Quintilia, tout en larmes, se jeta à son cou; il l'embrassa avec
l'effusion d'un frère. En ce moment on frappa doucement à la porte, et
la princesse alla ouvrir elle-même; c'était la Ginetta qui était chargée
d'une commission pressée. La princesse passa avec elle sur le balcon, en
faisant signe à Julien de rester. Leur entretien lui sembla long; et,
cédant à l'émotion délicieuse dont son coeur était plein, il désirait
vivement voir reparaître Quintilia, et en recevoir encore quelque parole
d'amitié avant de se retirer. Dans son impatience, il touchait aux
objets qui étaient épars sur le bureau sans les regarder et presque sans
les voir. Il se trouva qu'il eut dans les mains la montre de la
princesse, et qu'il l'ouvrit machinalement comme pour compter les
minutes que la Ginetta lui dérobait. En jetant les yeux sur l'intérieur
de la boîte, un froid mortel passa dans ses veines. Un souvenir confus
et douloureux l'oppressa, puis une curiosité irrésistible s'empara de
lui. Il se pencha vers une bougie, et lut distinctement le nom de
Charles Dortan.
«Infâme!» dit-il d'une voix sourde en jetant avec violence la montre sur
le bureau; puis il la reprit, voulant bien se convaincre que ses yeux ne
l'avaient pas trompé. Il lut de nouveau le nom fatal, observa la boîte
de platine avec les incrustations d'or émaillé; elle était absolument
pareille à celle que le voyageur pâle lui avait montrée à Avignon, le
matin de son départ, dans la cour de l'auberge.
Cette histoire, qui d'abord l'avait vivement ému, lui était bientôt
sortie de l'esprit. À cette époque, Julien, beaucoup moins expérimenté,
était beaucoup plus en garde contre ses impressions. Il s'était dit que
le récit du voyageur était romanesque et invraisemblable, que son nom et
son visage n'avaient pas fait le moindre effet sur la princesse, et que
M. Dortan lui-même n'avait pas soutenu son rôle jusqu'au bout, puisqu'il
n'avait pas osé lui adresser la parole. Ce devait être un maniaque ou un
hâbleur impertinent, déterminé à se jouer de la simplicité de son
interlocuteur. Enfin, cette aventure n'était plus revenue que
confusément et comme un rêve absurde et pénible dans la mémoire de
Saint-Julien.
En acquérant la preuve irrécusable de la sincérité de Charles Dortan,
une indignation profonde s'empara de lui. Cette femme, qui exposait si
magnifiquement la prétendue franchise de son âme et qui en offrait des
preuves, ne lui parut plus qu'une effrontée comédienne, une coquette
odieuse, jouant tous les rôles pour son plaisir, et méprisant toutes les
vertus qu'elle affichait.
Elle rentra en cet instant, et Julien fit tous ses efforts pour cacher
l'état où il était; mais il prenait une peine inutile: la princesse
pensait à tout autre chose. Elle erra dans sa chambre d'un air empressé,
et dit à Ginetta, à plusieurs reprises: «Vite, vite, mon mantelet avec
un capuchon de velours et la petite lanterne sourde....» Tout à coup
elle s'aperçut de la présence de Julien, et parut un peu contrariée de
ce qui venait de lui échapper dans sa préoccupation. Néanmoins elle vint
à lui avec beaucoup d'aplomb, et lui tendit la main en lui donnant le
bonsoir. Saint-Julien baisa sa main lentement en tâchant de prendre
l'insolence affectée d'un courtisan, et il lui adressa la phrase la plus
impertinente qu'il put inventer. Elle ne l'entendit pas et lui répondit:
«Oui, oui, à demain. Bonne nuit, mon cher enfant.»
XIV.
Dévoré de colère et de haine, le pauvre Julien entra dans la chambre de
Galeotto. Le page s'était endormi sur un roman.
«Ah! c'est toi, lui dit-il en balbutiant, d'où viens-tu donc? On ne t'a
pas vu de toute la soirée.
--Je viens de chez la Cavalcanti, répondit Julien.
