En entendant approcher ce galop, Guillaume et d'Alvimar s'étaient
retournés, le premier fort tranquille, pensant que c'était quelque
voyageur épeuré, le second très-inquiet, et songeant toujours à la
prédiction que semblaient confirmer et hâter les événements de cette
soirée.
Lorsque Bois-Doré passa sur le flanc gauche de cette escorte, Guillaume
ne le reconnut pas sous le costume militaire; mais d'Alvimar le reconnut
aux battements de son coeur troublé, et le vieux Sanche, averti par une
émotion analogue, se rapprocha de lui.
Leurs anxiétés se dissipèrent lorsque Bois-Doré les devança sans leur
parler. Ils pensèrent alors que ce n'était pas lui. Mais quand il se fut
arrêté en présentant la tête de son cheval aux naseaux des leurs, ils se
regardèrent et se serrèrent instinctivement l'un contre l'autre.
--Qu'est-ce donc monsieur? dit Guillaume en prenant un de ses pistolets
dans la fonte de sa selle. Qui êtes-vous et que demandez-vous?
Mais, avant que Bois-Doré eût eu le temps de lui répondre, un coup de
pistolet partait entre eux, et la balle coupait la bourguignote du
marquis, lequel, voyant le mouvement de Sanche pour l'assassiner,
s'était rapidement baissé en criant:
--Guillaume! c'est moi!
--Mille tonnerres du diable! s'écria Guillaume effrayé; qui a tiré sur
le marquis? Au nom du ciel, marquis, êtes-vous touché!
--Nullement, répondit Bois-Doré; mais je dois dire que vous avez, en
votre compagnie, de sales poltrons, qui tirent sur un homme seul avant
de savoir si c'est un ennemi?
--Oui, certes, et sur l'heure j'en ferai justice, reprit le jeune homme
indigné. Misérables drôles, lequel de vous a tiré sur le meilleur homme
du royaume!
--Pas moi!... Ni moi!... Ni moi! s'écrièrent à la fois les quatre valets
de M. d'Ars.
--Non, non! dit le marquis; aucun de ces bons enfants n'eût fait
pareille chose. J'ai vu celui qui a fait le coup, et le voilà!
En parlant ainsi, Bois-Doré, avec une dextérité, une vigueur et une
promptitude dignes de ses meilleurs jours, coupait d'un coup de fouet la
figure de Sanche, et, tandis que l'assassin portait les mains à ses
yeux, il le prenait au collet, et, l'arrachant de sa selle, il le
poussait à terre et fouaillait son cheval, qui s'emporta et disparut
dans la direction de Briantes.
Au même instant, les quatre hommes du marquis, forçant la consigne qu'il
leur avait donnée d'attendre ses ordres, arrivaient bride avalée, avec
Adamas, que le bruit du coup de pistolet et celui du cheval en fuite
avaient jeté dans l'inquiétude la plus vive.
--Ah! vous voilà! dit le marquis à ses gens. Eh bien, ramassez-moi ce
cavalier démonté. Il m'appartient, vu que j'ai le _droit d'épave_ sur
cette route. Il est mon prisonnier. Liez-le; il y a à se méfier de ses
mains.
XXXI
Tandis que le colossal carrosseux Aristandre liait les mains de Sanche
étourdi de sa chute, et le dépouillait de ses armes, d'Alvimar sortait
enfin de la stupeur où cette scène rapide l'avait jeté.
Un instant il avait songé à abandonner son fatal complice à la colère de
Bois-Doré; mais en voyant traiter si rudement celui qui venait encore de
se dévouer pour lui, un reste de pudeur et d'orgueil le força de
réclamer.
--Messire, dit-il, je comprends que vous soyez irrité contre la
stupidité de ce vieillard, qui dormait sur son cheval, et qui, réveillé
en _tressaut_, s'est cru attaqué par une bande de voleurs. Certes, il
mérite un châtiment, mais non pas d'être traité en prisonnier relevant
de votre droit seigneurial; car il est à moi, et c'est à moi seul qu'il
appartient de le punir de l'injure qu'il vous a faite.
--Vous appelez cela une injure, monsieur de Villareal? dit le marquis
d'un ton de mépris. Mais ce n'est pas encore à vous que j'ai affaire,
c'est à mon parent et ami Guillaume d'Ars.
--Je ne souffrirai aucune explication, reprit d'Alvimar avec une rage
calculée, avant que mon serviteur me soit rendu, et, si c'est un combat
que vous voulez...
--Guillaume, écoutez-moi, dit Bois-Doré.
--Non, personne ne vous écoutera! s'écria d'Alvimar en essayant de
dégager son cheval, que Guillaume, placé entre lui et Bois-Doré,
retenait, pour empêcher un conflit. Monsieur d'Ars, je suis votre ami et
votre hôte, vous m'avez invité, vous m'avez accueilli; vous m'avez
promis assistance et loyauté en toute rencontre; vous ne me laisserez
pas outrager, même par une personne de votre famille. Dans un cas
pareil, c'est à moi que vous devez secours et justice, fût-ce contre
votre propre frère?
--Je le sais, répondit Guillaume, et il en sera ainsi. Mais
tranquillisez-vous d'abord et laissez parler M. de Bois-Doré. Je le
connais assez pour être sûr de sa courtoisie envers vous et de sa
générosité envers votre valet. Laissez passer un moment de colère; c'est
la première fois que je le vois si courroucé, et, bien qu'il en ait
sujet, je suis assuré de l'en faire revenir. Allons, allons, tenez-vous
en repos, mon cher! Vous êtes en colère aussi; mais vous êtes le plus
jeune, et mon cousin est l'offensé. Je vous confesse que, s'il eût
reçu la moindre blessure, j'eusse tué votre valet sur la place, eussé-je
dû vous en rendre raison après.
--Mais, que diable! monsieur, s'écria d'Alvimar espérant toujours
empêcher l'explication par une querelle et, au besoin, par une rixe, où
est la faute de mon serviteur, s'il vous plaît? Quelle était la
fantaisie de M. le marquis, de courir sur notre flanc sans se faire
reconnaître, et de venir nous barrer la route, au risque d'être pris
pour un fol? N'avez-vous pas, vous-même, empoigné votre pistolet pour
lui crier qui-vive?
--Sans doute; mais je n'eusse pas tiré sans attendre la réponse, ni vous
non plus, j'imagine, et vous ne sauriez défendre la sotte ou méchante
action de votre valet. Allons, soyez calme. Si vous voulez que je puisse
arranger l'affaire à votre honneur et satisfaction, ne m'en ôtez pas les
moyens par votre violence.
