sans hésiter:

«--Celle que vous supposez!

»--Nommez-la, repris-je connaissant bien que c'était la Bellinde, mais
voulant éprouver la science de cet habile compère.

»--Les astres me le défendent, répondit-il; mais je vous puis dire ce
que fait, au moment où nous parlons, la personne que vous n'aimez point.
Elle est chez le recteur, où elle se gausse de vous, disant que vous
avez mis en tête au châtelain de ce manoir d'épouser la jeune madame...

--Taisez-vous, Adamas, taisez-vous! s'écria pudiquement le marquis; vous
ne devez point répéter les billevesées...

--Non, monsieur, non! je ne dis rien; mais, voulant savoir si le sorcier
disait vrai, dès qu'il fut parti, je m'en allai, comme en me promenant,
le long du presbytère, où je vis la Bellinde à une croisée, avec la
gouvernante, lesquelles toutes deux se mirent à rire et à me bafouer en
se cachant.

Jovelin demanda si ce bohémien était entré dans le château.

--Il l'eût fort souhaité, dit Adamas; mais Mercédès, qui le regardait de
la cuisine sans se montrer à lui, me pria de ne point le recevoir,
disant qu'il était sujet à dérober, et je ne le laissai point entrer
dans le préau. Il en regardait la porte avec beaucoup d'émotion, et,
comme je lui demandai ce qu'il y voyait, il me répondit:

«--Je vois de grands événements près de s'accomplir dans cette maison;
si grands et si surprenants que je les dois annoncer à votre maître.
Faites-moi parler à lui.

»--Vous ne pouvez, lui dis-je, il n'est point céans.

»--Je le sais, reprit-il. Il est à la Motte-Seuilly, où j'essayerai de
le voir; mais, si je ne peux lui parler là sans témoins, je reviendrai
ici, et véritablement, si vous me refusez encore l'entrée, vous en aurez
regret un jour, car bien des destinées sont en mes mains.

--Tout cela est fort remarquable, dit naïvement le marquis. Le fait est
qu'il m'a prédit tout ce qui m'arrive, et je regrette maintenant de ne
l'avoir pas interrogé davantage. S'il revient, Adamas, il me le faut
amener.--Ne m'avez-vous pas dit, mon cher Mario, que c'était un garçon
d'esprit?

--Il est très-amusant, répondit Mario; mais ma Mercédès ne l'aime pas.
Elle croit que c'est lui qui nous a volé le cachet de mon père. Moi, je
ne le crois pas, car il nous a aidés à le chercher et à le réclamer aux
autres bohémiens. Il paraissait nous aimer beaucoup, et il faisait tout
ce que nous lui demandions.

--Et qu'est-ce qu'il y avait sur ce cachet, mon cher enfant?

--Des armoiries. Attendez! M. l'abbé Anjorrant les avait regardées avec
un verre qui faisait voir gros, car c'était si fin, si fin qu'on ne
distinguait pas bien, et il m'avait dit:

«--Retiens ceci: _D'argent à l'arbre de sinople._»

--C'est bien cela, dit le marquis; ce sont les armes de mon père! Ce
seraient les miennes si le roi Henri ne m'en avait composé d'autres à sa
guise.

--Les unes et les autres, écrivit Lucilio, sont sculptées sur la porte
du préau. Demandez à l'enfant s'il ne les avait pas vues en arrivant
ici.

--Et comment les eût-il vues? dit Adamas, qui lisait les paroles de
Lucilio en même temps que son maître. Les maçons qui réparaient l'arcade
avaient leur échafaud dessus!

--Et ce matin, reprit Lucilio avec son crayon, lorsque le bohémien
regardait cette porte, pouvait-il voir les écussons?

--Oui, répondit Adamas, les échafauds étaient enlevés, et les maçons
occupés ailleurs. Les écussons remis à neuf... Mais j'y songe, maître
Jovelin, ce La Flèche devait savoir quelque chose de l'histoire de notre
cher enfant puisqu'ils ont voyagé ensemble?

--Je ne crois pas, répondit Mario; nous n'en parlions jamais à personne.

--Mais vous en parliez avec Mercédès? écrivit Lucilio. La Flèche
comprend-il l'arabe?

--Non, il comprend l'espagnol; mais je parlais toujours arabe avec
Mercédès.

--Et, dans la bande de ces bohémiens, n'y avait-il pas d'autres
Morisques?

--Il y avait la petite Pilar, qui comprend l'arabe parce qu'elle est
fille d'un Morisque et d'une gitana.

--Alors, écrivit Lucilio au marquis, renoncez à la croyance au
merveilleux. La Flèche a voulu exploiter la circonstance. Il savait
jusqu'à un certain point l'histoire de Mario; il a appris la vôtre dans
le pays, celle de votre frère disparu il y a dix ans. Il avait volé le
cachet. Il a reconnu les armoiries sur l'écusson de la porte. Il avait
retenu les dates. Il a deviné, pressenti ou supposé la vérité entière.
Il a couru à la Motte pour vous faire sa prédiction, qu'il a apprise par
coeur à la petite gitanelle. Ce soir ou demain, il vous apportera le
cachet, pensant débrouiller à lui seul le mystère que vous savez
maintenant, et recevoir une grosse récompense. C'est un filou et un
intrigant, rien de plus.

Il en coûtait au marquis d'admettre des explications si naturelles et si
vraisemblables; pourtant il s'y rendit.

Adamas lutta encore.

--Comment, dit-il à Lucilio, expliquerez-vous ce qu'il m'a révélé de la
Bellinde et du presbytère?

Lucilio répondit que cela était bien aisé. Bellinde avait écouté, la
veille, aux portes de l'appartement du marquis; La Flèche avait écouté,
le matin, à la porte ou sous les fenêtres de la cure.

--Vous dites sensément les choses, s'écria le marquis, et je vois bien
qu'il n'y a pas là d'autre magie que celle de la sainte Providence, qui
a amené, avec cet enfant, la vérité et la joie dans ma maison. Allons
souper! nous aurons ensuite l'esprit plus lucide.

Cette fois, le marquis soupa vite et sans plaisir.

Il se sentait espionné par Bellinde, qui n'avait plus l'espoir d'écouter
dans le passage secret, vu qu'Adamas, pendant qu'il tenait les maçons,
l'avait fait murer dans la journée; mais la curieuse et malveillante
fille remarquait les longues conférences du marquis et de Jovelin avec
Mercédès et l'enfant, les portes fermées pendant ces entretiens, et
surtout les airs importants et triomphants d'Adamas dont chaque regard
semblait lui dire: «Vous ne saurez rien!»
                
 
 
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