George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
Elle n'était pas assez intelligente pour deviner quoi que ce fût. Elle
pensait que le marquis, donnant suite à ses espérances de mariage,
préparait avec «les égyptiens» un divertissement pour la petite veuve.

Il n'y avait rien là dont elle pût tirer parti contre Adamas, son ennemi
personnel; mais elle ressentait, contre lui et contre la Morisque, une
jalousie qui ne cherchait que l'occasion d'une vengeance.

Lorsque Bois-Doré fut seul avec Jovelin, ils concertèrent et arrêtèrent
un plan de conduite pour le lendemain vis-à-vis de d'Alvimar.

La lettre de M. Anjorrant fut attentivement relue et commentée. Puis
le bon Sylvain, qui n'aimait pas à s'absorber dans les affaire sérieuses
et tristes, fit revenir son héritier et passa la soirée à causer et à
jouer avec lui. En cela, il tenait bien réellement de son cher maître
Henri IV, sans penser à le singer.

Il adorait les grâces de l'enfance, et, sans le défaut de souplesse de
ses reins, il eût fait volontiers le cheval autour de la chambre.

--Ça, dit-il à Adamas quand il vit le sommeil alourdir les paupières
soyeuses de Mario, il faut le rendre à la Morisque, pour que, cette nuit
encore, elle prenne soin de lui. Mais, demain, quand nous aurons tiré au
clair l'affaire de ce Villareal, il ne sera plus question de cacher la
vérité, et je veux que mon héritier ait son lit dans le boudoir de ma
propre chambre. Venez, mon enfant, dit-il à Mario, regardez ce petit
nid, tout or et soie, qui n'attendait qu'un gentil seigneur tel que
vous! Aimez-vous cette tenture de lampas rose vif et ces petits meubles
incrustés de nacre? Ne semble-t-il pas qu'ils aient été destinés à un
personnage de votre taille? Il s'agira, Adamas, de lui arranger un lit
qui soit un chef-d'oeuvre. Que dirais-tu d'un carré à colonnes torses
d'ivoire avec un gros bouquet de plumes roses à chaque coin?

--Monsieur, dit Adamas, dès que nous serons tranquilles, je mettrai mon
esprit à la question pour vous contenter, car rien n'est trop beau pour
votre héritier. Et nous songerons aussi à ses habillements, qui doivent
être appropriés à sa qualité.

--J'y songe, Adamas, j'y songe! s'écria le marquis, et je veux que sa
garde-robe soit toute semblable à la mienne. Tu me feras venir ici les
meilleurs tailleurs, les lingères, les cordonniers, chapeliers et
plumassiers les plus habiles du pays, et, un mois durant, je veux que,
sous mes yeux, jour et nuit, s'il le faut, on travaille à l'équipement
de mon neveu.

--Et ma Mercédès, dit Mario sautant de joie, est-ce qu'on lui donnera
aussi de belles robes comme la Bellinde en a?

--La Mercédès aura de belles robes, des robes d'or et d'argent, si c'est
sa fantaisie... Et cela me fait penser... Écoutez, mon cher Jovelin, il
me semble que cette femme est belle et encore jeune. Ne seriez-vous
point d'avis de lui laisser reprendre ici le costume morisque, qui est
fort galant, sauf le voile, qui est par trop islamite? Puisque cette
bonne créature est franche chrétienne à l'heure qu'il est, et que nous
vivons dans un pays où le populaire n'a jamais vu de Morisque, ce
costume ne choquera les regards de personne et réjouira les nôtres.
Qu'en pense votre sagesse?

La sagesse de Lucilio avait fort à faire pour concilier la tendre
affection que méritait le marquis avec le sentiment que sa puérilité
faisait naître. Mais, n'espérant pas corriger un si vieil enfant, en
somme, la raison lui commandait d'en prendre son parti et de l'aimer tel
qu'il était.

Le philosophe eût désiré que, pour commencer la nouvelle destinée de
Mario, on ne l'affolât point tant de parures et de luxe, mais qu'on lui
dit plutôt quelque chose des devoirs nouveaux qu'il avait à pratiquer.

Il se consola en remarquant que l'enfant était moins enivré de la
possession de ces choses que réjoui et attendri des amitiés et caresses
dont il se voyait l'objet.

Le lendemain, d'Alvimar, qui n'avait pas dormi de la nuit, fit demander
par Bellinde, qui le soignait avec complaisance, la permission de ne
pas paraître avant l'après-midi.

Le marquis lui fit encore une courte visite, et fut frappé de
l'altération de ses traits. Sous le coup des sinistres prédictions qui
lui avaient été faites, il avait eu des rêves affreux.

Enfin, la clarté du jour avait fait entrer l'espoir dans son âme, et il
sommeilla une partie de la journée.




XXVII


Le marquis profita de ce répit pour revenir à ses projets de parures.

Il monta avec Mario et Adamas à la salle vacante, qui était au quatrième
étage, c'est-à-dire au-dessus de la chambre des Verdures.

Cette salle, inachevée, offrait un pèle-mèle de coffrets et d'armoires
où Mario, dès que les cadenas et couvercles furent levés, et les
battants ouverts, crut entrer dans un conte de fées. Ce n'étaient que
tissus magnifiques, galons éblouissants, rubans, dentelles, plumes et
bijoux, riches tentures, cuirs de Cordoue, meubles en pièces tout neufs
et prêts à être montés, reliquaires chargés de pierreries, excellentes
peintures sur verre qui n'attendaient que l'assemblage, belles mosaïques
d'émail numérotées en piles, pièces de toile fine, immenses rideaux de
guipure, treillis d'or et d'argent; enfin un butin complet qui sentait
son partisan d'une lieue, et que le marquis regardait comme
très-légitimement acquis à la pointe de son épée.

Cet amas de dépouilles opimes s'appelait, dans la maison, le magasin, le
fourre-tout. Il était censé contenir le trop-plein des objets
d'ameublement, le rebut, les rognures.

Adamas seul était initié au contenu de ces coffres merveilleux, et il
appelait tout bas cette salle le _trésor_ ou l'_abbaye_.

Il y avait là, non pas des colifichets à la mode, comme dans les
appartements du marquis, mais des objets d'art ou d'industrie d'une
grande valeur et d'une grande beauté, quelques-uns fort anciens et
d'autant plus précieux: des étoffes dont les procédés de fabrication
étaient déjà perdus, des armes de toute dimension et de tous pays,
quelques bons tableaux et manuscrits précieux, etc.

Tout cela voyait rarement le jour, le marquis craignant d'éveiller la
cupidité de certains voisins, et ne faisant sortir ses richesses du
magasin que peu à peu et avec vraisemblance de récente acquisition.