Pendant que d'Alvimar continuait à discuter avec âpreté, et que le
marquis attendait avec beaucoup de calme, Adamas, inquiet de l'issue de
l'affaire et agissant à sa tête, avait parlé aux gens de Guillaume. Il
leur avait appris tout ce qu'il savait, et ils lui avaient juré que,
dans le cas où M. d'Ars se verrait forcé de leur donner l'ordre de
défendre d'Alvimar contre les gens de Bois-Doré, il n'y aurait qu'un
engagement simulé, pendant lequel on laisserait à qui de droit le soin
de faire justice des assassins.
Tous ces valets des deux camps étaient parents ou amis, et ne se
souciaient nullement d'échanger des horions pour l'amour d'un étranger
coupable ou suspect.
Le temps que d'Alvimar espérait gagner par sa résistance était donc une
circonstance qui tournait fatalement contre lui, et quand Guillaume,
impatienté et révolté de son obstination, lui tourna le dos pour
aller, à deux pas de lui, s'expliquer avec le marquis, d'Alvimar se vit
entouré par les gens de ce dernier, sans que ceux de Guillaume y fissent
la moindre opposition.
Son inquiétude devint alors des plus sérieuses, et il regarda autour de
lui, calculant le peu de chances qu'il avait de s'enfuir, à moins de
laisser dans cette tentative l'honneur ou la vie.
Mais l'espoir lui revint en entendant Guillaume, à qui Bois-Doré venait
de dire en peu de mots ses griefs, se refuser à croire qu'il ne fût pas
dupe de fausses apparences.
--M. de Villareal? répondait-il au marquis. Voilà une chose impossible,
et qu'il me faudrait avoir vue de mes propres yeux pour y croire. Or,
comme vous ne l'avez point vue et que vous devez être abusé par de faux
rapports, permettez-moi de défendre l'honneur de ce gentilhomme, et ne
comptez pas, monsieur et bon cousin, que, malgré le respect que je vous
porte, je laisse insulter et maltraiter, sans preuves, un ami qui s'est
confié à ma garde. D'ailleurs, vous n'avez point ce droit, et c'est de
la justice royale que relève tout gentilhomme. Calmez donc vos esprits
exaltés, je vous en conjure, et me laissez rentrer chez moi, où vous
savez que j'ai hâte de me rendre.
--Mes esprits ne sont point exaltés, reprit Bois-Doré en élevant la voix
avec une dignité que Guillaume ne lui avait jamais vue, et je
m'attendais à votre réponse, mon cher cousin et ami. Elle est telle que
je la ferais en votre place, et je n'y blâme rien. Ayant auguré que
votre conduite serait ce qu'elle est, j'ai résolu de conformer la mienne
aux égards que je vous dois, et c'est pourquoi vous me voyez ici, à
mi-chemin de nos respectives demeures, et sur un terrain neutre et
communal.
»J'ai bien quelques droits sur cette route; mais, à trois pas de la
berge, dans ces vieilles roches, je ne suis ni chez vous ni chez moi.
Donc, sachez que j'ai résolu de m'y battre à outrance, seul à seul,
contre ce traître, lequel ne me peut refuser le combat, vu que je l'ai,
à dessein, molesté et provoqué en la personne de son valet, et que je le
provoque et insulte à cette heure, le traitant devant Dieu, devant vous
et devant les honnêtes gens qui nous accompagnent, de lâche et infâme
meurtrier.
»Je ne crois pas que vous me puissiez savoir mauvais gré de ce que je
fais; car je vous prie de remarquer que, tant que vous et lui avez été
en mon logis, je me suis abstenu de toute injure et de tout dépit, en
quoi je vous ai tenu ma parole de lui être un hôte fidèle; et je vous
prie de remarquer aussi que je me suis mis en mesure de le rencontrer en
pleins champs, afin de n'avoir point à violer votre domicile, ne
voulant, pour rien au monde, vous mettre en la nécessité de porter
secours à ce misérable.
»Enfin, mon cousin, je vous prie de regarder à ceci, qui est le plus
grand sacrifice que je vous puisse faire: c'est qu'au lieu de le faire
périr sous le bâton de mes gens, comme il le mérite, je descends, moi,
gentilhomme et digne de l'être, à me mesurer avec un assassin de la plus
vile espèce. Sans l'amitié dont vous l'honorez, je l'eusse fait jeter
dans un cul de basse-fosse, mais voulant vous respecter jusque dans
l'erreur où vous êtes sur son compte, je déroge à tout privilège
d'honneur pour le combattre, lui, l'infâme et dégradé, avec les armes de
l'honneur.
»J'ai dit, et vous ne pouvez plus me rien objecter.
»Soyez son témoin, tout indigne qu'il est de vos bontés; Adamas sera le
mien. Je me contenterai de l'assistance de cet honnête homme, puisque en
pareille affaire il ne peut être question d'un engagement avec les
_seconds_.
--Certes, s'écria Guillaume ému de la noblesse d'âme du vieillard, il ne
se peut voir une conduite plus loyale que la vôtre, mon cousin, et, avec
les soupçons que vous avez, vous montrez une générosité peu commune.
Mais ces soupçons n'étant pas fondés...
--Il n'est plus question de soupçons, reprit le marquis, puisque vous
n'en voulez pas entendre parler; je provoque un de vos amis, et je pense
que vous ne tiendriez point pour tel un homme capable de reculer.
--Non, certes! s'écria Guillaume; mais, moi, je ne souffrirai pas ce
duel, qui ne convient pas à votre âge, mon cousin! Je me battrais plutôt
en votre place. Tenez, voulez-vous recevoir ma parole? Je vous la donne
de venger en personne la mort de votre frère, si vous venez à bout de
démontrer invinciblement que M. d'Alvimar en a été lâchement et
méchamment l'auteur. Attendez à demain, et je me porte justicier de
notre famille, comme c'est mon devoir envers vous.
Le mouvement de Guillaume était digne de la générosité du marquis; mais
Guillaume, en laissant échapper une allusion à son âge, l'avait
singulièrement mortifié.
--Mon cousin, dit-il, revenant à cette puérilité d'esprit qui
contrastait si étrangement avec la magnanimité de ses instincts, vous me
prenez pour quelque vieux _signor Pantaleone_, à l'épée rouillée et à la
main tremblante. Avant de me renvoyer à la béquille, ayez, je vous
prie, souvenance des égards que je vous montre, lesquels ne méritent
point l'injure que vous me faites en me proposant de venger, en ma
place, l'odieuse mort de mon frère chéri. Allons, je crois que voilà
assez de paroles, et je suis à bout de patience. Votre M. de Villareal
en a plus que moi, lui qui écoute tout ceci sans trouver un mot à dire!
Guillaume vit que les choses étaient gâtées au point que tout
accommodement devenait impossible, et, trouvant, pour son compte, que la
patience était beaucoup trop revenue à d'Alvimar, il se retourna vers
lui et lui dit avec vivacité:
--Voyons, mon cher, répondez donc; je ne dis point à ce défi, qui n'est
pas fondé, mais à une accusation que vous ne pouvez pas mériter.
