George Sand

Le secrétaire intime
Go to page: 12345678
--Fais-en un auto-da-fé, répondit Quintilia, je ne travaillerai plus
cette année.

--Vive la liberté! s'écria Galeotto en entrant d'un bond. Au risque
d'être grondé, il faut que je vienne mettre un genou en terre devant ma
souveraine, et que je la prie de _briser les cercles de fer de son
écuyer_.

--Reprends ton vol, mon beau papillon, dit la princesse en l'embrassant
au front.

--Par la Vierge! dit le page en se relevant, il y avait plus de six mois
que Votre Altesse n'avait fait cet honneur à son pauvre nain. Nous voici
tous sauvés; nous renaissons, nous dépouillons nos chrysalides, nous
ressuscitons. Alleluia.

--Brûlons la maudite plume! dit Ginetta.

--Non, dit le page en s'en emparant. Attachons-la à la barrette de
monsieur le secrétaire intime, et jetons tout dans la Célina, le pédant
et son encre, l'ennui et les registres.

--Non pas, dit la princesse; à votre tour, respectez le travail, la
réflexion, l'économie. Mon bon Giuliano, nous nous retrouverons tête à
tête dans la poussière des livres. Aujourd'hui, reposons-nous, quittons
nos habits noirs. Rions avec ces enfants, redevenons jeunes. Page, fais
illuminer le fronton de mon palais. Toi, Ginetta, rends la liberté à ma
chevelure, et enlève cette dernière tache d'encre à mon doigt.»

La Ginetta frotta les mains de la princesse avec de l'essence de citron.
Le page ouvrit les fenêtres et donna en criant des signaux à la
cantonade; puis il entraîna Julien sur la terrasse, et lui remettant un
magnifique bouquet de fleurs:

«Portez-le à Son Altesse, lui dit-il, mettez-vous à ses pieds, et tâchez
qu'elle ait pour vous un doux regard. Quittez surtout cet air consterné.
De quoi vous étonnez-vous? Pensez-vous que nous étions convertis pour
jamais, et que tout irait toujours selon vos goûts et vos idées? Mais
apprenez à connaître l'amitié. Je pourrais me venger aujourd'hui de tout
l'ennui que vous m'avez causé; je veux, au contraire, vous aider à
ressaisir votre crédit qui chancelle.

--Vraiment, je vous jure que je ne comprends pas, reprit Julien en
prenant le bouquet machinalement.

--Allez, allez! cria le page en le poussant. Si vous êtes habile, ne
perdez pas le temps et l'occasion, car voici le tourbillon qui nous
enveloppe et le sabbat qui commence.»

Les accords de cent instruments montaient en effet dans les airs, et
déjà des pétards et des fusées volaient par les rues.

--Qu'est-ce donc que tout ce bruit? dit Julien.

--C'est mon ouvrage, dit Galeotto d'un air enivré; c'est ce qui doit
sauver ou perdre bien des flatteurs, faire voler les uns comme des
aigles, barboter les autres comme des oisons.»

Saint-Julien, poussé par les épaules, approcha de la princesse d'un air
gauche et confus.

Elle était déjà transformée en une autre femme que celle qu'il voyait
depuis six mois. Elle avait les cheveux parfumés, le front couvert de
diamants de sept couleurs, une folle et magnifique parure. Son corps
avait changé d'attitude et sa figure d'expression. Elle était sans
contredit beaucoup plus jeune, plus belle et plus séduisante qu'avec sa
robe noire et son air pensif. Mais Saint-Julien l'avait aimée beaucoup
mieux ainsi, et maintenant elle l'effrayait comme autrefois; ses doutes
évanouis longtemps se réveillaient, sa confiance et sa joie pâlissaient
à mesure que la beauté de Quintilia s'illuminait d'un éclat plus vif.

[Illustration: Je me nomme Galeotto _degli Stratigopoli_... (Page 11.)]

«Un genou en terre, lui dit le page à l'oreille, et tâchez de baiser sa
main.»

Julien crut qu'on le persiflait; peu s'en fallut qu'il n'accusât
Quintilia d'être complice d'une mystification préparée contre lui. Il se
laissa tomber à demi sur le carreau de velours qui était à ses pieds,
et, tout palpitant, il leva sur elle un regard qui semblait être un
triste et doux reproche. Mais, au lieu de le railler, comme il s'y
attendait, Quintilia lui prit la main.

«Eh quoi! des fleurs à la main de Giuliano! lui dit-elle avec gaieté;
mais je crois que le monde est bouleversé, et tu m'apportes précisément
les fleurs que j'aime, la rose turque et la pompadoura qui enivre!
Donne, donne, Giuliano. Toi aussi, tu veux donc te rajeunir et te
retremper! Bien, mon fils; faisons-leur voir que le travail ne nous a
pas rendus stupides, et que nos esprits ne sont point émoussés comme nos
plumes.»

Quintilia, en disant ces folles paroles, embrassa son secrétaire intime
sur les deux joues. C'était la première fois, et il s'y attendait si
peu, que sa tête se troubla, et il lui fut impossible de comprendre ce
qui se passait autour de lui.

Un feu d'artifice fut tiré sur l'eau, et un grand souper, qui sembla
improvisé, mais que Galeotto et Ginetta tenaient prêt depuis longtemps,
prolongea la fête assez avant dans la nuit. Saint-Julien suivit d'abord
machinalement Quintilia; il était encore sous l'impression délirante de
ce baiser: il ne songea qu'à la trouver belle dans sa nouvelle parure,
gracieuse et spirituelle avec ceux qui venaient la complimenter. Mais
peu à peu cet entourage de courtisans qu'il avait perdu l'habitude de
voir se placer entre elle et lui, ce bruit qui ne lui permettait plus
d'être seul entendu, ce mouvement qui semblait enivrer Quintilia, lui
devinrent odieux. Il fut souvent tenté de quitter cette cohue et d'aller
s'enfermer dans sa chambre. Un sentiment de jalousie inquiète et
chagrine le retint auprès de la princesse.

[Illustration: Que suis-je donc? s'écria Julien... (Page 18.)]




VII.


«Mon ami, lui dit Galeotto le lendemain matin, vous avez été
souverainement ridicule hier soir.

--Et pourquoi donc?

--Triste, pâle, et l'air consterné! Prenez garde à vous. La princesse
est en humeur de se divertir: si vous ne vous amusez pas, vous êtes
perdu.

--Perdu! dit Saint-Julien. Comment et pourquoi?

--Pourquoi?..... parce que vous l'ennuierez, mon ami. Comment? parce
qu'elle oubliera jusqu'à votre nom.

--Où sommes-nous, mon Dieu? dit Julien en passant sa main sur ses yeux,
dans un sentiment d'invincible tristesse. Est-ce un rêve que je fais?
Tout est-il donc si changé depuis douze heures!