Il était cependant fort rare que les héros pillards de ce temps fussent
condamnés à restitution; mais il arrivait fort bien que quelque puissant
personnage, survenant pour son compte et prétendant agir au nom de
l'Église ou de l'État, s'appropriât tranquillement l'objet en litige.

C'est ainsi que Catherine de Médicis, pour remercier Jean de Hangest
(dit le capitaine d'Yvoi) de lui avoir rendu Bourges par trahison,
s'était emparée du magnifique calice orné de perreries, pillé par lui
dans le trésor de la Sainte-Chapelle de cette ville, et qu'il avait mis
de côté comme sa part de butin.

Au milieu de toutes ces merveilles, le marquis choisissait tout ce qu'il
fallait pour l'équipement de Mario, qui était appelé à dire son goût
quant aux couleurs.

On se représenterait mal les habitudes de cette époque si l'on pensait
qu'il fût nécessaire d'aller, comme aujourd'hui, à Paris pour prendre le
ton et trouver des ouvriers habiles dans l'art de la toilette et de la
décoration.

Ce ne fut guère que sous Louis XIV que la centralisation du luxe et de
la mode fit de Paris l'école du goût et l'arbitre de l'élégance.
Richelieu commença l'oeuvre de cette centralisation en détruisant le
pouvoir des princes. Avant lui, on avait la cour dans les grands centres
de province, et les artisans des moindres localités servaient le luxe
des seigneurs avec une habileté traditionnelle. Un riche châtelain avait
des artisans parmi ses vassaux; et, même dans les maisons bourgeoises,
on faisait faire à domicile les meubles, les habits, les souliers et les
bottes.

Bois-Doré n'eut donc qu'à choisir les matériaux et à commander à Adamas
les objets que celui-ci devait faire confectionner sous ses yeux.

Sous le rapport de la toilette, Adamas était une capacité. On pouvait se
fier à lui, et, au besoin, il mettait la main à l'oeuvre avec succès.

Les colonnes et corniches d'ivoire, destinées au lit de l'enfant, furent
trouvées après quelques recherches.

--Je savais bien qu'il y avait ici quelque chose comme cela, dit en
souriant le marquis. C'est là un excellent travail qui provient d'un
dais de parade enlevé en la chapelle de l'abbaye de Fontgombaud, dont je
fus abbé, c'est-à-dire seigneur par droit de conquête, quinze jours
durant. Lorsque je m'en emparai, je me souviens d'avoir dit en moi-même:
«Si le nouvel abbé de Fontgombaud pouvait bientôt devenir père, ce
serait là un baldaquin digne de son premier-né!» Mais, hélas! mon ami,
je n'héritai point de toutes les vertus des moines, et il m'a fallu,
pour avoir un fils, le trouver par miracle en mon âge mûr. N'importe! il
ne m'en sera pas moins cher, et il n'en dormira pas moins son sommeil
d'ange sous le pavois de madame la Vierge de Fontgombaud.

Le marquis fut interrompu dans ses souvenirs par l'arrivée de La Flèche,
qui demandait à lui parler.

On referma avec soin les coffres et les portes du trésor, et on reçut le
drôle dans la basse-cour.

Il faisait beau temps, et Jovelin fut d'avis de ne pas introduire dans
la maison un intrigant de cette espèce.

Ce qu'il avait prévu arriva. La Flèche rapportait le cachet, qu'il
prétendait avoir surpris dans les mains de la petite Pilar; il
prétendait aussi révéler le mystère de la naissance de Mario et
l'assassinat de Florimond par M. de Villareal.

On le laissa dire, et, quand il eut fini, on le renvoya, on lui donnant
un écu pour la peine qu'il avait prise de rapporter le cachet; mais on
feignit de ne rien comprendre à son histoire, de n'y ajouter aucune foi,
et de trouver fort mauvais qu'il se permit d'accuser M. de Villareal,
contre lequel il n'avait effectivement d'autre preuve que l'émotion et
l'exclamation de la Morisque, lorsqu'elle avait cru le reconnaître sur
la bruyère de Champillé.

En ceci, le marquis, conseillé par Lucilio, agissait sagement. Dans le
cas où il eût accueilli l'accusation, La Flèche eût été fort capable
d'en donner avis à l'Espagnol, afin de tirer du même sac deux moutures.

La Flèche, fort mécontent de son fiasco, se retirait l'oreille basse,
lorsqu'en suivant le mur extérieur du jardin de _Galathée_, il
s'entendit appeler par une voix douce.

C'était Mario, que le marquis n'avait pas voulu admettre à cet
entretien, désirant que tout rapport entre son héritier et la bohème fût
brisé sans retour. Mais, comme il ne s'était pas expliqué à cet égard,
l'enfant ne crut pas lui désobéir en se glissant dans le labyrinthe et
en guettant, par une petite meurtrière donnant sur le village, la sortie
du bohémien.

--Qui m'appelle? dit celui-ci en cherchant des yeux autour de lui.

--C'est moi, dit Mario. Je veux que tu me donnes des nouvelles de Pilar.

--Et qu'est-ce que tu donneras pour ça?

--Je ne peux rien te donner. Je n'ai rien!

--Imbécile! vole quelque chose!

--Non, jamais. Veux-tu me répondre?

--Tout à l'heure; réponds-moi d'abord. Que fais-tu dans ce château?

--De la musique.

--Après?... Ah! ah! tu ne veux pas parler? C'est bon. Adieu!

--Et tu ne me diras pas où est Pilar?

--Elle est morte, répondit brutalement le bohémien, qui s'éloigna en
sifflant.

Mario le rappela en vain. Quand il ne l'entendit plus il se mit à courir
et à jouer dans le labyrinthe, essayant de se persuader que La Flèche
s'était moqué de lui. Mais l'idée de la mort de sa petite compagne se
dressait affreuse dans sa vive imagination.

--Elle disait que La Flèche la battait, pensa-t-il; mais je ne le
croyais pas. Il ne la battait pas devant nous. Mais peut être qu'elle ne
mentait pas; peut-être qu'en la battant, il l'a tuée.

Et, en songeant ainsi, l'enfant versa quelques larmes. Pilar n'était pas
une créature bien aimable; mais il y avait déjà du Bois-Doré chez le
bon Mario; il était particulièrement sensible à la pitié, et,
d'ailleurs, l'abbé Anjorrant l'avait élevé dans l'horreur de la violence
et de la cruauté. Mais il cacha ses pleurs, craignant de faire de la
peine à son oncle, qu'il aimait déjà passionnément.

D'Alvimar sortit enfin de sa chambre.

Le repos qu'il avait pris, un beau soleil couchant, la joyeuse chanson
des grives, chassèrent les noirs pressentiments dont il était assiégé
depuis quelques jours.

