George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré
GEORGE SAND

LES

BEAUX MESSIEURS

DE BOIS-DORÉ

COLLECTION DES CHEFS-D'OEUVRE DE FRANCE

[Les deux tomes suivis par les notes.]




PREMIER TOME




I


Parmi les nombreux protégés du favori Concini, don Antonio d'Alvimar,
Espagnol d'origine italienne, qui signait Sciarra d'Alvimar, fut un des
moins remarqués, et cependant un des plus remarquables par son esprit,
son instruction et la distinction de ses manières. C'était un fort joli
cavalier, dont la figure n'annonçait pas plus de vingt ans, bien qu'à
cette époque il en déclarât trente. Petit plutôt que grand, robuste sans
le paraître, adroit à tous les exercices, il devait intéresser les
femmes par l'éclat de ses yeux vifs et pénétrants et par l'agrément de
sa conversation, aussi légère et aussi charmante avec les belles dames
qu'elle était nourrie et substantielle avec les hommes sérieux. Il
parlait presque sans accent les principales langues de l'Europe, et
n'était pas moins versé dans les langues anciennes.

Malgré toutes ces apparences de mérite, Sciarra d'Alvimar ne noua, dans
les nombreuses intrigues de la cour de la régente, aucune intrigue
personnelle; du moins, celles qu'il put rêver n'aboutirent pas. Il a
avoué depuis, en intime confidence, qu'il eût voulu plaire à Marie de
Médicis ni plus ni moins, et remplacer, dans les bonnes grâces de cette
reine, son propre maître et protecteur, le maréchal d'Ancre.

Mais _la balorda_, comme l'appelait Léonora Galigaï, ne fit point
d'attention au petit Espagnol et ne vit en lui qu'un mince officier de
fortune, un subalterne sans avenir. S'aperçut-elle, au moins, de la
passion feinte ou vraie de M. d'Alvimar? C'est ce que l'histoire ne dit
pas et ce que d'Alvimar lui-même n'a jamais su.

Que, par son esprit et les agréments de sa personne, cet homme eût été
capable de plaire si Concini n'eût pas occupé les pensées de la régente,
c'est ce qu'il n'est pas impossible de supposer. Le Concini était parti
de plus bas et n'était pas moitié si intelligent que lui. Mais d'Alvimar
avait en lui-même un obstacle à la haute fortune des courtisans, un
obstacle que son ambition ne pouvait vaincre.

Il était catholique exalté, et il avait tous les défauts des méchants
catholiques de l'Espagne de Philippe II. Soupçonneux, inquiet,
vindicatif, implacable, il avait pourtant la foi, mais une foi sans
amour et sans lumière, une croyance faussée par les passions et les
haines d'une politique qui s'identifiait avec la religion, «au grand
déplaisir du Dieu bon et indulgent, dont le royaume n'est pas tant de ce
monde que de l'autre,» c'est-à-dire, si nous comprenons bien la pensée
de l'auteur contemporain de cette histoire, qui nous renseigne de temps
en temps, le Dieu dont les conquêtes doivent s'étendre dans le monde
moral par la charité, et non dans le monde des faits par la violence.

On ne saurait dire si la France n'eût pas subi quelque peu le régime de
l'inquisition au cas où M. d'Alvimar se fût emparé du coeur et de
l'esprit de la régente; mais il n'en fut pas ainsi, et Concini, dont
tout le crime fut de n'être pas né assez grand seigneur pour avoir le
droit de voler et piller autant qu'un grand seigneur véritable de ce
temps-là, demeura, jusqu'à sa mort tragique, l'arbitre de la politique
incertaine et vénale de la régente.

Après le meurtre du maréchal d'Ancre, d'Alvimar, qui s'était fort
compromis à son service dans l'affaire du _sergent de Paris_[1], fut
forcé de disparaître pour n'être pas enveloppé dans le procès de la
Léonora.

Il eût bien voulu se faufiler peu à peu dans le service du nouveau
favori, le favori du roi, M. de Luynes; mais il ne sut pas s'y prendre;
et, bien qu'il ne fût pas plus scrupuleux «qu'homme de cour de son
temps, il sentit qu'il ne se pourrait ployer aux usages de la politique
royale, qui voulait et devait céder bien des points aux calvinistes,
chaque fois que l'on pouvait espérer d'acheter la soumission des princes
qui exploitaient la religion des réformés au gré de leur ambition.»

Quand la reine Marie fut en disgrâce ouverte, Sciarra d'Alvimar crut de
son intérêt de se montrer fidèle à sa cause. Il pensait que les partis
ne sont jamais sans ressources et que tous ont leur jour. D'ailleurs, la
reine, dût-elle rester dans l'exil, pourrait encore faire la fortune
de ses affidés. Tout est relatif, et d'Alvimar était si pauvre, que les
dons d'une personne royale, quelque ruinée qu'elle fût, étaient encore
une belle chance pour lui.

Il s'employa donc pour aider à l'évasion du château de Blois, comme il
s'était employé, quelques années auparavant, dans les troisièmes ou
quatrièmes rôles des diverses comédies politiques suscitées tantôt par
la diplomatie de Philippe III, tantôt par celle de Marie de Médicis, à
l'effet de faire réussir _les mariages_[2].

Ce M. d'Alvimar était, en général, suffisamment adroit pour le compte
des autres, discret et apte au travail; mais on lui reprochait d'avoir
la manie de donner son avis, «là où il se devait contenter de suivre
celui des autres,» et de montrer une capacité dont il faut se résigner à
laisser le mérite à «ses supérieurs, quand on n'est encore qu'un petit
personnage.»

Il ne réussit donc pas, malgré son zèle, à attirer sur lui l'attention
de la reine mère, et, lors de la retraite de Marie à Angers, il resta
perdu dans les officiers subalternes, toléré plutôt qu'agréé.

D'Alvimar s'affecta de ces nombreux échecs. Rien ne lui servait, ni sa
jolie figure, ni ses belles manières, ni sa naissance assez relevée, ni
son savoir, sa pénétration, sa bravoure, sa causerie agréable ou
instructive: «on ne l'aimait point.» Il plaisait tout d'abord, et puis,
bien vite aussi, on se dégoûtait d'un fond d'amertume qu'il laissait
tout à coup paraître; ou bien on se méfiait d'un fond d'ambition qu'il
laissait mal à propos percer. Il n'était ni assez Espagnol ni assez
Italien, ou bien, peut-être, il avait trop de l'un et de l'autre: un
jour communicatif, persuasif et souple comme un jeune Vénitien; un autre
jour, hautain, têtu et sombre comme un vieux Castillan.

