Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert où la lune commençait à
donner. Saint-Julien n'osa les suivre et prit le parti de retourner au
bal. Comme il montait le grand escalier, il rencontra Galeotto, qui le
cherchait. Celui-ci l'emmena au fond de la galerie, et lui dit d'un air
triomphant:
«Vivat! je viens de découvrir un secret d'État...
--Et moi, dit Julien, je viens d'entrevoir un mystère d'iniquité, et je
reste glacé d'horreur au bord du précipice, n'osant me pencher pour y
regarder.
--Oh! oh! reprit Galeotto, ton histoire me paraît plus grave que la
mienne. Qu'est-ce? qu'as-tu appris? Raconte le premier.»
Saint-Julien rapporta mot pour mot ce qu'il avait entendu. «Ceci ne
m'apprend rien, dit le page. Je sais tout ce qu'on pense de la
disparition de Max, et ces gens-là ne sont pas mieux informés que nous.
Quant aux projets de M. de Gurck et de son très-gracieux souverain, je
vais te les expliquer. La petite principauté de Monteregale, que nous
avons le bonheur d'occuper sous les lois augustes de notre adorable
princesse...
--Fais-moi grâce de tes phrases, et vas au fait.
--Je viens d'entendre parler diplomatie, je ne peux m'exprimer
autrement. Cette charmante principauté, quoique enfouie comme un diamant
dans les sables du littoral, a eu l'honneur d'attirer les regards d'un
voisin puissant qui n'en a que faire, mais qui, étant sans doute
embarrassé de récompenser toutes ses créatures, a pensé naturellement à
en coiffer quelqu'une avec ce joyau. À cet effet on a envoyé ici le
comte de Steinach, homme irrésistible de profession, qui doit subjuguer
la princesse, l'épouser, et devenir notre très-gracieux seigneur. D'un
autre côté, un autre voisin non moins puissant voudrait faire entrer
dans je ne sais quelle prétendue ligne d'alliance tous les principicules
des États illyriens. Sachant que notre Quintilia est, après tout, une
femme volontaire et opiniâtre qui ne manque pas d'influence sur ses
petits voisins, il a employé, pour déjouer les projets du comte de
Steinach, dont les opinions lui seraient contraires, l'inimitable duc de
Gurck et son auxiliaire le profond Shrabb. Ces deux héros doivent, l'un
par son encolure magnifique, l'autre par son éloquence entraînante,
détourner la princesse d'une autre alliance que celle de leur maître.
Or, pour résumer cette importante complication, je t'annonce que la
princesse, objet de ces entreprises gigantesques et de ces graves
combinaisons, est placée entre deux feux, le comte de Steinach et le duc
de Gurck, qui tous deux aspirent au bonheur d'être ses amis intimes. Ce
qui prouve que tu n'as pas pris absolument le temps convenable pour lui
faire ta déclaration, et qu'après six mois passés dans un respectueux
tête-à-tête dans le cabinet particulier de Son Altesse, monsieur le
secrétaire intime n'aurait pas dû attendre précisément le jour où madame
prend ses habits roses, et jette par-dessus les toits sa plume et la
clef de son cabinet pour aller danser déguisée en phalène avec deux
princes étrangers parfaitement brodés et admirablement impertinents...
--Mais comment, dit Julien cherchant à arracher le dépit de son coeur,
as-tu fait pour découvrir toutes ces choses?
--J'ai été séduit.
--Comment cela?
--Je me suis vendu.
--Juste ciel! qu'est-ce à dire?
--C'est-à-dire que j'ai fait semblant de me vendre. J'ai bavardé à tort
et à travers avec le page du comte de Steinach; je lui ai inspiré de la
confiance, je lui ai fait dire ce qu'il me fallait savoir pour deviner
le reste. Et puis j'ai fait semblant d'être pénétré d'admiration pour la
chevelure et les manchettes du comte, d'avoir conçu la plus haute estime
pour son jabot, enfin d'être fasciné par lui, de le désirer ardemment
pour souverain, de lui être tout dévoué, etc.; si bien que le page,
enchanté de me voir dans les intérêts de son maître et s'exagérant
beaucoup mon crédit auprès de la princesse, doit me présenter au comte
dès demain et lui faire agréer mes services. Enfin, je vais donc remplir
mon rôle de page tel qu'il est tracé dans toutes les chroniques, drames,
ballades et romans! Je vais donc remettre les billets d'un galant
chevalier, chanter ses romances aux pieds de ma souveraine, et faire
l'éloge de sa valeur dans les combats! Comme je vais m'en donner et
m'amuser d'eux tous! _à l'opra_! Julien, tâche de devenir l'auxiliaire
du duc, et ce sera une comédie à en mourir de rire.
--Je ne suis pas assez spirituel pour feindre, dit Julien; d'ailleurs tu
me dis que tu t'es vendu...
--Oh! doucement, je te prie. Le page m'a promis monts et merveilles de
la part du comte. J'ai fait semblant d'accepter; mais je ne suis pas
Italien à ce point-là. Je dois déjà recevoir demain un très-joli cheval
dont j'ai paru prendre envie; je le rendrai certes au comte quand
j'aurai réussi à faire manquer son mariage; mais je me servirai si bien
du palefroi qu'il aura à peine la force, quand je le rendrai, d'aller
des écuries de monsieur le comte à l'abattoir.
[Illustration: Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert...! (Page
23.)]
--Mais cette histoire de Max? dit Julien préoccupé.
--Ah! tu n'as en tête que des idées lugubres; amusons-nous aujourd'hui,
sauf à nous envoler comme lui par les airs demain matin!...»
XI.
Lorsque Julien rentra dans le bal, il remarqua un personnage qu'il
n'avait pas encore vu. C'était un très-joli scarabée appelé par les
entomologistes _criocère du lis_. Il est d'un beau rouge luisant, avec
une face très-effilée et fort spirituelle. Les personnes qui l'ont
examiné au microscope lui ont reconnu plusieurs protubérances
avantageuses et un regard plein d'affabilité. Ce scarabée produisait
dans le bal une très-grande sensation, non pas tant à cause de son
corselet, dont la perfection effaçait tous les autres, qu'à cause de son
visage, qui était miraculeusement imité. Il portait un masque si
semblable à la nature, que le professeur d'histoire naturelle de la cour
se frotta l'oeil gauche et se demanda s'il n'avait pas devant la pupille
le verre de son excellentissime microscope, garni d'un véritable
criocère. S'étant bien convaincu que ce gigantesque scarabée était
vraiment devant lui dans des proportions réelles et palpables, il tomba
dans une sorte de délire, et, se redressant sur son fauteuil, il s'écria
en pâlissant et en levant ses mains jointes au-dessus de sa tête:
«Pardonne-moi, ô maître de la nature, pardonne-moi, puissant Créateur,
la mort de tant d'insectes inoffensifs! Oui, j'en conviens, j'ai
massacré les plus innocents papillons! j'ai percé d'une épingle et
condamné à un épouvantable supplice les plus irréprochables coléoptères!
mais je ne l'ai fait ni par haine ni par vengeance; j'en prends à témoin
la lumière du soleil, ou, pour mieux dire, celle de la lune, qui doit
être levée, car il est deux heures trente-cinq minutes dix-sept
secondes; et dans cette saison.....