Habillé et parfumé, il se rendit auprès du marquis et le remercia de
l'intérêt qu'il lui avait montré et des soins dont il avait été l'objet.
Bois-Doré ne pouvait se résoudre à accuser intérieurement cet homme
encore si jeune, d'un maintien si distingué et d'une physionomie dont
l'habituelle mélancolie lui semblait véritablement intéressante; mais,
quand ils furent à table pour le souper, Lucilio étant là, comme de
coutume, pour faire de la musique, Bois-Doré se rappela ce qui était
convenu entre eux, et résuma ce qu'il appelait ses engins de siége, pour
livrer un assaut formidable à la conscience de son hôte.

Il avait trop guerroyé et traversé trop d'aventures périlleuses pour ne
pas savoir se composer un maintien et une figure, sans avoir besoin,
comme Adamas, de faire des études préalables devant une glace. Bien que
depuis longtemps il vécût assez tranquille pour n'être plus forcé de
déroger à sa candeur naturelle, il était trop l'homme de son temps pour
ne pas savoir faire dire à son regard, et au besoin vingt fois par jour:

«Vive le roi! Vive la Ligue!»

Les généreux chants de la sourdeline le dispensèrent de soutenir une
conversation banale qui lui eût semblé bien longue.

Ces chants, qui le disposaient au calme dont il avait besoin,
produisirent cette fois sur d'Alvimar une excitation fiévreuse.

Il haïssait décidément Lucilio. Il savait son prénom, échappé devant lui
au marquis, et d'après cette révélation, M. Poulain, qui était fort au
courant des hérésies contemporaines, avait deviné, presque avec
certitude, que _Jovelin_ était la traduction libre de Giovellino. La
circonstance de la mutilation le confirmait dans ce soupçon, et déjà il
s'occupait du moyen de s'en assurer et de lui susciter quelque
persécution nouvelle.

D'Alvimar l'y eût volontiers aidé, s'il n'eût été forcé de s'effacer
pour quelque temps, et le pauvre philosophe lui était d'autant plus
antipathique, qu'il ne pouvait rien contre lui jusqu'à nouvel ordre. Sa
belle musique, dont il avait été charmé, le premier jour, lui semblait
maintenant une bravade insupportable, et l'humeur qui s'emparait de lui
ne le disposait pas à subir patiemment les investigations qu'on lui
préparait.

Après le souper, le marquis lui proposa une partie d'échecs dans le
boudoir de son salon.

--Je le veux bien, répondit-il, à la condition que nous n'aurons point
là de musique. Je ne saurais jouer avec cette distraction.

--Ni moi non plus, certes, dit le marquis.--Serrez votre douce voix dans
son étui, mon brave maître Jovelin, et venez voir cette tranquille
bataille. Je sais que vous prenez intérêt à une partie bien menée.

On passa dans le boudoir, et l'on y trouva un magnifique échiquier en
cristal monté en or, d'excellents siéges et beaucoup de bougies
allumées.

D'Alvimar n'était pas encore entré dans cette petite pièce, une des plus
luxueuses de la _grand'maison_, il donna un regard distrait et rapide
aux babioles dont elle était encombrée, puis on s'assit, et la partie
s'engagea.




XXVIII


Le marquis, fort calme et poli, semblait donner toute son attention à
son jeu.

Debout derrière lui, Lucilio pouvait observer le moindre mouvement, la
moindre expression de figure de l'Espagnol, placé en pleine lumière.

D'Alvimar jouait avec assez de promptitude et de résolution.

Bois-Doré, plus lent, faisait d'assez longues pauses, pendant lesquelles
l'Espagnol, un peu impatienté, regardait les objets environnants. Ses
yeux se portèrent naturellement à diverses reprises sur une étagère
placée à sa gauche et tout près de lui, contre le mur. Peu à peu l'objet
le plus en vue, parmi les _bibelots_ dont ce petit meuble était couvert,
attira et fixa son attention, et Lucilio remarqua chez lui un sourire
d'ironie et de dépit chaque fois que son regard s'attachait sur cet
objet.

C'était un couteau nu et brillant, posé sur un coussinet de velours noir
à franges d'or, et protégé par une cloche de verre.

--Qu'est-ce? lui dit enfin le marquis. Vous me semblez distrait! Vous
êtes en prise, messire, et je ne veux point avoir si bon marché de vous.
Quelque chose vous nuit ou vous gêne. Sommes-nous trop près de ce
meuble, et voulez-vous en éloigner la table?

--Non, répondit d'Alvimar, je suis fort bien; mais je confesse que ce
beau meuble porte quelque chose qui me préoccupe. Vous plaît-il répondre
à une question, si vous ne la trouvez point indiscrète?

--Vous ne pouvez faire question qui le soit, messire. Parlez, de grâce.

--Eh bien, je vous demande, mon cher marquis, comment il se fait que
vous ayez là, sous verre, et triomphante sur un coussinet, l'arme de
voyage de votre humble serviteur?

--Oh! pour cela, vous vous abusez, mon hôte! Ce couteau ne me vient pas
de vous!

--Je sais que je ne vous l'ai point donné; mais je sais qu'il vous a été
donné venant de moi, et c'est un hasard que vous n'ignorez peut-être
pas. Je comprends que tout cadeau d'une belle main vous soit précieux;
mais je vous trouve bien dur pour le pauvre monde, d'exhiber ainsi ce
trophée de votre victoire aux yeux d'un rival éconduit.

--Ce sont énigmes pour moi que vos paroles!

--Eh! si; je n'ai point la berlue! Me voulez-vous permettre de lever ce
verre et de regarder de près?

--Regardez et touchez, messire; après quoi, je vous dirai, si vous le
souhaitez, pourquoi cette relique d'amour et de tristesse est là parmi
tant d'autres souvenirs du temps passé.

D'Alvimar prit le couteau, le regarda attentivement, le mania, et, le
reposant tout à coup où il l'avait pris:

--Je me suis trompé, dit-il, et je vous en demande excuse. Ceci n'est
point ce que je croyais.

Lucilio, qui l'observait attentivement, avait cru voir un frémissement
de terreur ou de surprise relever le coin de sa narine mobile et
délicate. Mais cette légère contraction faciale se produisait chez lui
pour la moindre cause et même parfois sans cause.

Il se remit à jouer.

Mais Bois-Doré l'arrêta.

--Pardonnez-moi, lui dit-il; mais vous avez paru reconnaître cet objet,
et c'est un devoir pour moi de vous interroger: vous pourrez peut-être
me fournir quelque lumière sur un fait mystérieux dont, depuis
longtemps, ma vie est tourmentée et troublée. Veuillez donc me dire,
monsieur de Villareal, si vous connaissez la devise et les lettres
initiales qui sont gravées sur cette lame. Voulez-vous la regarder
encore?