D'Alvimar avait réfléchi pendant le débat. Il affecta dès lors un calme
dédaigneux et ironique.
--J'accepte le défi, monsieur, répondit-il, et je ne pense pas avoir
grand mérite à le faire, étant, comme vous savez, de première force à
toutes les armes. Quant à l'accusation, elle est si ridicule et si
injuste, que j'attends pour la repousser que vous me l'expliquiez
vous-même; car je ne sais point encore ce que le marquis vous a dit de
moi, vous parlant à l'oreille, et je souhaite qu'il le répète tout haut.
--Je le veux bien, et ce ne sera pas long, répliqua Bois-Doré. J'ai dit
que vous étiez bandit, assassin et larron. Vous en voulez davantage,
mais, moi, je ne puis rien trouver de pis contre vous que la vérité.
--Vous me dites-là d'étranges douceurs, monsieur le marquis! reprit
l'Espagnol froidement. Vous m'avez déjà régalé, en votre logis, d'une
lugubre histoire où il vous a plu de faire tuer par moi monsieur votre
frère. C'est là une chose que j'ignore, je vous l'ai dit; je sais
seulement que j'ai fait tuer par mon domestique un homme vêtu en
marchand colporteur, lequel emmenait de force une dame dont je vous ai
dit avoir pris la défense et vengé, l'honneur.
--Ah! ah! s'écria le marquis, c'est là votre thèse, à présent? Celle qui
fuyait avec mon frère était emmenée malgré elle, et vous ne vous
souvenez plus de m'avoir dit qu'elle était votre...
--Plus bas, monsieur, je vous prie... Si M. d'Ars veut bien m'entendre à
deux pas d'ici, je lui dirai qui était cette femme, à moins qu'il ne
vous plaise outrager et salir son nom devant vos laquais.
--Mes laquais valent mieux que vous et les vôtres, monsieur! N'importe!
je veux très-fort que vous disiez votre secret à M. d'Ars, mais devant
moi, à qui vous l'avez dit à votre mode.
Ils s'éloignèrent du groupe tous les trois, et le marquis, parlant le
premier:
--Allons, dit-il, expliquez-vous! Vous alléguez pour votre défense que
cette femme était votre soeur!
--Et vous, monsieur, reprit d'Alvimar, vous prétendez maintenant
soulager votre fureur fantasque en me donnant un nouveau démenti?
--Nullement, monsieur. Je vous demande le nom de votre soeur; car vous ne
vous appelez point Villareal, apparemment?
--Et pourquoi non, monsieur.
--Parce que je le sais maintenant. Osez dire le contraire devant M.
d'Ars, que vous trompez aussi par un nom supposé!
--Nullement! dit Guillaume; monsieur se cache sous un des noms de sa
famille, et celui qu'il porte, je le sais fort bien.
--Alors, mon cousin, qu'il le dise, et je jure que, si c'est le
véritable nom de ma défunte belle-soeur, je me retire d'ici en vous
faisant à tous les deux des excuses.
--Et moi, dit d'Alvimar, je refuse de le dire. Je croyais qu'entre
gentilshommes une simple parole devait suffire; mais vous m'insultez
sans trêve et sans prudence. C'est un duel que vous voulez, et il doit
être fait selon votre désir.
--Non! cent fois non! s'écria Guillaume. Finissons-en; et, puisqu'il ne
faut au marquis que de savoir votre nom pour se retirer en paix, je...
--N'oubliez pas, je vous prie, reprit d'Alvimar, que vous m'exposez...
--Point! Mon cousin est un trop galant homme pour vous livrer à vos
ennemis. Sachez donc, marquis, et je mets ceci sous la sauvegarde de
votre honneur, que monsieur s'appelle Sciarra d'Alvimar.
--Oui-dà! répondit le marquis avec ironie. Alors monsieur a pour chiffre
les propres initiales de la marque de fabrique de Salamanque?
--Que voulez-vous dire?
--Rien! C'est un mensonge de monsieur que je signale au passage; mais
celui-là est si petit au prix des autres...
--Quels autres? Voyons, marquis, vous êtes trop obstiné!
--Laissez, Guillaume! dit d'Alvimar affichant toujours le dédain. Il
faut que tout ceci finisse par un coup d'épée. Nous en serons plus tôt
débarrassés.
--Eh bien, moi, dit le marquis, je ne suis plus si hâté! Je tiens à
savoir le nom de baptême et le nom de famille de la soeur de M. de
Villareal, de Sciarra et d'Alvimar. Je sais que les Espagnols ont
beaucoup de noms; mais, s'il me dit seulement le véritable et principal
que portait cette dame...
--Si vous la savez, répondit d'Alvimar, votre insistance pour me le
faire dire est un outrage de plus.
--Eh! d'Alvimar, ne le prenez pas ainsi! s'écria Guillaume impatienté.
Mettez-y du vôtre, à moins que vous ne vouliez nous faire passer la nuit
ici!
--Laissez, mon cousin, dit le marquis; c'est moi qui dirai ce nom
mystérieux. La prétendue soeur de M. de Villareal s'appelait Julia de
Sandoval.
--Eh bien, pourquoi pas, monsieur? dit d'Alvimar relevant avec vivacité
ce qu'il crut être encore une insigne maladresse du vieillard. Je ne
voulais pas le dire ce nom. Il ne me convenait pas de le trahir, et je
pensais que vous l'ignoriez. Puisque, vous aussi, en affirmant ce
dernier point, vous m'avez fait un de ces mensonges que vous reprenez si
aigrement chez les autres, sachez que Julie de Sandoval était la fille
de ma mère et née d'un premier lit.
--Alors, monsieur, répliqua Bois-Doré se découvrant, me voilà prêt à me
retirer, et même à me repentir de ma violence, si vous voulez bien me
jurer sur l'honneur que vous aviez reconnu votre soeur de mère, Julie de
Sandoval, sous son voile, dans la voiture de mon frère, à l'auberge
de...
--Je vous le jure, pour vous satisfaire. Je l'avais même aperçue sans
voile dans cette auberge.
--Et pour la troisième fois... Pardonnez mon insistance, je dois ceci à
la mémoire de mon frère! Pour la troisième fois, c'était bien votre
soeur, Julie de Sandoval? L'anneau qu'elle portait au doigt, qui est
maintenant au mien, et qui porte ce nom en toutes lettres, ne pouvait
être que son anneau? Vous le jurez?
--Je le jure! Êtes-vous content?
--Attendez? il y a un blason dans le chaton de cette bague; un écusson
d'azur au chef d'or. Sont-ce les armes des Sandoval de votre famille?
--Oui, monsieur, précisément.
--Alors, monsieur, dit Bois-Doré remettant son couvre-chef, je déclare,
une fois de plus, que vous avez menti comme un impudent et un lâche que
vous êtes; car je viens de me moquer de vous: l'anneau de votre
prétendue soeur porte le nom de Maria de Mérida, et ses armes sont de
sinople à la croix d'argent. Je puis en fournir la preuve.