--Oh! oh! qu'est-ce? dit le page en se mettant sur son séant. Vous venez
d'être chassé, monsieur le secrétaire intime, ou vous êtes le plus
heureux des hommes! Alors, permettez-moi d'ôter mon bonnet de nuit pour
saluer votre Altesse! Prince pour trente-six heures au moins!
--Je ne descendrai jamais si bas, répondit Julien.
--Qu'est-il donc arrivé?
--Rien, Galeotto, sinon que je sais maintenant à quoi m'en tenir sur le
compte de cette femme. Vous lui faisiez trop d'honneur quand vous la
traitiez de pédante, quand vous disiez qu'il était fort possible qu'elle
n'eût jamais eu assez de sensibilité pour commettre une faute. Non, non,
ce n'est pas cela. C'est une rouée impudente qui se passe toutes ses
fantaisies, qui se livre en secret à tous ses vices, et qui a la
prétention d'être un modèle de chasteté virginale et de sentimentalité
allemande. C'est une effrontée courtisane avec des prétentions d'abbesse
et la moqueuse hypocrisie d'une marquise de la régence. C'est ce qu'il y
a de plus hideux au monde, le vice sous le masque de la vertu.
Après cette préface, Saint-Julien fit le récit de la soirée.
«Je suis bien aise d'apprendre cela, répondit Galeotto d'un air pensif;
mais, en vérité, j'en suis étonné. Cette femme est donc bien habile; car
il y a eu des jours où elle m'a imposé à moi-même. Vous pouvez m'en
croire, Julien; je ne suis pas crédule, et pourtant il y a eu des jours
où, en l'entendant parler comme elle fait, j'ai presque eu des remords
de mes jugements de la veille... Il est bien vrai que ces jours-là
étaient rares, et que je me moquais de moi-même le lendemain. Eh bien!
ce que vous me dites m'étonne comme si je m'étais attendu à autre
chose... Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Saint-Julien?
--J'en suis très-sûr, Galeotto; et comme j'étais aussi dans une
continuelle alternative de confiance et de méfiance (à l'exception que
les jours de méfiance étaient rares, et les autres fréquents), il se
trouve que je suis encore plus consterné que vous.
--Consterné! s'écria Galeotto. Est-ce que je suis consterné, moi? Non?
certes, je ne le suis pas. Que m'importe? je n'ai jamais été amoureux
d'elle. Et voulez-vous que je vous dise ce qui se passe maintenant dans
mon cerveau? C'est singulier, mais c'est réel. Je crois que je suis
capable maintenant de devenir amoureux de cette femme-là.
--Quoi! à présent que vous devez la mépriser?
--Je ne la méprise pas, tant s'en faut! oh! à présent, c'est bien
différent! Je la croyais pédante, absurde, je la trouvais ridicule, et
je me moquais d'elle. Je ne m'en moquerai plus; car elle n'est plus rien
de tout cela à mes yeux. Elle est adroite, menteuse, impudente; elle
sait jouer tous les rôles, si bien que son véritable caractère échappe
aux regards. Savez-vous que c'est là une femme supérieure, une vraie
femme de cour, propre à remuer le monde, si elle était à la tête d'un
vaste empire? Avec une conscience si flexible, tant d'art, tant de
sang-froid, tant de perfidie, on peut aller loin... Et qui nous dit
qu'elle n'ira pas loin? Qu'il se présente une bonne occasion, et elle
fera parler d'elle. Savez-vous quelle est la première des facultés?
celle d'imposer aux autres. La véritable grandeur, c'est la puissance
qu'on exerce sur les esprits; c'est ainsi qu'on arrive à l'exercer sur
les choses. Allons, c'est dit, me voilà réconcilié avec elle. Je ne
rougis plus d'être son page. Je pourrai prendre de bonnes leçons auprès
d'elle, et, pour mieux profiter à son école, je veux à mon tour être son
amant...» Il garda un instant le silence, puis il ajouta d'un air
réfléchi: «Si je le peux; car la chose m'est démontrée à présent plus
difficile que je ne pensais, et vaut la peine d'être tentée... Peste!
c'est quelque chose que d'y parvenir!
