--Qu'est-ce que c'est que cet homme-là qui nous regarde tant? dit
nonchalamment la princesse en s'étendant à demi au fond de la voiture,
dont Saint-Julien et la Ginetta occupaient le devant.
--Je ne sais pas, Madame, répondit la Ginetta avec candeur en relevant
son voile.
--C'est M. Charles de Dortan, dit Saint-Julien indigné.
--N'est-ce pas un horloger?» dit la princesse avec tant de calme, que
Saint-Julien ne put savoir si c'était une question de bonne foi ou une
plaisanterie effrontée.
La princesse releva aussi son voile, se tourna vers Dortan, et lui dit
d'un ton froid et impératif:
«Monsieur, reculez-vous; on ne regarde pas ainsi une femme.
Dortan devint pâle comme la lune et resta fasciné à sa place.
La voiture partit au galop.
«Ces Français sont insolents! dit la Ginetta au bout d'un instant.
--Pourquoi? dit la princesse, qui avait déjà oublié l'incident.
--Il faut, pensa Julien, que ce Dortan soit un imbécile ou un fou.»
Les manières tranquilles de la princesse le subjuguèrent bientôt, et il
lui sembla avoir rêvé l'histoire de Dortan. Pendant ce temps le chemin
se dérobait sous les pieds des chevaux, et Avignon s'effaçait dans la
poussière de l'horizon.
IV.
Les journées de ce voyage passèrent comme un songe pour Julien. La
princesse s'était faite homme pour lui parler. Elle avait un art infini
pour tirer de chaque question tout le parti possible, pour la
simplifier, l'éclaircir et la revêtir ensuite de tout l'éclat de sa
pensée vaste et brillante. Toutes ses opinions révélaient une âme forte,
une volonté implacable, une logique âpre et serrée. Ce caractère viril
éblouissait le jeune comte. Une chose seule l'affligeait, c'était de n'y
pas voir percer plus de sensibilité; un peu plus d'entraînement, un peu
moins de raison, l'eussent rendu plus séduisant sans lui ôter peut-être
sa puissance. Mais Saint-Julien ne savait pas encore précisément s'il se
trompait en augurant de la beauté de l'intelligence plus que de la bonté
du coeur. Peut-être cette âme si vaste avait-elle encore plus d'une face
à lui montrer, plus d'un trésor à lui révéler. Seulement il s'effrayait
de la trouver plus disposée à la critique qu'à la sympathie lorsqu'il
s'écartait de la réalité positive pour s'égarer à la suite de quelque
rêverie sentimentale.
[Illustration: Vraiment, dit l'aubergiste... (Page 3.)]
Et d'un autre côté pourtant il aimait cette froideur d'imagination qui,
selon lui, devait prendre sa source dans une habitude de moeurs rigides
et sages. La familiarité chaste des manières et du langage achevait
d'effacer la fâcheuse impression qu'il avait reçue d'abord des manières
hardies et de la brusque familiarité de la princesse. Comment accorder
d'ailleurs les principes d'ordre et de noble harmonie qu'elle émettait
si nettement à tout propos avec des habitudes de désordre et
d'effronterie? La dépravation dans une âme si élevée eût été une
monstruosité.
Peu après il lui sembla que cette femme cachait sa bonté comme une
faiblesse, mais qu'un foyer de charité brûlait dans son âme. Elle
n'était occupée que de théories philanthropiques, et s'indignait de voir
sur sa route tant de misère sans soulagement. Elle imaginait alors des
moyens pour y remédier et s'étonnait qu'on ne s'en avisât pas.
«Mais, disait-elle avec colère, ces misérables bâtards qui gouvernent le
monde à titre de rois ont bien autre chose à faire que de secourir ceux
qui souffrent. Occupés de leurs fades plaisirs, ils s'amusent
puérilement et mesquinement jusqu'à ce que la voix des peuples fasse
crouler leurs trônes trop longtemps sourds à la plainte.»
Alors elle parlait de la difficulté de maintenir l'intelligence entre
les gouvernements et les peuples. Elle ne la trouvait pas insurmontable.
«Mais que peuvent faire, ajoutait-elle, tous ces idiots couronnés?» Et
après avoir lumineusement examiné et critiqué le système de tous les
cabinets de l'Europe, dont son oeil pénétrant semblait avoir surpris tous
les secrets, elle élevait sur des bases philosophiques son système de
gouvernement absolu.
«Les grands rois font les grands peuples, disait-elle; tout se réduit à
cet aphorisme banal; mais il n'y a pas encore eu de grands rois sur la
terre, il n'y a eu que de grands capitaines, des héros d'ambition,
d'intelligence et de bravoure; pas un seul prince à la fois hardi,
loyal, éclairé, froid, persévérant. Dans toutes les biographies
illustres, la nature infirme perce toujours. Ce n'est pourtant pas à
dire qu'il faille abandonner l'oeuvre et désespérer de l'avenir du monde.
L'esprit humain n'a pas encore atteint la limite où il doit s'arrêter:
tout ce qui est nettement concevable est exécutable.»
Après avoir parlé ainsi, elle tombait dans de profondes rêveries; ses
sourcils se fronçaient légèrement. Son grand oeil sombre semblait
s'enfoncer dans ses orbites; l'ambition agrandissait son front brûlant.
On l'eût prise pour la fille de Napoléon.
Dans ces instants-là Saint-Julien avait peur d'elle.
«Qu'est-ce que la charité? qu'est-ce que l'amour? se disait-il; que sont
toutes les vertus et toutes les poésies, et tous les sentiments pieux et
tendres pour une âme brûlée de ces ambitions immenses?»
Mais s'il la voyait jeter aux pauvres l'or de sa bourse et jusqu'aux
pièces de son vêtement; s'il l'entendait, d'une voix amicale et presque
maternelle, interroger les malades et consoler les affligés, il était
plus touché de ces marques de bonté familière qu'il ne l'eût été
d'actions plus grandes faites par une autre femme.
Un jour un postillon tomba sous ses chevaux et fut grièvement blessé. La
princesse s'élança la première à son secours; et, sans crainte de
souiller son vêtement dans le sang et dans la poussière, sans craindre
d'être atteinte et blessée elle-même par les pieds des chevaux, au
milieu desquels elle se jeta, elle le secourut et le pansa de ses
propres mains. Elle le fit avec tant de zèle et de soin, que
Saint-Julien aurait cru qu'elle y mettait de l'affectation s'il ne l'eût
vue tancer sérieusement son page, qui criait pour une égratignure,
repousser avec colère les mendiants qui étalaient sous ses yeux de
fausses plaies, négliger, en un mot, toutes les occasions de déployer
une compassion inutile et crédule.