--C'est inutile, monsieur le marquis, je ne connais pas l'objet; il ne
m'a jamais appartenu.

--Éprouveriez-vous de la répugnance à vous en assurer?

--De la répugnance? Pourquoi cette question, messire?

--Je vais m'expliquer. Peut-être avez-vous reconnu cette arme pour avoir
appartenu à quelqu'un dont vous rougissez d'être le compatriote, et dont
vous me diriez pourtant le nom si j'invoquais votre loyauté.

--Si vous faites de ceci une grave affaire, répondit d'Alvimar, bien
qu'à mon tour je ne vous entende point, je veux bien examiner encore.

Il reprit le couteau, le regarda avec un grand calme, et dit:

--Ceci est de fabrique espagnole, arme très-usitée chez nous. Il n'est
personne de noble, ou seulement de libre condition, qui n'en porte une
semblable en sa ceinture ou en sa manche. La devise est une des plus
banales et des plus répandues: _Je sers Dieu_, ou _Je sers mon maître_,
ou _Je sers l'honneur_; voilà ce qu'on lit sur la plupart de nos
armes, que ce soient rapières, pistolets ou coutelas.

--Fort bien; mais ces deux lettres S. A. qui semblent un chiffre
particulier?

--Vous pourriez les trouver sur mes propres armes aussi bien que cette
devise; ce sont marques de la fabrique de Salamanque.

Bois-Doré sentit ses soupçons s'évanouir devant une explication si
naturelle.

Lucilio sentait, au contraire, augmenter les siens. Il trouvait
d'Alvimar trop empressé de prévenir l'explication qu'on eût pu lui
demander sur sa propre devise et sur ses propres chiffres, que l'on
était censé ne point connaître.

Il toucha le genou du marquis en feignant de caresser Fleurial, et
l'avertit ainsi de ne pas renoncer à son enquête.

D'Alvimar sembla l'y aider lui-même en demandant avec un certain air de
fierté blessée la raison de cet interrogatoire.

--Vous pourriez aussi me demander, répondit Bois-Doré, pour quelle
raison un objet qui m'est horrible à voir, se trouve là sous mes yeux à
toute heure. Sachez-le, monsieur, cette arme maudite est celle qui a tué
mon frère; et j'ai tenu à ne me la point cacher, à seules fins de me
rappeler sans cesse que j'ai à découvrir son assassin et à venger sa
mort.

La figure de d'Alvimar exprima une vive émotion; mais ce pouvait être
une émotion sympathique et généreuse.

--Vous aviez raison de l'appeler une relique de douleur, dit-il en
éloignant le couteau. Était-ce de votre frère que vous parliez hier
matin, lorsque, consultant ces égyptiens, vous leur demandâtes quand
et comment il avait péri?

--Oui; je demandais ce que je savais bien, voulant éprouver leur
science, et, véritablement, ce démon de petite fille me répondit si
fidèlement, que j'eus lieu d'en être étonné. N'avez-vous point remarqué,
messire, qu'elle me donna un calcul qui plaçait l'événement au dixième
jour de mai de l'année 1610?

--Je n'ai point suivi ce calcul. Est-ce ce jour-là, en effet, que votre
frère fut tué?

--C'est ce jour-là. Je vois que vous en êtes fort surpris?

--Surpris, moi?... Pourquoi le serais-je? J'imagine que les devins ne
révèlent du passé que ce qu'ils en connaissent. Mais dites-moi, je vous
prie, comment arriva cette triste affaire. Vous n'en connûtes donc
jamais les auteurs?

--Vous aviez raison de dire les auteurs, car ils étaient deux... deux
que je voudrais bien découvrir. Mais vous ne m'y aiderez point, je le
vois, puisque cette arme accusatrice n'a aucun signe particulier.

--La chose n'eut donc point de témoins?

--Pardonnez-moi, elle en eut.

--Qui ne purent vous renseigner sur les personnes?

--Elles purent les décrire, et non les nommer. Si cette douloureuse
histoire vous intéresse, je peux vous la rapporter dans tous ses
détails.

--Certes, je prends intérêt à vos peines, et je vous écoute.

--Eh bien, dit le marquis en repoussant l'échiquier et en rapprochant sa
chaise de la table, je vais vous dire tout ce que j'ai recueilli d'une
enquête qui me fut communiquée par le curé d'Urdoz.

--Urdoz?... où prenez-vous Urdoz? Je ne me souviens point...

--C'est un lieu où vous devez avoir passé, si vous avez voyagé sur la
route de Pau?

--Non, je vins en France par celle de Toulouse.

--Alors, vous ne le connaissez point. Je vous le décrirai tout à
l'heure. Sachez d'abord que mon frère, étant simple gentilhomme et
médiocrement riche, mais d'honnête famille, de noble figure, d'aimable
humeur et galant homme s'il en fut, plut, en une ville d'Espagne que je
ne sais point, à une dame ou demoiselle de qualité, dont il devint
l'époux par mariage secret, contrairement au gré de la famille.

--Qui s'appelait...?

--Je l'ignore. Tout ceci était affaire de coeur dont je ne reçus point la
confidence entière et que je ne pus découvrir par la suite. J'ai su
seulement qu'il enleva son amie, et que tous deux, déguisés en pauvres
gens, gagnèrent la France, où ils entrèrent par ce chemin d'Urdoz.

La dame étant près de son terme, ils voyageaient dans une petite voiture
de pauvre apparence, une manière de chariot de colporteur, traînée par
un seul cheval acheté en route, et qui n'allait guère vite au gré de
leur impatience.

Pourtant ils parvinrent sans encombre jusqu'à la dernière étape
espagnole, où, après avoir passé la nuit en une méchante auberge, mon
frère eut l'imprudence de vouloir changer de l'or d'Espagne contre de
l'or de France, et de demander à une manière de gentilhomme qui se
trouvait là avec un vieux valet, et qui lui faisait offre de ses
services, s'il lui en pourrait procurer pour un millier de pistoles.

Ce personnage ne put lui offrir qu'une petite somme, et, lorsque mon
frère remonta en sa voiture avec sa compagne emmantelée et voilée, on
remarqua, dans l'auberge, que les deux inconnus lui firent politesse en
regardant fort les deux coffres qu'il chargeait lui-même, l'un contenant
ses espèces, et l'autre les bijoux de sa femme, et qu'ils partirent
ensuite, se dirigeant sur ses traces, bien qu'ils eussent annoncé le
dessein de se vouloir rendre d'un côté opposé. Ces mêmes coquins furent
signalés de façon à ne pas laisser de doutes lorsque description fut
faite des assassins de mon frère.

--Ah! dit d'Alvimar, on vous les a décrits?