--Ce n'est pas si difficile, reprit Julien. Il suffit que vous passiez
dans la rue auprès d'elle, et que votre figure lui plaise. Vous
n'attendrez pas longtemps avant d'être enlevé dans sa voiture et
introduit dans ses appartements secrets.
[Illustration: Il s'étendit sur la bruyère... (Page 28.)]
--Eh bien! raison de plus! vive Dieu! des femmes qui ont de pareils
désirs et qui les contentent d'une façon si dégagée ne sont pas
abordables pour tout le monde. On peut vivre dix ans sous le même toit
sans obtenir de leur baiser la main. Elles peuvent résister au plus
séduisant et au plus habile des hommes. On ne les prend pas par
surprise, celles-là. Elles se donnent ou se rendent; le plaisir est à
celui dont la mine leur plaît; l'honneur, à celui dont l'esprit les
subjugue. Maintenant, je mettrais ma main au feu que le Lucioli n'a
jamais été son amant. Il était trop maladroit, le cher homme! Elle
aurait pu lui ouvrir la porte du boudoir, s'il avait su cacher
l'intention qu'il avait d'entrer dans la salle du conseil. Pour moi, qui
ne me soucie guère d'être prince de Monteregale, je viserai plus haut
désormais. Je tâcherai qu'elle me donne sa confiance, et qu'elle
m'apprenne à régner sur les hommes par le mensonge.
--Ainsi ce qui me guérit de mon amour allume le vôtre? dit Saint-Julien.
--Appelez cela de l'amour, si vous voulez. Je l'appellerai autrement:
curiosité, aptitude, amour de la science, comme il vous plaira.
--Et ce qui fait que je la hais et la méprise vous réconcilie avec elle?
--Complètement; mais je n'en continuerai pas moins la petite guerre
d'observation que nous lui faisons. Tout au contraire, j'y mettrai plus
de zèle que jamais, et mes découvertes auront plus d'importance à mes
yeux. Sois tranquille, Julien, je ne te trahirai jamais, quoi qu'il
m'arrive.
--Vous pouvez me trahir tant qu'il vous plaira, je ne resterai pas
longtemps ici. Mais écoutez; avant que je vous souhaite le bonsoir, il
faut que vous me racontiez cette histoire de Max.
--Ce ne sera pas long. Max était l'amant de Son Altesse. Lorsqu'à la
mort du duc son époux, qu'elle n'a jamais vu, comme je vous l'ai déjà
dit, elle devint souveraine libre et absolue, Max était tellement en
faveur auprès d'elle que, suivant l'opinion de toute la cour, il allait
l'épouser. Il était donc traité ici avec le plus profond respect, tout
bâtard de seize ans qu'il était. Mais une nuit, à souper, comme la
gloriole et le marasquin de Hongrie portaient à la tête du jeune favori,
il lui arriva de débiter je ne sais quelle rodomontade en présence de
Son Altesse. Son Altesse fronça, dit-on, le sourcil d'une manière
imperceptible, et ne dit pas un mot. Le lendemain matin, les serviteurs
de Max ne le trouvèrent ni dans son lit, ni dans sa chambre, ni dans son
palais, ni dans la ville, ni dans la province. On le chercha et on
l'attendit vainement. Il ne reparut jamais, on n'a jamais entendu parler
de lui; il paraît que ce fut un assassinat fort bien exécuté.
[Illustration: Il le trouva déjà à table, fumant... (Page 34.)]
--Et personne n'a demandé vengeance de cet attentat?
--Max était un bâtard dont on avait été sans doute bien aise de se
débarrasser en l'envoyant dans une petite cour où il semblait prendre
racine. Qu'il eût fini par un meurtre ou par un mariage, on fut sans
doute bien aise de n'avoir plus à y songer, et l'on n'y songea plus; et
l'on n'en parla plus que tout bas, afin de n'avoir pas à le réclamer ou
à le venger. Mais il arrive qu'à présent on veut se servir de son nom
comme d'un épouvantail pour forcer Son Altesse à acquiescer à des vues
politiques, et l'envoyé Gurck machine une fort belle réclamation de la
personne de Max, si sa beauté personnelle échoue dans les premières
entreprises. Tu sais cela?