XXXII
Guillaume fut fortement ébranlé; mais d'Alvimar réfléchissait vite.
La lune, eût-elle éclairé beaucoup, n'eût pas encore permis de voir les
petits caractères et les écussons microscopiques cachés dans une bague,
et, dans ce temps-là, on n'avait pas, comme aujourd'hui, du feu tout
prêt dans sa poche.
Il fallait donc nécessairement remettre à un autre moment l'examen de
cette preuve. Il ne s'agissait pas, pour le criminel, d'éviter, mais, au
contraire, de chercher un duel. Ce qu'il redoutait, c'est qu'on ne lui
refusât l'honneur de cette chance de salut, et qu'on ne le fît
prisonnier du marquis ou de la prévôté.
Il attira précipitamment Guillaume à part, et, se mettant à rire:
--Je suis pris, dit-il. J'ai voulu être complaisant comme vous
l'exigiez, pour en finir et vous débarrasser de ce vieux lunatique. J'ai
dit tout ce qu'il a voulu me faire dire, et maintenant sa fantaisie
prend un autre vol, où je ne puis la suivre. Tout ceci est de ma faute;
j'aurais dû vous raconter, en sortant de chez lui, qu'il était depuis
deux jours en démence, à preuve qu'il a été hier, on pourra vous le
dire, demander la main de madame de Beuvre, et que, tout aujourd'hui, il
a fait sur la mort de son frère les plus étranges romans, prenant pour
des assassins tantôt moi, tantôt son muet, tantôt son petit chien. Je
n'ai pu éviter de me prendre à la gorge avec lui qu'en lui faisant des
contes qui étaient la monnaie de sa pièce; mais il ne s'est calmé qu'en
vous voyant arriver.
--Que ne disiez-vous tout cela? s'écria Guillaume.
--Je n'ai pas voulu me plaindre des ennuis que j'ai essuyés en sa
compagnie; vous eussiez cru que je vous faisais un reproche de m'y avoir
laissé. À présent, il ne me reste qu'un moyen d'en finir. Laissez-moi me
battre avec lui.
--Avec un vieillard en démence? Je ne le puis souffrir.
--Allons, Guillaume, s'écria Bois-Doré impatienté, voulez-vous,
maintenant, me laisser venger mon injure, et faudra-t-il que, pour
réveiller M. d'Alvimar, j'aille lui faire l'honneur de le souffleter?
--Nous sommes à vous, monsieur, répondit d'Alvimar en haussant les
épaules. Allons, mon cher, dit-il tout bas à Guillaume, vous voyez qu'il
le faut! N'ayez peur! J'aurai vite raison de cette vieille marionnette,
et vous promets de lui faire sauter son épée autant de fois qu'il vous
plaira. Je me charge de le fatiguer assez pour qu'il ait besoin de
s'aller vitement coucher, et demain nous rirons de l'aventure.
Guillaume se rassura en le voyant si gai.
--Je suis aise de vous voir dans le vrai, lui dit-il tout bas, et je
vous avertis qu'en prenant l'escrime à coeur avec ce vieillard, vous ne
feriez pas acte de vaillance et me causeriez une grande peine. Je le
crois fou; mais c'est une raison de plus pour ménager vos forces et le
renvoyer avec une courbature pour tout mal.
Guillaume savait pourtant que Bois-Doré était fort à l'escrime. Mais
c'était une vieille méthode que dédaignaient les jeunes gens, et il
savait aussi que si le marquis avait encore le poignet souple, il
n'avait plus le jarret assez ferme pour tenir plus de deux ou trois
minutes. D'ailleurs, d'Alvimar était de première force, et il ne cessa
de l'exhorter à la générosité.
Les champions ayant mis pied à terre, les valets restèrent pour garder
les chevaux et le prisonnier Sanche, que Guillaume donna l'ordre de ne
pas remettre en liberté avant l'issue du combat, afin de ne pas voir
compliquer, par quelque intervention imprévue, la difficulté de la
situation.
Sanche eût fort désiré d'être libre; il sentait, lui qui ne reculait
devant aucune résolution extrême, qu'il eût été encore utile à son
maître; mais il avait trop d'orgueil pour se plaindre et pour réclamer;
il resta, stoïque et impassible, sous la garde des gens de Bois-Doré.
Pendant que Guillaume cherchait, avec les deux champions, un emplacement
convenable entre la route et les rochers, Adamas et Aristandre
s'entretenaient avec feu dans l'oreille l'un de l'autre. Aristandre
était désespéré, Adamas avait la fièvre; mais l'idée que son maître
put être victime de sa magnanimité, ne pouvait lui entrer dans la tête.
Il se grisait dans sa confiance en l'habileté et la force du marquis.
--Qu'as-tu à trembler comme un enfant? disait-il au carrosseux. Ne
sais-tu pas que monsieur en mangerait trente-six comme ce freluquet
d'Espagnol? Il n'y aurait qu'une trahison pour avoir raison d'un si
vaillant homme; mais le coquin de Sanche est bien gardé, et nous avons
l'oeil sur toutes choses, M. Guillaume et moi. Ne suis-je pas témoin?
Monsieur l'a dit. Tu l'as entendu. Nous sommes deux bons témoins, et
nous ne laisserons pas faire un mouvement ni une passe qui ne soient
dans les règles.
--Mais tu ne les sais pas plus que moi, les règles du combat des
gentilshommes? Tiens, j'ai envie de grimper là-haut sans qu'on me voie,
et si l'Espagnol a trop de chances, de lui faire rouler sur le corps une
de ces grosses pierres.
--Pour cela, si je pouvais compter que tu n'écraserais pas monsieur avec
son ennemi, je ne t'en détournerais pas, non plus que je ne me ferais un
crime de lui envoyer deux balles dans la tête, si je n'étais témoin.
Mais mon maître m'appelle, et tu peux être tranquille, tout ira bien!
Cependant le terrain était choisi, assez espacé, et bien éclairé par la
lune.
Les épées furent mesurées, Guillaume faisant les fonctions de témoin
impartial pour les deux champions, qui avaient juré de s'en rapporter à
lui; car Adamas ne pouvait être là que pour la forme.
Le combat commença.
Alors, malgré sa foi et son enthousiasme, Adamas sentit un frisson dans
tous ses membres; il devint muet; la bouche ouverte, les yeux hors de
la tête, il ne sentait pas la sueur et les larmes qui coulaient sur sa
figure attendrissante et burlesque.
Guillaume s'était battu les flancs, lui aussi, pour se persuader que
rien de funeste ne devait résulter de cette étrange affaire. Mais, quand
les armes furent engagées, il sentit tomber sa confiance, et se reprocha
de n'avoir pas réussi à empêcher, à quelque prix que ce fût, une
rencontre qui, dès le début, menaçait de devenir sérieuse.