--Parfaitement. L'un avait la physionomie belle et tellement jeune,
qu'il semblait adolescent. Il était de taille médiocre, mais bien prise.
Il avait la main blanche et menue comme celle d'une femme, la barbe
naissante fort noire, la chevelure soyeuse, un grand air de noblesse, un
costume de voyage assez riche, peu ou point de rechange, car sa valise
ne pesait rien; un bon cheval andalous, et cet infâme couteau dont il se
servait pour manger et pour égorger. L'autre...

--Peu importe, messire. Votre frère...?

--Je vous dois dépeindre l'autre malandrin, tel qu'il me fut dépeint.
C'était un homme d'âge, qui avait du moine et du spadassin. Un long nez
tombant sur une moustache grise, l'oeil vague, la main calleuse, l'humeur
taciturne; une véritable brute d'Espagne...

--Plaît-il, messire?

--Une brute comme il y en a en tous pays où l'on croit se racheter de
l'enfer avec des patenôtres. Ces bandits suivirent mon pauvre frère
comme deux loups féroces et couards suivent une proie qu'ils n'osent
attaquer, et le rejoignirent... Qu'est-ce, messire? Avez-vous trop
chaud en cette petite chambre?

--Peut-être, messire, répondit d'Alvimar agité. Je trouve lourd à
respirer l'air d'une maison où il semble que le nom d'Espagnol soit tenu
en mépris comme vous faites.

--Nullement, monsieur. Remettez-vous... Je ne rends point votre nation
fautive de l'abaissement de quelques-uns. Il y a partout des infâmes. Si
je parle aigrement de ceux qui me ravirent un frère, vous me devez bien
excuser.

D'Alvimar s'excusa à son tour de sa susceptibilité, et pria le marquis
de ne pas interrompre son récit.

--Ce fut donc, reprit celui-ci, environ une lieue après la bourgade
appelée Urdoz, que mon frère se trouva seul avec sa femme sur un mur de
rochers, le long d'un précipice fort profond. Le chemin serpentait en
une montée si rude, que le cheval renonça un moment, et mon frère,
craignant qu'il ne reculât dans le ravin, sauta par terre et vitement
descendit sa femme entre ses bras. Il faisait un grand chaud, et, pour
qu'elle ne souffrît point du soleil, il lui montra devant eux un ombrage
de sapins, où elle se rendit doucement pendant qu'il laissait souffler
le cheval.

--Cette dame vit donc tuer son mari?

--Non! elle se trouvait avoir tourné un petit massif de la montagne
lorsque l'événement arriva. Dieu voulut sauver l'enfant qu'elle portait;
car, si les assassins l'eussent vue, ils ne lui eussent point fait de
grâce.

--Qui donc put savoir comment votre frère périt?

--Une autre femme que le hasard avait amenée là tout près, derrière un
quartier de roche, et qui n'eut pas le temps d'appeler à l'aide, tant
l'horrible meurtre fut vite expédié. Mon frère s'efforçait de faire
avancer le cheval, lorsque les assassins l'atteignirent. Le plus jeune
mit pied à terre, lui disant avec une hypocrite courtoisie:

«--Eh! mon pauvre homme, votre bête est fourbue. Ne vous faut-il point
de l'aide?»

Le vieux drôle qui le suivait descendit aussi, et, comme s'ils eussent
voulu pousser bonnement à la roue, tous deux se rapprochèrent de mon
frère, qui ne se méfiait point, et, au même instant, le témoin que le
ciel avait mis là le vit trébucher et tomber de son long entre les
roues, sans qu'un seul cri pût faire croire qu'il eût été frappé. Ce
poignard lui avait été planté dans le coeur jusqu'au manche, par une main
qui en connaissait trop bien l'exercice.

--Alors, vous ne savez point qui, du maître ou du valet, porta le coup?
Vous dites que le maître était fort jeune; il n'est point à croire que
ce fût lui.

--Peu m'importe, messire. Je les tiens pour aussi vils l'un que l'autre;
car le gentilhomme se conduisit entièrement comme le laquais. Il
s'élança dans la voiture sans se donner le temps de reprendre son arme,
pressé et enragé qu'il était de voler les deux coffrets. Il les jeta à
son camarade, qui les mit sous son manteau, et tous deux prirent la
fuite, retournant sur leurs pas, aiguillonnés, non point par le remords
ou la honte, sentiments humains qu'ils n'étaient point capables de
ressentir, mais par la peur du fouet et de la roue, qui sont la
récompense et la fin de telles engeances!

--Vous en avez menti, monsieur! s'écria, en se levant, d'Alvimar hors de
lui et pâle de rage. Le fouet et la roue... Vous mentez par la gorge!
et vous me rendrez raison...

Il retomba sur sa chaise, suffoqué et comme étranglé de l'aveu que lui
arrachait enfin la colère.




XXIX


Le marquis fut comme foudroyé aussi de cette sortie, à laquelle il ne
s'attendait pas, tant, jusque-là, le coupable avait fait bonne
contenance et donné un air naturel à ses fréquentes interruptions.

Il se remit le premier, comme on peut croire, et, froissant de sa longue
main nerveuse le poignet convulsif de d'Alvimar:

--Malheureux! lui dit-il avec un mépris accablant, vous devez remercier
le ciel qui vous a fait mon hôte; car, si je n'eusse donné ma parole de
vous protéger, parole qui vous préserve de moi-même, je vous briserais
contre le mur de cette chambre.

Lucilio, craignant une lutte, avait saisi le couteau resté sur la table.

D'Alvimar vit ce mouvement et eut peur. Il se dégagea des mains du
marquis et saisit la garde de son épée.

--Tenez-vous donc tranquille, et ne craignez rien ici, lui dit Bois-Doré
avec calme. Nous ne sommes point des assassins, nous autres!

--Ni moi non plus, monsieur, répondit d'Alvimar, qui sembla vaincu par
cette dignité de procédés, et, puisque vous ne voulez point déroger aux
lois de l'honneur, je ferai l'effort de me justifier.

--Vous justifier, vous? Allons donc! vous êtes convaincu et condamné
par le démenti que vous m'avez donné, à preuve que je le méprise!

--Gardez vos mépris pour ceux qui supportent l'outrage en silence. Si je
l'eusse fait, vous ne me soupçonneriez pas! J'ai repoussé l'injure. Je
la repousse encore!

--Ah! vous prétendez nier, à présent?

--Non pas! J'ai occis votre frère... ou tout autre. J'ignore le nom de
l'homme que j'ai tué... ou laissé tuer! Mais que savez-vous des raisons
qui m'ont conduit à ce meurtre? Que savez-vous si je n'exerçais pas une
vengeance légitime? Que savez-vous si cette femme... dont vous ignorer
le nom, n'était pas ma soeur, et si, en vengeant l'honneur de ma famille,
je ne reprenais point, comme son propre bien, l'or et les bijoux
emportés par un séducteur?