Enfin on arriva à Monteregale, et la princesse, ayant fait ouvrir sa
voiture, montra de loin à Saint-Julien les tours d'une jolie forteresse
en miniature qui dominait sa capitale. La capitale blanche et mignonne
parut bientôt elle-même au milieu d'une vallée délicieuse. La garnison,
composée de cinq cents hommes, arriva à la rencontre de sa gracieuse
souveraine. Les douze pièces de canon des forts firent le plus beau
bruit qu'elles purent, et l'inévitable harangue des magistrats fut
prononcée aux portes de la ville.
Quintilia parut recevoir ces honneurs avec un peu de hauteur et
d'ironie. Peut-être en eût-elle mieux supporté l'ennui si l'éclat d'une
plus vaste puissance les eût rehaussés au gré de son orgueil. Cependant
elle se donna la peine de faire à Saint-Julien les honneurs de sa petite
principauté avec beaucoup de gaieté. Elle eut l'esprit de ne point trop
souffrir du ridicule de ses magistrats, de la mesquinerie de ses forces
militaires et de l'exiguïté de ses domaines. Elle s'exécuta de bonne
grâce pour en rire, et ne perdit néanmoins aucune occasion de lui faire
adroitement remarquer les effets d'une sage administration.
Au reste elle prenait trop de peine. Saint-Julien, qui n'avait jamais vu
que les tourelles lézardées du manoir héréditaire et leurs rustiques
alentours, était rempli d'une naïve admiration pour cet appareil de
royauté domestique. La beauté du ciel, les riches couleurs du paysage,
l'élégance coquette du palais, construit dans le goût oriental sur les
dessins de la princesse, les grands airs des seigneurs de sa petite
cour, les costumes un peu surannés, mais riches, des dignitaires de sa
maison, tout prenait aux yeux du jeune campagnard un aspect de splendeur
et de majesté qui lui faisait envisager sa destinée comme un rêve.
Arrivée dans son palais, Quintilia fut tellement obsédée de révérences
et de compliments, qu'elle ne put songer à installer son nouveau
secrétaire. Lorsque Saint-Julien voulut aller prendre du repos, les
valets, mesurant leur considération à la magnificence de son costume,
l'envoyèrent dans une mansarde. Il y fit peu d'attention. Délicat de
complexion et peu habitué à la fatigue, il s'y endormit profondément.
Le lendemain matin, il fut éveillé par la Ginetta.
«Monsieur le comte, lui dit-elle avec l'aplomb d'une personne qui sent
toute la dignité de son personnage, vous êtes mal ici. Son Altesse ne
sait pas où l'on vous a logé; mais, comme elle n'a pas eu le temps de
s'occuper de vous hier, elle vous prie d'attendre ici un jour ou deux,
d'y prendre vos repas, d'en sortir le moins possible, de ne point vous
montrer à beaucoup de personnes, de ne parler à aucune, et d'être assuré
qu'elle s'occupe de vous installer d'une manière dont vous serez
content.»
Après ce discours, la Ginetta le salua et sortit d'un air majestueux.
Saint-Julien se conforma religieusement aux intentions de sa souveraine.
Un vieux valet de chambre lui apporta des aliments très-choisis, le
servit respectueusement sans lui adresser un mot, et lui remit quelques
livres. Ce fut le seul souvenir qu'il eut de la princesse durant trois
jours.
Le soir de cette troisième journée, comme il commençait à s'impatienter
et à s'inquiéter un peu de cet abandon, il entendit, en même temps que
l'horloge qui sonnait minuit, les pas légers d'une femme, et la Ginetta
reparut.
«Venez, Monsieur, lui dit-elle d'un ton respectueux, mais avec un regard
assez moqueur. Son Altesse Sérénissime m'ordonne de vous conduire à
votre nouveau domicile.»
Saint-Julien la suivit à travers les combles du palais. Après de
nombreux détours, elle ouvrit une porte dont elle avait la clef sur
elle: mais, comme Julien allait la franchir à son tour, une figure
allumée par la colère s'élança au-devant d'eux en s'écriant:
«Où allez-vous?
--Que vous importe? répondit hardiment la Ginetta.»
À la clarté vacillante du flambeau que portait la soubrette,
Saint-Julien reconnut l'écuyer ou l'aide de camp Lucioli, qui jetait sur
lui des regards furieux.
«J'ai le commandement de cette partie du château, dit-il: vous ne
passerez point sans ma permission.
--En voici une qui vaut bien la vôtre, dit-elle en lui exhibant un
papier.»
Lucioli y jeta les yeux, le froissa dans ses mains avec exaspération et
le jeta sur les marches de l'escalier en proférant un horrible jurement.
Puis il disparut après avoir lancé à Julien un nouveau regard de haine
et de vengeance.
Cette rapide scène réveilla tous les doutes du jeune homme.
«Ou je n'ai aucune espèce de jugement, se dit-il, ou cette conduite est
celle d'un amant disgracié qui voit en moi son successeur.»
Cette idée le troubla tellement, qu'il arriva tout tremblant au bas de
l'escalier. Lorsque Ginetta se retourna pour lui remettre la clef de
l'appartement, il était pâle, et ses genoux se dérobaient sous lui.
«Eh bien! lui dit la soubrette à l'oeil brillant, vous avez peur?
--Non pas de Lucioli, Mademoiselle, répondit froidement Saint-Julien.
--Et de quoi donc alors? dit-elle avec ingénuité. Tenez, Monsieur, vous
êtes chez vous. La princesse vous fera avertir demain quand elle pourra
vous recevoir. Un serviteur particulier répondra à votre sonnette. Bonne
nuit, monsieur le comte.»
Elle lui lança un regard équivoque, où Saint-Julien ne put distinguer la
malice ingénue d'un enfant de la raillerie agaçante d'une coquette. Il
entra chez lui tout confus de ses vaines agitations, et craignant de
jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d'un fat.
L'appartement était décoré avec un goût exquis. Les draperies en étaient
si fraîches, que Saint-Julien ne put s'empêcher de penser, malgré ses
scrupules, que ce logement avait été préparé pour lui tout exprès. La
simplicité austère des ornements, la sobriété des choses de luxe, le
choix des objets d'art, semblaient avoir une destination expresse pour
ses goûts et son caractère. Les gravures représentaient les poètes que
Julien aimait, ses livres favoris garnissaient les armoires de glace. Il
y avait même une grande Bible entr'ouverte à un psaume qu'il avait
souvent cité avec admiration durant le voyage.