D'Alvimar avait promis de se rendre maître de la vie de son adversaire
et de lui faire grâce; mais, autant que la clarté de la lune pouvait
faire distinguer l'expression de ses traits, il semblait à Guillaume que
la colère et la haine s'y montraient avec une énergie croissante, et son
jeu sec et serré n'annonçait pas la moindre intention prudente ou
généreuse. Heureusement, le marquis était encore calme et tenait pied
avec plus de vigueur et de souplesse qu'on n'en eût attendu de sa part.
Guillaume ne pouvait rien dire, et il se contenta de tousser deux ou
trois fois pour avertir d'Alvimar de se modérer, sans éveiller la
susceptibilité du marquis, lequel eût pu perdre la tête, s'il eût craint
de n'être pas pris au sérieux.
Mais le combat était sérieux. D'Alvimar sentait qu'il avait un
adversaire moins fort que lui en théorie; mais il se sentait troublé et
préoccupé, et inférieur à lui-même, cette fois, dans la pratique. Sa
partie était difficile à jouer. Il voulait tuer le marquis et paraître
le tuer malgré lui.
Il cherchait donc à le faire enferrer en jouant à la défensive; et le
marquis semblait s'apercevoir de sa ruse. Il se ménageait.
Le combat se prolongeait sans résultat. Guillaume comptait sur la
fatigue du marquis, ne croyant pas que d'Alvimar le frapperait à terre.
D'Alvimar sentait que le marquis ne faiblissait pas; il cherchait à
l'irriter par des feintes, espérant qu'un mouvement d'impatience le
ferait sortir de l'étonnante prudence de son jeu.
Tout à coup la lune fut voilée par un gros nuage, et Guillaume voulut
intervenir pour suspendre la lutte; il n'en eut pas le temps; les deux
adversaires venaient de rouler l'un sur l'autre.
Un troisième champion se précipita vers eux, au hasard de se faire
embrocher: c'était Adamas, qui perdait la tête et qui, ne sachant où
était l'avantage, se jetait sans armes, à corps perdu, dans la bataille.
Guillaume le repoussa vivement et vit le marquis à genoux, sur le ventre
de d'Alvimar.
--Grâce, mon cousin! s'écria-t-il; grâce pour celui qui vous eût
épargné!
--Il est trop tard, mon cousin, répondit le marquis en se relevant.
Justice est faite.
D'Alvimar était cloué en terre par la grande rapière du marquis: il
avait cessé de vivre.
Adamas était évanoui.
Au cri de grâce, les valets de Bois-Doré étaient accourus.
Le marquis, essoufflé et brisé de fatigue, s'appuya contre le rocher.
Mais il ne faiblit pas, et, la lune s'étant dégagée du nuage, il se
remit sur ses jambes pour regarder et toucher le cadavre.
--Il est bien mort! lui dit Guillaume d'un ton de reproche. Vous m'avez
tué un ami, monsieur, et je ne saurais vous en faire mon compliment; car
vos soupçons ne pouvaient être qu'injustes.
--Je vous prouverai qu'ils ne l'étaient point, Guillaume, répondit
Bois-Doré avec une dignité qui l'ébranla de nouveau; jusque-là,
suspendez votre ressentiment contre moi, et vos regrets pour ce méchant
homme. Quand vous saurez la vérité, vous vous reprocherez peut-être de
m'avoir forcé à exposer ma vie pour avoir la sienne.
--Et que ferons-nous maintenant de ce malheureux corps? dit Guillaume,
abattu et consterné.
--Je ne vous laisserai point dans des embarras pour mon compte, répondit
Bois-Doré. Mes gens vont le porter au couvent des carmes de La Châtre,
lesquels lui donneront la sépulture comme ils l'entendront. Je ne
prétends cacher à personne l'action que j'ai faite, d'autant qu'il me
reste à punir l'autre assassin. Mais je ne saurais faire de sang-froid
cette laide besogne, et je compte le livrer au lieutenant de la prévôté,
pour que son châtiment soit exemplaire. Adamas, tu vas le conduire. Mais
où donc est mon fidèle Adamas?
--Hélas! monsieur, répondit Adamas d'une voix caverneuse, je suis là, à
vos genoux, et bien malade de cette affaire. Un instant j'ai cru que
vous étiez mort, et je crois que j'ai été mort moi-même pendant un bon
quart d'heure. Ne m'envoyez nulle part; je n'ai plus de jambes, et j'ai
comme une roue de moulin dans la tête.
--Or donc, mon pauvre ami, si tu n'es plus bon à rien, nous enverrons
quelque autre. Je te l'avais bien dit que tu n'étais plus d'âge à
supporter les émotions!
Le marquis retourna vers les chevaux, tandis que ses gens et ceux de
Guillaume enlevaient le cadavre et le roulaient dans un manteau; mais,
lorsqu'on chercha le prisonnier, ce fut en vain.
On n'avait pas eu la précaution de lui lier les jambes. Profitant d'un
moment de trouble et de confusion, où les valets, inquiets de l'issue du
combat, avaient abandonné las chevaux à deux d'entre eux qui avaient eu
beaucoup de peine à les contenir, il avait pris la fuite, ou plutôt il
s'était glissé et caché quelque part dans le ravin.
--Soyez tranquille, monsieur le marquis, dit Aristandre à Bois-Doré. Un
homme qui a les mains liées ne peut ni courir bien vite ni se cacher
bien adroitement; je vous réponds de le rattraper. Je m'en charge.
Rentrez chez vous et vous reposez; vous l'avez bien gagné!
--Non pas, dit le marquis; il me faut revoir cet assassin. Que deux de
vous le cherchent, tandis qu'avec les deux autres j'accompagnerai M.
d'Ars au couvent des carmes.
On coucha d'Alvimar en travers de son cheval, et les domestiques de
Guillaume aidèrent ceux de Bois-Doré à le transporter.
Bois-Doré prit les devants avec Guillaume pour aller faire ouvrir les
portes de la ville, en cas de besoin; car il était près de dix heures.
Chemin faisant, Bois-Doré donna à son jeune parent des détails si précis
sur la mort de son frère, sur la recouvrance de son neveu, sur la
circonstance du couteau catalan, sur l'aveu que la colère avait arraché
au coupable, enfin sur la circonstance de la bague ouverte, que
Guillaume ne put persister à défendre l'honneur de son ami.
Il avoua qu'en somme il le connaissait fort peu, s'étant lié avec lui à
la légère, et qu'à Bourges il lui était revenu, sur le duel pour lequel
ce gentilhomme était forcé de se cacher, des détails peu honorables,
s'ils étaient vrais. M. Sciarra-Martinengo aurait été frappé, contre
toutes les lois de l'honneur, dans un moment où il demandait à suspendre
le combat, son épée s'étant rompue.