À tous ses mécomptes se joignait un certain remords secret qu'il ne
révéla qu'à sa dernière heure, et que nous verrons les événements de ce
récit arracher de vive force à l'oubli où il voulait l'ensevelir.

Malgré nos recherches, nous le perdons de vue plus d'une fois dans les
années qui s'écoulèrent entre la mort de Concini et la dernière année de
la vie de Luynes; à l'exception de quelques mots de notre manuscrit sur
sa présence à Blois et à Angers, nous ne trouvons, dans son histoire
obscure et tourmentée, aucun fait digne de mention jusqu'à l'année 1621,
où, pendant que le roi faisait si mal le siége de Montauban, le petit
d'Alvimar était à Paris, toujours à la suite de la reine mère,
réconciliée avec son fils après l'affaire des Ponts-de-Cé.

D'Alvimar avait alors renoncé à l'espoir de lui plaire, et peut-être
bien lui aussi, dans son coeur «enfiélé,» la traitait-il de _balourde_,
bien que, pour la première fois, elle eût fait preuve de bon sens en
donnant sa confiance, et l'on dit son coeur, à Armand Duplessis; c'était
là un rival que d'Alvimar ne devait pas beaucoup espérer d'éconduire. De
plus, la reine, conseillée par Richelieu, tournait sa politique dans le
même sens que Henri IV et Sully. Elle combattait, pour le moment,
l'influence espagnole en Allemagne, et d'Alvimar se voyait presque en
disgrâce, lorsque, pour surcroît de malheur, il lui arriva une assez
méchante affaire.

Il se prit de querelle avec un autre Sciarra, un Sciarra Martinengo que
Marie de Médicis employait plus volontiers, et qui refusait de le
reconnaître pour parent. Ils se battirent: le Sciarra Martinengo fut
grièvement blessé, et il vint aux oreilles de Marie que M. Sciarra
d'Alvimar n'avait pas rigoureusement observé les lois du duel en France.

Elle le manda devant elle et le réprimanda avec beaucoup de brutalité;
ce à quoi d'Alvimar répondit avec l'aigreur qui depuis longtemps
s'amassait en lui. Il réussit à quitter Paris avant que l'on fût en
mesure de l'y arrêter, et arriva, dans les premiers jours de novembre,
au château d'Ars, en Berry, dans le duché de Châteauroux.

Il nous faut dire les raisons qui lui faisaient choisir ce refuge, de
préférence à tout autre.

Environ six semaines avant son malheureux duel, M. Sciarra d'Alvimar
s'était trouvé en relation de bonne compagnie avec M. Guillaume d'Ars,
un jeune homme aimable et riche, descendant en droite ligne du brave
Louis d'Ars, qui avait fait la belle retraite de Venouze en 1504, et qui
fut tué à la bataille de Pavie.

Guillaume d'Ars avait été séduit par l'esprit de d'Alvimar et par la
très-grande amabilité dont il était capable «à ses heures.» Il n'avait
pas eu le temps de le connaître assez pour partager l'espèce
d'antipathie que ce personnage malheureux inspirait presque fatalement,
au bout de quelques semaines, à ceux qui le fréquentaient.

M. d'Ars était, d'ailleurs, un garçon sans grande expérience du monde,
et, on peut croire, sans grand souci de pénétration. Élevé en province,
il était, pour la première fois, lancé dans le monde de Paris quand il y
rencontra d'Alvimar et s'engoua de lui pour la manière supérieure dont
celui-ci entendait, à l'occasion, l'équitation, la vénerie et le jeu de
paume. Généreux et prodigue, Guillaume mit sa bourse et son bras au
service de l'Espagnol, et l'engagea chaudement à le venir visiter dans
son château du Berry, où quelques soins le rappelaient.

D'Alvimar en usa discrètement avec son nouvel ami. S'il avait beaucoup
de défauts, on ne saurait lui reprocher d'avoir manqué de fierté en
acceptant des offres d'argent, et Dieu sait, pourtant, qu'il n'était pas
riche et que le soin de sa toilette et de ses chevaux réclamait tout son
mince revenu. Il ne se permettait point de folies, et, par «grande
sagesse d'épargne, venait à bout de paraître aussi bien monté et nippé
que d'autres plus foncés en écus.»

Mais, quand il se vit menacé d'un procès criminel, il se souvint des
avances et invitations à lui faites par le gentilhomme berruyer, et prit
le sage parti d'aller lui demander asile.

D'après ce que Guillaume lui avait conté de son pays, c'était, à cette
époque, la plus tranquille province de France.

M. le prince de Condé en était gouverneur, et, très-content du gros lot
par lequel il venait de se faire acheter, «il vivait, tantôt en son
château de Montrond, à Saint-Amand, tantôt en sa bonne ville de Bourges,
où il avait embrassé de son mieux le service du roi, et encore mieux
celui des jésuites.»

Cette tranquillité du Berry serait considérée, de nos jours, comme un
état de guerre civile, car il s'y passait encore bien des choses que
nous dirons en temps et lieu; mais c'était un état de paix et d'ordre,
si on le compare avec ce qui se passait ailleurs, et surtout avec ce qui
s'y était passé au siècle précédent.

Sciarra d'Alvimar pouvait donc espérer n'être pas inquiété dans le
fond d'un de ces châteaux du bas Berry, où, depuis quelques années, les
calvinistes ne tentaient plus de coups de main, et où les seigneurs
royalistes, anciens ligueurs, anciens _politiques_ et autres, n'avaient
plus l'occasion ou le prétexte d'aller repaître leurs hommes d'armes aux
dépens de leurs voisins, amis ou ennemis.

D'Alvimar arriva au château d'Ars, un jour d'automne, vers huit heures
du matin, accompagné d'un seul valet, vieil Espagnol qui se disait noble
aussi, mais que la misère avait réduit à la domesticité, et qui ne
paraissait guère d'humeur à trahir les secrets de son maître, car il ne
disait quelquefois pas trois paroles par semaine.

Tous deux étaient bien montés, et, quoique leurs chevaux fussent chargés
de lourdes mallettes, ils étaient venus de Paris en moins de six jours.

La première personne qu'ils virent «en la cour du castel» fut le jeune
seigneur Guillaume mettant le pied à l'étrier pour faire plus qu'une
promenade, car il était escorté de plusieurs de ses gens prêts à sortir
avec lui, c'est-à-dire chargés de mallettes de voyage.

--Ah! vous arrivez bien! s'écria-t-il en courant embrasser d'Alvimar; je
pars pour voir les fêtes que M. le Prince donne à Bourges, à l'occasion
de la naissance de M. le duc d'Enghien, son fils[3]. Il y aura grandes
journées de danse et de comédie, tir à l'arquebuse, feux d'artifice et
mille autres choses divertissantes. Donc, vous voici, et je retarderai
mon départ de quelques heures, afin que vous me puissiez accompagner.
Venez en ma maison pour prendre repos et nourriture. Je m'occuperai de
vous fournir un cheval frais, car celui que vous montez ne doit pas être
bien disposé, malgré sa bonne mine, à faire aujourd'hui dix-huit lieues
de plus.