[Illustration: Ô phytophage gigantesque! fantôme menaçant!... (Page
25.)]
--Pour l'amour du ciel!» remettez-vous, mon cher maître Cantharide!
s'écria la princesse en avalant son mouchoir pour ne pas éclater de
rire; car les princes ne rient point impunément, et ils n'ont pas même
la liberté de sourire sans voir autour d'eux assez de figures épanouies
pour les faire mourir du spleen. La princesse, qui aimait beaucoup le
digne maître Cantharide, ne voulut point donner à la cour, rassemblée
avec stupeur autour de lui, l'exemple d'une gaieté qui fût devenue
insultante. Mais le criocère s'étant approché, comme les autres, pour
savoir la cause de la défaillance dans laquelle maître Cantharide venait
de tomber, l'infortuné savant, voyant de plus près cette face de
criocère si bien imitée, eut un véritable accès de frénésie. «Ô spectre!
spectre effrayant! s'écria-t-il, non, il n'y a pas un costumier sur la
terre qui, même en suivant les instructions des plus grands savants de
l'univers, soit capable d'exécuter une pareille tête de criocère. Ô
phytophage gigantesque! fantôme menaçant! éloigne-toi, épargne-moi,
pardonne-moi. Hélas! il est bien vrai que, la nuit dernière, je t'ai
ramassé dans le calice d'un beau lis penché sur la pièce d'eau; il est
vrai que je t'ai arraché sans pitié de ton palais embaumé, et que je
t'ai inhumainement saisi dans la poussière d'or où tu te réfugiais! Oui,
j'ai mis fin à ton innocente vie, à une vie toute d'amour, de liberté,
de zéphire et de bonheur. Je t'ai dépecé membre par membre, viscère par
viscère; j'ai enfoncé dans tes flancs une pince cruelle et des aiguilles
acérées; je t'ai vu mourir dans les convulsions d'une lente agonie. Oh!
que Dieu me le pardonne! j'en ai d'épouvantables remords. Malgré les
crimes énormes que j'ai accumulés sur ma tête, jamais je n'en ai commis
d'aussi atroce que celui de ta mort. Modeste et gracieuse créature,
hélas! hélas! quand je te vis étendue par morceaux sur le talc de mon
microscope, je fus saisi d'horreur, et je me demandai de quel droit...
Mais épargne-moi ta vue; ton fantôme exagéré jusqu'aux proportions
humaines me glace d'effroi. Que deviendrais-je, ô ciel! si tous les
insectes que j'ai mutilés, écartelés, empalés, m'apparaissaient, à cette
heure, armés de leurs cornes, de leurs dents, de leurs scies, de leurs
griffes, de leurs aiguillons...»
La gravité de la princesse ne put tenir plus longtemps à ce discours
extraordinaire; elle eut le malheur de rencontrer le regard de la
Ginetta, et aussitôt, comme un élan sympathique, leur gaieté déborda en
un double éclat de rire. Aussitôt tous les courtisans, même ceux qui
n'avaient pas entendu un mot du discours de maître Cantharide, se
livrèrent aux transports d'une gaieté convulsive. Ils se tordirent les
bras, se fendirent la bouche jusqu'aux oreilles, et quelques-uns qui
étaient sous les yeux de la princesse espérèrent obtenir son attention
en se laissant choir sur le parquet. Au bruit de tous ces rires, à la
vue de toutes ces contorsions, le pauvre Cantharide crut être arrivé à
sa dernière heure, et rendre ses comptes en enfer, au milieu d'un sabbat
de fantômes et de démons métamorphosés en insectes. Il se leva saisi
d'épouvante, et s'enfuit en renversant tout ce qui se trouva sur son
passage, et en s'écriant d'une voix étouffée: «Scaraboni! Scarafaggj...»
La princesse, craignant pour sa santé, imposa d'un geste le silence et
l'immobilité; et, s'élançant sur ses traces, elle le saisit par une de
ses ailes de cantharide; car le professeur avait choisi le costume du
beau scarabée dont la princesse lui avait donné le surnom.
«Mon cher maître, lui dit-elle, mon excellent ami, veuillez vous calmer
et être bien certain que tout ceci n'est qu'une illusion de votre
cerveau malade. Vous vous livrez à de trop graves études depuis quelque
temps, cher Cantharide, et votre âme sensible vous crée des souffrances
et des remords que le plus pur et le plus austère des chrétiens vous
envierait. De grâce, revenez prendre part à nos plaisirs et admirer avec
nous le costume admirable de ce criocère.
--Ah! gracieuse princesse! s'écria Cantharide en jetant autour de lui un
regard effaré, si vous tenez un peu à la vie de votre humble serviteur,
faites que cet effroyable criocère ne se présente jamais devant mes
yeux. Non, ce n'est pas avec du carton et du verre qu'on a pu imiter le
globe de ces yeux à mille millions de facettes qui rendent l'existence
intellectuelle et physique des insectes si supérieure à la nôtre. Il n'y
a pas de cristal assez limpide pour rendre l'éclat diamantin d'un oeil de
scarabée; non, il n'y en a point, et il n'est personne qui ait assez
bien observé une physionomie d'insecte pour la reproduire ainsi. Je
n'aurais pas pu le faire moi-même; et cependant il n'est au monde qu'un
homme qui soit supérieur à moi-même dans cette connaissance: c'est un
jeune homme que j'ai connu à Paris, et qui s'appelait...»
En ce moment le criocère, qui était immédiatement derrière maître
Cantharide, se pencha à son oreille, et lui dit un mot qui fil
tressaillir le savant de la tête aux pieds. «Juste ciel! s'écria-t-il,
en croirai-je le témoignage de l'ouïe?» Et s'élançant dans les bras du
criocère, il le serra si étroitement contre son sein, qu'il se cassa une
aile et trois pattes.