«Il est impossible que ces choses soient l'effet du hasard, dit-il; mais
que suis-je pour qu'elle s'occupe ainsi de moi, pour qu'elle m'honore
d'une amitié si délicate? Quintilia! dût le monde me couvrir de sa
sanglante moquerie, je m'estimerais bien malheureux s'il me fallait
échanger le trésor de cette sainte affection contre une nuit de ton
plaisir!... Et pourtant quel orgueil serait donc le mien si j'aspirais à
être le seul amant d'une femme comme elle? Suis-je fou? suis-je sot?»
Le lendemain matin, il se hasarda à tirer la tresse de soie de sa
sonnette, moins par le besoin qu'il avait d'un domestique que par un
sentiment de curiosité inquiète et vague appliqué à toutes les choses
qui l'entouraient. Deux minutes après, il vit entrer le page de la
princesse. C'était un enfant de seize ans, si fluet et si petit qu'il
paraissait en avoir douze. Sa physionomie fine et mobile, son air
enjoué, hardi et pétulant, son costume théâtral, sa chevelure blonde et
frisée, réalisaient le plus beau type de page espiègle et d'enfant gâté
qui ait jamais porté l'éventail d'une reine.
«Eh quoi! c'est toi, Galeotto? dit le jeune comte avec surprise.
«Oui, c'est moi, répondit le page avec fierté: la princesse me met à vos
ordres; mais écoutez. Vous ne devez jamais oublier que je me nomme
Galeotto _degli Stratigopoli_, descendant de princes esclavons, et que
je suis votre égal en toutes choses. Si la pauvreté a fait de moi un
aventurier, elle n'en pourra jamais faire un valet. Sachez donc que je
suis ici ami et compagnon. J'obéis à la princesse; je la servirai à
genoux, parce qu'elle est femme et belle; mais vous, je ne consentirai
jamais qu'à obliger... Est-ce convenu?
--Je n'ai pas besoin d'un serviteur, répondit Saint-Julien, et j'ai
besoin d'un ami. Vous voyez que le hasard me sert bien, n'est-il pas
vrai?»
Galeotto lui tendit la main, et un sourire amical entr'ouvrit sa bouche
vermeille.
«Son Altesse, reprit-il, m'avait bien dit que nous nous entendrions et
que nous serions frères. Elle désire que nous n'ayons point de rapports
avec les laquais. Jeunes comme nous voici, pauvres comme nous l'étions
hier, nous n'avons pas besoin de valets de chambre; mais nous avons
besoin mutuellement de conseil et de société. C'est pourquoi nos
gentilles cellules sont voisines l'une de l'autre, une sonnette
communique de vous à moi; mais prenez-y bien garde, la même
communication existe de moi à vous, et pour commencer vous allez voir.»
Le page sortit, et peu après une sonnette cachée dans les draperies du
lit de Saint-Julien fut ébranlée avec autorité. Le jeune comte comprit,
et se hâta de sortir de sa chambre. Au bout de quelques pas il vit
Galeotto sur le seuil de la sienne.
«Mon jeune maître, dit Saint-Julien, me voici, j'ai entendu votre appel.
--C'est bien, dit le page; maintenant retournons chez vous, je vais vous
aider à vous habiller. Cela est d'une haute importance, ajouta-t-il,
voyant que Julien faisait quelque cérémonie; j'accomplis ma mission,
laissez-moi faire.»
Alors Galeotto tira de sa poche une clef de vermeil dont il se servit
pour ouvrir les tiroirs d'un grand coffre de cèdre qui servait de
commode dans la chambre de Saint-Julien. Il y prit des vêtements d'une
forme étrange, devant lesquels le jeune Français se récria, saisi de
répugnance:
«Vous êtes un niais, mon bon ami, lui dit le page; vous craignez d'être
ridicule en vous affublant d'un costume de comédie. Il ne fallait pas
vous mettre sous la domination d'une femme. Vous oubliez donc que nous
jouons ici les premiers rôles après le singe et le perroquet? J'ai fait
comme vous la première fois qu'on m'ôta ma petite soutane râpée (car je
m'étais enfui du séminaire par-dessus les murs), pour me mettre ce
justaucorps de soie, ces bas brodés et ces plumes, qui me donnent l'air
d'un kakatoès. Je pleurai, je criai (j'avais douze ans alors); je voulus
déchirer mes manchettes et jeter mon bonnet sur les toits; mais la
Ginetta, qui est une fille d'esprit, me fit la leçon, et je vous assure
que je me trouve aujourd'hui fort à mon avantage. Voyez, ajouta le malin
page en se promenant devant une glace où il se répétait de la tête aux
pieds; cette petite jambe fine et ce pied de femme ne seraient-ils pas
perdus sous un pantalon de soldat et sous une botte hongroise?
Croyez-vous que ma taille fût aussi souple et mes mouvements aussi
gracieux sous les traits d'un dolman ou sous le drap de votre frac
grossier? Quant à mes dentelles, elles ne sont pas beaucoup plus
blanches que mes mains, c'est en dire assez; et mes cheveux, que vous
trouvez peut-être un peu efféminés, Monsieur, c'est la Ginetta qui les
frise et les parfume. Allez, mon cher, fiez-vous aux femmes pour savoir
ce qui nous sied; là où elles règnent, nous ne sommes pas trop
malheureux.
--Galeotto, dit Saint-Julien en cédant d'un air tout rêveur à ses
instigations, je vous avoue que, s'il en est ainsi, cette cour n'est pas
trop de mon goût. Vous êtes spirituel, brillant; cette vie doit vous
plaire. D'ailleurs, vous n'avez pas encore atteint l'âge où la nécessité
d'un rôle plus sérieux se fait sentir. Vous avez bien déjà la fierté
d'un homme; mais vous avez encore l'heureuse légèreté d'un enfant. Pour
moi, je suis déjà vieux; car j'ai l'humeur mélancolique, le caractère
nonchalant. Une vie de fêtes ne me convient guère; je ne sais pas plaire
aux femmes; j'aimerais mieux vivre à la manière d'un homme.
--Admirable princesse! s'écria Galeotto en lui boutonnant son pourpoint
de velours noir.
--Je ne voudrais pas plus que vous porter un mousquet sur un bastion et
fumer dans un corps de garde, continua Julien; je ne me sens pas fait
pour cette vie rude, ennemie du développement de l'intelligence.
--Sublime bon sens de Son Altesse! reprit le page en lui attachant
au-dessus du genou une jarretière d'argent ciselé.
--Mais je voudrais, continua Saint-Julien, pouvoir accomplir ici quelque
travail utile, et avoir le droit de consacrer à l'étude mes heures de
loisir.
--Vive son Altesse Sérénissime! s'écria le page.