Quand d'Alvimar se vit seul avec son hôte, il lui confia qu'il ne
pouvait être question pour lui de fêtes publiques et qu'il s'agissait,
non de le mener à un divertissement, mais de le cacher dans son château
pendant quelques semaines. Il n'en fallait pas davantage, en ce
temps-là, pour faire oublier une affaire aussi fréquente et aussi simple
que mort ou blessures données à un ennemi, soit en duel, soit autrement.
Il ne s'agissait que de trouver un protecteur à la cour, et d'Alvimar
comptait sur l'arrivée prochaine à Paris du duc de Lerme, dont il se
croyait ou se disait parent. C'était là un personnage assez considérable
pour obtenir sa grâce et même remettre sa fortune en meilleur chemin
qu'auparavant.

Comment notre Espagnol raconta son duel avec le Sciarra Martinengo[4];
comment il s'excusa de ne l'avoir point attaqué dans les règles, ou
d'avoir été calomnié sur ce fait aussi bien auprès de la reine Marie que
de M. de Luynes, c'est ce que Guillaume d'Ars n'examina pas avec
beaucoup de soin. En loyal gentilhomme qu'il était, il avait été fasciné
par d'Alvimar et ne se méfiait point. D'ailleurs, il se sentait plus
désireux de partir que de rester, et jamais on n'eût pu le surprendre
dans une plus mauvaise disposition pour discuter une question
quelconque.

Il traita donc légèrement le fond de l'affaire et ne se fit souci que de
la possibilité d'être retenu un jour de plus loin des fêtes de la
capitale du Berry. Sans doute, il y avait pour lui, sous jeu, quelque
amourette.

D'Alvimar, qui vit son embarras, le pressa de ne rien changer à ses
projets et de lui indiquer quelque village ou ferme de ses domaines où
il pût se tenir en sûreté.

--C'est dans mon propre château, et non dans une ferme ou village, que
je vous veux héberger et cacher, répondit Guillaume. Pourtant, je crains
pour vous l'ennui de cette réclusion, et, en y réfléchissant, je trouve
un meilleur expédient. Mangez et buvez; après quoi, je vous conduirai
moi-même chez un mien ami et parent qui ne demeure pas plus loin d'ici
qu'une heure de chemin, et chez qui vous serez aussi sûrement et aussi
agréablement qu'il est possible en notre pays du bas Berry. Dans quatre
ou cinq jours, je viendrai vous y reprendre.

D'Alvimar eût préféré rester seul; mais, comme Guillaume insistait, la
politesse le força d'accepter. Il refusa de boire ou manger, et,
remontant à cheval, il suivit Guillaume d'Ars, qui prit avec lui son
monde tout équipé pour le voyage, cette course devant le détourner
médiocrement de la route de Bourges.




II


Ils sortirent du château par la garenne, gagnèrent, par la traverse, le
grand chemin de Bourges, qu'ils laissèrent tout aussitôt sur leur
gauche, passèrent encore par les sentiers pour rejoindre le grand chemin
de Château-Meillant, en laissant sur leur droite la ville baroniale de
La Châtre, et enfin quittèrent ce dernier chemin pour descendre, à
travers les champs, au château et village de Briantes, qui était le but
de leur voyage.

Comme le pays était bien réellement paisible, les deux gentilshommes
avaient pris l'avance sur leur petite escorte, afin de pouvoir
s'entretenir en liberté; et voici comment le jeune d'Ars informa
d'Alvimar:

--L'ami chez qui je vais vous caser, dit-il, est le plus singulier
personnage de la chrétienté. Il faut vous attendre à renfoncer de bonnes
envies de rire auprès de lui; mais vous serez bien récompensé de la
tolérance que vous aurez pour ses travers d'esprit par la grande bonté
d'âme qu'il vous montrera en toute rencontre. C'est à ce point que vous
pouvez oublier son nom et demander au premier passant venu, noble ou
vilain, la demeure du _bon monsieur_; on vous l'enseignera sans le
confondre avec nul autre. Mais ceci demande explication, et, comme votre
cheval n'a pas grande envie de courir et qu'il est tout au plus neuf
heures, je vous veux régaler de l'histoire de votre hôte. Je commence,
écoutez! _Histoire du bon monsieur de Bois-Doré!_

»Comme vous êtes étranger et n'êtes venu en France que depuis une
dizaine d'années, vous ne l'avez pu rencontrer, parce qu'il habite ses
terres depuis le même temps environ. Autrement, vous eussiez bien
remarqué, en quelque lieu que vous l'eussiez aperçu, le vieux, le bon,
le brave, le fou, le noble marquis de Bois-Doré, aujourd'hui seigneur de
Briantes, de Guinard, de Validé et autres lieux, voire abbé fiduciaire
de Varennes, etc., etc.

»Malgré tous ces titres, Bois-Doré n'est pas de la haute noblesse du
pays, et nous ne lui tenons que par alliance. C'est un simple
gentilhomme que le feu roi Henri IV a fait marquis par amitié pure, et
qui s'est enrichi, on ne sait pas trop comment, dans les guerres du
Béarnais. Il faut croire qu'il y a eu un peu de pillerie dans son
affaire, comme c'était la coutume du temps et comme c'est le droit de la
guerre de partisans.

»Je ne vous conterai point ici les campagnes de Bois-Doré, ce serait
trop long; sachez seulement son histoire domestique. Son père, M. de...

--Attendez, dit M. d'Alvimar, ce M. de Bois-Doré est donc un hérétique?

--Ah! diable! répondit son guide en riant, j'oubliais que vous êtes un
zélé, un véritable Espagnol! Nous ne tenons pas tant à ces disputes de
religion, nous autres gens de par ici. La province en a trop souffert,
et il nous tarde que la France n'en souffre plus. Nous espérons que le
roi va en finir à Montauban avec tous ces enragés du Midi; nous leur
souhaitons une belle frottée, mais non plus, comme faisaient nos pères,
la hart et le bûcher. Tout s'en va en partis politiques, et, de nos
jours, on ne se damne plus tant les uns les autres. Mais je vois que mon
discours vous désoblige, et je me hâte de vous faire savoir que M. de
Bois-Doré est aujourd'hui aussi bon catholique que bien d'autres qui
n'ont point cessé de l'être. Le jour où le Béarnais reconnut que Paris
valait bien une messe, Bois-Doré pensa que le roi ne pouvait pas se
tromper, et il abjura sans éclat, mais franchement, je pense, les
doctrines de Genève.