Guillaume n'avait pas voulu croire à cette accusation; mais les
révélations de Bois-Doré commençaient à la lui faire regarder comme
sérieuse, et il promit de se rendre à Briantes dès le lendemain, pour
voir les preuves et pour faire connaissance avec le beau Mario.
XXXIII
À mesure que la conviction entrait dans son esprit, Guillaume redevenait
expansif et amical avec le marquis, autant par un sentiment d'équité
naturelle que par sa facilité innée à se livrer tout entier à sa
dernière impression.
--Par ma foi! lui disait-il lorsqu'ils furent proches de la ville, vous
avez agi en vaillant homme, et le coup que vous lui avez porté de part
en part jusqu'à le clouer au gazon, est un des plus beaux coups d'épée
dont j'aie ouï parler. Je n'avais jamais vu le pareil, et, quand vous
m'aurez prouvé que ce pauvre Sciarra était une aussi grande canaille que
vous le dites, je ne serai point fâché d'avoir vu ceci. Si j'eusse été
moins peiné, je vous en eusse fait compliment. Mais quelque regret ou
contentement que je puisse avoir de cette mort, j'avoue que vous êtes
une belle lame, et que je voudrais être de votre force à ce jeu-là.
Nos deux cavaliers étaient déjà sur le pont des Scabinats (aujourd'hui
des Cabignats), se dirigeant vers la porte du ravelin, lorsque Adamas,
qui avait recouvré ses esprits et fait ses réflexions, vint les
rejoindre et prier qu'on l'écoutât.
--Ne pensez-vous point, messires, leur dit-il, que l'entrée de ce
cadavre va faire grand bruit dans la ville?
--Eh bien, dit le marquis, penses-tu que je me veuille cacher d'avoir
vengé mon honneur et la mort de mon frère?
--Oui, monsieur, vous devez vous en vanter comme d'une belle action,
mais seulement quand le corps aura été rendu à la terre; car il se fait
de grandes rumeurs pour peu de chose, en ces petits endroits, et le
spectacle d'un gentilhomme apporté ainsi en travers de son cheval va
faire ouvrir de grands yeux à ces bourgeois de La Châtre. Vous avez des
ennemis, monsieur, et, à l'heure qu'il est, monseigneur de Condé est
bien chaud catholique. Si l'on apprend que cet Espagnol était couvert de
reliques et de chapelets, qu'il s'était confessé à M. Poulain, dont la
gouvernante le prônait déjà dans le bourg de Briantes comme un parfait
chrétien...
--Voyons! où veux-tu en venir, avec tes histoires de commères, mon cher
Adamas? dit le marquis impatienté.
Guillaume prit la parole.
--Mon cousin, dit-il, Adamas a raison. Les lois contre le duel ne sont
respectées de personne; mais des gens mal intentionnés les peuvent
toujours invoquer. Ce d'Alvimar avait quelques amis puissants à Paris;
et de méchants rapports peuvent, en un temps ou en l'autre, faire
tourner ceci contre vous et contre moi, contre vous surtout, qui ne
passez point pour un bien franc catholique. Croyez-m'en donc, n'entrons
point en la ville et avisons à nous débarrasser de ce mort. Vous êtes
sûr de vos gens, et je réponds des miens. N'ayons point de confidents
parmi des gens d'Église et des bourgeois de petite ville, toutes langues
bien mauvaises, en ce pays, contre ceux qui ont combattu la Ligue et
servi le feu roi.
--Il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit Bois-Doré; mais il me
répugne de mettre une pierre au cou d'un mort et de le jeter à la
rivière comme un chien.
--Eh! si, monsieur, dit Adamas; cet homme-là ne valait pas tant!
--Il est vrai, mon ami: je pensais ainsi il y a une heure; mais je n'ai
plus de haine contre un cadavre!
--Eh bien, monsieur, dit Adamas, il m'est venu une idée qui arrange tout
pour le mieux: si nous rebroussons chemin, nous trouverons, à cent pas
d'ici, le long du pré Chambon, la maison de la jardinière.
--Qui? Marie la Caille-bottée?
--Elle est fort dévouée à monsieur, et l'on dit qu'elle n'a pas toujours
été laide et grêlée.
--Allons, allons, Adamas, ce n'est pas l'heure de plaisanter!
--Je ne plaisante pas, monsieur, et je dis que cette vieille fille
gardera bien le secret.
--Et tu lui veux donner l'embarras de recevoir un mort? Elle en mourra
de peur!
--Non, monsieur, vu qu'elle n'est point seule en sa petite maison
écartée. Je jurerais que nous y trouverons un bon carme, lequel
enterrera très-chrétiennement M. l'Espagnol dans quelque fossé du clos
de la jardinière.
--Vous êtes trop Huguenot, Adamas, dit M. d'Ars. Les carmes ne sont pas
aussi débauchés que vous le dites.
--Je ne dis point de mal d'eux, messire; je parle d'un seul que je
connais, et qui n'a du moine que l'habit et les patenôtres. C'est Jean
le Clope, qui a servi M. le marquis à la guerre, et que M. le marquis a
fait entrer au couvent en qualité de frère oblat.
--Eh! par ma foi, l'avis est bon! dit le marquis; Jean le Clope est un
homme sûr et qui a vu trop de faces blêmes penchées en terre sur les
champs de bataille, pour s'effrayer du soin que nous allons lui confier.
--Alors, hâtons-nous, dit M. d'Ars; car vous savez que mon intendant se
meurt, et que je voudrais le voir, s'il en est temps encore.
--Partez, mon cousin, dit le marquis; songez à vos affaires; celles
d'ici ne regardent plus que moi!
Ils se serrèrent la main.
Guillaume rejoignit ses gens et prit avec eux la route de son manoir: le
marquis et Adamas s'arrêtèrent chez la Caille-bottée, où Jean le Clope
était effectivement, et reçut avec effusion son protecteur, qu'il
appelait son capitaine.
On sait que le frère oblat était un militaire estropié au service du roi
ou du seigneur de la province, et dont le couvent était forcé de prendre
soin.
La plupart des communautés religieuses étaient obligées, par contrat, de
recevoir et entretenir ces débris des malheurs de la guerre, parfois
trop bon vivant pour de pieux solitaires, parfois beaucoup moins
corrompu que les moines eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit des carmes de La Châtre, dont nous n'avons pas à
rechercher ici l'histoire, le frère séculier Jean le Clope s'astreignait
fort peu à la règle de la maison, et s'il ne manquait pas les heures de
la pitance, il manquait celles de la retraite.
Pendant que le marquis lui expliquait ce qu'il attendait de son
dévoûment et de sa discrétion, Adamas faisait entrer le corps dans la
maisonnette isolée, et, un quart d'heure après, Bois-Doré et ses gens
repassaient sur le chemin de la Rochaille.