--Taisez-vous, monsieur! n'insultez pas la mémoire de mon frère.

--Vous-même avez confessé qu'il n'était pas riche: où eût-il pris mille
pistoles pour fuir ainsi avec une femme?

Bois-Doré fut ébranlé. Son frère, à cause de la différence de leurs
opinions, n'avait jamais voulu accepter de lui la moindre part d'une
fortune qu'il considérait avec raison comme provenant de la dépouille de
son propre parti.

Il fut obligé de se rabattre sur cette allégation que la femme de son
frère avait eu le droit d'emporter ce qui était à elle. Mais d'Alvimar
répondit que la famille avait aussi le droit de le considérer comme
sien. Il repoussait donc avec énergie l'accusation de vol.

--Vous n'en êtes pas moins un traître, lui dit le marquis, pour avoir
lâchement poignardé un gentilhomme au lieu de lui demander raison.

--Prenez-vous-en au déguisement de votre frère, répondit d'Alvimar
avec feu. Dites-vous que, le voyant sous les habits d'un vilain, j'ai pu
croire que je le pouvais faire tuer comme un vilain par mon domestique.

--Que ne le faisiez-vous arrêter dans cette auberge, où vous dûtes
reconnaître votre soeur, au lieu de le suivre pour le saisir dans un
guet-apens?

--Apparemment, répondit d'Alvimar, toujours fier et animé, que je ne
voulus point faire d'esclandre et compromettre ma soeur devant une
populace.

--Et comment, au lieu de courir après elle pour la ramener à sa famille,
la laissâtes-vous sur ce chemin, où elle est morte dans les douleurs,
une heure après, sans avoir été ensuite réclamée de personne?

--Pouvais-je la poursuivre, ignorant qu'elle était là, tout près de moi?
Votre témoin n'a pu entendre toutes mes paroles; les questions que je
devais faire au ravisseur, je n'avais point à les crier sur le chemin.
Que savez-vous s'il ne me répondit point que ma soeur était restée à
Urdoz, et si ce que l'on prit pour une fuite n'était pas l'empressement
de courir après elle?

--Et, ne la trouvant point à Urdoz, vous ne sûtes rien de sa mort si
déplorable? Vous n'eûtes même point souci du lieu de sa sépulture?

--Qui vous dit que je ne sais pas mieux que vous, monsieur, tous les
détails de cette fâcheuse histoire? À ma place, ne pouvant plus remédier
à rien, eussiez-vous fait bruit, dans un pays où personne ne pouvait
rien deviner du nom de votre soeur et du déshonneur de votre famille?

Le marquis, accablé de la vraisemblance de ces explications, garda le
silence.

Il demeurait pensif et tellement absorbé dans ses réflexions, qu'il
entendit à peine annoncer une visite. Guillaume d'Ars venait d'être
introduit dans le salon voisin.

Lucilio vit un éclair de joie briller dans les yeux de d'Alvimar, soit
que le plaisir de revoir un ami en fût cause, soit que ce fût seulement
l'espoir d'échapper à une situation périlleuse.

D'Alvimar s'élança hors du boudoir, et la porte battante rembourrée
retomba pour un instant entre lui et ses hôtes.

Lucilio, voyant le marquis perdu dans de pénibles réflexions, le toucha
comme pour l'interroger.

--Ah! mon ami! s'écria Bois-Doré, dire que je ne sais que résoudre et
que je suis peut-être dupe du plus grand fourbe qui existe! J'ai fait
fausse route. J'ai exposé la bonne Morisque, et peut-être aussi mon
enfant, à la vengeance et aux embûches du plus dangereux ennemi; j'ai
été gauche; j'ai fourni les raisons de la défense, en avouant que je ne
connaissais pas le nom de la dame, et maintenant, qu'il y ait mensonge
ou vérité dans l'excuse du meurtrier, je ne me trouve plus en droit de
lui ôter la vie. Mon Dieu! mon Seigneur Dieu, est-il possible que les
honnêtes gens soient condamnés à être joués par les scélérats, et qu'en
toutes guerres ceux-ci soient les plus avisés, et, en définitive, les
plus forts!

En parlant ainsi, le marquis, indigné contre lui-même, frappa du poing
sur la table avec énergie; puis il se leva pour aller recevoir Guillaume
d'Ars, dont il entendait l'accent joyeux et insouciant dans la pièce
voisine.

Mais le muet lui saisit vivement le bras avec une exclamation
inarticulée.

Il tenait un objet sur lequel il appelait son attention par un
bégayement de surprise et de joie.

C'était l'anneau que le marquis avait mis à son petit doigt, cet
anneau mystérieux qu'il n'avait pu ouvrir, et qui, grâce au vigoureux
coup de poing appliqué sur la table, venait de se séparer en deux
cercles passés l'un dans l'autre. Il n'y avait aucune espèce de secret
dans cette bague. Seulement les parties joignaient très-serré, et il
avait fallu une grande secousse pour les disjoindre.

Lire les noms gravés dans les deux cercles fut l'affaire d'un instant.
C'étaient ceux de Florimond et de sa femme. Comprendre que l'on tenait
enfin la vérité fut une certitude spontanée.

Le marquis donna rapidement un ordre à Lucilio et alla, d'un coeur allégé
et d'un visage riant, serrer les mains de Guillaume.

D'Alvimar et M. d'Ars n'avaient eu que le temps d'échanger quelques mots
sur le bon voyage de l'un et sur l'agréable surprise de l'autre.
Cependant, Guillaume avait remarqué quelque altération sur le visage de
son ami, lequel avait allégué la migraine de la veille.

Le marquis, après les premières amitiés à son jeune parent, voulut
donner des ordres pour son souper.

--Non pas, merci! dit Guillaume; j'ai pris quelque chose en route
pendant que mes chevaux soufflaient, car il me faut repartir d'ici à
l'instant même. Vous voyez que je reviens plus tôt que je ne devais.
J'ai été averti à Saint-Amand, où j'avais été hier faire, avec partie de
la jeunesse du pays, la conduite d'honneur à monseigneur de Condé, que
mon intendant était fort malade en ma maison. Craignant d'en mourir, cet
honnête homme me dépêchait un exprès pour m'avertir de revenir au plus
vite, afin d'être mis par lui au courant du plus gros de mes affaires,
dont j'avoue ne pas savoir le premier mot. Je suis venu cependant ici,
d'abord pour savoir s'il convient à M. d'Alvimar de me suivre, ce soir,
en mon logis, ou si, enchaîné dans vos jardins d'Astrée, il souhaite
passer encore cette nuit dans les enchantements.