--Vous ne connaissez pas le monde, reprit le page; vous ne savez pas
qu'il faut ne compter sur rien, être préparé à tout, et posséder vingt
habits dans son magasin pour être toujours prêt à changer avec ceux qui
changent.

--Mais expliquez-moi Quintilia; que m'importent les autres?

--Quintilia! dit le page en baissant la voix. Que je vous explique cette
femme, moi!... Eh! mon ami, j'ai seize ans! Je ne manque pas d'intrigue,
d'ambition et d'une certaine intelligence; je vois, j'entends; je
n'essaie pas de comprendre; j'obéis, je devine ce qu'on va me commander:
il me semble que c'est quelque chose pour mon âge. Mais trouver la
raison de ce que je vois, de ce que j'entends et de ce que je fais,
c'est plus qu'il n'appartient à mon inexpérience et à ma jeunesse. C'est
vous, monsieur le philosophe, qui devriez me donner la clé des énigmes
autour desquelles je tourne comme une folle planète, sans savoir où me
mène mon soleil.

--Je ne vous demande qu'une chose, dit Saint-Julien en fixant ses grands
yeux tristes sur les yeux malins et brillants de Galeotto. Je vois bien
qu'il y a en elle deux femmes distinctes, une vraie et une artificielle;
une qui est née ce qu'elle est, une autre que les hommes et le siècle
ont formée: laquelle des deux est l'oeuvre de Dieu?»

Le page eut sur les lèvres une contraction nerveuse, comme s'il allait
dire un mot cynique. Saint-Julien devina les deux syllabes qui erraient
sur cette bouche moqueuse, et un frisson douloureux lui passa de la tête
aux pieds. Mais le page se levant aussitôt et changeant de manière et de
langage avec cette facilité de courtisan qui était innée en lui:

«Votre question n'a pas le sens commun, mon ami, lui dit-il en se
promenant dans la chambre d'un air grave. Le sentiment et la
métaphysique vous ont troublé le jugement. Est-ce que nous sommes _nés_
quelque chose? C'est bien assez d'être nés gentilshommes, canaille ou
prince. Ce n'est pas Dieu qui préside à ces distinctions; et pour notre
caractère, c'est l'éducation et le hasard qui s'en mêlent. Si j'étais
phrénologiste, je vous dirais quelles bosses du crâne de Son Altesse
nécessitent la contradiction que vous voyez en elle; mais, n'étant qu'un
ignorant, j'aime mieux admirer ses cheveux noirs et recevoir sur mon
pauvre front étroit et borné le baiser d'une bouche ducale.»

En se rappelant le baiser qu'il avait reçu, Saint-Julien frémit, et
devint tour à tour rouge et pâle. Le page s'en aperçut, et, s'arrêtant
devant lui les bras croisés sur sa poitrine:

«Mon ami, lui dit-il, tu es amoureux; tu es perdu!

--Amoureux! dit Julien troublé; non, je ne le suis pas. J'aime ma
souveraine avec vénération, avec...

--Tais-toi, tu extravagues, reprit Galeotto. Nous ne sommes plus au
temps de la chevalerie. Aujourd'hui un gentilhomme, et même un
pâtissier, peut épouser une princesse. Tu es amoureux, mais tu es fou.

--Épargnez-moi vos railleries, Galeotto...

--Non, je ne raille pas. Hier, quand vous avez reçu ce baiser sur les
joues, vous avez failli vous trouver mal. Pour un homme qui ne voudrait
que parvenir, c'eût été d'un effet excellent. Ces timidités-là ont plus
de succès ici que les fatuités de Lucioli. Ce n'est pas vous qu'on
mariera à une duègne, et qu'on enverra prendre l'air à la campagne avec
cinquante mille francs de rente et une momie ambulante comme mistress
White. Mais c'est vous à qui l'on mettra un collier de vermeil au cou,
et qu'on laissera vieillir couché en rond sur un coussin entre la biche
tachetée et la levrette blanche.

--Mais quel rôle si important jouez-vous donc vous-même ici? dit
Saint-Julien un peu piqué.

--Aucun, dit le page; mais je ne suis pas amoureux; et quand on me baise
au front, je n'oublie pas que je suis un jouet, un petit animal
domestique, un enfant condamné à ne pas grandir. Alors, en attendant que
je sois homme et qu'on s'en aperçoive, je rends à la Ginetta les baisers
qu'on me donne. Fais comme moi, Giuliano, Ginetta est une belle et bonne
fille.»

Saint-Julien eut comme un éblouissement, et s'appuyant sur le bras de
son fauteuil.

«Ô mon Dieu! s'écria-t-il avec angoisse, où m'avez-vous conduit? dans
quel antre de corruption m'avez-vous jeté?»

Galeotto répondit par un éclat de rire à cette mystique apostrophe.

Le naïf Julien le regardait avec surprise et avec une sorte de terreur.
Élevé aux champs, plein d'innocence et de candeur, il ne pouvait
comprendre la précoce dépravation de cet enfant de la civilisation.

«Si jeune et si beau! continua-t-il en le regardant avec une sincérité
de douleur qui augmenta la gaieté du page; avec un front si pur et tant
de grâce, être déjà si sec, si froid, si raisonneur! Avoir déjà vaincu
l'amour, et l'enthousiasme, et les sens! avoir arrangé toute sa vie pour
l'ambition, et n'avoir ni jeune coeur ni folle imagination qui vous
détourne du chemin! Quoi! pas même amoureux de la Ginetta! Moqueur et
méprisant sous les lèvres de celle-ci, méfiant et froid sous les lèvres
de l'autre!... Qu'aimez-vous donc, qu'aimerez-vous, vieillard de seize
ans?

--J'aimerai, dit le page, j'aimerai l'argent et le pouvoir: l'argent,
pour avoir de bons chevaux, de riches habits, et des femmes dont je ne
serai pas forcé d'être amoureux au point de me brûler la cervelle en cas
d'abandon; de ces femmes qui ont tout juste assez d'esprit pour nous
donner un instant d'ivresse, seul bien que la femme puisse promettre et
tenir, menteuse et lascive qu'elle est de sa nature; le pouvoir, pour
humilier les fourbes et les sots qui me flattent et me haïssent, pour
jeter dans la poussière les faces orgueilleuses qui se baissent pour me
regarder. Oui, oui, l'argent et le pouvoir: tout homme qui n'est pas
imbécile ou fou doit viser à cela et mépriser le reste.

--De qui tenez-vous ce principe? dit Saint-Julien. Est ce de vous-même,
est-ce de Quintilia?