Ils y trouvèrent Aristandre et ses camarades, bien désappointés de
n'avoir pu découvrir ce que Sanche était devenu.
--Eh bien, monsieur, dit Adamas, c'est peut-être Dieu qui le veut ainsi!
Ce criminel se gardera bien de paraître jamais dans un pays où il se
sait démasqué, et il eût été pour vous un nouvel embarras.
J'avoue que je n'ai pas le goût des exécutions à tête reposée, répondit
le marquis, et que j'eusse éloigné celle-ci de ma vue. En le livrant à
la prévôté, il m'eût fallu dire de quelle façon j'avais agi avec le
maître, et, puisque nous devons, pour le moment, nous taire sur ce
point, tout va mieux ainsi. Je crois la mort de mon cher Florimond
suffisamment vengée, bien que la Morisque n'ait point vu qui, du maître
ou du valet, avait porté le coup qui a tranché sa pauvre vie; mais, en
ces sortes d'affaires, Adamas, le plus coupable et peut-être le seul
vrai coupable, est celui qui dirige. Le valet croit quelquefois de son
devoir d'obéir à un méchant commandement, et celui-ci n'avait point agi
pour son compte ni profité de la dépouille de mon frère, puisqu'il était
resté valet comme auparavant.
Adamas ne partageait pas le besoin d'indulgence qu'après son acte de
vigueur éprouvait le marquis. Il haïssait Sanche encore plus que
d'Alvimar, à cause de ses airs de hauteur avec ses pareils et à cause de
sa prudence, dont il n'avait pu trouver le défaut.
Il le croyait très-capable d'avoir conseillé et exécuté le crime; mais
ce qu'il redoutait le plus, c'était de voir le marquis persécuté, et il
l'aida à se faire illusion sur le peu d'importance de la capture à
laquelle il fallait renoncer.
Quand on fut à la porte du manoir de Briantes, on entendit les bonds
irréguliers d'un cheval en liberté.
C'était celui de Sanche, qui était revenu à son dernier gîte, et qui
échangea avec celui de d'Alvimar, que l'on ramenait par la bride, un
hennissement plaintif, presque lugubre.
--Ces pauvres animaux sentent, à ce que l'on assure, les malheurs
arrivés à leurs maîtres, dit le marquis à Adamas: ce sont des bêtes
intelligentes et qui vivent en l'état d'innocence. Je ne ferai donc
point tuer celles-ci; mais, comme je ne veux, en ma maison, rien qui ait
appartenu à ce d'Alvimar, et que le profit de ses dépouilles souillerait
nos mains, je veux que, dès la nuit prochaine, on conduise ses chevaux à
dix ou douze lieues d'ici, et qu'on les y mette en liberté. En profitera
qui voudra.
--Et de cette façon, répondit Adamas, nul ne saura d'où elles viennent.
Vous pouvez confier ce soin à Aristandre, monsieur. Il ne se laissera
point tenter par l'envie de les vendre à son profit, et, si vous m'en
croyez, il se mettra en route sur l'heure, sans leur faire franchir la
porte. Il est fort inutile que l'on voie demain ces chevaux en votre
écurie.
--Fais ce que tu veux, Adamas, répondit le marquis. Cela me fait penser
que ce malheureux coquin devait avoir de l'argent sur lui, et que
j'eusse dû songer à le prendre pour le faire donner aux pauvres.
--Laissez-en profiter le frère oblat, monsieur, dit le sage Adamas: plus
il en trouvera dans les poches de son mort, plus vous serez assuré de
son silence.
Il était onze heures du soir quand le marquis rentra dans son salon.
Jovelin accourut se jeter dans ses bras. Sa figure expressive disait
assez quelles angoisses d'inquiétude il avait éprouvées.
--Mon grand ami, lui dit Bois-Doré, je vous avais trompé; mais
réjouissez-vous, cet homme n'est plus; et je rentre chez moi le coeur
léger. Mon enfant dort sans doute à cette heure; ne l'éveillons pas. Je
vais vous conter...
--L'enfant ne dort pas, répondit le muet avec son crayon. Il a deviné
mes craintes: il pleure, il prie et s'agite dans son lit.
--Allons rassurer ce pauvre coeur! s'écria Bois-Doré; mais d'abord, mon
ami, regardez si je n'ai point sur mes habits quelque souillure de ce
traître sang. Je ne veux pas que cet enfant connaisse la peur ou la
haine, dans l'âge où l'on n'a point encore le calme de la force.
Lucilio débarrassa le marquis de son manteau, de son casque et de ses
armes, et, lorsqu'ils eurent monté un étage, ils trouvèrent Mario, pieds
nus, sur la porte de la chambre.
--Ah! s'écria l'enfant en s'attachant passionnément aux grandes jambes
de son oncle, et en lui parlant avec cette familiarité qu'il ne savait
pas encore contraire aux usages de la noblesse, te voilà revenu? Tu n'as
pas de mal, mon ami chéri? Dis, on ne t'a pas fait de mal? Je croyais
que ce méchant voudrait te tuer, et je voulais qu'on me laissât courir
après toi! J'ai eu bien du chagrin, va! Une autre fois, quand tu iras te
battre, il me faut emmener, puisque je suis ton neveu.
--Mon neveu! mon neveu! ce n'est point assez, dit le marquis en le
rapportant dans son lit. Je veux être ton père. Est-ce que cela te
déplaira, d'être mon fils? Et! à propos, fit-il en se baissant pour
recevoir les caresses du petit Fleurial, qui semblait avoir compris et
partagé les angoisses de Jovelin et de Mario, voilà un petit ami qui ne
m'appartient plus. Tenez, Mario, vous en aviez si grande envie! je vous
le donne pour vous consoler de votre chagrin de ce soir.
--Oui, dit Mario en mettant Fleurial dans son oreiller, je le veux bien,
à condition qu'il sera à nous deux et qu'il nous aimera autant l'un que
l'autre... Mais dis-moi donc, père: est-ce que le méchant homme est
parti pour tout à fait?...
--Oui, mon fils, pour tout à fait.
--Et le roi le punira pour avoir tué ton frère?
--Oui, mon fils, il sera puni.
--Qu'est-ce qu'on lui fera? demanda Mario rêveur.
--Je vous le dirai plus tard, mon fils. Ne songez qu'au bonheur que nous
avons d'être ensemble.
--On ne m'ôtera jamais d'avec toi?
--Jamais!
Puis, s'adressant au muet:
--Maître Jovelin, n'est-ce pas une triste chose de penser à changer le
doux parler de cet enfant, qui me sonne si mélodieusement dans
l'oreille? Tenez, nous le laisserons me dire _tu_ dans le particulier,
puisque en sa bouche cette familiarité est celle de l'amour.
--Est-ce qu'il faudra que je te dise _vous_? reprit Mario étonné.