--Revenez à l'histoire de famille de M. Bois-Doré, dit d'Alvimar, qui ne
voulut pas laisser voir dans quelle dédaigneuse suspicion il tenait les
nouveaux convertis.

--C'est cela, reprit le jeune homme. Le père de notre marquis fut le
plus rude ligueur de nos environs. Il fut l'âme damnée de M. Claude de
la Châtre et des Barbançois, c'est tout dire. Il avait, en son château
d'habitation, un beau petit appareil d'instruments de torture pour les
huguenots qu'il pouvait happer, et ne se gênait point de planter ses
propres vassaux sur le chevalet quand ils ne lui pouvaient payer leurs
redevances.

»Il était si bien redouté et détesté de toutes gens, qu'on ne
l'appelait que le _cheti'monsieur_; et pour cause.

»Son fils, aujourd'hui marquis de Bois-doré, et qui, de son baptême,
avait nom Sylvain, eut tant à souffrir de cette humeur perverse, qu'il
prit de bonne heure la vie tout au rebours, et montra aux prisonniers et
aux vassaux de son père une douceur et des condescendances peut-être
trop grandes de la part d'un homme de guerre envers des rebelles et d'un
noble envers des inférieurs; à preuve que ces manières-là, qui auraient
dû le faire aimer, le firent prendre en mépris par la plupart, et que
les paysans, qui sont gent ingrate et méfiante, disaient de lui et de
son père:

»--L'un poise (pèse) au-dessus de son droit, l'autre ne poise rien du
tout.

»Ils tenaient le père pour un homme dur, mais entendu, hardi et capable,
après les avoir bien pressurés et tourmentés, de les bien secourir
contre les exactions de la maltôte et les pilleries des routiers de
guerre; tandis que, selon eux, le jeune M. Sylvain les laisserait
dévorer et fouler, faute de coeur et de cervelle.

»Or, un beau jour, comme M. Sylvain s'ennuyait fort, je ne sais ce qui
passa par la tête du jeune homme; mais il s'enfuit du château de
Briantes, où monsieur son père rougissait de lui, et, le tenant pour
imbécile, ne lui eût jamais permis de sortir de page, et il s'alla
joindre aux catholiques modérés, qu'on appelait alors le tiers parti.
Vous savez que ce parti donna souventes fois la main aux calvinistes; si
bien que, de faiblesse en faiblesse, M. Sylvain se trouva, un autre beau
matin, huguenot et grand serviteur et amé du jeune roi de Navarre. Son
père, l'ayant su, le maudit, et, pour lui faire pièce, imagina, en son
âge mûr de se remarier et de lui donner un frère.

»C'était réduire à moitié l'héritage déjà assez mince de M. Sylvain,
lequel, comme huguenot, pouvait perdre son droit d'aînesse; car le
_cheti'monsieur_ n'était pas bien riche, et ses terres avaient été
maintes fois ravagées par les calvinistes.

»Mais voyez le bon naturel du jeune homme! Loin de se fâcher ou
seulement se plaindre du mariage de son père et de la naissance de
l'enfant qui lui rognait en deux ses futurs écus, il se redressa
fièrement en apprenant la nouvelle.

»--Voyez-vous, dà! fit-il parlant à ses compagnons. M. mon père a passé
la soixantaine, et le voilà qui engendre un beau garçon! Eh dà! c'est
bonne race, dont j'espère tenir!

»Il poussa plus loin la débonnaireté; car, sept ans après, son père
s'étant absenté du Berry pour aller avec le Balafré contre M. d'Alençon,
et notre gentil Sylvain ayant ouï que sa belle-mère était morte, ce qui
laissait l'enfant sans grande protection au château de Briantes, revint
secrètement au pays pour le défendre au besoin, et aussi, disait-il,
pour le plaisir de le voir et de l'embrasser.

»Il passa tout un hiver auprès du marmot, jouant avec lui et le portant
sur ses bras, comme eût fait nourrice ou gouvernante; ce qui fit bien
rire les gens d'alentour et penser qu'il était par trop simple et quasi
innocent, comme ils disent pour parler d'un homme privé de raison.

»Quand le mauvais père revint après _la paix de Monsieur_, malcontent,
comme vous pensez, de voir les rebelles mieux récompensés que les
alliés, il se prit de fureur contre tout le monde, et contre Dieu même,
qui avait laissé sa jeune dame mourir de la peste en son absence.
Puis, ne sachant sur qui se venger, il prétendit que son fils aîné était
revenu là, chez lui, à seules fins de faire périr par la sorcellerie
l'enfant de sa vieillesse.

»C'était une grande noirceur de la part de ce vieux corsaire, car jamais
l'enfant n'avait été mieux portant ni mieux soigné, et le pauvre Sylvain
était aussi incapable d'un mauvais dessein que celui qui vient de
naître...»

Guillaume d'Ars en était là de son récit, qui l'avait conduit jusqu'en
vue de Briantes, lorsqu'une espèce de demoiselle bourgeoise, vêtue de
noir, de rouge et de gris, portant la robe troussée et le collet monté,
se trouva venir à sa rencontre et approcha de sa botte pour lui faire
force révérences.

--Hélas! monsieur, dit-elle, vous alliez peut-être demander à dîner à
mon honoré maître, le marquis de Bois-Doré? Mais vous ne le trouverez
point: il est à la Motte-Seuilly pour la journée, nous ayant donné congé
jusqu'à la nuit.

Cette nouvelle contraria beaucoup le jeune d'Ars; mais il était trop
bien élevé pour en laisser rien paraître et, prenant son parti tout de
suite:

--C'est bien, demoiselle Bellinde, dit-il en se découvrant
courtoisement; nous irons jusqu'à la Motte-Seuilly. Bonne promenade et
bonjour!

Puis, pour ravaler sa contrariété, il dit à d'Alvimar, en l'invitant à
tourner bride avec lui:

--N'est-ce pas que voilà une gouvernante très-ragoûtante et dont la
bonne mine donne une savoureuse idée du logis de ce cher Bois-Doré?

Bellinde, qui entendit cette réflexion faite à voix haute et d'un ton
jovial, se rengorgea, sourit, et, appelant un petit valet d'écurie dont
elle se faisait escorter comme d'un page, elle tira de ses larges
manches deux petits chiens blancs qu'elle lui fit poser doucement sur
le gazon comme pour les faire promener, mais, en réalité, pour se tenir
tournée vers les cavaliers et faire apprécier plus longtemps son
habillement de belle sergette neuve et sa taille rondelette.