--C'est une justice du ciel qui tombe à l'improviste sur le crime
impuni, s'écria Julien.
--Bah! bah! à présent que je vois les choses sous leur vrai point de
vue, dit Galeotto, je trouve que ce fut un coup hardi pour une princesse
de seize ans.
--Elle avait seize ans! quelle horreur! dit Julien.
--Bah! bah! reprit Galeotto, les crimes des princes ne sont pas ceux de
tout le monde. Vous savez ce qu'il y a à dire là-dessus. Il y a dans les
grandes destinées des résolutions inévitables, et c'est quelque chose
que de savoir les prendre à temps et les accomplir habilement. Un
enlèvement qui ne fait pas de bruit; un meurtre qui ne fait pas de
taches; un homme qu'on anéantit comme on raierait un chiffre, et qui
s'évapore au milieu d'une ville comme une goutte d'eau sèche au soleil!
Allons, ce n'est pas maladroit, il faut en convenir. Et pas l'ombre d'un
remords sur un front de seize ans! et jamais la trace d'un souvenir amer
dans toute une vie traînée en public! c'est là de la force, et bien des
hommes ne l'auraient pas.
--J'espère que vous ne l'auriez pas vous-même, dit Saint-Julien en lui
tournant le dos.
--Attendez! encore un mot avant d'aller vous coucher, lui cria Galeotto.
Avez-vous découvert quelque chose sur le Rosenhaïm?
--Rien sur celui-là, répondit Saint-Julien.
--Que sera-t-il devenu? dit Galeotto. Maître Cantharide est dans ce
secret: il aura piqué ce criocère avec une épingle, et il l'aura mis
dans un de ses cartons.
--Faut-il s'inquiéter de ce que devient un homme, dit Saint-Julien, dans
une cour où un importun s'évapore comme une goutte d'eau sèche au
soleil?
--Je crois que tu tournes mes métaphores en ridicule, dit le page; je te
pardonne si tu te charges de pénétrer dans le pavillon du parc.
--Dans le pavillon où le professeur d'histoire naturelle fait ses
expériences, et s'amuse à trancher, la nuit, de l'astrologue et de
l'alchimiste en braquant son télescope vers la lune, et en effrayant les
chiens par d'innocentes explosions d'électricité?
--Il y a autre chose dans ce pavillon, dit le page, qu'une vieille
parodie de sorcier et un tonnerre de poche.
--Madame Cavalcanti fait-elle semblant d'aller s'entretenir avec les
ombres, en y traitant ses galants la nuit? Bah! c'est là qu'est caché
l'amant mystérieux du trimestre, le monsieur de Rosenhaïm?
--Peut-être! Mais cet amant-là est peut-être plus qu'un amant... Il y
avait peut-être quelque principe politique, quelque projet diplomatique,
sous ce masque de criocère. Ce n'est pas moi qui ai été dupe des
jongleries du professeur. Ce Rosenhaïm me fait l'effet d'un antidote
opposé aux philtres de Gurck et de Steinach... Mais enfin il n'est ici
que depuis trois jours, et depuis trois ans je vois la princesse
fréquenter le pavillon. Sais-tu un conte étrange que m'a fait la
Ginetta?
--Voyons.
--Un jour que, selon sa coutume, elle défendait sa maîtresse avec
chaleur, elle crut m'ôter toute envie de croire à l'assassinat de Max en
me disant que Son Altesse l'avait aimé passionnément, et que c'était le
seul homme qu'elle eût aimé ainsi. Je lui répondis que je le croyais
comme elle, et d'autant plus que c'était le seul que Son Altesse eût
fait assassiner. Alors Ginetta se mit tout à fait en colère, ce qui la
rendit bavarde une seule fois en sa vie. Elle me dit que non-seulement
Son Altesse avait aimé Max, mais qu'elle l'aimait encore, tout mort
qu'il était. La preuve, ajouta-t-elle, c'est que tous les jours elle va
s'enfermer dans le souterrain du pavillon auprès d'une tombe de marbre
qu'elle y a fait secrètement construire, et... Mais vraiment, Julien,
vous me regardez d'un air si dédaigneux que je n'ose pas continuer cette
histoire. Elle est fantasque à tel point que vous allez me rire au nez
si j'ai seulement l'audace de la répéter telle qu'on me l'a donnée.