--Oui, mon enfant, à tout le moins devant le monde. C'est la coutume.
--Ah! oui, comme je disais à M. l'abbé Anjorrant! Mais c'est que je
t'aime encore plus que lui...
--Tu m'aimes donc déjà, Mario? J'en suis content! Mais d'où vient? Tu ne
me connais pas encore.
--C'est égal, je t'aime.
--Et tu ne sais pas pourquoi?
--Si fait! je t'aime, parce que je t'aime.
--Mon ami, dit le marquis à Lucilio, il n'y a rien de beau et d'aimable
comme l'enfance! Elle parle comme les anges se doivent parler entre eux,
et ses raisons, qui n'en sont pas, valent mieux que toute la sagesse des
vieilles têtes. Vous m'instruirez ce chérubin-là. Vous lui ferez un bel
et bon cerveau comme le vôtre; car je ne suis qu'un ignorant, et je veux
qu'il en sache plus long que moi. Les temps ne sont plus tant à la
guerre civile comme dans ma première jeunesse, et je crois que les
gentilshommes doivent se porter vers les lumières de l'esprit. Mais
tâchez de lui laisser ces simples gentillesses que la vie des bergers
lui a données. En vérité, il me représente au naturel les beaux enfants
qui devaient courir, parmi les fleurs, sur les rives enchantées du
Lignon aux claires ondes.
Le marquis, ayant pris des mains d'Adamas un cordial, pour se remettre
des fatigues de la soirée, se coucha et s'endormit, le plus heureux des
hommes.
En un temps où l'on se faisait justice soi-même, à défaut de légalité
régulière, et où la notion du pardon eût été considérée comme une
faiblesse coupable et lâche, le marquis, bien qu'exceptionnellement
enclin à une grande douceur, pensait avoir accompli le plus sacré des
devoirs, et, en cela, il suivait les idées et coutumes de la plus saine
chevalerie.
Certes, à cette époque, on n'eût pas rencontré un gentilhomme sur mille
qui ne se fût regardé comme investi du droit de faire expirer dans les
tourments, ou tout au moins pendre sous ses yeux, un coupable tel que
d'Alvimar, et qui n'eût blâmé ou raillé l'excès de loyauté romanesque
dont Bois-Doré avait fait preuve dans son duel.
Bois-Doré le savait bien et ne s'en souciait pas. Il avait trois motifs
pour être ce qu'il était: son instinct d'abord, puis les exemples
d'humanité d'Henri IV, qui, un des premiers de son temps, eut le dégoût
du sang versé sans péril. Henri III, mortellement frappé par Jacques
Clément, avait été soutenu par la colère et la vengeance au point de
frapper lui-même son assassin et de le voir, avec joie, jeté par les
fenêtres; Henri IV, blessé à la figure par Chastel, avait eu pour
premier mouvement de dire: «Laissez allez cet homme!» Enfin, Bois-Doré
avait pour code religieux les faits et gestes des héros de l'_Astrée_.
Il était hors d'exemple, dans ce poëme idéal, qu'un digne chevalier eût
vengé l'amour, l'honneur ou l'amitié, sans s'exposer en personne aux
derniers périls. Il ne faut donc pas trop se moquer de l'_Astrée_, et
même il faut voir avec intérêt la vogue de ce livre. C'est, au milieu
des turpitudes sanguinaires des discordes civiles, un cri d'humanité, un
chant d'innocence, un rêve de vertu qui montent vers le ciel.
XXXIV
La première pensée du marquis à son réveil fut pour son héritier, que,
pour nous conformer au titre qui prévalut, nous appellerons son fils.
Il se rappelait encore assez confusément les graves événements de cette
nuit agitée; mais déjà il se représentait avec lucidité les grandes
questions de parure soulevées la veille à propos de son cher Mario. Il
l'appela pour reprendre avec lui l'entretien commencé dans le _trésor_.
Mais il n'en reçut pas de réponse, et déjà il s'inquiétait, lorsque
l'enfant, éveillé et levé avant le jour, vint, tout imprégné de la
fraîche odeur du matin, se jeter à son cou.
--Et d'où venez-vous sitôt, mon excellent ami? lui dit le vieillard.
--Père, répondit gaiement Mario, je viens de chez Adamas, qui m'a
défendu de te dire un secret que nous avons tous les deux. Ne me le
demande donc pas, c'est une surprise que nous voulons te faire.
--À la bonne heure, mon fils. Je ne demande rien. Je veux être surpris!
Mais n'allons-nous point déjeuner ensemble, là, sur cette petite table,
auprès de mon lit?
--Oh! je n'ai pas le temps, mon petit père! Il me faut retourner vers
Adamas, lequel te prie de dormir encore une heure, si tu ne veux faire
tout manquer.
Le marquis fit tout son possible pour se rendormir, mais en vain. Il se
tourmenta de beaucoup de choses. Madame de Beuvre devait venir ce
jour-là de bonne heure avec son père; Guillaume aussi, dans le cas où
son intendant irait mieux. Le dîner était-il convenablement ordonné? Et
pourrait-on présenter Mario à une dame, sous ses habits de berger des
montagnes? Et ce pauvre enfant, qui ne savait pas seulement saluer,
baiser la main et dire trois mots de compliment! Tout son charme, toutes
ses grâces n'allaient-ils pas être tournés en dérision et pris en mépris
par des personnes que la voix du sang ne rendrait pas aveugles?
D'ailleurs, rien n'était préparé comme il convenait pour la chasse. On
avait eu trop d'émotions et de soucis pour s'en occuper.
--Si Adamas était là, lui qui ne reste jamais court, il me consolerait,
pensait le marquis.
Mais telle était sa condescendance pour son fidèle valet, qu'il eût
feint de dormir tout le jour, si Adamas l'eût exigé de lui.
Il resta au lit jusqu'à neuf heures, sans que l'on vînt à son secours,
et alors la faim et l'inquiétude le gagnant sérieusement.
--À quoi pense Adamas? se dit-il en se résolvant à se lever lui-même.
Mes convives vont arriver. Veut-il que l'on me surprenne en robe de
chambre et avec cette face blême?
Enfin, Adamas entra.
--Eh! monsieur, rassurez-vous! s'écria-t-il. Me croyez-vous capable de
vous oublier? Rien ne presse. Vous n'aurez point de compagnie avant deux
heures après midi, madame de Beuvre vient de me le faire dire.
--À toi, Adamas?
--Oui, monsieur, à moi, qui me suis ingénié de lui envoyer un exprès
pour lui faire savoir que vous aviez une grande surprise à lui faire,
mais que rien n'était prêt; j'ai pris sur moi la faute, et l'ai
humblement fait supplier de ne point arriver avant l'heure que je vous
dis, ajoutant que vous la vouliez garder chez vous, cette nuit, avec
monsieur son père, et lui donner seulement demain le régal de la chasse.