La princesse, voyant cette scène ridicule se terminer d'une manière
aussi touchante, laissa les deux scarabées se retirer à l'écart et
causer d'une manière fort animée. Elle retournait à la danse lorsque
l'abbé Scipione, qui ce jour-là était chargé, par une faveur toute
spéciale, des fonctions de grand maître des cérémonies, s'approcha
d'elle humblement et lui demanda la faveur de quelques instants
d'entretien. Quintilia l'appela sur un balcon auprès duquel elle se
trouvait; et Saint-Julien, qui ne la perdait pas de vue, sortant par une
autre porte vitrée, se trouva sur le balcon tout auprès d'elle, mais
caché dans un bosquet touffu de géraniums et de clématites odorantes.
«Très-illustre et gracieuse souveraine, dit l'abbé, il se présente un
incident de haute importance, mais sur lequel il m'est absolument
impossible de prendre un parti sans la volonté de Votre Altesse.
--Parle, Scipione, répondit Quintilia, et dis-moi quelle est cette grave
circonstance.
--Votre Altesse, dit l'abbé, m'a donné pour consigne de ne laisser
entrer aucune personne masquée dans le bal; elle a daigné seulement
permettre que chacun pût ajouter à sa coiffure ou adapter à son visage
un trait distinctif de l'insecte qu'il s'est chargé de représenter.
Les uns ont donc été autorisés à prendre des nez postiches, les autres
des fronts métalliques, d'autres des dards, d'autres des yeux de verre,
etc.; mais ici le cas est tout différent...
--Eh bien! quoi? dit la princesse impatientée.
--Pardon si j'abuse des précieux instants de Votre Altesse, reprit
l'abbé; mais je dois signaler une infraction notable aux lois qu'elle a
établies: le criocère du lis, comme l'appelle, je crois, notre cher
maître Cantarella...
--Eh bien! le criocère du lis, n'en finirons-nous pas d'aujourd'hui avec
lui?
--Oserai-je faire observer à Votre Altesse que le criocère du lis porte
un masque complet qui ne laisse voir aucune des parties de son visage!
Cette circonstance n'a pu échapper à la sagacité de Son Altesse, et sans
doute il ne me convient pas...»
Quintilia fit un geste d'impatience; le pauvre abbé s'arrêta effrayé,
puis il reprit en tremblant:
«J'ai cru qu'il était de mon devoir de soumettre à Votre Altesse cette
difficulté. Si elle approuve l'exception en faveur du criocère...
--Non, pas du tout, répliqua brusquement la princesse. Qui s'est permis
de manquer ainsi à mes ordres? Comment s'appelle-t-il?
--Juste ciel! dit l'abbé, j'ai cru, en voyant la bonne et charmante
humeur de Votre Altesse, qu'elle savait fort bien le nom de ce
personnage; pour moi, je l'ignore absolument.
--Comment, l'abbé! s'écria Quintilia avec colère, il y a ici, dans mon
palais, dans mes salons, une personne dont vous ne savez pas le nom! Un
inconnu, un insolent, un espion peut-être! Et vous appelez cela remplir
les fonctions dont je vous charge! Par le nom de mon père! je vous
chasserai.
--Très-gracieuse souveraine... s'écria le pauvre abbé en se jetant à
genoux.
--Allez, allez, Monsieur, reprit Quintilia d'un ton impérieux, allez
savoir le nom de celui qui me désobéit et me brave de la sorte. Toute
cette scène absurde que maître Cantharide nous a faite m'a empêchée de
faire attention à ce masque. Je croyais que c'était un des nôtres; je
croyais n'être entourée que d'amis; je me reposais sur vous de ce soin.
Ne me répondez rien, vous êtes inexcusable. Allez, et rapportez-moi une
réponse sur-le-champ. Je vous attends ici. Je ne remettrai pas le pied
dans un salon où un inconnu masqué ose se montrer devant moi. Cours; et
si ce n'est point une personne invitée, qu'elle soit chassée à
l'instant.
Le pauvre abbé, pâle et inondé d'une sueur froide, s'élança dans le bal
en murmurant d'une voix sourde: _Maschera! ah! maschera maladetta!_
«Monsieur, dit-il à l'étranger avec une arrogance qu'il déployait pour
la première fois de sa vie, qui êtes-vous? Son Altesse veut le savoir.»
L'étranger se pencha à l'oreille du grand maître des cérémonies et lui
dit son nom; mais il ne fit point sur lui le même effet que sur maître
Cantharide. «Je ne vous connais pas, dit l'abbé; et comme vous n'êtes
pas invité, j'ai ordre de vous faire sortir.
--Allez dire d'abord mon nom à la princesse, répondit l'étranger, et si
elle m'ordonne de sortir...»
Une contestation allait s'élever sans l'intercession de maître
Cantharide.
«Lui! s'écria-t-il, faire sortir un homme comme lui, le premier
entomologiste du monde, l'homme le plus aimable que j'aie jamais
rencontré!... Restez ici, mon ami, je prends tout sur moi, et
j'accompagne l'abbé pour dire à la princesse qui vous êtes.
--Cela est inutile, répondit l'étranger, la princesse me connaît. Que
monsieur consente seulement à lui dire mon nom.»
L'abbé céda à contre-coeur et retourna vers la princesse, qui l'attendait
toujours sur le balcon. Les jambes lui flageolaient, et il eut de la
peine à articuler le nom qu'on lui avait transmis.
«Rosenhaïm! s'écria-t-elle violemment; l'ai-je bien entendu? Parlez
plus haut; ou plutôt non! parlez plus bas. Rosenhaïm!»
--Rosenhaïm, répéta l'abbé prêt à s'évanouir.
Mais la princesse, au lieu de l'accabler de sa colère, fit un grand cri,
et s'élançant à son cou, elle l'embrassa avec force en s'écriant: «Ah!
l'abbé! mon cher abbé!» L'abbé crut d'abord qu'elle avait dessein de
l'étrangler; mais quand il vit la joie briller sur ses traits, et qu'il
sentit sur ses vieilles joues desséchées l'étreinte d'une bouche
sérénissime, il se précipita à genoux, et n'exprima sa surprise et sa
reconnaissance que par un torrent de larmes. Alors la princesse,
craignant d'avoir été entendue, regarda autour d'elle, puis lui parla à
l'oreille si bas, que Saint-Julien ne put entendre que les derniers
mots: «Et sois muet comme si tu étais mort.»
«Pour le coup, pensa Saint-Julien, je touche à une grande crise; je vais
découvrir quelque chose d'infernal.»
La princesse resta immobile sur le balcon pendant cinq minutes. Elle
avait l'air d'une statue éclairée par la lune; puis elle leva tout à
coup ses deux bras vers le ciel étoilé, fit un grand soupir, mit sa main
sur son coeur, et rentra dans le bal avec un visage parfaitement calme.
Saint-Julien chercha du regard le mystérieux étranger; il avait disparu.