--Comme je pense que vous n'y ajoutez pas foi... dit Julien.
--Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page. Les femmes sont si
romanesques, et les vastes cerveaux tiennent tant de choses! Chez les
êtres doués d'intelligence et de force, il y a de si singuliers
contrastes, de si ténébreuses rêveries! Bah! dans ce monde, il faut tout
croire et ne rien croire. Il faut voir!
--Mais enfin, dit Julien, cette tombe de marbre?...
--Contient une boîte d'or, s'il faut en croire la Ginetta.
--Et cette boîte d'or, que contient-elle?
--Je n'en sais rien, et la Ginetta prétend n'en rien savoir; mais elle
dit que cette boîte a la forme et le volume de celles dans lesquelles on
embaume des coeurs humains...
--Cette histoire est dégoûtante, dit Julien d'un air sombre, après un
long silence. Assassiner un homme et le pleurer, lui faire percer le
coeur à coups de poignard, et faire ensuite arracher de ses entrailles
pour l'embaumer et le conserver comme une relique ou comme un trophée;
s'enfoncer tous les jours dans une cave avec un tombeau et un remords,
et en sortant de là se prostituer au premier passant... si tout cela est
possible, à la bonne heure. Il frappa du pied le parquet avec violence,
et, portant sa main à son front, il s'écria avec angoisse: «Ô mon père,
mon vieux château, mes laboureurs, mes bois, mes livres, mon pays! où
êtes-vous? où est le temps où j'ignorais tout ce que je sais à présent?»
Il était si triste et si abattu que Galeotto n'osa pas le railler, comme
il faisait ordinairement lorsqu'il se livrait à sa sensibilité. Julien
se promena en silence dans la chambre, puis il ajouta d'un ton amer:
«Si cet amant inconnu est caché dans le pavillon, ce doit être une
savoureuse émotion pour elle que de recevoir ses caresses auprès du
mausolée de Max. Peut-être est-ce dans cette cave que le malheureux a
été massacré? Peut-être que sa tombe sert de lit aux monstrueux plaisirs
de Quintilia? Quelle horreur! Il me semble que je rêve. En effet, elle
s'est vantée à moi aujourd'hui d'avoir enseveli son propre coeur dans un
cercueil. C'est là une belle métaphore! mais elle n'a pas dit qu'elle y
eût enseveli son corps, et pardieu! elle a bien fait, car il y aurait
assez de gens pour lui donner un démenti... Tenez,... levez-vous et
venez à la fenêtre. Voyez-vous cette étincelle pâle et furtive qui court
le long des allées du parc? C'est la petite lanterne sourde qu'on a
donné ordre à Ginetta d'allumer pour aller au rendez-vous.
--En vérité? cria le page en s'habillant précipitamment.
--Oui, dit Julien, c'est une distraction qu'on a eue devant moi. Mais
que faites-vous donc?
--Parbleu! je m'habille et j'y cours. Quoi! il y a un rendez-vous à
épier, et vous ne me le dites pas! et je reste là à babiller quand je
devrais être sur la piste de la louve!
--Voilà le seul mot à propos que vous ayez dit de la journée, dit
sèchement Julien en le voyant s'enfuir à demi habillé et se glisser
comme un chat dans l'ombre des corridors.»
Julien alla se mettre au lit; mais il eut un sommeil affreux. Il rêva
que des assassins se jetaient sur lui, lui ouvraient la poitrine et en
arrachaient son coeur tout palpitant, tandis que Quintilia, debout,
immobile et pâle, vêtue d'une grande robe rouge, les regardait opérer
avec un horrible sang-froid en leur tendant une boîte d'or ciselé toute
pleine de sang.