--Oh! toujours à cheval sur votre idée fixe! Que m'importe Quintilia?
Croyez-vous que je veux pourrir dans ce misérable cabotinage de royauté?
Croyez-vous que cette parodie de czarine, et ces ombres de courtisans,
et ces forteresses de pain d'épice, et cet appareil militaire qu'on a
fait avec de la moelle de sureau et des grains de plomb, et ce palais
qui servirait de surtout sur la table d'un banquier, et ces places dont
ne voudrait pas le groom d'un pair d'Angleterre; croyez-vous vraiment
que tout cela m'attache et me séduise? C'est bon pour vous, vertueux
prestolet, qui vous croyez au sommet des grandeurs du monde, et qui
prenez le théâtre de Polichinelle pour la Scala ou pour San-Carlo. Moins
heureux que vous, je ne sais pas m'abuser ainsi; je sens que l'univers
n'est pas trop vaste pour mon activité, et j'étouffe dans ce poêle, où
nous chauffons comme de pauvres marrons qu'une femme tire du feu au
profit du diable. Allons, Giuliano, suivez votre vocation, et ne vous
effrayez pas de la mienne. C'est moi qui devrais m'étonner et me jeter à
la renverse, et interroger avec stupeur les étoiles fantasques, à la vue
d'une candeur comme la vôtre. C'est vous, mon ami, qui êtes une
exception, une rareté, une merveille dans ce siècle de raison et
d'égoïsme. Vous êtes peut-être un ange devant Dieu; mais les hommes, à
coup sûr, vous montreraient à la foire s'ils savaient ce que vous êtes.

--Que suis-je donc? s'écria Julien, confondu de surprise.

--Voulez-vous que je vous le dise? Vous ne vous en fâcherez pas?

--Non.

--Vous êtes un niais.

--Et Quintilia?

--Je vous le dirai quelque jour si nous nous rencontrons à cent lieues
d'ici.»




VIII.


Une grande fête se préparait au palais. Jamais Julien n'avait vu un tel
luxe et de si folles dépenses. Personne ne pouvait plus aborder la
princesse s'il ne venait l'entretenir de chiffons, de lustres et de
musiciens. Le pauvre secrétaire intime, étranger à toutes ces choses,
errait pâle et triste au milieu de ce désordre, dans la poussière des
préparatifs et dans la cohue des ouvriers. Trois jours entiers
s'écoulèrent sans qu'il vît la princesse. Il tomba dans une noire
mélancolie et pleura son beau rêve effacé, ses douces illusions perdues.
Le matin de la fête, elle se souvint de lui et le fit appeler pour lui
remettre le costume qu'il devait porter; elle lui donna gravement les
instructions les plus frivoles, lui demanda conseil sur la coupe des
manches que Ginetta lui essayait; puis elle oublia sa présence et le
laissa sortir sans s'en apercevoir.

Le bal fut magnifique. Grâce à la plus bizarre et à la plus folle des
inventions de la princesse, toute la cour représenta une immense
collection de papillons et d'insectes. Des justaucorps bigarrés
serraient la taille; de grandes ailes d'étoffe, montées sur du laiton
imperceptible, se déployaient derrière les épaules ou le long des
flancs; et l'on ne pouvait trop admirer l'exactitude des nuances, la
forme des accidents, la coupe et l'attitude des ailes, et jusqu'à la
physionomie de chaque insecte reproduite par la coiffure du personnage
chargé de le représenter. Le bon abbé Scipione, métamorphosé en
sauterelle, gambadait agréablement dans son mince vêtement de crêpe vert
tendre. Le pimpant Lucioli, emprisonné dans une écaille bombée de satin
marron, et le ventre couvert d'un gilet rayé de noir et de blanc,
représentait admirablement un hanneton de la plus grosse espèce connue.
La grande et mince marchesa Lucioli, ex-mistress White, était fort
brillante sous un long corps de velours noir et de grandes ailes de
taffetas jaune rayé de noir. Avec sa longue face pâle, les déchiquetures
de ses ailes et sa démarche péniblement folâtre, on l'eût prise pour ce
grand papillon nommé Podalyre, qui est si embarrassé de sa longue
stature que les hirondelles dédaignent de le poursuivre et le laissent
se débattre contre le vent, pêle-mêle avec les feuilles jaunies et
dentelées du sycomore. Le beau page Galeotto représentait le charmant
papillon Argus; les pierreries de toutes couleurs ruisselaient sur ses
ailes de velours bleu tendre, doublées d'un satin nuancé de rose,
d'abricot et de nacre. La Ginetta portait un corselet d'azur rayé de
noir; elle était coiffée de ses cheveux bruns relevés en grosses touffes
sur ses tempes. Belle avec sa tête large et plate, mince dans son
corsage étroit, folâtre sous ses transparentes ailes de crêpe bleu, elle
offrait le plus beau type d'_agrillon-demoiselle_ qu'on eût vu depuis
longtemps. Quant à Julien, on l'avait déguisé en _antyope_, avec des
ailes de velours noir frangées d'or.

C'était la princesse elle-même qui avait présidé au choix et à la
distribution de tous ces costumes. Elle avait consulté vingt savants et
compulsé tous les traités d'entomologie de sa bibliothèque pour arriver
à une perfection capable de donner le délire de la joie au plus grave de
tous les professeurs d'histoire naturelle. Elle avait assorti chaque
rôle, ou au moins chaque couleur, au caractère ou à la physionomie de
chaque personnage. On voyait autour d'elle de belles Vénitiennes
déguisées en guêpes, en noctuelles, en piérides; de brillants officiers
convertis en cerfs-volants, en capricornes, en sphinx. On vit plusieurs
jeunes abbés en fourmis et le majordome en araignée. Ou admira beaucoup
le sphinx Atropos. La _manthe précheresse_ eut un plein succès, et les
femmes jetèrent des cris d'épouvante à l'aspect du grand bousier sacré
des Égyptiens.

Mais parmi ces cohortes aériennes, Quintilia se distinguait par la
richesse et la simplicité de son costume. Elle avait choisi pour emblème
le blanc phalène de la nuit. Sa robe et ses ailes de gaze d'argent mat
tombaient négligemment le long de sa taille. Elle avait pour coiffure
deux marabouts blancs qui, s'abaissant de son front sur chacune de ses
épaules, représentaient fort agréablement deux antennes moelleuses.

Les salles étaient tapissées et jonchées de fleurs; des échelles de
soie, cachées dans des guirlandes de roses, étaient tendues le long des
murs ou suspendues aux voûtes. Les plus hardis grimpaient sur ces frêles
soutiens, se tenaient accrochés, les ailes pliées, au-dessous des
plafonds, se balançaient entre les colonnes, ou s'élançaient de l'une à
l'autre en agitant leurs ailes diaphanes. C'était un spectacle vraiment
magique, et dont la nouveauté enivra Saint-Julien un instant. Mais des
angoisses inattendues l'arrachèrent bientôt à ces naïves satisfactions.
Quintilia, entourée d'hommages et de voeux, se livrait au plaisir d'être
admirée avec tant de jeunesse et d'enivrement que Saint-Julien crut ne
plus pouvoir douter de l'erreur où six mois de retraite et de bonheur
calme l'avaient plongé. «Insensé! se dit-il, comment ai-je pu croire que
cette femme avait autre chose dans le coeur que la vanité de son sexe et
l'orgueil de son rang? comment ai-je pu m'abuser à ce point sur la
galanterie et le désordre qui règnent ici? Quel plaisir a-t-elle pris à
me duper et à se duper elle-même sur de prétendus projets
philanthropiques, sur les hautes ambitions d'une âme généreuse, lorsque
le plus ardent de ses voeux, la plus enivrante de ses joies, c'est une
fête ruineuse et le fade hommage des cours!»