--Non, répondit vivement d'Alvimar: j'ai assez abusé de la civilité de
M. le marquis. Je suis mal portant et deviendrais maussade. Je souhaite
partir avec vous à l'heure même et vais commander que l'on prépare mes
chevaux en toute hâte.

--C'est inutile, dit le marquis; je vais clocher; j'aurai bientôt le
plaisir de vous revoir, monsieur de Villareal.

--C'est moi qui viendrai dès demain prendre vos ordres, monsieur le
marquis, et vous donner toutes les explications que vous souhaiterez...
sur la partie que nous avons jouée tout à l'heure.

--Quelle partie faisiez-vous? dit Guillaume.

--Une partie d'échecs fort savante, répondit le marquis.

Adamas arriva au coup de clochette.

--Les chevaux et les bagages de M. de Villareal, dit Bois-Doré.

Pendant que l'on exécutait cet ordre, le marquis, avec une tranquillité
qui fit espérer à d'Alvimar que tout était apaisé entre eux, rendit
compte à Guillaume de l'emploi du temps à Briantes et à la Motte-Seuilly
durant son absence. Puis il le questionna sur les belles fêtes de
Bourges.

Le jeune homme ne demandait qu'à en parler: il raconta les émotions du
tir, ou plutôt, comme on disait alors, «de l'honorable jeu de
l'arquebuse.»

On avait construit les buttes aux prés Fichaux, et un grand pavillon
garni de tapisseries et de ramées pour les dames et demoiselles de la
ville. Les tireurs étaient placés sur un parquet, à cent cinquante pas
du pavois. Six cent cinquante-trois arquebusiers s'étaient présentés.
Triboudet, de Sancerre, avait seul mérité le prix; mais il avait été
obligé de le partager avec Boiron, de Bourges, pour avoir pris un faux
nom, afin de devancer son tour; de quoi les gens de Sancerre avaient
bien crié, car ils eussent tenu à honneur de prouver que leurs tireurs
étaient les meilleurs du royaume, et l'on trouvait bien de l'injustice
dans la division du prix. C'était évidemment pour ne point mécontenter
ceux de Bourges, que l'on avait rendu ce mauvais jugement.

--En effet, disait Guillaume en narrant avec le feu de la jeunesse, ou
Triboudet a gagné, ou il a perdu. S'il a gagné, il a droit à tout
l'honneur et à tout le profit de la chose. J'accorde qu'il est coupable
d'avoir pris un faux nom. Eh bien, que, pour cette faute, on le punisse
de quelque amende ou de quelques jours de prison, mais qu'il n'en soit
pas moins le vainqueur du jeu; car l'honneur du talent est chose sacrée,
et, malgré que nous n'aimions pas beaucoup les vieux sorciers
sancerrois, il n'est pas un gentilhomme qui n'ait protesté contre le
passe-droit fait à Triboudet. Mais, que voulez-vous! les grosses villes
mangeront toujours les petites, et les gros robins de Bourges prennent
sans façon le haut du pavé sur toute la bourgeoisie de la province. Ils
le prendraient bien volontiers sur la noblesse, si on les laissait
faire! Je m'étonne qu'Issoudun ait concouru. Argenton s'en est abstenu,
disant que le prix était donné d'avance, et que rien ne valait devant
les juges de Bourges, sinon les champions de Bourges.

--Et ne pensez-vous pas que le prince se soit mêlé de cette injustice?
demanda le marquis.

--Je n'en répondrais pas! Il fait grandement la cour au peuple de sa
bonne ville; à telles enseignes qu'il s'est mis dans des frais, malgré
qu'il n'aime guère à dépenser son argent pour l'amusement des autres.
Il entretient en ce moment deux troupes de comédie, l'une française,
l'autre italienne, qui représentent dans des jeux de paume très-bien
décorés.

--Quoi! dit Bois-Doré, vous avez revu _les tragiques historiens_ de M.
de Belleroze? Ils sont ennuyeux comme quarante jours de pluie!

--Non, non; cette fois, la troupe s'appelle les Comédiens français du
sieur de Lambour, et il y a là des gens fort habiles. Mais le temps se
passe, et voici le _fidèle Adamas_ qui vient nous dire que les chevaux
sont prêts, n'est-ce pas? Partons donc, mon cher Villareal, et, puisque
vous avez promis au marquis de venir demain le remercier, je m'invite
avec vous.

--J'y compte bien, reprit Bois-Doré.

--Et vous pouvez compter aussi, monsieur, lui dit d'Alvimar en le
saluant profondément, que je vous fournirai toutes les preuves de ce que
j'ai avancé.

Bois-Doré ne répondit que par un salut.

Guillaume, pressé de se mettre en route, ne remarqua pas que le marquis,
malgré son apparente courtoisie, s'abstint de tendre la main à
l'Espagnol, et que celui-ci n'osa lui demander de toucher la sienne.




XXX


À peine furent-ils en selle, que le marquis, s'adressant à Adamas, lui
dit d'une voix émue:

--Vite, mon hausse-col, ma bourguignote, mes armes, mon cheval et deux
hommes!

--Tout cela est prêt, monsieur, répondit Adamas. Maître Jovelin nous a
tout commandé, disant, de votre part, que, si M. d'Ars repartait ce
soir, vous lui feriez escorte... Mais à quelles fins?...

--Tu le sauras quand je serai revenu, dit le marquis en remontant à sa
chambre pour s'équiper. A-t-on eu soin d'apprêter les chevaux dans la
petite écurie, de manière que les gens qui me doivent escorter fussent
seuls dans le secret?

--Oui, monsieur; j'y ai eu l'oeil en personne.

--Est-ce que tu vas bien loin? s'écria Mario, qui venait de souper avec
Mercédès et qui rentrait dans la chambre à coucher.

--Non, mon fils, je ne vais pas loin. Je serai ici dans deux petites
heures. Vous devez dormir tranquille; et vite, embrassez-moi!

--Oh! comme tu te fais beau! dit ingénument Mario; est-ce que tu vas
encore à la Motte-Seuilly?

--Non, non. Je vais danser dans un bal, répondit en souriant le marquis.

--Emmène-moi, que je te voie danser, dit l'enfant.

--Je ne puis; mais patientez, mon Cupidon; car, à partir de demain, je
ne ferai plus un pas sans vous.

Quand le vieux gentilhomme fut coiffé de son petit casque de cuir jaune
rayé d'argent, doublé d'une coiffe ou _secrète_ de fer, et orné de longs
panaches tombant sur l'épaule; quand il eut endossé son court manteau
militaire, attaché sa longue épée, et bouclé, sous sa fraise de
dentelle, le hausse-col d'acier brillant, Adamas put jurer sans trop de
flatterie qu'il avait un grand air, d'autant plus que, les émotions de
la soirée ayant fait tomber son fard, il avait à peu près sa figure
naturelle, qui n'était point celle d'un dameret.