--Qu'avez-vous donc à plaisanter ainsi? dit Julien. Vous ne m'écoutez
pas.
--Parfaitement, au contraire, répondit l'enfant; et si je me récrie en
vous écoutant, c'est de voir que Son Altesse vous connaisse déjà si
bien. Tout ce que vous me dites là, elle me l'a dit hier soir; et vous
pensez bien qu'après vous avoir si nettement jugé, elle a trop d'esprit
pour vous détourner de votre vocation. Tout ce que vous désirez, elle
vous l'a préparé; elle est entrée dans le fond de votre cerveau par la
prunelle de vos yeux, elle a saisi votre âme dans le son de votre voix.
Attendez quelques jours, et si vous n'êtes pas content de votre sort, il
faudra vous aller pendre, car c'est que vous aurez le spleen. En
attendant, regardez-vous, et dites-moi si le choix de ce vêtement ne
révèle pas chez notre souveraine le sentiment de l'art et de
l'intelligence du coeur.
--Je vois que vous êtes très-ironique, dit Julien en se regardant sans
se voir; moi, ce n'est pas mon humeur.
--Seriez-vous susceptible?
--Peut-être un peu, je l'avoue à ma honte.
--Vous auriez tort; mais, sur mon honneur! je ne raille pas.
Regardez-vous; je sors pour ne pas vous intimider.»
Le nonchalant Julien resta debout devant sa glace sans penser à suivre
le conseil du page. Peu à peu, il s'examina avec répugnance d'abord,
puis avec étonnement, et enfin avec un certain plaisir. Ce pourpoint
noir, cette large fraise blanche, ces longs cheveux lisses et tombant
sur les tempes, allaient si parfaitement à la figure pâle, à la démarche
timide, à l'air doux et un peu méfiant du jeune philosophe, qu'on ne
pouvait plus le concevoir autrement après l'avoir vu vêtu ainsi.
Saint-Julien ne s'était jamais aperçu de sa beauté. Aucun des rustiques
amis qui avaient entouré son enfance ne s'en était avisé; on l'avait, au
contraire habitué à regarder la délicatesse de sa personne comme une
disgrâce de la nature et comme une organisation assez méprisable. Pour
la première fois, en se voyant semblable à un type qu'il avait souvent
admiré dans les copies gravées des anciens tableaux il s'étonna de ne
point trouver sa ténuité ridicule et sa gaucherie disgracieuse. Une
satisfaction ingénue se répandit sur sa figure et l'absorba tellement,
qu'il resta près d'un quart d'heure en extase devant lui-même,
s'oubliant complètement, et prenant la glace où il se regardait, dans
son immobilité contemplative, pour un beau tableau suspendu devant lui.
Deux figures épanouies qui se montrèrent au second plan détruisirent son
illusion. Il s'éveilla comme d'un songe, et vit derrière lui le page et
la Ginetta, qui l'applaudissaient en riant de toute leur âme. Un peu
confus d'être surpris ainsi, le jeune comte s'adossa à la boiserie de sa
chambre, et, se croisant les bras, attendit que leur gaieté se fût
exhalée; mais son regard triste et un peu méprisant ne put en réprimer
l'élan. Le page sauta sur le lit en se tenant les flancs, et la Ginetta
se laissa tomber sur un carreau avec la grâce d'une chatte qui joue.
Mais, se levant tout à coup et croisant ses bras sur sa poitrine, elle
s'adossa à la boiserie, précisément en face de Julien, et dans la même
attitude que lui. Puis elle le regarda du haut en bas avec une attention
sérieuse.
Se tournant ensuite vers le page, elle lui dit d'un ton grave:
«Seulement la jambe un peu grêle et les genoux un peu rapprochés; mais
ce n'est pas disgracieux, tant s'en faut.»
Saint-Julien, très-piqué de leurs manières, se sentait rougir de honte
et de colère lorsqu'on entendit sonner onze heures. Le page et la
soubrette, tressaillant comme des lévriers au son du cor, le saisirent
chacun par un bras en s'écriant: «Vite, vite, à notre poste!» et avant
qu'il eût eu le temps de se reconnaître, il se trouva dans la chambre de
la princesse.
V.
Quintilia était étendue sur de riches tapis et fumait du latakié dans
une longue chibouque couverte de pierreries. Elle portait toujours ce
costume grec qu'elle semblait affectionner, mais dont l'éclat, cette
fois, était éblouissant. Les étoffes de soie des Indes à fond blanc semé
de fleurs étaient bordées d'ornements en pierres précieuses; les
diamants étincelaient sur ses épaules et sur ses bras. Sa calotte de
velours bleu de ciel, posée sur ses longs cheveux flottants, était
brodée de perles fines avec une rare perfection. Un riche poignard
brillait dans sa ceinture de cachemire. Un jeune axis apprivoisé dormait
à ses pieds, le nez allongé sur une de ses pattes fluettes. Appuyée sur
le coude, et s'entourant des nuages odorants du latakié, la princesse,
fermant les yeux à demi, semblait plongée dans une de ces molles extases
dont les peuples du Levant savent si bien savourer la paisible
béatitude. La Ginetta se mit à lui préparer du café, et le page à
remplir sa pipe, qu'elle lui tendit d'un air nonchalant, après lui avoir
fait un très petit signe de tête amical. Julien restait debout au milieu
de la chambre, éperdu d'admiration, mais singulièrement embarrassé de sa
personne.
Quintilia, soufflant au milieu du nuage d'opale qui flottait autour
d'elle, distingua enfin son secrétaire intime, qui attendait
craintivement ses ordres. «Ah! c'est toi, Giuliano? dit-elle en lui
tendant sa belle main; es-tu bien dans ton nouvel appartement?
Trouves-tu que j'aie été un bon factotum dans ton petit palais? À ton
tour, tu auras bien des choses à faire dans le mien: mais nous parlerons
de cela demain. Aujourd'hui je te présente à mes courtisans; songe à
faire bonne contenance. Voyons; ton costume? marche un peu. Comment le
trouves-tu, Ginetta?
--Je suis absolument de l'avis de Votre Altesse.
--Et toi, Galeotto?
--Si mademoiselle n'avait rien dit, j'aurais dit quelque chose; mais ne
trouve rien de plus spirituel à répondre que ce qu'elle a trouvé.
--Ginetta, dit la princesse, je vous défends de tourmenter Galeotto.
D'ailleurs, ajouta-t-elle en voyant l'air triste et contraint de
Saint-Julien, ces enfantillages ne sont pas du goût de M. le comte, et
il vous faudra, avec lui, brider un peu votre folle humeur.