Et malgré ces tristes réflexions, il la suivait avec anxiété; il épiait
tous ses regards, il se glissait à son insu sur tous ses pas.
Lorsqu'elle semblait s'occuper d'un homme plus que d'un autre, son coeur
battait, sa tête s'égarait, il était prêt à faire une scène ridicule;
puis il s'arrêtait pour se demander compte de ses propres agitations et
pour s'effrayer de ressentir l'amour en même temps que l'aversion.

Dans le mouvement d'une valse, la coiffure de la princesse s'étant un
peu dérangée, elle s'esquiva et entra dans ses appartements pour la
réparer. Elle ne voulut pas appeler à son secours Ginetta, qui était
emportée par la danse au fond des salles du bal. Elle se retira donc
seule et sans bruit dans son cabinet de toilette; mais au moment d'en
fermer la porte, elle vit derrière elle une pâle figure: c'était
Saint-Julien qui l'avait suivie. Dans le délire de son chagrin, il
s'était imaginé lui voir échanger un signe avec Lucioli, et il avait
perdu la tête.

«Et que veux-tu, Giuliano? lui dit-elle avec surprise; tu sembles triste
ou malade! As-tu quelque chose à me dire? Que puis-je faire pour toi?

--Je vous dérange, Madame, répondit-il d'une voix entrecoupée;
ordonnez-moi de vous laisser seule.

--Non, reprit-elle avec une parfaite insouciance, assieds-toi sur ce
divan pendant que je vais raccommoder ma plume; et si tu as quelque
confidence à me faire, je t'écoute.»

Julien s'assit et garda le silence. Quintilia, debout devant son miroir
et lui tournant le dos, refit sa coiffure tranquillement. Quand elle eut
fini, elle pensa à lui et le regarda dans sa glace. Il était prêt à se
trouver mal.

Elle vint droit à lui, et lui prenant la main avec une assurance qui
semblait partir de la bonté de son coeur au moins autant que de la
hardiesse de son caractère: «Tu as quelque chose, lui dit-elle, tu
souffres, tu es malade ou malheureux, lequel des deux? Parle, je suis
ton amie, moi.»

Saint-Julien pencha son visage sur les belles mains de Quintilia et les
couvrit de larmes.

«Tu es amoureux, lui dit-elle en les lui pressant avec affection.

--Oh! Madame!

--Oui, n'est-ce pas?

--Eh bien! oui!

--De qui?

--Je n'oserais jamais...

--C'est de la Ginetta?

--Non, Madame.

--Alors c'est de moi?

--Oui, Madame.

--Et bien! tant pis pour toi, répondit-elle avec un geste d'impatience
voisin de la colère; tant pis pour nous deux!»

Saint-Julien crut l'avoir blessée dans l'orgueil de son rang.
«Pardonnez-moi, lui dit-il, je suis un sot et un insolent. Vous allez me
chasser; mais je préviendrai vos ordres à cet égard: tout ce que
j'aurais osé désirer était un mot de pitié avant de perdre pour jamais
le bonheur de vous voir.

--Eh! mon Dieu, tu ne sais ce que tu dis, Saint-Julien. Je ne te
chasserai pas, et si tu pars, ce sera bien contre mon gré. Tu me crois
offensée, tu te trompes. Si je t'aimais, je te le dirais; et si je te le
disais, je t'épouserais.»

Saint-Julien fut tout étourdi de ce discours, et faillit se frotter les
yeux comme un homme qui vient de rêver. Mais il sentit aussi tout ce que
cette franchise avait de mortifiant pour lui. Il baissa les yeux et
balbutia quelques paroles.

«Allons, ne prends pas cet air désespéré. Vois-tu, Julien, tous les
jeunes gens sont fats ou romanesques. Tu n'es pas fat, mais tu es
romanesque; tu te crois amoureux de moi, tu ne l'es pas. Comment le
serais-tu? tu ne me connais pas.

--Eh bien, Madame, s'écria Saint-Julien, vous avez raison en ceci; je ne
vous connais pas, et si je vous connaissais, je serais ou radicalement
guéri ou décidément incurable. Je vous aimerais au point de me brûler la
cervelle, ou je vous haïrais assez pour vous fuir sans regret. Mais le
fait est que je ne sais point qui vous êtes, et l'incertitude où je vis
me dévore. Tantôt je vous prie dans le secret de mon coeur comme un ange
de Dieu, et tantôt... oui, je vous dirai tout, tantôt je vous compare à
Catherine II.

--Sauf les meurtres, les empoisonnements et autres misères semblables,
qui, après tout, ne constitueraient pas une grande différence, dit la
princesse avec une froide ironie.» Alors, prenant son éventail de
plumes, elle s'assit en ajoutant avec un calme dérisoire: «Continuez,
monsieur le comte, j'écoute votre harangue.»

--Raillez-moi, méprisez-moi, dit Julien au désespoir, vous avez raison;
traitez-moi comme un fou, je le suis. Et que m'importe votre colère? que
m'importe votre mépris? Au moment de vous perdre à jamais, et ne
risquant plus rien, je puis bien tout vous dire.

--Dites, Julien, répondit-elle tranquillement.

--Eh bien, je vous dirai, Madame, que cela ne peut pas durer et qu'il
faut que je parte. Vous me traitez avec confiance, et je n'en suis pas
digne; vous m'accablez de bontés, et je suis ingrat. Au lieu de me
borner à vous servir et à vous chérir en silence, je m'inquiète de
toutes vos actions. Je vous soupçonne des plus infâmes turpitudes, je
vous épie comme si j'étais chargé de vous assassiner. Je questionne vos
gens, j'interroge vos regards, je commente vos paroles, je hais votre
parure; je voudrais tuer tous ceux qui vous admirent. Je suis jaloux,
jaloux et méfiant! Moquez-vous! oh! oui, moquez-vous! Je me moque de
moi-même bien plus amèrement que personne ne le fera. Depuis trois jours
surtout je suis fou, complètement fou. Je suis à chaque instant sur le
point de vous adresser des reproches et de vous demander compte de mes
tourments! Moi à vous! moi, votre valet!... Madame, je sais que je suis
votre valet...