C'était une fille de trente-cinq ans, haute en couleur, et dont les
cheveux tiraient sur le rouge, ce qui n'était pas désagréable à voir;
car elle en avait une quantité et les portait crépés sous son toquet, au
grand déplaisir des dames du pays, qui lui reprochaient de vouloir
outre-passer sa condition. Mais elle avait l'air méchant, même en
faisant l'agréable.

--Pourquoi l'appelez-vous Bellinde? demanda d'Alvimar à Guillaume.
Est-ce un nom de ce pays?

--Oh! nullement; son nom est Guillette Carcat; mais M. de Bois-Doré l'a
baptisée, suivant sa coutume: c'est une manie que je vous expliquerai
tantôt. J'ai à vous raconter d'abord la suite de son histoire.

--C'est inutile, reprit d'Alvimar en arrêtant son cheval; malgré votre
bonne grâce et votre courtoisie, je vois bien que je vous suis un
embarras considérable. Poussons jusqu'à ce château de Briantes, et vous
m'y laisserez avec une lettre que vous écrirez à M. de Bois-Doré pour me
recommander à lui. Puisqu'il doit revenir à la nuit, je l'attendrai en
me reposant.

--Non pas, non pas! s'écria Guillaume; j'aimerais mieux renoncer aux
réjouissances de Bourges, et je l'eusse déjà fait, n'était la parole que
j'ai donnée à quelques amis de m'y trouver ce soir. Mais, certes, je ne
vous quitterai pas sans vous avoir recommandé moi-même à un ami agréable
et fidèle. La Motte-Seuilly n'est pas à une lieue d'ici, et il n'est pas
besoin de fatiguer nos chevaux. Prenons le temps, j'arriverai à
Bourges une heure ou deux plus tard, et, en ce moment de fêtes, je
trouverai encore les portes ouvertes.

Et il reprit l'histoire de Bois-Doré, que d'Alvimar écouta fort peu.

Celui-ci était préoccupé de sa sûreté et ne trouvait pas le pays qu'il
parcourait bien propre a son dessein de se tenir caché.

C'était un pays plat et ouvert, où, en cas de fâcheuse rencontre, il
n'était guère possible de se mettre à l'abri d'un bois ou seulement d'un
bouquet d'arbres. La terre fromentale est trop bonne par là pour qu'on y
ait jamais souffert d'ombrage. Fine et rouge, elle s'étend au soleil sur
les larges ondulations d'une plaine immense, triste à la vue, quoique
bornée de belles collines et semée d'élégants castels.

Pourtant Briantes, dont nos voyageurs s'étaient fort approchés, avait
présenté à d'Alvimar un aspect plus rassurant.

À dix minutes de chemin du château, la plaine s'abaisse tout d'un coup
et vous conduit, en pentes adoucies, vers un étroit vallon bien ombragé.

Le castel lui-même ne se voit que quand on est dessus, comme on dit dans
le pays, et le mot est juste, car le clocheton ardoisé de sa plus haute
tour s'élève fort peu au-dessus du plateau, et, quand, de la plaine, on
le voit briller au soleil couchant, on dirait d'une mince lanterne dorée
posée sur le bord du ravin.

Il en est à peu près de même du château de la Motte-Seuilly[5], situé
plus bas que la plaine du Chaumois, mais non pas aussi agréablement que
Briantes, car, au lieu d'un joli vallon, il est tristement planté dans
une région plate et sans étendue.

Avant d'arriver au chemin de traverse qui y conduit, Guillaume avait
raconté succinctement à son compagnon les autres vicissitudes de la vie
de M. Sylvain de Bois-Doré: comme quoi son père avait voulu l'enfermer
dans sa tour pour l'empêcher de retourner avec les huguenots; comme quoi
le jeune homme s'était sauvé par-dessus les murs et avait été rejoindre
son cher Henri de Navarre, avec lequel, après le trépassement du roi
Henri III, il avait guerroyé neuf ans; comme quoi, enfin, ayant de son
mieux contribué à le mettre sur le trône, il était revenu vivre dans ses
terres, où son tyran de père avait cessé de vivre et de faire enrager un
chacun.

--Et de son jeune frère, qu'est-il advenu? dit d'Alvimar, qui faisait
effort pour s'intéresser à ce récit.

--Ce jeune frère n'est plus, répondit d'Ars. Bois-Doré l'a peu connu,
car son père l'avait engagé de bonne heure au service du duc de Savoie,
où il est mort d'une façon...

Ici, Guillaume fut encore interrompu par un incident qui parut
contrarier beaucoup d'Alvimar, soit qu'il commençât à prendre intérêt
aux renseignements de son compagnon, soit qu'il eût, en qualité
d'Espagnol, une répugnance marquée pour les interrupteurs.




III


C'était une bande de bohémiens, qui, couchée tout à plat dans un fossé,
se releva comme une volée de moineaux à l'approche des cavaliers et
fit faire un écart au cheval de M. d'Alvimar. Mais c'étaient des
moineaux trop bien apprivoisés; car, au lieu de s'envoler au loin, ils
se jetèrent presque dans les jambes des chevaux, sautant, criant et
tendant la main d'une façon piteuse et grimacière.

Guillaume ne songea qu'à rire de leurs manières étranges, et,
très-généreusement, leur fit l'aumône; mais d'Alvimar se montra
singulièrement bourru et ne fit que leur dire en les menaçant de son
fouet:

--Loin, loin! loin de moi, canaille!

Il alla même jusqu'à vouloir frapper un garçonnet qui s'attachait à sa
botte avec cet air à la fois moqueur et suppliant des enfants dressés au
métier de _quémandeux_ sur les chemins. Celui-ci évita le fouet, et
Guillaume, qui se trouvait en arrière, le vit ramasser une pierre qu'il
eût lancée à d'Alvimar, si un autre gars plus âgé, de la bande, ne l'eût
retenu en le grondant et en le menaçant.

Mais l'incident ne finit pas là: une petite femme assez belle, quoique
bien flétrie et mal accoutrée, prit l'enfant et, lui parlant comme si
elle eût été sa mère, le poussa du côté de Guillaume, puis se mit à
courir aussi après d'Alvimar, en lui tendant la main, mais en le
regardant, comme si elle eût voulu ne jamais oublier sa figure.

D'Alvimar, irrité de plus en plus, poussa son cheval du côté de cette
femme, et l'eût renversée si elle ne se fût garée vivement; et même il
porta la main sur la crosse d'un de ses pistolets de selle, comme s'il
ne lui eût rien coûté de tirer sur ces mauvaises bêtes d'idolâtres.

Les bohémiens se regardèrent alors entre eux et se serrèrent comme pour
se consulter.

--_Avanti! avanti!_ s'écria Guillaume à d'Alvimar.