--Madame, dit Julien, qui craignait de jouer le rôle d'un pédant,
laissez, je vous en prie, leur gaieté s'exercer à mes dépens; je suis un
paysan sans grâce et sans esprit, leurs sarcasmes me formeront
peut-être.
--C'est notre amitié qui prendra ce soin, dit Quintilia. Mais, dis-moi,
enfant, tu ne m'as pas conté ton histoire, et je ne sais pas encore par
quelle bizarrerie du destin monsieur le comte de Saint-Julien m'a fait
l'honneur de me suivre en Illyrie. Je gagerais qu'il y a là-dessous
quelque aventure d'amour, quelque grande passion de roman, contrariée
par des parents inflexibles; tu m'as bien l'air d'être venu à moi
par-dessus les murs. Voyons, Ragazzo, quelle escapade avez-vous faite?
pour quelle dette de jeu, pour quel grand coup d'épée, pour quelle fille
enlevée ou séduite avez-vous pris votre pays par pointe?»
En parlant ainsi, elle posa son pied chaussé d'un bas de soie bleuâtre
lamé d'argent sur le flanc de sa biche tachetée, et, tout en prenant sa
chibouque des mains du page, elle le baisa au front avec indolence.
Cette familiarité ne troubla nullement Galeotto, qui semblait tout à
fait dévoué à son rôle d'enfant; mais elle fit monter le sang au visage
du timide Julien.
«Voyons, dit la princesse sans y faire attention; nous avons encore une
heure à attendre l'ouverture du cérémonial; veux-tu nous raconter tes
aventures?
--Hélas! Madame, répondit Julien, il vaudrait mieux m'ordonner de vous
lire un conte des _Mille et une Nuits_ ou un des romanesques épisodes de
Cervantès; ce serait plus amusant pour Votre Altesse que les obscures
souffrances d'un héros aussi vulgaire et d'un conteur aussi médiocre que
je le suis.
--Je crois comprendre ta répugnance, Giuliano, reprit la princesse; tu
crains d'être écouté avec indifférence: tu te trompes; il ne s'agit pas
pour moi de satisfaire une curiosité oisive; je voudrais lire jusqu'au
fond de ton coeur, afin d'éclairer mon amitié sur les moyens de te rendre
heureux. Si tu doutes de l'intérêt avec lequel nous allons t'entendre,
attends que la confiance te vienne. C'est à nous de savoir la mériter.
--Je serais un sot et un ingrat, répondit Julien, si je doutais de la
bienveillance de Votre Altesse après les bontés dont elle m'a comblé; je
crois aussi à l'amitié de mon jeune confrère, à la discrétion de la
signora Gina. D'ailleurs il n'y a point de piquants mystères dans mon
histoire, et les malheurs domestiques dont j'ai souffert ne peuvent être
aggravés ni adoucis par la publicité.»
Galeotto prit la main de Julien et le fit asseoir sur le tapis, entre
lui et l'axis favori. Le jeune comte raconta son histoire en ces termes:
«Je suis né en Normandie, de parents nobles, mais ruinés par la
révolution du siècle dernier. Ma mère, en partant pour l'étranger, fut
heureuse de pouvoir confier mon éducation à un prêtre à qui elle avait
rendu d'importants services dans des temps meilleurs, et qui, par
reconnaissance, se chargea de moi. J'avais six ans quand on m'installa
au presbytère dans un riant village de ma patrie. Le curé était encore
jeune, mais c'était un homme austère et fervent comme un chrétien des
anciens jours. Intelligent et instruit, il se plut à étendre le cercle
de mes idées aussi loin qu'il est possible de le faire sans dépasser les
limites sacrées de la foi. Il jugeait toutes les choses humaines avec
sévérité, mais avec calme. Ses principes étaient inflexibles, et
l'extrême pureté de sa conscience lui donnait le droit d'être ferme et
absolu avec les méchants. Il était peu susceptible d'enthousiasme, si ce
n'est lorsqu'il s'agissait de flétrir le vice par des paroles véhémentes
et de repousser l'hypocrite ostentation des faux dévots.
«Malgré cette noble sincérité et l'horreur qu'il éprouvait pour tout
machiavélisme religieux, cet homme respectable était peu compris et peu
aimé. On l'accusait de manquer de tolérance, et on le confondait avec
les fanatiques qui, sous la robe du lévite, recèlent la haine et
l'aigreur jalouse des coeurs froissés. Mais on était injuste envers lui,
je puis l'affirmer. C'était le plus chaste et en même temps le moins
chagrin des prêtres. La fermeté, l'esprit d'ordre et l'amour de la
justice, qui étaient les principaux traits de son caractère,
entretenaient dans ses manières et dans ses moeurs une sérénité
patriarcale. Sa maison était rigoureusement bien tenue; sa soeur, digne
et excellente ménagère, distribuait ses aumônes avec discernement, et il
avait si bien surveillé sa paroisse, qu'on n'y voyait plus aucun
malfaiteur ni aucun vagabond troubler le repos ou effaroucher la
conscience des honnêtes gens.
«C'est là ce qui faisait dire à des philanthropes imprudents qu'il se
conduisait plutôt en justicier inflexible qu'en apôtre miséricordieux.
Ces gens-là ne voulaient pas comprendre qu'il faisait la guerre au vice,
et ne haïssait dans les hommes que la souillure de leurs péchés.
«Pour moi, j'aimais en lui toutes choses, mais principalement cette
vertueuse rigueur, qui éclairait tous les doutes de ma conscience et qui
aplanissait toutes les difficultés de mon chemin. Guidé par lui, je me
sentais capable d'être vertueux comme lui. Ses conseils, ses
encouragements et ses éloges n'inondaient d'une joie céleste, et je ne
craignais point de chercher dans un noble orgueil la force dont l'homme
a besoin pour traverser les séductions coupables. Il m'exhortait à ce
sentiment d'estime envers moi-même, et me le faisait envisager comme la
plus sûre garantie contre la dépravation d'un siècle sans croyance.»
À cet endroit du récit de Julien, la Ginetta laissa tomber son éventail,
et ses regards vagues, qui tenaient le milieu entre le sommeil et la
préoccupation, troublèrent un peu le narrateur. Galeotto sourit à demi
et lui dit: «Prenez courage, mon cher monsieur de Fénelon; cette frivole
Cidalise n'est bonne qu'à découper du papier et à friser des petits
chiens.» La princesse lui imposa silence et pria Saint-Julien de
continuer.