--Vous prenez trop de peine, interrompit la princesse. Je ne pense pas à
vous humilier, ces moyens sont bons pour qui n'en a pas d'autres. Vous
n'êtes point mon valet, Monsieur, et vous ne le serez jamais. Je croyais
m'être expliquée assez clairement tout à l'heure à cet égard.
D'ailleurs, quand même vous le seriez, il y aurait un cas où vous auriez
le droit de me parler comme vous le faites. Savez-vous lequel?

--Dites, Madame, je n'ai plus peur: je suis perdu!

--Je vous le dirai sans colère et sans mépris. Ce cas, Julien, c'est
celui où je vous aurais encouragé pendant seulement... combien dirai-je?
cinq minutes?... Est ce trop?

--Votre moquerie est sanglante, Madame, et je l'ai méritée! Non, vous ne
m'avez pas encouragé pendant cinq minutes; vous ne m'avez pas adressé un
regard, pas une syllabe qui m'ait donné droit d'espérer...

--À moins que vous n'ayez pris pour des preuves de mon amour ou pour des
avances de ma coquetterie les attentions et les soins d'une honnête
amitié, les témoignages d'une loyale estime... On m'avait souvent dit
que les femmes au-dessous de cinquante ans n'avaient pas le droit d'agir
comme je le fais; que la franchise ne leur servait à rien; que leur
témoignage n'était pas reçu devant la prétendue justice du bon sens:
j'en avais fait l'expérience... mais avec qui? avec des sots et des
lâches. Je vous prenais pour un homme capable de me juger.

--Madame, Madame, vous êtes injuste! Vous m'avez interrogé d'un ton
d'autorité, vous avez été au-devant de mes aveux. Tout mon tort est donc
de n'avoir pas menti quand vous m'avez dit tout à l'heure: Si tu es
amoureux, c'est de moi.

--Votre tort n'est pas de me le dire, Julien, mais c'est de l'être.

--Croyez-vous donc que de tels sentiments se commandent?

--Peut-être! si j'étais homme, je serais l'ami de Quintilia. Je la
comprendrais, je la devinerais, et je l'estimerais peut-être!...

--Eh bien! laissez-moi vous comprendre, dit Julien en se jetant à genoux
sans s'approcher d'elle, et peut-être pourrai-je être votre ami en même
temps que votre sujet.

--Monsieur le comte, dit la princesse en se levant, je ne rends compte
de moi à personne. Depuis longtemps j'ai appris à mépriser l'opinion des
hommes. N'avez-vous pas lu la devise de mon blason: _Dieu est mon
juge_?»

Elle sortit, et Julien, toujours à genoux, resta atterré à sa place.




IX.


Quand il fut revenu de sa première consternation, il tomba dans le
désespoir; et cachant son front dans ses mains:

«Malheureux fou! s'écria-t-il, est-il possible que tu aies fait ce que
tu as fait, et dit ce que tu as dit! Comment! c'est toi qui es là dans
le cabinet de toilette de la princesse? Qui t'a amené ici? comment as-tu
osé? au milieu de quel vertige as-tu trouvé tant d'insolence, et où
as-tu pris tout ce que tu as dit d'orgueilleux et d'insensé? Quoi! voici
le dénouement d'une vie si belle, d'un bonheur si grand? Tu as été
pendant six mois le roi du monde, et te voilà méprisé, chassé!... ou, ce
qui sera pire encore, toléré peut-être comme un écolier ridicule, comme
un cuistre sans conséquence, relégué parmi les subalternes au-dessus
desquels on t'avait élevé! Ah! partons, partons! fuyons ces angoisses,
ces incertitudes sans fin, ces doutes cuisants...» En parlant ainsi, il
restait cloué à sa place et pleurait comme un enfant.

«Tu t'affectes trop, lui dit tranquillement Galeotto, qui était entré
sans qu'il s'en aperçût et qui l'écoutait divaguer. Je t'apporte déjà
une meilleure nouvelle. Son Altesse te défend de sortir du palais, et
t'ordonne de venir lui parler dans sa chambre demain après le bal.

--Quoi! s'écria Saint-Julien, elle t'a dit!...

--Ce que je te dis, rien de plus. Mais il me semble que c'est assez
clair pour que je sache tout ce qui s'est passé. Tu as risqué la
déclaration. Eh bien! tu n'as pas eu tort. Qui sait? ta bonne foi peut
te servir plus que l'esprit des autres. Qu'as-tu à me regarder d'un air
effaré? Son Altesse s'est fâchée sérieusement, à ce qu'il paraît. Cela
vaut mieux, après tout, que le calme de la raillerie; elle avait l'air
sombre en rentrant au bal, et, bien qu'elle se soit mise tout de suite à
danser avec le duc de Gurck, la danse a langui pendant trois minutes; on
se battait les flancs pour avoir l'air de ne pas voir le front courroucé
de la souveraine, mais le fait est que personne ne pouvait en détourner
les yeux. Oh! les princes sont un centre d'attraction magnétique! Être
prince, c'est magnifique, en vérité! Il n'y a qu'une chose que j'aime
mieux, c'est d'être page et d'en rire!...»

Saint-Julien ne l'écoutait pas. Galeotto le prit par le bras et
l'entraîna dans les jardins.

«Écoute, lui dit-il quand ils furent seuls ensemble, je suis ton ami et
veux te servir. Es-tu réellement amoureux?

--Moi, dit Saint-Julien moitié par fierté, moitié par délire, je ne le
suis pas! Comment peut-on être amoureux d'une femme qu'on ne connaît
pas!

--Oh! bien! j'aime à t'entendre parler ainsi. En ce cas tu as des idées
plus saines que je ne pensais; mais à quoi vises-tu ici? quoi qu'il
t'arrive, cela ne peut pas te mener bien loin. Personne n'a fait son
chemin avant toi, et tu ne le feras pas non plus.

--Explique-toi, au nom du ciel!...

--Tu veux être l'amant de la princesse?»

Saint-Julien fit un geste d'horreur que le page ne vit pas.

«Tu veux, continua-t-il, régner sur ce petit domaine, commander à ces
petits grands seigneurs? C'est peu de chose; mais encore c'est mieux que
rien, et, pour un bachelier gentillâtre, cela peut sembler assez joli
pendant quelque temps. Eh bien! prends garde; car il y a dix à parier
contre un que tu ne régneras ici sur rien et sur personne. On peut
plaire, mais non gouverner; on peut remonter fièrement le col de sa
cravate; mais à quoi bon si l'on a quelque chose de plus dans la tête
qu'un frivole amour! Avec cette femme il n'y a pas d'avancement
possible; on n'est jamais que son amant, c'est-à-dire son très-humble
serviteur. C'est à toi de savoir si tu veux consacrer tant de soins et
de peines à ce résultat où bien d'autres t'ont devancé, où bien d'autres
te succéderont.»