XV.
Saint-Julien passa la journée enfermé dans sa chambre, résolu à se faire
passer pour malade si la princesse le faisait demander. Mais elle ne le
demanda pas; et, fatigué de souffrir seul, il sortit vers le soir pour
se distraire un peu. Il se rappela alors l'étudiant dont il avait fait
la connaissance la veille, et avec lequel il avait un rendez-vous à la
taverne du Soleil-d'Or.
Il le trouva déjà à table, fumant vis-à-vis une cruche de bière non
débouchée et de deux verres retournés.
Ils s'abordèrent cordialement; mais Saint-Julien ne put prendre sur lui
d'être gai, et l'étudiant se chargea obligeamment de faire presque tous
les frais de la conversation. Il se montra encore plus aimable que la
veille, et ils restèrent ensemble jusqu'à onze heures du soir. Alors
Spark se leva, disant qu'il était esclave de ses habitudes régulières,
et qu'il ne se couchait jamais plus tard. Mais il lui proposa une partie
de promenade pour le lendemain. Saint-Julien ne désirait rien tant que
de fuir l'air de la cour: il fit demander le lendemain à Quintilia si
elle n'aurait point d'ordre à lui donner dans la journée; et, comme elle
lui fit répondre qu'il pouvait disposer de son temps le reste de la
semaine, il ne passa à la résidence, durant plusieurs jours, que les
heures consacrées au sommeil. Il employa toutes ses journées à errer
dans les montagnes, tantôt seul, tantôt avec son étudiant allemand, qui,
chaque jour, l'attirait par une sympathie plus vive.
Saint-Julien fut bientôt sous le charme de ce jeune homme, et il eût été
difficile qu'avec son excellent coeur et l'élévation de ses sentiments il
en eût été autrement. Spark était un de ces hommes d'une nature si
droite et si harmonieuse qu'on les juge d'emblée, et qu'on n'a rien à
retrancher par la suite à l'estime qu'on leur a vouée tout d'abord. Il
était simple et franc, ne visait à aucune supériorité, et touchait juste
à toutes choses; il paraissait savoir plus qu'il ne disait, mais sa
réserve n'avait rien de hautain. Il faisait des frais pour plaire, mais
il n'allait pas jusqu'à cette insupportable coquetterie de langage qui
rend l'esprit faux et le coeur sec. Il paraissait à la fois ferme et
obligeant, sensible pour les autres et insouciant pour lui-même. Il
avait en la Providence une confiance romanesque, mais non puérile, qui
semblait être la conséquence d'une vie probe et d'un coeur généreux. Sa
sensibilité n'était pas fougueuse et maladive comme celle de Julien; et
le jeune homme sentit de plus en plus chaque jour le besoin de s'appuyer
sur la douceur et sur la sérénité de cette âme plus forte et plus calme
que la sienne. Oppressé par son chagrin, dévoré d'incertitudes, ne
sachant à quoi se résoudre à l'égard de la princesse et à l'égard de
lui-même, il résolut de se confier à cet homme si intelligent, si bon,
et pourtant si paisible, et de lui demander conseil. Il éprouvait bien
quelque répugnance à ouvrir ainsi son coeur, car il n'était pas né
expansif. Galeotto avait surpris ses secrets et ne les comprenait pas;
d'ailleurs le caractère de ce jeune courtisan était trop opposé au sien
pour qu'il pût trouver quelque avantage dans sa société. Il avait l'art,
au contraire, d'aigrir tous ses maux et d'envenimer toutes ses
blessures.
Quoi qu'il put lui en coûter, il prit le parti de consulter Spark, et,
un matin que leur promenade les avait ramenés sur la colline où ils
s'étaient rencontrés pour la première fois, il le pria de s'asseoir sur
la bruyère, et de suspendre son cours d'observations botaniques pour en
faire un de psychologie.
«Sur qui? demanda Spark en souriant. Est-ce sur vous ou sur moi?
--Ce sera sur moi si vous le permettez, mon cher Spark. J'ai un secret
qui m'étouffe et que je ne puis dire à personne. Il faut que je vous le
dise.