«Lorsque j'entrai dans l'adolescence, un trouble inconnu vint porter
l'épouvante dans mes rêves et dans mes prières. Je m'en confessai à mon
instituteur, non comme à un prêtre, mais comme à un ami. Il me répondit
avec franchise et me révéla hardiment tous les secrets de la vie.--Si
vous étiez destiné à la virginité du sacerdoce, me dit-il, j'essaierais
de prolonger votre ignorance ou d'éteindre par la crainte les ardeurs de
votre jeune imagination; mais le germe des passions se révèle chez vous
avec trop de vivacité pour que j'essaie jamais de vous retirer du monde,
où votre place est marquée. Il ne s'agit que de bien diriger les
passions, pour qu'elles soient fertiles en nobles pensées et en belles
actions.
«Alors il essaya de me peindre les deux sortes d'amours qui souillent ou
purifient les âmes: l'attrait du plaisir qui, sans l'autre amour, ne
conduit qu'à l'abrutissement de l'esprit; et l'amour du coeur, qui
rapproche les êtres vertueux et produit l'union sainte de l'homme et de
la femme. Il me parla de cette compagne d'Adam, de ce rayon du ciel
envoyé au sommeil du premier homme, comme le plus beau don que Dieu eût
mis en réserve pour couronner l'oeuvre de la création. Il me parla aussi
de cet être dégénéré qui, dans notre société corrompue, dément sa
céleste origine et enivre l'homme des poisons de la luxure, fruit amer
et impérissable de l'arbre de la science. Les portraits qu'il me fit de
la femme pure et de la femme vicieuse imprimèrent dans mon coeur, encore
enfant, deux images ineffaçables: l'une, divine et couronnée, comme les
vierges de nos églises, d'une sainte auréole; l'autre, hideuse et
grimaçante comme un rêve funeste. Que cette idée fût erronée dans sa
candeur, cela est hors de doute pour moi aujourd'hui, et pourtant je
n'ai pu perdre entièrement cette impression obstinée de ma première
jeunesse. La laideur du corps et celle de l'âme me semblent toujours
inséparables au premier abord; et quand je vois la beauté du visage
servir de masque à la corruption du coeur, j'en suis révolté comme d'une
double imposture, et je suis saisi de terreur comme à l'aspect d'un
bouleversement dans l'ordre éternel de l'univers.
«Au retour des Bourbons en France, mes parents revinrent de
l'émigration, et je quittai avec regret le presbytère pour aller vivre
dans le château délabré de mes ancêtres. Mon père sacrifia ses dernières
ressources pour rentrer en possession du manoir qui portait son nom;
mais il ne put racheter qu'une très-petite partie des terres
environnantes, et l'entretien d'une vaste maison et d'un parc sans
rapport achevèrent de rendre notre existence précaire et triste.
Néanmoins je me flattais, dans les commencements, de goûter un bonheur
nouveau pour moi dans l'intimité de ma mère, dont je me rappelais avec
amour les caresses et les premiers soins. Elle était encore belle malgré
ses cinquante ans, et à un esprit naturel et enjoué elle joignait assez
d'instruction et de jugement; mais, par une inconcevable fatalité, nos
opinions différaient sur beaucoup de points. Il est vrai que ma mère,
douce et facile dans son humeur railleuse, attachait peu d'importance à
nos discussions et semblait ne pas s'apercevoir de l'impression pénible
que j'en recevais; mais il m'était cruel de trouver dans une femme que
j'aurais voulu entourer du plus saint respect une légèreté de principes
si différente de ce que j'en attendais. Peu à peu, la frivolité avec
laquelle ma mère traitait mes plus chères croyances, l'espèce de pitié
moqueuse qu'elle avait pour mon caractère, me rendirent plus hardi, et
j'essayai de l'amener à mes idées; mais alors elle m'imposa silence avec
hauteur, et me reprocha aigrement ce qu'elle appelait le pédantisme de
l'intolérance. Mon père ne se mêlait jamais à nos contestations; presque
toujours endormi dans son fauteuil, il ne prenait intérêt qu'à sa partie
de piquet, que ma mère faisait, il est vrai, avec une obligeance
infatigable; et, pourvu que rien ne gênât ses habitudes paresseuses, il
s'accommodait de tous les visages et de tous les caractères. Un ami
subalterne de la maison me rendit, presque malgré moi, le triste service
de m'apprendre que ma mère avait souvent trompé autrefois ce débonnaire
mari, et me conseilla de heurter moins imprudemment ses souvenirs, et
peut-être les reproches secrets de sa conscience, par la rigidité de mes
principes. Je le remerciai de son avis, et j'en profitai. Je compris que
je n'avais plus le droit de discuter, puisque c'était m'arroger celui de
censurer la conduite de ma mère; mais en rentrant dans la voie d'un
froid respect, je sentis s'évanouir en moi cette sainte affection dont
j'avais conçu l'espoir.
«Je me retirai en moi-même; je devins mélancolique, souffrant, et
l'ennui s'empara de moi. Je pris dans cet isolement de l'âme une
habitude de réserve qui acheva de m'aliéner le coeur de mes parents. Ils
me le témoignèrent cruellement quatre ou cinq fois, et à la dernière je
pris mon parti. Je partis dans la nuit, leur laissant une lettre
d'humbles excuses, et leur promettant que, quelle que fût ma fortune,
ils n'auraient jamais à rougir de moi. Je me mis donc en route, au
hasard, tristement, et presque sans ressources, la gêne où vivaient mes
parents m'interdisant de leur demander le moindre sacrifice; j'espérai
en la Providence et un peu en mon courage. Votre Altesse sait le reste,
et grâce à sa bonté, je n'ai pas eu longtemps à supporter les fatigues
et les privations de mon voyage.
--Je te remercie, mon cher Julien, dit la princesse. Je vois que tu es
un honnête homme et un noble coeur; mais laisse-moi te parler en amie et
remplacer la mère que tu as abandonnée. Je crains que tu ne sois un peu
entaché, à ton insu et malgré toi, de l'esprit d'obstination et
d'orgueil que l'on reproche avec raison au clergé de France. Tu a subi
l'influence des prêtres dans ce qu'elle a de bon principalement, mais
aussi un peu dans ce qu'elle a de dangereux. Ton curé de village est
sans doute un homme vertueux et franc; mais peut-être ceux qui lui
reprochaient de manquer d'indulgence et de miséricorde n'avaient-ils pas
absolument tort. Je n'aime pas qu'on chasse d'un pays les vagabonds et
les malfaiteurs; c'est se défaire de la peste en faveur de son prochain.