Ce discours refroidit tellement l'imagination du pauvre secrétaire
intime, qu'il se sentit incapable de parler le même langage que
Galeotto. Il espéra s'éclairer enfin en feignant de partager ses idées.

«Il faut, avant de te répondre, que je réfléchisse, répliqua-t-il. Mais,
pour réfléchir à coup sûr, il me faudrait des renseignements historiques
plus détaillés que ceux que j'ai. Peux-tu me les fournir, et le veux-tu?

--Oui, car j'ai pitié de ton embarras; et si tu me trahis quelque jour,
j'aurai ma revanche: je tiens ton secret.»

Saint-Julien frémit de la situation où sa dissimulation le plaçait;
néanmoins il continua.

«Eh bien, dit-il, raconte-moi un peu la vie de madame Cavalcanti.

--Pour cela, non!

--Comment, tu refuses?

--Je me récuse, je ne sais rien, et personne ne sait rien, si ce n'est
la Ginetta; encore j'en doute. Ou la bouche de cette fille est un
cercueil, ou bien la princesse jette au feu tous ses bonnets dès qu'elle
leur trouve l'air de savoir ses pensées. Je te dirai tout ce que je
sais, et ce ne sera pas long. Je te dirai tout ce que je présume, et ce
sera logique. Elle fut mariée à douze ans par procuration, et devint
veuve sans avoir jamais vu la figure de son mari. Ce fut heureux pour
elle: il était laid et sot. Le gentilhomme chargé d'épouser la princesse
par procuration s'appelait Max tout court. Il était bâtard de je ne sais
quel roitelet d'Allemagne. Il avait douze ans comme la princesse. Ce fut
une cérémonie plaisante, à ce qu'on dit. Les deux enfants étaient, à ce
que raconte emphatiquement l'abbé Scipione, chamarrés d'ordres de tous
les pays, de diamants et de broderies; graves comme des portraits de
famille, beaux comme des anges, à ce que prétend mistress White. Ils
jouèrent à la poupée en sortant de l'église et mangèrent des bonbons
pendant tout le bal. Je ne sais par suite de quels arrangements
diplomatiques le bâtard Max passa trois ans à la cour de Cavalcanti. Au
bout de ce temps il fut banni et presque chassé _con furore_ par les
parents de la princesse. Mais la princesse, devenue veuve et
orpheline...

--Rappela Max? dit Julien.

--Pas du tout, elle l'oublia, et aima je ne sais lequel de ses pages;
dans ce temps-là les pages étaient en faveur apparemment. Oh! les temps
sont bien changés! Ensuite, ensuite, que sais-je! qui n'aima-t-elle
pas!» Galeotto garda le silence un instant, puis il ajouta: «Penses-tu
qu'elle ait jamais aimé quelqu'un?

--Je deviendrai fou, dit Julien; ou plutôt je le suis déjà, car il me
semble que les autres le sont. Galeotto, que faut-il que je pense de
toi? veux-tu m'insulter? as-tu envie de te battre avec moi? parle!

--Vive la Vierge! qu'est-ce que nous avons donc bu? dit Galeotto; nous
sommes tous ivres-morts, et nous extravaguons d'une manière déplorable.
Laisse-moi rassembler mes idées, qui s'envolent comme des flocons de
duvet au souffle de tes paroles. Que t'ai-je dit? ce que je pouvais te
dire. Crois-tu, qu'excepté la Ginetta, il y ait ici quelqu'un qui puisse
avoir de meilleurs renseignements que moi? Eh bien! cherche, questionne,
regarde, écoute aux portes; et si tu apprends quelque chose, viens m'en
faire part; car, moi aussi, je suis curieux, et souvent je suis vraiment
en colère de ne pouvoir regarder au travers de tous ces réseaux l'espèce
de moucherons dont se nourrit l'araignée. Eh bien! je ne vois rien, je
ne sais rien; voilà ce que je puis t'affirmer. Ici personne ne parle,
par la raison que personne ne pense. On croit aux intrigues de la
princesse ou on n'y croit pas: c'est tout un. Personne n'a assez de
principes pour apprécier sa vertu, personne n'a assez d'esprit pour
profiter de ses vices; car est-elle la plus austère ou la plus perverse
des femmes, nul ne le sait, et nous ne le saurons peut-être jamais. De
telles femmes devraient être marquées, au front, d'un zéro pour montrer
qu'elles sont en dehors de l'espèce humaine, et qu'il faut les traiter
comme des abstractions.

--Mais pourquoi? s'écria Julien; pourquoi? pourquoi?

--Parce qu'elles ne disent rien, ne font rien, ne pensent rien et ne
sentent rien comme les autres. Ce sont des natures forcées, des
intelligences dépravées, des mots détournés de leur sens, des cordes
détendues qui n'ont plus de ton appréciable à l'oreille. Ce sont des
êtres faussés, des énigmes sans mot, des arabesques diaboliques, des
figures comme on en voit dans les rêves d'une digestion pénible ou dans
les élucubrations bachiques d'après souper. Ce sont des paysages comme
ceux que la gelée applique sur les vitres; on y voit de tout et on n'y
voit rien. En un mot, ce ne sont pas des hommes, ce ne sont pas des
femmes; ce sont des cuistres.

--Vous avez peut-être raison, dit Saint-Julien étonné.

--Ce sont des êtres, continua le page, qui aiment et qui n'aiment pas;
aujourd'hui jouant un rôle, demain un autre; tantôt poètes, tantôt
philosophes, tantôt métaphysiciens. Cela n'a pas d'âge, pas de
caractère, pas de sexe, et cela se sauve par des prétentions et des
singeries de royauté.

--Vous haïssez donc cette femme? dit Saint-Julien.

--Je ne puis ni la haïr ni l'aimer; elle n'existe pas pour moi. C'est
une chose, et non une personne; une chose curieuse, bizarre, amusante
parfois; c'est une chose couronnée, voilà tout. On s'incline devant le
diadème, mais le cerveau ne serait pas bon à gouverner un couvent de
petites filles.

--Eh bien, je crois que vous vous trompez; je crois qu'il commanderait
bien une armée. C'est là sans doute une femme incapable de tout ce que
j'aime dans une femme, mais propre à ce que j'admire dans un homme. Elle
est peut-être susceptible d'héroïsme; que nous importe à nous, qui ne
sommes ni roi ni généraux?

--Si j'étais général ou roi, reprit le page, je n'en serais que plus
absolu dans mon ménage, et je voudrais bien voir que ma soeur, ma
maîtresse ou ma mère vint commander à mes soldats ou à mes sujets! Mais,
sois tranquille, les hommes maintiendront en bride le beau sexe qui se
révolte, et la loi salique deviendra une mesure de sûreté universelle.
Je dis mesure de sûreté, parce qu'avec des femmes-rois, quelles qu'elles
soient, messalines ou pédantes, on n'est pas bien certain de s'éveiller
tous les matins.