--Vous voilà prêt, monsieur, dit Adamas. Mais n'irai-je point avec vous?

--Non, mon ami; tu vas fermer toutes les portes de mon pavillon, et
passer la soirée avec mon fils. S'il s'endort, tu lui feras un lit de
campagne avec des cousins. Je le veux trouver là quand je rentrerai; et,
maintenant, éclaire-moi, je veux causer au salon avec maître Jovelin.

Il embrassa Mario à plusieurs reprises avec attendrissement, et
descendit un étage.

--Où allez-vous, et qu'avez-vous résolu? lui dirent les yeux expressifs
de Lucilio.

--Je vais à Ars pour achever l'enquête... Et puis après, n'est-ce pas?
Après, s'il y a lieu, je me concerterai avec Guillaume pour que le
traître ne se puisse échapper, et je reviendrai me consulter avec vous
pour le reste. Au revoir donc bientôt, mon grand ami.

Lucilio soupira en regardant partir le marquis. Il lui semblait occupé
de projets plus sérieux qu'il n'en avouait dans son programme.

Pendant que, sans se presser, le marquis se disposait à sortir,
Guillaume et d'Alvimar, celui-ci suivi de Sanche, l'autre de ses quatre
hommes d'escorte, se dirigeaient assez lentement vers le château d'Ars
par le chemin d'en bas, c'est-à-dire par celui qui laisse les plateaux
du Chaumois sur la droite et qui passe assez près de La Châtre.

La lune n'étant pas levée et les chevaux de Guillaume étant
très-fatigués, on ne pouvait aller plus vite.

D'Alvimar profita de cette circonstance pour prendre, comme malgré lui,
un peu d'avance avec son écuyer.

Alors, ralentissant sa monture:

--Sanche, lui dit-il, n'avez-vous rien oublié à Briantes de ce qui
m'appartient?

--Je n'oublie jamais rien, Antonio!

--Si fait, vous oubliez vos poignards dans le corps des gens que vous
défaites.

--Encore ce reproche?

--J'ai mes raisons pour le faire aujourd'hui. Dites-moi, mon cheval ne
boite plus, mais le croyez-vous en état de fournir une longue course,
cette nuit?

--Oui. Qu'y a-t-il de nouveau?

--Écoutez bien, et tâchez de comprendre vite. Le _colporteur_ était un
gentilhomme, le frère du marquis de Bois-Doré. Le couteau dont vous vous
servîtes est dans les mains de ce vieillard, qui a juré vengeance, et
qui nous accuse par la bouche de je ne sais quel témoin.

--La Morisque.

--Pourquoi la Morisque?

--Parce que ces maudits portent toujours malheur.

--Si vous n'avez pas d'autre raison...

--J'en ai d'autres, je vous les dirai.

--Oui, plus tard. Songeons à quitter ce pays sans d'autre explication
avec le vieux fou. Je lui en ai dit assez pour lui faire prendre
patience. Il m'attend demain.

--Pour un duel?

--Non; il est trop vieux!

--Mais il est fort rusé; avez-vous envie de pourrir en quelque oubliette
de son manoir? N'importe, j'irai avec vous, si vous y allez.

--Je n'irai pas. Certaine prédiction me rend fort prudent. Quand nous
serons auprès de cette petite ville dont vous voyez les feux là-bas,
écartez-vous de l'escorte, disparaissez, et, un quart d'heure après,
revenez me joindre en disant tout haut que quelqu'un de la ville vous a
remis une lettre pour moi. J'irai jusqu'au château d'Ars comme pour la
lire, et, aussitôt que j'aurai fait cette feinte, je dirai à M. d'Ars
qu'il me faut partir à l'instant même. Est-ce entendu?

--C'est entendu.

--Alors, attendons M. d'Ars et ne montrons aucune hâte.

Quand le bon M. de Bois-Doré, armé jusqu'aux dents et bien assis en
selle sur le beau _Rosidor_, eut franchi l'enceinte du village de
Briantes, il vit Adamas, monté sur une bonne petite haquenée fort
paisible, se faufiler à son côté.

--Voire! c'est vous, monsieur le rebelle? dit le marquis d'un ton qui ne
réussit pas à être courroucé; ne vous avais-je point défendu de me
suivre et ordonné de garder mon héritier?

--Votre héritier est bien gardé, monsieur; maître Jovelin m'a donné sa
parole de ne le point quitter, et, d'ailleurs, je ne sache pas qu'en
votre château il coure maintenant aucun risque, puisque l'ennemi est
dehors et que nous lui allons sus.

--Je sais que le danger est pour nous maintenant, Adamas, et c'est
pourquoi je ne voulais pas de toi qui est vieux et cassé, et qui,
d'ailleurs, ne fus jamais un grand homme de guerre.

--Il est vrai, monsieur, que je n'aime guère à recevoir des coups, mais
j'aime bien à en donner quand je peux. Je ne suis plus un jeune homme;
mais, si je n'ai pas bon pied, j'ai bon oeil, et je prétends veiller à ce
que vous ne tombiez pas dans quelque embûche. C'est pourquoi j'ai pris
avec moi deux hommes de plus, qui nous rejoindront dans trois minutes.
D'ailleurs, je serais devenu fou à vous attendre sans rien savoir et
sans rien faire. Ah çà! mon maître, où allons-nous, et de quelle façon
allons-nous donner?

--Tu vas voir, mon ami, tu vas voir! Mais hâtons-nous. Il n'y a plus
grand temps à perdre pour les rejoindre à mi-chemin d'Ars.

On prit le galop, et, en moins d'un quart d'heure, on se trouva en vue
de Guillaume et de son escorte, qui continuaient d'aller un très-petit
train.

La lune se levait et faisait briller les armes des cavaliers.

C'était à un endroit que l'on appelait et qu'on appelle encore La
Rochaille, endroit assez voisin des habitations aujourd'hui, mais, en ce
temps-là, très-aride et complétement désert.

Le chemin passait à mi-côte entre un petit ravin et une colline semée de
grosses roches grises, parmi lesquelles poussaient d'assez maigres
châtaigniers. Le lieu était mal famé; les paysans de tous les temps ont
attaché aux grosses pierres des idées superstitieuses, soit qu'ils les
attribuent toujours indistinctement au travail des démons de l'ancienne
Gaule, soit qu'ils les croient tombées du ciel, à l'effet d'exterminer
le culte de ces mauvais diables.

Le marquis fit faire halte à sa petite troupe avant qu'elle eût été
signalée par celle de Guillaume, et, piquant des deux, il alla se mettre
en travers du chemin de son jeune parent.
                
 
 
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