La princesse se retira peu après et ne reparut plus. Saint-Julien passa
le reste de la nuit à errer dans le palais sans pouvoir découvrir autre
chose. Il se trouva de nouveau face à face avec Galeotto, qui remontait
l'escalier d'un air préoccupé.
«Où vas tu? lui dit-il.
--Je cherche le criocère, répondit le page; mais il faut qu'il ait pris
sa volée dans les airs, et que ce soit un scarabée véritable, comme l'a
cru maître Cantharide...
--Je crois que nous ne découvrirons plus rien aujourd'hui, dit
Saint-Julien. Je suis accablé de fatigue, je vais me coucher.
--Je fais serment de ne pas me coucher, reprit le page, avant de savoir
quel est cet étranger.
--Sais-tu ce que c'est que Rosenhaïm? demanda Saint-Julien.
--Pas le moins du monde, dit le page.
--En ce cas nous ne savons rien, reprit Saint-Julien, et il quitta la
fête.»
XII.
«Comment! mon cher Cantharide, disait le lendemain Quintilia à son
savant bibliothécaire, toute cette scène tragique n'était qu'une
moquerie?
--Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, très-illustre princesse.
--Mais sais-tu, mon cher maître, que je pourrais bien m'en fâcher, et
trouver ta comédie un peu impertinente?
--Elle a pu être de mauvais goût; mais Votre Altesse doit m'excuser en
faveur du dénouement.
--Sans doute, sans doute, mon ami, reprit la princesse; mais garde-toi
de jamais te vanter devant qui que ce soit de cette mauvaise
plaisanterie. Tout le monde en a été dupe comme moi, et personne n'a les
mêmes raisons pour te la pardonner. À l'heure qu'il est, je suis sûre
qu'il n'est question d'autre chose dans toute la résidence que de la
manie singulière dont, par suite de trop graves études, ta pauvre
cervelle a été atteinte hier au milieu de la fête.
--Déjà, répondit le savant, plus de trente personnes sont venues ce
matin s'informer de ma santé; et pour ne pas me trahir, tout en
déclarant que j'étais infiniment plus calme, j'ai affecté d'éviter avec
horreur de parler d'aucune chose qui eût rapport à l'histoire des
insectes.
--C'est pourquoi les bonnes âmes, répliqua la princesse, ont dû chercher
avec affectation tous les moyens de ramener la conversation sur ce
sujet, afin de satisfaire leur curiosité au risque de te rendre tout à
fait fou. Mais explique-moi une circonstance que je ne comprends pas
bien. Notre ami m'a raconté comment, voulant me surprendre, il t'avait
prévenu de son arrivée; comment tu l'avais reçu et caché dans ton
pavillon du parc, où tu l'avais déguisé avec soin sous ce costume de
criocère. Je conçois pourquoi, voyant que je ne faisais aucune attention
à lui, tu as débité ce grotesque monologue qui a tant diverti toute la
cour et moi-même, tandis que tu t'enorgueillissais intérieurement de
notre crédulité et de ta fourberie. Mais dis-moi pourquoi, au moment où
je courus après toi, et où le criocère, s'approchant de ton oreille,
parut te dire une parole mystérieuse, tu fis un grand cri de surprise et
te jetas à son cou comme à la nouvelle d'une joie inespérée?
--C'était, très-illustre princesse, répondit le professeur, pour fixer
encore plus votre attention sur lui; et si vous eussiez bien voulu
écouter mes paroles, vous eussiez deviné sur-le-champ quel était ce
personnage mystérieux. Je vous disais alors textuellement les paroles
que voici: «Il n'est personne qui ait assez bien observé une physionomie
d'insecte pour la reproduire ainsi; je n'aurais pu le faire moi-même, et
cependant il n'est qu'un homme au monde qui soit supérieur à moi dans
cette science...»
--Je me souviens fort bien du reste de la phrase, interrompit la
princesse; tu ajoutas: «C'est un jeune homme que j'ai connu à Paris, et
qui s'appelait...» Ici, je te pinçai le bras; car, te croyant
véritablement en délire, je craignis que tu ne vinsses à prononcer ce
nom qui ne doit jamais sortir d'aucune bouche... Le cri plaintif qui
t'échappa en recevant ce conseil de prudence fut aussitôt étouffé par
les embrassements de notre ami...
--Et j'espérais, gracieuse princesse, interrompit à son tour le
professeur, que, ramenant votre esprit vers cette personne dont j'ai eu
le bonheur de faire la connaissance à Paris, et pour laquelle j'ai conçu
tant d'estime et d'admiration, vous seriez en même temps frappée de me
voir m'élancer dans les bras du criocère, objet jusque-là de mon
épouvante. Toute cette scène était concertée entre lui et moi. Il
devait, en passant entre Votre Altesse et l'oreille de son très-humble
sujet, prononcer son propre nom assez haut pour qu'il fût entendu de
deux personnes. Mais, par malheur, Votre Altesse fut importunée en cet
instant d'une fadeur du duc de Gurck; et notre ami, qui voulait surtout
éviter les regards de ce seigneur, m'entraîna un peu plus loin,
remettant à un moment plus propice...
--Ne vous semble-t-il pas, interrompit Quintilia, que quelqu'un vient de
passer devant la fenêtre? J'ai cru voir une ombre sur le mur derrière
vous.
--Je ne le pense pas, interrompit le professeur; mais, pour plus de
prudence, fermons les portes et les fenêtres.»
En parlant ainsi, le professeur alla gravement fermer la fenêtre auprès
de laquelle le petit Galeotto, accroupi dans les jasmins, avait écouté
l'entretien précédent. C'est pourquoi il n'en put entendre davantage, et
revint au palais assez mortifié d'avoir été dérangé au moment où
peut-être il allait s'emparer du fameux secret.
Ce jour et le lendemain se passèrent sans qu'il fût possible à
Saint-Julien et au page d'approcher de la princesse autrement qu'en
public. Le premier ne s'étonnait pas d'être banni des appartements
particuliers, et tout ce qui lui passait de bizarre et d'alarmant par la
cervelle sur le compte de la princesse l'empêchait de se livrer au
chagrin qu'il éprouvait, malgré lui, d'avoir perdu sa faveur. Je ne sais
si ce fut un reste d'attachement pour elle, ou son avidité d'apprendre
ce qu'il désirait tant savoir, qui le fit céder aux conseils et aux
prières de Galeotto. Quoi qu'il en soit, il ne quitta pas la résidence.
Le page mettait tant d'activité et d'espièglerie dans ses recherches,
qu'il avait réussi à griser en quelque sorte le mélancolique et
nonchalant Julien; il lui avait communiqué un peu de sa gaieté méchante,
et le jeune homme, croyant toujours faire un rêve, se jetait
ironiquement dans un caractère fantasque et affecté.