Il aimait à dire des mots italiens pour faire voir qu'il était allé à la
cour de la reine mère, ou bien peut-être s'imaginait-il qu'un _i_ à la
fin des mots suffisait pour les tendre inintelligibles à ces égyptiens.

Pourquoi _avanti!_ lui dit d'Alvimar sans vouloir presser l'allure de
son cheval.

--Parce que vous avez fâché ces oiseaux noirs. Voyez! ils se rassemblent
comme des grues en détresse, et, ma foi! ils sont une vingtaine et nous
ne sommes que sept.

--Comment donc, mon cher Guillaume, vous craignez quelque chose de la
part de ces animaux faibles et poltrons?

--Je n'ai pas grand'coutume de craindre, répondit le jeune homme un peu
piqué; mais je trouverais bien déplaisant d'avoir à faire feu sur ces
pauvres loqueteux, et je suis étonné de l'humeur qu'ils vous ont causée,
quand il était si facile de vous en débarrasser avec quelque menue
monnaie.

--Je ne donne jamais à ces gens-là, dit Sciarra d'Alvimar d'un ton sec
et bref qui surprit le bienveillant Guillaume.

Celui-ci sentit que son compagnon avait ce qu'on appellerait aujourd'hui
mal aux nerfs, et il s'abstint de le blâmer. Seulement, il insista pour
doubler le pas; car la bande de bohémiens, marchant plus vite que les
chevaux ne trottaient, les suivait et les devançait, distribués en deux
bandes qui bordaient les deux côtés du chemin.

Ces gens n'avaient pourtant pas l'air hostile, et il était difficile de
deviner quelle était leur intention en escortant ainsi nos cavaliers.

Ils se parlaient entre eux dans une langue inintelligible, et ne
paraissaient occupés que de la femme qui marchait à leur tête.

L'enfant que M. d'Alvimar avait voulu frapper de son fouet se tenait à
côté de M. d'Ars, comme s'il eût compté sur sa protection, et paraissait
prendre grand intérêt à cette course extraordinaire. Guillaume remarqua
que ce petit garçon était moins sale et moins noir que les autres et que
ses traits agréables et délicats n'avaient aucun rapport de type avec
celui des bohémiens.

S'il eût fait la même attention à la femme que d'Alvimar avait offensée
et menacée, il eût remarqué aussi que, sans ressembler le moins du monde
à cet enfant, elle ne ressemblait pas davantage à ses autres compagnons
de misère. Elle avait un air plus noble et plus doux. Elle n'était pas
non plus de race européenne, bien qu'elle portât le costume montagnard
des Pyrénées.

Ce qu'il y avait de surprenant, c'est que, tout en ayant très-bien
compris le geste que Sciarra avait fait pour prendre son pistolet,
malgré le naturel craintif des mendiants et bateleurs de cette espèce,
elle marchait hardiment près de lui, n'essayant plus de l'importuner,
n'ayant point l'air de le menacer, mais le regardant toujours avec une
très-grande attention.

La chose parut véritablement insolente à d'Alvimar, et, pour bien peu,
il eût écouté les suggestions de son humeur fantasque et violente.

Guillaume y prit garde, et, craignant quelque fâcheuse affaire et d'être
forcé de prendre parti pour le gentilhomme hautain contre la canaille
inoffensive, il poussa son cheval entre Sciarra et la petite femme, fit
signe à celle-ci de s'arrêter, et lui parla ainsi, moitié riant, moitié
sérieux:

--Vous plairait-il nous dire, reine des genêts et des bruyères, si
c'est pour nous faire honte ou honneur que vous nous suivez de la sorte,
et si nous devons prendre en gré ou en déplaisir la cérémonie que vous
nous faites?

L'Égyptienne (car on traitait alors indifféremment d'Égyptiens ou de
Bohémiens ces hordes errantes d'origine inconnue) secoua la tête et fit
un signe au jeune gars qui avait ôté la pierre des mains de l'enfant.

Il s'approcha, et, d'un ton patelin, avec une mine insolente, parlant
français sans aucun accent:

--Mercédès, dit-il en désignant la femme silencieuse, n'entend pas la
langue de Vos Seigneuries. C'est moi qui parle pour ceux des nôtres qui
ne savent pas s'expliquer.

--Bien, dit Guillaume, tu es l'orateur de la troupe; comment
t'appelles-tu, toi, monsieur l'effronté?

--_La Flèche_, pour vous obéir. J'ai l'honneur d'être né Français, dans
la ville dont je porte le nom.

L'honneur est pour la France, assurément! Or donc, maître La Flèche, dis
à tes camarades de nous laisser aller en paix. Je vous ai donné assez,
pour un homme en voyage, et ce ne serait pas me remercier comme il faut
que de nous faire avaler votre poussière. Adieu, et laissez-nous, ou, si
vous avez quelque requête nouvelle à me présenter, faites vite, nous
sommes pressés.

La Flèche traduisit rapidement les paroles de Guillaume à celle qu'il
appelait Mercédès, et qui semblait être l'objet d'une déférence
particulière de sa part et de celle des autres.

Elle lui répondit quelques mots en espagnol, et La Flèche, s'adressant à
d'Ars:

--Cette bonne fille, dit-il, demande humblement les noms de Vos
Seigneuries, afin de prier pour elles.

Guillaume se mit à rire.

--Voilà, dit-il, une requête plaisante. Conseille, ami La Flèche, à
cette bonne fille, de prier pour nous sans nous nommer. Le bon Dieu nous
connaît bien, et nous ne lui apprendrions rien de nous qu'il ne sache
mieux que nous-mêmes.

La Flèche salua humblement de son bonnet crasseux, et nos voyageurs,
poussant leurs montures, eurent bientôt laissé les bohémiens derrière
eux.

--Ah çà! dit d'Alvimar à Guillaume en voyant poindre à l'horizon bas et
court les clochetons de la Motte-Seuilly, vous ne m'avez point dit où
nous allions. Ce château est celui d'un autre de vos amis, à qui je ne
serai sans doute pas importun?

--Ce château est celui d'une dame jeune et belle qui vit là avec son
père, et tous deux vous recevront avec courtoisie. Tous deux vous
retiendront jusqu'au soir, non-seulement pour ne pas être privés de la
compagnie de M. de Bois-Doré, qu'ils estiment beaucoup, mais encore pour
vous prouver que nous ne sommes point des sauvages, dans notre pauvre
pays de campagne, et que nous savons exercer l'hospitalité à la vieille
mode de France.

D'Alvimar répondit qu'il n'en doutait nullement, et sut dire à son
compagnon des paroles obligeantes, car nul homme n'était mieux appris;
mais son esprit amer se tourna bien vite vers un autre objet.