Il vaudrait mieux essayer de fixer et d'employer les uns, de corriger ou
de contenir les autres. Ta mère me paraît une bonne femme que tu aurais
mieux fait d'accepter avec ses qualités et ses défauts, et je
l'estimerais encore mieux si tu avais ignoré ou enseveli dans un éternel
oubli les fautes de sa jeunesse. Prends-y garde, mon enfant: ce
caractère absolu, cette froide habitude de condamner en silence et de
fuir sans retour et sans pardon tout ce qui ne nous ressemble pas, peut
bien nous rendre coupables, dangereux aux autres et à nous-mêmes. Tu
vois déjà que tu t'es fait souffrir, que tu as gâté le bonheur possible
de la vie de famille; et sans doute ta mère, quelque frivole qu'elle
soit, doit avoir pleuré ton départ et ses motifs. Lui donnes-tu
quelquefois de tes nouvelles, au moins?
--Oui, Madame, répondit Saint-Julien.
--Eh bien, fais-le toujours, reprit-elle, et que le ton de tes lettres
lui fasse oublier ce que ton absence a de cruel et de mortifiant. Au
reste, ajoute la princesse en se levant et en lui tendant la main, vous
avez bien fait de nous dire toutes ces choses, monsieur le comte; nous
saurons mieux le respect que nous devons à vos chagrins. Mes enfants,
dit-elle aux deux autres, vous avez trop d'esprit et de délicatesse pour
ne pas le comprendre, le coeur de San-Giuliano n'est pas du même âge que
le votre. Il ne faut pas le traiter comme un camarade d'enfance. Et toi,
mon ami, dit-elle au jeune comte, il faut faire aussi quelque concession
à leur jeunesse, et tâcher de te distraire avec eux. Nous réunirons tous
nos efforts pour te faire l'avenir meilleur que le passé; si nous
échouons, c'est que l'amitié est sans puissance et ton âme sans oubli.»
L'heure étant venue où la princesse devait se montrer pour la première
fois depuis son retour à toute sa cour assemblée, elle prit le bras de
Julien pour se lever; puis elle passa sur sa robe de soie une pelisse de
velours brodée d'or et fourrée de zibeline. Le page prit son éventail de
plumes de paon. On remit à Julien un livre à riches fermoirs sur lequel
il devait inscrire les demandes présentées à la souveraine. La Ginetta,
qui avait des privilèges particuliers, se mêla à trois grandes dames
autrichiennes qui, par droit de noblesse, avaient la charge honorifique
de paraître en public les suivantes de la princesse. Elles n'étaient
guère flattées de voir une Vénitienne sans naissance et, disaient-elles,
sans conduite, marcher du même pas et leur ôter sans façon des mains la
queue du manteau ducal; mais la princesse avait des volontés absolues.
Elle eût chassé ces douairières plutôt que de contrarier sa jeune
favorite, et aucun homme de cour ne trouvait à redire à l'admission
d'une si belle personne dans les salles de réception.
Quand la princesse eut agréé les hommages de ses flatteurs, elle leur
présenta son secrétaire intime, le comte de Saint-Julien. Au ton de sa
voix, tous comprirent que ce n'était pas à la lettre un successeur de
l'abbé Scipione, et qu'il fallait se conduire autrement avec lui.
Saint-Julien fut donc étourdi et presque effrayé des protestations et
des avances qui lui furent faites de tous côtés. Il était bien loin
d'avoir conçu une si haute idée de son rôle. «Eh! mon Dieu! se
disait-il, si j'étais l'époux de la princesse, on ne me traiterait pas
mieux. Tous ces gens-là doivent pourtant bien savoir dans quel costume
je suis arrivé ici.» En voyant combien les hommes sont rampants et
souples devant tout ce qui semble accaparer la faveur du maître, il
s'étonna d'avoir été si craintif. «Qu'est-ce donc que cette grandeur que
j'avais rêvée? se dit-il; où sont ces hommes élevés qui soutiennent la
dignité de leur rang par de nobles actions, et qui ont le coeur fier et
hardi comme la devise de leurs ancêtres? Les vrais nobles sont-ils aussi
rares que les vrais talents?»
Le jour même, on célébra le mariage de l'aide de camp Lucioli avec la
lectrice mistress White. Ce fut un grand sujet d'étonnement pour Julien,
de voir ce beau jeune homme épouser une vieille fille d'un rang obscur
et d'un esprit médiocre. Personne ne songea à partager la surprise de
Julien. La duègne était richement dotée par la princesse, et Lucioli
pourrait désormais satisfaire ses étroites vanités et déployer un luxe
insolent. Il était réconcilié avec sa situation, et trouvait dans le
maintien grave de Quintilia plus d'indulgence pour son amour-propre
qu'il ne l'avait espéré.
En effet, la princesse présida cette cérémonie avec un sang-froid
imperturbable. Il était impossible de se douter, à son air austère et
maternel, qu'elle fût occupée à se divertir sérieusement d'une victime
insolente et lâche. Dans aucun recoin de la chapelle on n'osa échanger
le plus furtif sourire. Les lèvres de Quintilia étaient immobiles et
serrées comme celles d'un mathématicien qui résout intérieurement un
problème. Julien se méfia néanmoins de cette affectation, et quand vers
minuit la princesse se retrouva dans son appartement avec lui, Ginetta
et Galeotto, il ne s'étonna guère de la scène qui eut lieu, devant lui.
La Ginetta, mettant son mouchoir sur sa bouche, semblait attendre dans
une impatience douloureuse le signal de sa délivrance, lorsque
Quintilia, se laissant tomber tout de son long sur le tapis, lui donna
l'exemple d'un rire inextinguible et presque convulsif. Le page fit la
troisième partie, et Julien resta ébahi à les contempler jusqu'à ce que,
les rires un peu apaisés, un feu roulant et croisé de sarcasmes amers et
d'observations caustiques lui fit comprendre qu'on venait de jouer la
plus majestueuse des farces dont un amant rebuté ou disgracié pût être
la victime ou le bouffon.
«Je n'aime pas cela, dit-il au page lorsqu'ils se retrouvèrent ensemble
dans leur appartement. Ou Lucioli est un pauvre niais qu'on mystifie
sans pitié, ou c'est un misérable qui se console avec de l'argent, et
qu'il faudrait plutôt chasser.
--Vous avez l'air, dit le page d'un ton assez sec et sérieux, de
critiquer la conduite de notre bienfaitrice; je vous dirai, moi aussi,
monsieur de Saint-Julien, je n'aime pas cela.
--Mettez-vous à ma place, répondit Julien un peu confus; ne
penseriez-vous pas, en voyant des choses si étranges, que la princesse
est bien cruelle envers ceux qui osent s'élever jusqu'à elle, ou bien
inconstante envers ceux qu'elle y fait monter un instant?»
Le page ne répondit que par un grand éclat de rire; puis, reprenant
aussitôt son sérieux, il quitta Saint-Julien en lui disant: «Mon ami, ni
le dévouement ni la prudence n'admettent l'esprit d'analyse.»