--De tout mon coeur, répondit l'étudiant. Je ne me récuserai pas en
affectant une modestie désobligeante. Les gens qui ont peur d'écouter
une confidence sont ceux qui craignent d'avoir un secret à garder ou un
service à rendre.
--J'ai besoin, en effet, d'un très-grand service, dit Saint-Julien; mais
ce n'est pas votre bras que je réclame pour me tirer du mauvais pas où
je me trouve, c'est votre coeur que j'appelle au secours du mien, c'est
votre raison que je veux interroger; c'est un bon conseil que je vous
demande.
--C'est demander beaucoup, répondit Spark, et je ne vous promets pas de
réussir. J'y ferai pourtant tout mon possible. Nous chercherons à nous
deux, et Dieu nous aidera.
--Vous êtes vis-à-vis des choses qui m'intéressent dans une position
tout à fait désintéressée, dit Julien; vous ne connaissez point la
personne dont j'ai à vous entretenir, et vous la jugerez simplement sur
les faits que j'ai à vous raconter.
--Prenez garde, mon cher ami, dit Spark, cela est sérieux. Si vous
dénaturez les faits et si vous en ignorez quelqu'un, nous pourrons bien
porter un faux jugement.
--Vous jugerez seulement ceux que je sais et que je vous dirai; et,
comme vous ne serez pas sous le charme de la vipère, vous pourrez voir
plus clair que moi.
--Il s'agit d'une histoire d'amour et d'une femme, à ce que je vois?
--Il s'agit d'une femme. Connaissez-vous la princesse Quintilia?
--Comment voulez-vous que je la connaisse? il y a huit jours que je suis
ici.
--Quelqu'un vous en a-t-il parlé?
--Oui; des bourgeois qu'elle a obligés, des pauvres qu'elle a secourus,
m'ont dit que c'était une femme bienfaisante.
--Toutes ces femmes-là le sont, dit Julien.
--Quelles femmes? demanda Spark avec beaucoup d'ingénuité.
--Ah! Spark, s'écria Saint-Julien, je vois bien que vous ne la
connaissez pas; vous ne me demanderiez pas ce qu'elle est.
--Vous paraissez n'en avoir pas une haute opinion, dit Spark. Si votre
opinion est arrêtée ainsi, pourquoi me consultez-vous?
--Pour savoir si je dois la fuir et l'oublier, ou la poursuivre et la
démasquer. Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé depuis sept mois
que j'ai quitté la maison paternelle.»
Spark écouta l'histoire de Julien avec beaucoup d'attention, mais avec
tant de calme que le narrateur ne put, à aucun endroit de son récit,
pressentir le jugement que portait l'auditeur. La belle et calme figure
de l'étudiant ne fit pas un pli, et la fumée de sa pipe s'échappa par
bouffées aussi régulières que la veille, lorsqu'il avait écouté Julien
faire lecture de la Gazette d'Ausbourg à la Taverne du Soleil d'Or.
Quand Saint-Julien eut tout dit, Spark fit une espèce de grimace qui
consiste à avancer un peu la lèvre inférieure, et qu'on peut
généralement traduire par ces mots: «Tout cela ne vaut guère la peine
que vous vous donnez.»
Après un instant de silence, il posa sa pipe sur le gazon, et lui dit:
«Mon ami, avant de vous dire ce que je pense de la princesse Quintilia,
permettez-moi de vous dire ce que je pense de vous-même. Vous êtes
très-noble, mais très-orgueilleux; très-vertueux, mais très-intolérant;
très-sincère, et pourtant très-méfiant. D'où vient cela? N'auriez-vous
pas été élevé par un prêtre catholique?
--Oui, répondit Julien, et ce fut mon meilleur ami.
--Alors je comprends votre caractère; et, tout en le reconnaissant pour
très-beau (je vous parle strictement vrai), je voudrais que vous
prissiez sur vous de le modifier et d'en équarrir l'écorce rude et
noueuse. Je ne trouve point que le jeune page vous ait donné de bons
conseils. Je le regarde comme un méchant coeur et un intrigant dangereux.