Cependant, au bout de quarante-huit heures, le rôle qu'il jouait lui
devint insupportable. Sa gaieté tomba tout à coup. Tout ce qui se
passait autour de lui lui causa une sorte d'horreur. Il se sentit
suffoqué d'ennui et de tristesse; et comme les premiers sons du concert
de la cour commençaient à s'élever dans la brise du soir, il s'enveloppa
de son manteau, et, s'éloignant rapidement, il traversa le parc et gagna
une grille qui donnait sur la campagne. Alors il monta sur une des
collines qui entouraient la résidence, et s'égara pendant une heure
environ dans les bois dont ces collines sont revêtues.
Quand il fut las de marcher, il s'arrêta au hasard, dans le premier
endroit venu, et s'aperçut qu'il était dans un lieu découvert, beaucoup
plus près du palais qu'il ne pensait l'être d'abord. Il s'étendit sur la
bruyère et contempla, dans le vague de la nuit, le paysage incertain qui
se déployait sous ses yeux. Le parc ducal était jeté au bas des
montagnes par grandes masses noires, traversées ça et là d'une allée de
sable blanchâtre, et semées de rotondes de gazon, de temples, de
kiosques, d'autels emblématiques, et de statues de marbre qui
apparaissaient dans l'ombre comme des fantômes immobiles. Le palais
tremblait avec ses mille fenêtres illuminées dans les eaux de la Célina.
Un grand cercle de brume enveloppait la ville jetée en amphithéâtre
autour du parc; et quelques fusées silencieuses, lancées dans les airs,
partaient à intervalles réguliers des divers points de la résidence.
Le sirocco, qui jusque-là avait soufflé avec force, tomba tout à coup,
et le temps devint serein; les étoiles brillèrent, et la nuit fut assez
claire pour que Saint-Julien pût saisir davantage les détails de ce
tableau magique. À mesure que ses yeux s'en emparaient, l'air, devenant
plus sonore, lui permit d'entendre le son des instruments monter jusqu'à
lui. Il se coucha tout à fait contre terre, et remarqua que, plus on
baisse les yeux au niveau du sol, plus la campagne prend un aspect
magique et délicieux. Les plans semblent se détacher les uns des autres;
les masses se découpent plus nettement, les ombres se distribuent avec
plus d'harmonie. On est comme les spectateurs placés au parterre d'un
théâtre, pour les yeux desquels tous les effets de décorations sont
calculés, et qui jouissent mieux que ceux des loges de toutes les
illusions de la scène.
En même temps, Saint-Julien saisit distinctement toute la mélodie du
concert. Les sons lui arrivaient faibles, mais purs, et les vibrations
de certaines notes et de certains instruments étaient si aériennes et si
pénétrantes, que tous ses nerfs en furent détendus et soulagés. Il
commença à respirer plus librement, et des larmes coulèrent sur ses
joues brûlantes.
Un rinforzando de tous les instruments lui annonça que le concerto
arrivait au _tutti finale_, et en effet les derniers accords s'élevèrent
dans l'air et s'évanouirent. Saint-Julien écouta encore longtemps après
que la musique eut cessé; enfin, n'entendant plus que le murmure
uniforme d'un petit ruisseau qui s'échappait du taillis auprès de lui,
il se leva pour s'en aller. C'est alors seulement qu'il aperçut un homme
d'une taille élégante qui était debout à quelques pas de lui, et qui
semblait partager son extase. Lorsque Saint-Julien passa près de lui, il
s'inclina poliment pour le saluer, et le suivit à quelque distance.
Comme Saint-Julien avait pris le devant et descendait assez lestement
parmi les rochers au travers desquels passait le sentier, l'inconnu
l'appela du titre de signore et le pria de l'attendre un peu.
«Que désire Votre Seigneurie? répondit Saint-Julien.»
L'inconnu reconnut à ce peu de mots italiens l'accent français de
Saint-Julien, et, s'exprimant en français avec beaucoup de facilité,
quoiqu'il eût pour sa part l'accent allemand, il lui demanda la
permission de retourner avec lui à la ville.
«Excusez l'indiscrétion de ma demande, ajouta-t-il. Je suis étranger et
nouvellement établi dans ce pays-ci. Ce sentier, que j'ai parcouru
lorsqu'il faisait encore jour, ne m'est pas aussi familier qu'à vous,
et, de plus, j'ai la vue très-basse. Si je ne vous semble pas importun,
je marcherai derrière vous et profiterai de votre expérience.
--De tout mon coeur, répondit Saint-Julien, qui fut gagné sur-le-champ
par le son de voix et les manières de l'étranger. Je vais ralentir mon
pas, et je suis sûr que votre conversation m'empêchera d'apercevoir ce
petit retard.»
En effet, la conversation fut bientôt engagée en commençant par la
musique; elle parcourut toutes les choses générales dont peuvent
s'entretenir deux personnes qui ne se connaissent pas.
Cette conversation fut tellement agréable pour l'un et pour l'autre,
qu'une sorte de sympathie s'établit entre eux, et qu'ils éprouvèrent le
besoin de prolonger leur rencontre. L'étranger proposa à Saint-Julien
d'entrer avec lui dans une birreria. Saint-Julien accepta; et son
compagnon ayant demandé de la bière et du tabac, ils passèrent encore
une heure ensemble. Ils s'apprirent mutuellement leurs noms et leur
profession.
«Je suis de Munich, dit l'étranger, je me nomme Spark, et j'ai trente
ans; je suis étudiant et rien de plus. Je ne suis pas riche, mais je
suis assez studieux et assez économe pour me contenter de mon sort, et
trouver la vie une assez bonne chose. Je voyage depuis quelque temps
pour mon instruction, et le hasard m'a amené dans cette petite
principauté, dont j'ai trouvé l'aspect si beau et le séjour si agréable,
que j'ai résolu d'y passer quelques semaines. Je serai heureux si vous
me permettez de vous rencontrer de temps en temps à cette taverne ou de
faire un tour de promenade avec vous à vos moments perdus.»
Saint-Julien accepta avec empressement, et ils se donnèrent rendez-vous
à la même table pour le lendemain, à la même heure.
Lorsque Saint-Julien rentra au château, le concert était terminé. Minuit
sonnait, et la princesse, fatiguée des veilles précédentes, se retirait
dans ses appartements. À peine le jeune secrétaire était-il rentré dans
le sien, qu'on frappa doucement à sa porte, et la voix de Ginetta lui
dit à travers la serrure que Son Altesse le demandait.
XIII.