--Au moins, avec celle-ci, dit Saint-Julien, effrayé de ce que le page
semblait faire pressentir, il n'y a point lieu à de semblables craintes.

--Ne l'as-tu pas trop grièvement offensée aujourd'hui? Saint-Julien, dit
le page en baissant la voix, tâche d'obtenir ton pardon, ou plutôt
va-t'en; car peut-être...

--Galeotto, parle; est-elle ainsi? prouve-le-moi, et je ne l'aimerai
plus, je ne souffrirai plus.

--Je serais franc avec toi si tu l'étais avec moi; mais peut-être ne
l'es-tu pas!

--Comment?

--Peut-être me fais-tu parler depuis une heure sur des choses que tu
sais mieux que moi?

--Me prenez-vous pour un espion?

--Non; mais je suis sans expérience, moi; je suis né prudent; le peu de
choses que j'ai vues dans ma vie n'a pas été propre à me rendre
bienveillant. Je n'ose croire à rien; je crains par-dessus tout d'être
dupe, et par conséquent ridicule. J'aime mieux arranger tout pour le
pire dans mon imagination: si je suis détrompé, alors tant mieux; si je
ne le suis pas, j'aurai donc bien fait de me tenir sur mes gardes.

--Ô coeur froid! esprit sombre! dit Saint-Julien; sous cet extérieur
gracieux, avec ces joyeuses manières, tant de fiel et de mépris pour
tous! Mais en quoi ai je mérité votre défiance? que m'avez-vous vu
faire de mal?

--Rien; aussi je ne t'accuse de rien. Seulement, je me dis parfois que
tu n'es peut-être pas aussi simple que tu veux le paraître, et que tu
affectes de ne rien deviner, afin qu'on t'apprenne tout. Voyons, jure
ton honneur, es-tu l'amant de la princesse?

--Sur mon honneur! je ne le suis pas.

--La Ginetta prétend la même chose; mais c'est une menteuse si rusée!
Cependant la chose est bien invraisemblable, Julien. Quoi! tu lui as plu
si vite; elle t'a ramassé sur le chemin pour ta jolie figure; elle t'a
fait souper avec elle à Avignon, le soir même, après avoir envoyé
Lucioli je ne sais où; puis elle a marié tout à coup et éloigné d'elle
ce pauvre favori, qui depuis un an la suivait partout. Et voilà six mois
que vous êtes enfermés ensemble, tête à tête, du matin au soir; et avec
ses manières libres, son ton cavalier, son sang-froid cynique, elle
t'aurait laissé pâlir et soupirer en vain! Et vos graves travaux
(auxquels je ne crois guère) n'auraient pas été interrompus de temps en
temps par des épanchements plus doux! Allons, allons, Julien, vous
l'avez fâchée aujourd'hui; vous vous serez conduit comme une fille de
village avec un officier de garnison: vous lui aurez demandé le
mariage... Mais hier, mais ce matin encore, vous sembliez être bien en
faveur, et je pensais que j'étais un niais, moi qui vous avais conseillé
l'audace. J'ai souvent ri de votre émotion, de votre timidité,
Saint-Julien; et peut-être était-ce vous qui, à ces heures-là, vous
divertissiez à mes dépens.

--Comment l'aurais-je fait, et pourquoi?

--Pourquoi? parce que je vous ai peut-être laissé prendre une place que
j'aurais dû occuper. Voyons, franchement, est-ce que je ne devrais pas
être son amant, moi?

--Je vous dirai ce que vous venez de me dire: sais-je si vous ne l'êtes
pas?

--Vive Dieu! s'écria le page gaiement, je ne le suis pas! et, mort-Dieu!
j'en enrage, ajouta-t-il d'un ton demi-plaisant, demi-colère. Fiez-vous
à moi, Saint-Julien, car voici que je m'épanche avec vous; je me laisse,
aller jusqu'à me moquer de moi-même.

--Je ne me moquerai pas, dit le bon Julien avec douceur, d'une erreur
que j'ai partagée. Vous êtes amoureux aussi de la princesse?

--Moi! non pas, s'il vous plaît; parlez pour vous, je vous en prie.

--Mais vous l'avez été?

--Per Bacco! jamais, que je sache! Amoureux de cette reine de Saba!
Quand j'avais douze ans elle me faisait une peur de tous les diables
avec ses yeux noirs et son nez aquilin; à présent, elle me donne des
nausées d'ennui avec ses affaires d'État, ses conversations esthétiques,
ses papillons et son latin. Après cela, elle est jolie femme, et je ne
vous blâme pas d'être amoureux d'elle. J'aurais été bien aise d'être son
favori, parce que j'aimerais assez faire le petit prince pendant quelque
temps; mais elle m'a toujours fait l'honneur de me traiter comme un
enfant en sevrage, et, soit mépris, soit affectation, elle s'obstine
perpétuellement à rabattre cinq ou six ans de mon âge véritable. J'ai
une manière de m'en venger: c'est de la gratifier de cinq ou six ans de
trop auprès de tous les étrangers qui me demandent son âge à l'oreille.

--Vous voyez bien cependant, dit le mélancolique Julien, qu'on peut
vivre dans son intimité pendant des mois et des années sans être aussi
heureux que vous le supposez.

--Oh! la belle preuve! me prenez-vous pour un fat? ne sais-je pas bien
qu'en effet je n'ai pas trop l'air d'un homme? Vous commencez à avoir de
la barbe au menton, vous! Dieu sait si j'en aurai jamais... Et cependant
vous n'êtes pas un roué. Allons, décidément je vous crois: vous n'êtes
pas son amant, mais vous voulez l'être.

--J'y renoncerais aisément si vous me disiez tout ce que vous savez.

--Le reste de l'histoire de Max?

--Qu'est-ce donc que le reste de cette histoire?

--C'est, comme tout ce que je sais, un bruit mystérieux, un soupçon
vague, rien de plus.

--Mais encore? est-ce que cela aurait rapport aux affreuses idées de
meurtre et de poison qui m'ont passé par la tête tout à l'heure en vous
écoutant?

--Oui, Julien; ce fut dit-on, une disgrâce un peu plus sérieuse que
celle de Lucioli. Mais permettez que je remette ces trois mots à demain;
et puisque nous sommes dans la même position à peu près l'un et l'autre,
unissons-nous et donnons-nous la main.

--Contre qui? dit Julien.