VI.
Le lendemain, la princesse appela Saint-Julien et s'enferma avec lui
dans son cabinet. Elle était occupée de mille projets; elle voulait
apporter de notables économies à son luxe, fonder un nouvel hôpital,
réduire les richesses d'un chapitre religieux, écrire un traité sur
l'économie politique, et mille autres choses encore. Saint-Julien fut
épouvanté de tout ce qu'elle voulait réaliser, et il pensa un instant
que la vie d'un homme ne suffirait pas à en faire le détail. Néanmoins
elle lui posa si nettement les points principaux, elle le seconda par
des explications si précises et si lucides, qu'il commença bientôt à
voir clair dans ce qu'il avait pris à l'abord pour le chaos d'une tête
de femme. Lorsqu'elle le renvoya, elle lui confia une besogne assez
considérable, qu'il eut à lui rendre le lendemain et dont elle fut
contente, bien qu'elle y fît de nombreuses annotations.
Plusieurs mois furent employés à dresser et à préparer ce travail.
Durant tout ce temps, la princesse fut enfermée dans son palais; les
fêtes et les réceptions furent suspendues; les rues furent
silencieuses, et les façades ne s'illuminèrent plus de l'éclat des
flambeaux. Quintilia, vêtue d'une longue robe de velours noir, et
relevant ses beaux cheveux sous un voile, sembla oublier la parure, le
bruit et le faste, dont elle était ordinairement avide. Plongée dans de
sérieuses études et dans d'utiles réflexions, elle ne se permettait pas
d'autre délassement que de fumer le soir sur une terrasse avec ses
intimes confidents, à savoir: le page, le secrétaire intime et la
Ginetta. Quelquefois elle se promenait avec eux en gondole sur la jolie
petite rivière appelée Célina, qui traversait la principauté; mais la
gaieté folâtre était bannie de leurs entretiens. Ses projets du
lendemain, ses travaux de la veille, la mettaient dans un rapport
immédiat et continuel avec Saint-Julien. La familiarité qui en résulta
avait quelque chose de paisible et de fraternel, qui était mieux que de
l'amitié, et qui cependant ne ressemblait pas à l'amour. Du moins Julien
le croyait; mais son âme était dominée, toutes ses facultés absorbées
par une seule pensée. Si les heures où la princesse l'exilait de sa
présence n'eussent été assidûment remplies par le travail qu'elle lui
imposait et par les courts instants de repos qu'il était forcé de
prendre, elles lui eussent semblé insupportables. Mais dès son réveil,
il se rendait près d'elle et ne la quittait plus que le soir. Elle
prenait ses repas avec lui, des repas courts et presque napoléoniens. Si
quelquefois elle se reposait de ses fatigues intellectuelles par
quelques idées plus douces, elle y associait toujours son jeune protégé.
Elle l'entretenait des arts, qu'elle chérissait et dont il avait le vif
sentiment; elle écoutait avec intérêt quelques douces et naïves poésies
dont le jeune homme s'inspirait auprès d'elle, ou bien elle lui parlait
des bienfaits d'une vie laborieuse et réglée, des charmes d'une amitié
chaste et sainte. Saint-Julien l'écoutait avec délices, et, à voir son
front serein, son regard maternel, il oubliait qu'une passion orageuse
ou fatale pût naître auprès d'une telle femme; il se persuadait être
arrivé au terme du plus beau voeu qu'une âme noble puisse faire; il
croyait avoir atteint pour toujours un bonheur sans mélange et sans
remords. Quelquefois, il est vrai, lorsqu'il se retrouvait seul au
sortir de ces douces causeries, sa tête s'enflammait, son coeur battait
précipitamment, son émotion devenait une souffrance vague; mais un
sentiment pieux succédait à ces agitations. Il remerciait Dieu de
l'avoir tiré d'une condition douloureuse pour le combler de telles
joies, il versait des larmes, il prononçait le nom de Quintilia et
l'associait au nom de Marie, la Vierge des cieux. Quand il avait soulagé
son coeur dans ces extases, il reprenait avec ardeur la tâche que sa
souveraine lui avait confiée, et se livrait par anticipation au plaisir
de mériter et d'obtenir ses éloges et ses remerciements.
Entièrement séparé de l'entourage extérieur de la princesse, il n'avait
de relations qu'avec Galeotto et la Ginetta. Son caractère timide et un
peu fier, ses occupations sérieuses et soutenues, et surtout le
sentiment de bien-être intérieur qui lui rendait tout épanchement
inutile, s'opposaient à toute communication entre lui et le reste des
hommes. Il vécut donc dans un tel isolement de tout ce qui n'était pas
Quintilia, qu'il savait à peine les noms des personnes qu'il rencontrait
dans l'intérieur du palais. Et pourtant une passion, réelle, dévorante,
à jamais tenace, s'allumait en lui à son insu, à l'ombre de cette
confiance dangereuse. L'imagination de ce jeune homme était si pure, il
avait si peu connu l'amour, qu'il ne croyait pas à ses tourments et les
éprouvait sans les reconnaître.
Six mois s'étaient écoulés ainsi. Un soir, le travail se trouva terminé.
La princesse avait été tout ce jour-là plus grave et plus réfléchie que
de coutume. Elle traça de sa main une dernière page à la fin du registre
que Julien venait de lui présenter. Pendant qu'elle l'écrivait, Ginetta,
qui s'était introduite sans bruit dans l'appartement, attendait avec une
sorte d'anxiété qu'elle eût fini; son oeil noir et mobile interrogeait
impatiemment tantôt la porte où Julien aperçut un pan du manteau de
Galeotto, tantôt le front assombri et le sourcil plissé de la princesse.
Enfin, la princesse posa sa plume d'un air distrait, cacha sa tête dans
ses mains, reprit la plume, joua un instant avec une tresse de ses
cheveux qui s'était détachée, puis tressaillit, traça précipitamment
quelques chiffres, signa le registre, le ferma et le poussa loin d'elle.
Puis, tenant toujours sa plume, elle se leva, se tourna vers Ginetta et
la planta dans une grosse touffe de ses cheveux noirs. La soubrette fit
un cri de joie. «Est-ce enfin terminé, Madame? s'écria-t-elle; votre
belle main va-t-elle quitter la plume et reprendre le sceptre et
l'éventail? Sommes-nous arrivés au bout de ce pâle carême? le plaisir
va-t-il briser la pierre du cercueil où vous l'avez enseveli? me
permettrez-vous de jeter au vent cette vilaine plume que vous venez de
mettre dans mes cheveux, et qui me semble peser comme du plomb?