Quintilia était assise auprès de sa fenêtre, et contemplait la nuit,
plongée dans une douce rêverie. Son visage avait une expression de
sérénité que Saint-Julien ne lui avait pas vue depuis longtemps. Il
s'était présenté avec un sentiment de haine et d'arrogance. L'attitude
calme de la princesse lui imposa; et, obéissant à un signe qu'elle lui
fit, il s'assit sans oser dire une parole. Ginetta sortit et tira la
porte sur elle. Aussitôt qu'elle fut seule avec Julien, la princesse lui
tendit la main, et lui dit d'une voix ferme et douce: «Soyons amis.»
Saint-Julien céda plus à son trouble qu'à son penchant en touchant
respectueusement la main de la princesse; puis il resta debout et
décontenancé. Elle lui fit de nouveau signe de se rasseoir à quelques
pas d'elle, et il obéit.
«J'ai été sévère envers vous, Julien, lui dit-elle avec dignité et avec
douceur. Vous avez été injuste envers moi; vous avez voulu me traiter
comme une autre femme, et vous vous êtes trompé. Je suis depuis
longtemps dans une situation exceptionnelle; mon caractère, mon esprit
et jusqu'à mes manières ont dû porter un cachet particulier. Peut-être
l'empreinte en est-elle mauvaise. Je sais qu'elle a choqué bien des
gens, je sais que je suis souvent méconnue. Je ne dirai pas que cela
m'est indifférent, je n'ai ni cet orgueil ni cette philosophie; mais ma
destinée est arrangée d'une certaine façon qui rend inévitables et même
nécessaires toutes les choses que je fais, tous les goûts que j'ai, et
par conséquent tous les soupçons que je laisse naître. Mon rôle se borne
à conserver assez de force pour ne pas dévier d'une ligne dans la route
que je me suis tracée, et tous les efforts de ma raison tendent à voir
clair dans ma vie et dans mon coeur. Jusqu'ici j'ai repoussé avec succès
toutes les influences extérieures; je suis restée ce que Dieu m'a faite,
et, comme un métal brut, je ne me suis façonnée à la guise de personne.
«On ne s'isole pas impunément, Julien, et j'ai dû m'attendre à inspirer
la défiance et la haine. Elles ne m'ont pas fait céder un pouce de
terrain. La personne qui est aujourd'hui devant vous est la même qui
entra dans son indépendance il y a dix ans, et qui traversa toutes
choses sans y rien laisser d'elle. J'ai pris beaucoup d'autrui, je n'ai
rien donné qu'à Dieu et à une tombe.»
Ce mot de tombe se mêla à je ne sais quelle idée dans l'esprit de
Julien. Il éprouva une certaine terreur dont il ne put se rendre compte.
La princesse continua:
«Absolument insensible aux petites ambitions qui eussent pu enivrer une
autre, résolue à vivre en moi-même, et ne trouvant la vie possible
qu'avec un sentiment et une idée étrangers à tout ce qui m'environnait
socialement, je me suis arrangée pour rendre au moins supportable
l'existence que j'avais embrassée. Je me suis livrée à tous mes goûts,
j'ai cherché toutes les distractions, toutes les amitiés qui me
tentaient. J'ai aimé la chasse, la fatigue, la science, l'étude, et j'ai
rêvé l'amitié, ayant, comme je vous l'ai dit, enseveli l'amour à part.
L'amitié m'a souvent trompée, et cependant j'y crois encore. Mon âme
s'est habituée à l'espérer. Si cette espérance devient irréalisable, je
saurai encore bien vivre sans elle. Il y a quelque chose dans cette âme
qui peut se passer de vous tous; mais ma vie peut être plus belle, mon
coeur plus stoïque, ma conduite plus ferme, ma conscience plus heureuse
si l'amitié me sourit. C'est pourquoi, Julien, je fais pour vous ce que
je n'ai fait que pour bien peu de gens: je m'explique et je me justifie.
Si vous avez l'âme fière et le coeur pur, comme je n'en doute pas, vous
comprendrez quelle preuve d'amitié je vous donne ici.»
Saint-Julien, subjugué, s'inclina profondément. Elle lui fit signe
qu'elle avait encore à lui parler, et elle continua:
«Rester fidèle à un serment, à un souvenir, à un nom, ce n'est pas un
rôle possible à proclamer pour une femme riche et adulée; ce serait
chercher la raillerie, porter un défi à tous les désirs, s'exposer à des
dangers qui ne sont pas dans la vie ordinaire. Je gardai mon secret
aussi religieusement que mon coeur; et, repoussant toute explication,
toute proclamation de sentiment, je marchai dans une voie cachée sans
dire où je prétendais aller. J'y marchai sans affectation, sans
hypocrisie, sans plaintes, sans forfanterie; j'y marchai le front levé,
la main ouverte, l'esprit libre, l'oeil clairvoyant et l'oreille fermée à
la flatterie. Voyez-vous que j'aie fait beaucoup de mal autour de moi?
--Non, Madame. Je sais que vous êtes un bon prince, dit Julien attendri.
Hélas! pourquoi ne voulez-vous être que cela?
--Ne me plains pas et ne m'admire pas, répondit-elle. D'abord ma
souffrance fut amère; mais Dieu fit un miracle, et je devins heureuse.
Ceci est un secret que je ne puis te révéler maintenant, mais que je te
dirai, j'espère, quelque jour. Sache bien seulement que j'ai eu dès lors
peu de mérite à garder ma résolution, et que les avantages de mon sort
l'ont emporté de beaucoup sur ses inconvénients. Ces inconvénients ont
été graves pourtant, Julien, et vous me les avez fait sentir plus
cruellement qu'un autre. Vous m'avez jugée sur les apparences, comme
vous faites tous, et vous avez dit: Cela n'est pas, parce que cela n'est
pas probable. Avec un tel raisonnement on évite cent déceptions et on
manque une amitié. Manquer une amitié, Julien, c'est faire une grande
perte, car, si l'on rencontrait une seule amitié parfaite dans toute sa
vie, on pourrait presque se passer d'amour. Honneur aux âmes courageuses
qui se livrent, et qui n'ont pas peur des trahisons! celles-là boivent
la coupe d'Alexandre et risquent leur vie pour conquérir un ami. Eh
bien! moi, j'ai cherché des amis, et pour les trouver j'ai joué plus que
ma vie: j'ai exposé ma réputation, et Dieu sait si elle a dû être salie
et insultée par ceux qui ne m'ont pas comprise, et qui m'ont prise pour
le but de leurs viles ambitions. En les détrompant, je suis devenue leur
ennemie, et il n'est point de calomnie si noire qu'ils n'aient inventée.