--Contre l'hypocrisie féminine, répondit Galeotto. Vous êtes amoureux et
maltraité; moi, j'étais prétendant, et j'ai été oublié. Il faut que nous
sachions si nous sommes sacrifiés à ces butors d'officiers autrichiens
qui dansent là-bas tout bottés, ou à ces Parisiens crottés, pour
lesquels Son Altesse quitte une fois tous les ans son _vaste empire_ et
notre beau climat. Il faut que nous sachions si nous avons affaire à
Minerve, la pâle et pédante déesse, ou à l'impure Vénus. Pour moi, je
suis outré de tourner en vain depuis des années autour d'un cercle
mystérieux que je n'entame jamais d'une ligne sans être aussitôt rejeté
d'une ligne en dehors. Je suis furieux de savoir tous les secrets de
toilette de la Ginetta, et de n'avoir pu tirer de sa bouche scellée un
mot qui apaise ma curiosité. Mais quel rôle est-ce donc que je joue ici?
Voilà un joli page! qui ne sait rien, qui ne découvre rien, qui ne se
glisse pas par le trou de la serrure comme un lutin, qui ne surprend pas
les paroles confiées à l'oreiller, qui ne prélève pas ses droits sur la
beauté avant d'introduire l'amant dans le boudoir couleur de rose! Un
brillant page, ma foi! qui remet des lettres comme un simple valet, sans
savoir si ce sont des ordonnances de police ou des billets doux. Ô
siècle! ô abrutissement! Allons, allons, il faut savoir. Jure-moi de me
dire tout ce qui t'arrivera. Je te jure de te dire tout ce que je
découvrirai.»

Julien, étourdi de son babillage, épuisé de conjectures et ne sachant
plus à qui se vouer, jura tout ce que voulut Galeotto et retourna au
bal.




X.


Il eut soin de ne pas se montrer devant la princesse, et se contenta de
rôder autour de la salle où elle se tenait, tantôt la regardant valser
au travers des guirlandes enlacées aux colonnades, tantôt s'enfonçant
sous les galeries où les lumières commençaient à s'éteindre, à la suite
de quelques groupes mystérieux qui semblaient s'occuper d'affaires plus
graves que la danse et la musique. Saint-Julien, transformé
volontairement en espion, était triste et mal à l'aise. C'était la
première fois qu'il voulait arriver à la connaissance de la vérité par
des moyens que sa conscience désavouait. En même temps il trouvait dans
l'agitation de la curiosité quelque chose d'aiguillonnant et d'inconnu
qui n'était pas sans plaisir.

Il se sentait un peu blessé d'avoir été traité comme un enfant, d'avoir
vécu six mois enfermé dans un coin de ce palais, où lui seul peut-être
ignorait ce qu'il avait intérêt à savoir. Maintenant il croyait
travailler à une belle vengeance, il croyait presque remplir un devoir
envers lui-même, en repoussant de toute sa force des convictions qui
l'avaient rendu heureux, mais qui peut-être l'avaient trompé.
Saint-Julien avait à un degré éminent cette morgue brutale que nous
avons tous à l'égard des femmes. Nous ne voulons les estimer qu'autant
que le monde les estime, et nous rougirions d'être seuls à leur rendre
justice. Chez Julien, la méfiance, propre aux caractères timides et
concentrés, et cet orgueil presque monastique qui est comme un revers de
médaille chez les hommes austères, ajoutaient une nouvelle force à sa
résolution. Sombre, honteux et palpitant, il croyait sortir d'un rêve,
et regardait comme autant de choses nouvelles tout ce qui se passait
autour de lui. Il ne pouvait entendre murmurer à son oreille une phrase
insignifiante sans y chercher un sens profond et une lumière inconnue.
Il croyait voir sur tous les visages qui le regardaient une expression
de sarcasme ou de mépris. Il fallait qu'il fût étrangement troublé; car
rien n'était plus compassé, plus prudent et plus grave que toute cette
petite cour imbue de principes d'obéissance passive, et pénétrée des
avantages positifs de sa dépendance. Saint-Julien, bien convaincu qu'il
ne tirerait aucun éclaircissement de tous ces valets, se mit à observer
de près les figures étrangères. Celles-là n'étaient pas moins composées
devant la princesse; mais peut-être ces vassaux des autres maîtres se
permettaient-ils _in petto_ une manière de voir quelconque sur madame de
Cavalcanti.

Saint-Julien avait remarqué, dès le commencement du bal, les assiduités
du duc de Gurck, jeune et beau Carinthien qui était arrivé la veille à
la résidence, et en l'honneur de qui, se disait-on tout bas, la superbe
fête avait été ordonnée. Il remarqua depuis, que la faveur du duc
pâlissait sensiblement, que sa conversation s'appauvrissait, que ses
bons mots baissaient de plus en plus, que sa valse se ralentissait;
enfin que dans le cercle étincelant où, comme un radieux soleil,
Quintilia entraînait ses dociles planètes, l'astre du charmant comte de
Steinach brillait d'un éclat plus vif, et l'étoile pâlie du duc allait
toujours s'éloignant du centre d'attraction comme un monde abandonné du
céleste foyer de vie et de lumière. En deux mots, le comte de Steinach
était entré dans l'orbe de Mercure, et le duc de Gurck accomplissait
péniblement la vaste et froide rotation de Saturne.

Saint-Julien vit le duc frapper doucement l'épaule de Shrabb, son
conseiller privé; et, un instant après, tous deux, s'esquivant par un
côté différent, avaient disparu de la salle.

Saint-Julien suivit avec précaution Gurck, qui était sorti le dernier,
il le vit rejoindre son compagnon au bord de la pièce d'eau, et protégé
par les sombres bosquets du parc, il entendit la conversation des deux
Autrichiens.

«Eh bien, dit Shrabb, je crois que notre mission est terminée et que
Steinach l'emporte sur nous.

--Je pourrais désespérer comme vous, dit le duc d'un ton piqué, si je ne
m'intéressais dans cette affaire qu'aux projets de notre maître; mais il
s'agit pour moi d'une ambition plus personnelle. La princesse est
éblouissante, et après m'être chargé par soumission d'un rôle dont
j'ignorais les avantages, je soutiendrai désormais ce rôle pour mon
comte.

--J'entends: pour votre gloire! dit Shrabb.

--Et pour mon plaisir, dit Gurck.

--Et si elle se moque de Steinach et de vous? reprit Shrabb.

--Nous avons toujours un moyen, répliqua Gurck, c'est de redemander
l'_homme anéanti_.

--Mais elle dira qu'elle n'a pas de comptes à nous rendre, qu'elle ne
sait ce qu'il est devenu...

--Je la sommerai, au nom de mon souverain, de représenter la personne de
Max, ou les preuves de sa mort...

--Mais, enfin, c'est une exigence absurde et injuste; elle répondra
que...»

Ici la voix de Shrabb fut affaiblie par un coup de vent qui passa au
bord de l'eau; et, comme les deux interlocuteurs s'éloignaient de
Saint-Julien, il n'entendit plus que cette phrase de Gurck, commencée
d'une voix brève, mais dont le vent emporta le reste...

«Trois cents cavaliers qui sauront bien réduire...»
                
Go to page: 12345678
 
 
Хостинг от uCoz