--D'après tout ce que vous m'avez conté de ce Bois-Doré, mon futur hôte,
c'est, dit-il, un vieux mannequin dont les vassaux se gaussent à
coeur-joie?

--Non pas! répondit M. d'Ars. Ces bohémiens ne m'ont pas laissé finir.
J'allais vous dire que, lorsqu'il revint au pays enrichi et emmarquisé,
on fut étonné de voir qu'il était aussi brave qu'un lion, malgré son
air bénin, et que, s'il avait des façons comiques, il avait aussi des
vertus chrétiennes dont on se pouvait trouver fort bien.

--Faites-vous entrer la tempérance et la chasteté dans le compte de ces
vertus chrétiennes?

--Pourquoi non, je vous prie?

--Parce que cette gouvernante à l'ardente crinière, que nous avons vue à
la porte de son domaine, m'a semblé un peu bien verte pour un homme
aussi mûr.

--Honni soit qui mal y pense! dit Guillaume en souriant. Je ne jurerais
pas que notre marquis ait été insensible aux gentillesses des filles
d'honneur de la reine Catherine; mais il y a longtemps de cela! Je crois
fort que vous pourriez en conter à la Bellinde sans lui faire de tort ni
de peine. Mais nous voici arrivés. Je n'ai pas besoin de vous dire que
de tels propos ne sont pas de saison ici. Notre belle veuve, madame de
Beuvre, n'est point une prude; mais, à son âge et dans sa position...

Nos cavaliers passaient sur le pont-levis, qui, en raison de la
tranquillité du pays, était baissé tout le jour; la herse était levée.

Ils entrèrent donc sans obstacle ni cérémonie dans la cour du manoir, où
ils mirent pied à terre.

--Un instant! dit Sciarra d'Alvimar à Guillaume, au moment de se
présenter; je vous prie, à cause des valets, de ne point dire mon nom
ici.

--Ni ici ni ailleurs, répondit M. d'Ars. Vous n'avez guère d'accent
étranger; il n'est donc pas même besoin de vous dire Espagnol. Pour
lequel de mes amis de Paris voulez-vous que je vous fasse passer?

--Je serais très-gêné de jouer un personnage différent du mien; j'aime
mieux rester à peu près moi-même, et prendre seulement un des noms de
ma famille, la serai, si vous le voulez bien, un Villareal, et j'aurai
pour prétexte à ma fuite de Paris...

--Vous parlerez vous-même en confidence au marquis et arrangerez les
choses comme vous l'entendrez. Je n'ai rien autre à faire que de lui
dire combien vous êtes mon ami, que vous fuyez quelque persécution, et
que je le prie d'avoir soin de vous comme de moi-même.




IV


Le château de la Motte-Seuilly (c'est le nom qui a prévalu), encore
debout et à peu près intact aujourd'hui, est un petit manoir composé
d'une tour d'entrée hexagone toute féodale, d'un corps de logis tout nu
percé, de fenêtres très-espacées, avec deux autres corps en retour, l'un
desquels est flanqué d'un donjon. Dans le bâtiment de gauche, les
écuries voûtées à fortes nervures, les cuisines et logements des gens de
suite; dans celui de droite, la chapelle à fenêtre ogivale, du temps de
Louis XII, traverse au-dessus d'une courte galerie à air libre, que
soutiennent deux piliers trapus, entourés de nervures en relief, comme
de gros troncs étreints par des lianes.

Cette galerie conduit à la grande tour ou donjon, qui date, comme la
tour d'entrée, du XIIe siècle. Elle contient des chambres rondes
très-sobrement mais très-joliment ornées de colonnes engagées avec des
socles à griffes. L'escalier, qui tourne dans une petite tour accotée à
la grande, aboutit à une de ces antiques charpentes, savamment et
hardiment agencées, qui sont encore des objets d'art.

Celle-ci porte, au contre de ses rayons, un _cheval de bois_ ou
chevalet, instrument de torture dont l'application fut encore froidement
réglée par une ordonnance de 1670. Cette horrible machine date de la
construction de l'édifice, car elle fait corps avec la charpente[6].

C'est dans ce manoir exigu, pauvre et morne, que la belle Charlotte
d'Albret, femme du sinistre César Borgia, passa quinze ans et mourut,
toute jeune encore, après une vie de douleur et de sainteté.

On sait que l'infâme cardinal, le bâtard du pape, l'incestueux, le
débauché, le sanguinaire, l'amant de sa soeur Lucrèce et l'assassin de
son propre frère et rival, se débarrassa un jour des dignités de
l'Église pour chercher femme et fortune en France.

Louis XII voulait rompre son propre mariage avec Jeanne, la fille de
Louis XI, pour épouser Anne de Bretagne. Il lui fallait l'assentiment du
pape. Il l'obtint moyennant qu'il donnerait le Valentinois et la main
d'une princesse au bâtard, au cardinal condottiere.

Charlotte d'Albret, belle, érudite et pure, fut sacrifiée; quelques mois
après, délaissée et considérée comme veuve.

Elle acheta ce triste castel et vint y élever sa fille[7]. Son unique
plaisir au dehors était d'aller voir à Bourges, sa mystique compagne
d'infortune, Jeanne de France, la reine répudiée, devenue la bonne
duchesse de Berry et la fondatrice de l'Annonciade.

Mais Jeanne mourut, et Charlotte, alors âgée de vingt-quatre ans, prit
le deuil, qu'elle ne quitta plus, et ne sortit plus de la Motte-Seuilly
jusqu'à sa propre mort, qui arriva neuf ans après, en 1514.

Son corps fut transporté à Bourges et enseveli auprès de celui de
Jeanne, pour être, un demi-siècle plus tard, exhumé, profané et brûlé
par les calvinistes, ainsi que celui de l'autre pauvre sainte. Son coeur
reposa en paix un peu plus longtemps dans la chapelle rustique de la
Motte-Seuilly, dans un joli monument que lui fit élever sa fille.

Mais, de cette triste destinée, aucun vestige terrestre ne devait être
respecté. En 1793, les paysans, reportant sur cette tombe la haine
qu'ils avaient pour leur seigneur, brisèrent le mausolée, dont les
élégants débris gisent épars aujourd'hui sur le pavé. La statue de
Charlotte est dressée contre le mur, rompue en trois morceaux. L'église,
abandonnée, s'affaisse sur elle-même. Le coeur de la victime était sans
doute scellé dans quelque précieux coffret d'or ou d'argent: qu'est-il
devenu? Vendu peut-être à vil prix, peut-être bien seulement caché et
enfoui par un retour de peur ou de dévotion, ce pauvre coeur gît
peut-être encore dans quelque chaumière de village, à l'insu du nouvel
occupant, sous la pierre du foyer ou sous l'épine de la haie.