Vous avez cru peut-être, en me voyant continuer ma route, que je
n'entendais pas les cris et les huées dont on me poursuivait? Vous
pensez que j'accueille imprudemment un homme comme confident, comme
serviteur ou comme ami, sans savoir qu'on le fera passer pour mon amant,
et que peut-être lui-même ira s'en vanter. Je sais ou je prévois tous
les dangers de mes hardiesses; mais j'ose toujours: je puise mon courage
à une source inépuisable, ma loyauté. Le monde ne m'en tient pas compte;
mais je marche toujours, et j'arriverai peut-être à le convaincre. Un
jour il me connaîtra sans doute, et si ce jour n'arrive pas, peu
m'importe, j'aurai ouvert la voie à d'autres femmes. D'autres femmes
réussiront, d'autres femmes oseront être franches; et sans dépouiller la
douceur de leur sexe, elles prendront peut-être la fermeté du vôtre.
Elles oseront se confier à leur propre force, fouler aux pieds
l'hypocrite prudence, ce rempart du vice, et dire à leur amant:
«Celui-ci n'est que mon ami,» sans que l'amant les soupçonne ou les
épie...
--Rêve doré, répondit Julien, espoir d'une âme enthousiaste!
--Non, je ne suis pas enthousiaste, reprit-elle; mais je me connais, je
me sens, et quand je porte mes regards sur le passé, je vois toute ma
vie faite d'une seule pièce, et je me dis que certes je ne suis pas la
seule au monde qui n'ait jamais menti. Ne me prenez pas pour une femme
vertueuse, Julien. Je ne sais pas ce que c'est que la vertu; j'y crois,
comme on croit à la Providence, sans la définir, sans la comprendre. Je
ne sais pas ce que c'est que de combattre avec soi-même; je n'en ai
jamais eu l'occasion. Je ne me suis jamais imposé de principes, je n'en
ai jamais senti le besoin; je n'ai jamais été entraînée où je ne voulais
pas aller: je me suis livrée à toutes mes fantaisies sans jamais être en
danger. Un homme qui n'a pas en son âme de plaie honteuse à cacher peut
boire jusqu'à perdre la raison et montrer à nu tous les replis de sa
conscience. Une femme qui n'aime pas le vice peut ne pas le craindre;
elle peut traverser cette fange sans faire une seule tache à sa robe;
elle peut toucher aux souillures de l'âme d'autrui comme la soeur de
charité touche à la lèpre des hôpitaux, elle a le droit de tolérance et
de pardon, et si elle n'en use pas, c'est qu'elle est méchante. Être
méchante et chaste, c'est être froide; être chaste et bonne, c'est être
honnête. Je n'ai jamais cru que cela fût difficile pour les âmes bien
dirigées; mais combien peu le sont en effet! Je plains celles que la
fatalité a flétries, et je ne les outrage pas. C'est le grand tort qu'on
me reproche, Julien, je le sais; je sais le blâme que m'ont attiré
certaines amitiés; je sais avec quelle ironie on a accueilli mes efforts
quand j'ai voulu soutenir et consoler ceux que la foule accablait. C'est
ici que j'ai fait usage de la force que Dieu m'avait donnée et que j'ai
permis à mon orgueil de se lever pour faire face à l'injustice. C'est à
cause de cela que j'ai livré mon front aux outrages des Juifs et couvert
mon coeur d'une cuirasse d'airain pour y protéger la pitié. Ceux qui se
sont réfugiés sous mon égide n'ont pas été livrés, et la populace s'est
enrouée à crier après moi.
--Je le sais, Madame, dit Julien; depuis deux ou trois jours seulement
je regarde autour de moi, et je sais ce que pensent de vous-même ceux
qui vous craignent et qui n'osent pas le dire. Je sais qu'en vous voyant
accueillir des femmes décriées et protéger des hommes persécutés, on
vous accuse de partager leurs égarements passés. Et j'admirerais le
courage avec lequel vous les relevez, si je ne prévoyais, si je ne
savais qu'il vous faudra les rabaisser et les rejeter où vous les avez
pris...
--Vous pensez, Julien, qu'il n'y a pas de cure complète pour mes
malades? Moi, je ne désespère jamais de personne. Nous avons raison tous
deux: vous, si vous me donnez un conseil de prudence; moi, si je
m'impose un devoir de miséricorde. Toute la question est de savoir si
j'ai assez de force pour accepter les conséquences fâcheuses de mes
dévouements: si je l'ai, qu'a-t-on à me reprocher? n'ai-je pas le droit
de me nuire?
--Quel étrange caractère! dit Julien. Je ne sais si j'en suis ravi ou
épouvanté.
--Vous me dites ce qu'on m'a souvent dit, reprit-elle. Moi, je m'étonne
de sembler étrange; et quand je commençai, je m'attendais à ne
rencontrer que des auxiliaires et des amis. Quelle fut ma surprise quand
on me fit entendre que j'étais folle! Folle! mais je m'étonne toujours
de le paraître! C'est vous, c'est vous tous qui êtes fous, et non pas
moi qui suis folle!
--Mais, Madame, quel bien fait-on aux méchants en protégeant leur
insolence?
--Je hais l'insolence et ne la protège pas. Je n'accueille que le
repentir et la souffrance.
--Ou l'hypocrisie qui en prend le masque?
--Il est vrai que j'ai été dupe, Julien; ce sont les épines du chemin.
On se pique les pieds et l'on saigne. Mais faut-il donc retourner en
arrière quand on entend plus loin des larmes et des cris qui vous
appellent? La crainte d'être trompé! pour les esprits qui sentent le
besoin de bien faire, c'est une lâcheté qu'il faut vaincre. Ou ne fait
l'aumône qu'à ses dépens.
--Hélas! Madame, vous étiez née pour être reine d'un grand peuple et
faire de grandes choses.
--Ou bien, répondit-elle en souriant, pour être soeur de la Miséricorde;
c'était là le plus beau rôle, et je l'ai manqué.
--Mais quel bien avez-vous donc réussi à faire? dit Julien tristement.
Vos prisons sont élargies, vos hôpitaux sont plus sains, et votre bonté
est un refuge pour tous ceux qui l'invoquent. Mais, pour avoir amélioré
le sort des misérables, vous avez ennobli leurs âmes anéanties, leurs
mauvais penchants, ou leur lâche fainéantise? Nous en avons souvent
parlé, Madame, et vous m'avez avoué que vos voeux à cet égard n'avaient
pas été souvent exaucés. Prenons un exemple auprès de nous et dans une
classe plus élevée, ajouta-t-il, poussé par un reste d'intention
insidieuse et méfiante. Lucioli passait pour un fourbe et un ambitieux.
Votre tolérance a fermé les yeux longtemps, et vous l'avez élevé jusqu'à
votre confiance; et pourtant il vous a fallu ensuite voir clair et le
repousser.