Aujourd'hui, le castel, restauré, s'égaye un peu au soleil, que la
disparition d'un grand pan de mur laisse entrer dans son préau sablé;
l'eau des anciens fossés, qu'alimente, je crois, une source voisine,
coule en petite rivière assez gracieuse dans le jardin anglais,
nouvellement dessiné.

L'if monstrueux, qui date du temps de Charlotte d'Albret, appuie ses
vénérables segments affaissés sur des quartiers de roche pieusement
disposés pour soutenir sa monumentale décrépitude. Quelques fleurs et un
cygne solitaire jettent comme un sourire mélancolique autour du
douloureux manoir.

L'horizon est toujours maussade, le paysage navrant, la tour sinistre,
et pourtant notre siècle artiste aime ces demeures sombres, ces vieux
nids désolés, fortes constructions d'un passé dur et amer que le peuple,
ne sait plus, qu'il ne comprenait déjà plus en 1793, puisqu'il brisait
la tombe de l'humble Charlotte, et laissait debout le triomphant
chevalet de la Motte-Seuilly.

Au temps où se passe notre récit, ce manoir, fermé de toutes parts,
était à la fois plus lugubre et plus confortable qu'aujourd'hui. On
vivait dans l'ombre froide de ces petites forteresses: donc, on savait
s'arranger pour y vivre.

Les grandes cheminées, toutes revêtues de fonte dans l'intérieur de
l'âtre, envoyaient une vive chaleur dans les vastes appartements. Les
tentures étaient déjà remplacées, sur les murs, par des papiers feutrés
d'une épaisseur et d'une beauté remarquables; au lieu de nos jolis
rideaux de perse qui frissonnent aux vents coulis des fenêtres, on avait
les plis pesants des damas, ou, dans les habitations plus modestes, des
étoffes de bourre de soie qui duraient cinquante ans. Sur les carreaux
de grès des corridors et des salles, on étendait des tapis de nouvelle
fabrique qui étaient mélangés de laine, de coton, de lin et de chanvre.

On faisait de très-beaux parquets marquetés, et, dans nos provinces du
Centre, on mangeait dans la belle faïence de Nevers, tandis que les
dressoirs étalaient ces bizarres gobelets de verre de couleur qui ne
servaient qu'aux jours d'apparat, et qui représentaient des monuments,
des plantes, des navires ou des animaux fantastiques.

Donc, malgré la médiocre apparence du corps de logis réservé aux
appartements de maîtres (car déjà les seigneurs n'habitaient plus le
faite de leurs vieux donjons féodaux), M. d'Alvimar trouva un intérieur
agréable, propre et d'une certaine élégance, qui sentait, sinon la
richesse, du moins une aisance véritable.

La Motte-Seuilly était passée, par le mariage de Louis Borgia, dans la
maison de la Trémouille, à laquelle M. de Beuvre appartenait par sa
mère.

C'était un rude et brave gentilhomme, qui ne se gênait point pour dire
ses opinions et ses croyances. Sa fille unique, Lauriane[8], avait
épousé à douze ans, son cousin Hélyon de Beuvre, âgé de seize ans.

On avait tenu ces deux enfants éloignés l'un de l'autre, avec d'autant
plus de facilité que la province ressentait un contre-coup d'agitation à
laquelle MM. de Beuvre ne croyaient pouvoir se dispenser de prendre
part. Ils quittèrent la Motte le jour même du mariage, pour aller au
secours de la duchesse de Nevers, qui s'était déclarée pour le prince de
Condé, et qu'assiégeait, dans sa bonne ville, M. de Montigny (François
de la Grange).

En essayant de pénétrer hardiment dans Nevers, sous les yeux des
catholiques, le jeune Hélyon avait été tué. Au retour de cette campagne,
M. de Beuvre eut donc la douleur d'annoncer à sa fille chérie que, de
vierge, elle passait sans transition à l'état de veuve.

Lauriane pleura beaucoup son jeune cousin. Mais peut-on pleurer sans
relâche à douze ans? Son père lui donna, d'ailleurs, une si belle
poupée! une poupée qui avait un corps de jupe tout en drap d'argent, et
des souliers en velours rouge découpés en queue d'écrevisse! Et puis,
quand elle eut quatorze ans, il lui amena de Bourges un si joli petit
cheval brandin qui provenait des haras de M. le prince! et puis enfin,
Lauriane, qui n'était, lors de son mariage, qu'une mince et pâle
fillette, devint, à quinze ans, une petite blonde si fraîche, si
élégante, si aimable, qu'il n'y avait pas grand danger qu'elle restât
veuve.

Mais elle était si tranquille avec son père et si complétement maîtresse
dans le petit château qu'il lui avait constitué en dot, qu'elle ne se
sentait nullement pressée de convoler en secondes noces. Ne
s'appelait-elle pas _madame_? Et une des grandes raisons qui décident
les filles au mariage, n'est-elle pas le désir enfantin d'être appelées
ainsi? Et les cadeaux, les fêtes, la parure de noces?

Lauriane disait naïvement:

--J'ai eu déjà tous les plaisirs et toutes les peines du mariage.

Cependant, quoiqu'il eût une assez belle fortune gouvernée par lui avec
prudence, et que sa vie retirée lui permettait désormais d'arrondir, M.
de Beuvre ne trouvait pas aisément à nouer pour sa fille de nouveaux
projets de mariage.

Il avait embrassé le parti de la Réforme au moment où la Réforme,
épuisée d'hommes et d'argent, n'avait plus, dans nos provinces, qu'à se
tenir coite et à se faire tolérer.

Autour de lui, tout était catholique ou faisait semblant de l'être; car,
en Berry, le calvinisme n'eut qu'un moment de puissance, et une vrai
place forte. Mais

    L'an mil cinq soixante-deux,

où

    Bourges n'avait prestres ne gueux,

était déjà loin, et Sancerre, la _fâcheuse montagne_, avait désormais
ses murailles rasée _jusqu'au niveau du sol_.

Le caractère berrichon n'est ni persécuteur ni fanatique, et, après un
moment de surprise et d'excitation, où les passions de dehors avaient
enivré le peuple et la bourgeoisie, on était retombé sous l'empire de la
peur des grands, qui est le fond de la politique constante de cette
province.

Les grands, de leur côté, avaient, suivant leur coutume invariable,
vendu leur soumission. Condé était devenu zélé catholique; M. de Beuvre,
qui avait d'abord servi le père et ensuite perdu son propre gendre au
service de la cause du fils, était, comme de raison, tout à fait dans sa
disgrâce et ne se montrait plus à Bourges. Des jésuites lui avaient été
envoyés par le prince, à l'effet de l'engager à abjurer solennellement.
                
 
 
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