--C'est encore une épine qui m'est entrée au talon, répondit-elle. Le
jour où cet humble serviteur est devenu insolent, je l'ai repoussé, en
effet; et si j'avais profité de la leçon, Julien, je ne vous aurais pas
attiré auprès de moi; je ne vous aurais pas donné ma confiance, dans la
crainte que vous ne fussiez un second Lucioli. Vous voyez bien, mon ami,
que les fous ont leur sagesse qui en vaut bien une autre.»
Cette réponse attendrit Julien.
«Vous êtes bonne et grande, lui dit-il, et je ne mérite peut-être pas
votre amitié.
--Attendez, Julien, lui dit-elle en souriant, nous ne sommes pas encore
réconciliés. Je vous ai expliqué mon caractère et mes idées; vous m'avez
comprise. Il vous reste à me croire, et je ne vous ai donné aucune
preuve de ma sincérité.»
Julien tressaillit de joie, croyant toucher à la solution de tous ses
doutes. Dans son âme rigide, le besoin d'estimer était bien plus grand
que le besoin d'aimer; aussi cette parole de Quintilia lui fut-elle plus
douce qu'une parole d'amour.
«Oh! Oui, s'écria-t-il ingénument, donnez-les-moi ces preuves, afin que
je pleure de repentir à vos genoux, afin que je vous respecte et vous
bénisse à jamais. Oui, oui, prouvez-moi que vous êtes vraie, et je ferai
tout ce que vous voudrez. Je resterai toute ma vie à votre service;
j'étoufferai mon amour dans mon sein plutôt que de vous en importuner
jamais.»
Il s'arrêta, car il vit le regard de Quintilia s'attacher à lui avec
froideur et une sorte de dédain. Il y eut un instant de silence si
pénible à Julien, qu'il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.
La princesse reprit sa marche calme et lui dit, en lui montrant une
grande cassette de bois de santal incrustée de nacre:
«Je puis ouvrir le coffre que voici et vous donner des preuves
irrécusables de la loyauté de toute ma vie. Je pourrais vous montrer en
moins de cinq minutes sur quoi se fondent toutes les calomnies débitées
contre moi, et à quel point les secrètes vanteries de Lucioli, et celles
de bien d'autres avant lui, ont été vaines et odieuses. Mais en
sommes-nous là, Julien, et votre amitié est-elle à ce prix?»
Julien n'osa répondre; il pâlit et resta immobile.
«M'avez-vous jamais vue faire quelque chose de mal?
--Non, Madame, je n'ai rien vu de tel, répondit-il.
--Ai-je jamais exprimé une idée basse? ai-je montré un sentiment vil
durant six mois que nous avons passés tête à tête dans mon cabinet?
--Non, Madame.
--Avez-vous eu parfois une entière confiance en moi?
--Oui, Madame, presque toujours.
--Qu'est-ce qui vous l'a donc ôtée?
--Ne me condamnez pas à vous le dire, Madame; des apparences, des récits
ridicules, la présence de Ginetta auprès de vous, votre air et vos
manières par moments, et, plus que tout cela, vos bizarreries, vos goûts
si opposés entre eux et qui se succèdent sans s'exclure; tout ce que je
ne comprends pas m'effraie... Mais qu'avez-vous à faire de mon estime?
--Je ne vous la demande pas, Monsieur, répondit la princesse, j'espérais
pouvoir la réclamer.»
Ils gardèrent de nouveau le silence, et la princesse, faisant un visible
effort pour dompter sa propre fierté, reprit la parole.
«Vous êtes brutal, lui dit-elle, et nul homme de votre âge n'a osé me
parler comme vous faites. C'est cela qui fait que je vous estime et que
je voudrais être estimée de vous. Voyez pourtant ce que c'est que la
confiance, Julien! ne tiendrait-il pas à moi de penser en cet instant
que vous êtes le plus rusé et le plus habile des ambitieux qui se soient
cachés sous une écorce rude et franche? Pourtant je sais que vous ne me
trompez pas, et que bien réellement vous me mettez le marché à la main.
Votre départ ou ma justification. Ma justification! ajouta-t-elle avec
une expression de dépit, tenez, voici la clé de ce coffre;» et elle la
jeta avec colère aux pieds de Julien.
--Je ne la ramasserai point, dit-il avec dépit à son tour; vous me
regardez comme un insolent; je l'ai mérité et je m'en vais.
--Adieu donc! lui dit-elle en lui tendant la main; il est malheureux que
nous n'ayons pu rester amis comme nous l'avons été.»
Il s'approcha pour prendre sa main, et il vit qu'elle pleurait. Toute sa
colère tomba, et, s'arrêtant devant elle avec la gaucherie d'un enfant
qui n'ose pas demander pardon, il se mit à pleurer aussi.
«Ah! Julien, lui dit-elle, est-il possible que mes amis me fassent tant
souffrir! Pourquoi ne sont-ils pas comme moi, pourquoi ne croient-ils
pas en moi comme je crois en eux? Qu'est-ce qui brise donc ainsi mes
affections? pourquoi toutes les sympathies que j'inspire sont-elles
étouffées en naissant? pourquoi suis-je méprisée par les uns, méconnue
par les autres? Qu'ai-je fait pour cela? Quand toute ma vie a été un
éternel sacrifice à l'amitié, faudra-t-il que j'achète la confiance de
ceux à qui je donne la mienne. Quand je vous ai ramassé dans un fossé,
un jour que vous étiez blessé, haletant, couvert de poussière et assez
mal vêtu, pourquoi ne vous ai-je pas pris pour un vagabond et un
aventurier de bas étage? pourquoi ai-je cru à la candeur de votre regard
et à la noblesse de vos paroles? J'ai donc l'air faux et l'expression
ambiguë, moi? Eh quoi! vous demandez aux autres ce que vous devez penser
de moi! votre coeur ne vous le dit pas, je n'en ai donc pas su trouver le
chemin? Et que m'importe votre estime quand je l'aurai forcée? Vous me
rendrez ce qui me sera dû, et votre âme ne me donnera rien...
--Vous avez raison, dit Saint-Julien en se jetant à ses pieds; gardez
vos preuves, je n'en veux pas. Gardez votre amour à celui qui l'a
mérité. Quant à mon respect, à mon dévouement, à mon amitié, si j'ose
répéter le mot dont vous vous servez, mettez-les à l'épreuve. Vous avez
vaincu une nature bien méfiante et bien chagrine. Il faut que Dieu ait
récompensé votre grandeur d'âme d'une puissance bien grande sur l'âme
d'autrui. Ah! ne vous plaignez plus; vous trouverez des amis toutes les
fois que vous le voudrez; et d'ailleurs, si les amis vous manquent, je
tâcherai de me mettre en cent pour vous obéir.»