Loin de railler, comme il le fait, l'austérité de vos principes, je les
approuve rigoureusement, et je déclare que si votre princesse Quintilia
était telle que vous la jugez aujourd'hui, vous feriez bien de la fuir
et de l'oublier. Mais...» Ici Spark fit une pause et réfléchit; puis il
continua:
«Mais je crois que vous êtes absolument dans l'erreur sur son compte, et
que c'est une excellente femme.
--Quoi! malgré l'assassinat de Max?
--Je ne crois pas à l'assassinat de Max, dit Spark en souriant; je ne
croirai jamais que la mort d'un homme soit suffisamment prouvée par son
absence, et le meurtre d'un amant par une parole légère d'un côté et un
froncement de sourcils de l'autre. Cette histoire me paraît bonne à
endormir les petits enfants et à leur donner de mauvais rêves.
--Vous ne croyez pas au crime? empêchez-moi d'y croire. Je ne demande
pas mieux que d'ôter ce charbon allumé de mon coeur. Mais le vice, la
débauche?
--Oh! oh! la galanterie, vous voulez dire? On peut être une femme
galante et être une bonne femme. Pour moi, je n'aime pas les femmes
galantes, mais je ne leur jette pas de pavés à la tête, et je passe
auprès d'elles sans leur rien dire. Si la princesse Quintilia est ainsi,
n'en dites pas de mal; quittez-la et n'y pensez plus.
--Tout cela vous semble facile, Spark. J'ai l'âme dévorée de colère et
de jalousie.
--Vous avez tort.
--Mais enfin, ce que je vous ai raconté vous prouve bien que cette
femme...
--Ce que vous avez raconté ne me prouve rien, sinon que vous avez
contracté dans vos chagrins l'habitude d'une malveillance fâcheuse.
Otez, ôtez cela de votre cerveau; c'est une mauvaise herbe.
--Mais, mon ami, une femme qui fait de pareils discours sur la candeur
et le sentiment, et qui a pour amant d'abord un Lucioli qu'elle traîne
partout, et qui se vante partout de ses faveurs!...
--Hum! dit Spark, ce Lucioli me semble être un fat et un sot que je ne
me ferais pas faute de rosser s'il tombait sous ma main et si j'étais
ami de la princesse.
--S'il l'a décriée, c'est bien sa faute, à elle; pourquoi l'a-t-elle
affiché comme un bouquet de noces?
--Parce qu'elle est bonne et confiante, comme elle vous l'a dit. Tout ce
qu'elle vous a dit là, Saint-Julien, me paraît sincère; j'y crois.
J'aime ce caractère, j'approuve ces idées. Je ne dis pas que ce soit un
exemple à suivre pour les femmes qui ne veulent pas être calomniées et
persécutées; mais pour un homme de coeur qui se moque de l'opinion
d'autrui et qui ne s'en rapporte qu'à sa conscience, c'est une belle
maîtresse à aimer toute sa vie.
--Vraiment! Spark, votre confiance me confond; je ne sais pas si j'ai
envie de vous embrasser comme le meilleur des hommes ou de vous plaindre
comme un fou.
--Comme vous voudrez, mon cher Julien; vous m'avez demandé ma façon de
penser, je vous la dis.
--Et je donnerais un de mes bras pour la partager. Mais enfin cette
montre, ce Charles de Dortan?
--Ce Dortan est un sot qu'elle aura mis à la porte au moment le plus
hardi de la plaisanterie.
--Une femme qui se respecte fait-elle de semblables plaisanteries? Elle
se soucie donc bien peu du danger qu'elle court? Plaisante-t-elle aussi
avec la vengeance qu'un homme peut tirer? À la place de ce Dortan, je
suivrais une pareille femme au bout du monde, et je la forcerais de
tenir ses promesses, et je lui cracherais ensuite au visage.»
Le front de Spark se couvrit de rougeur, comme si l'idée d'une telle
violence de ressentiment eût révolté son âme honnête et douce. Mais il
reprit aussitôt son calme accoutumé, et dit d'un ton de certitude qui
imposa à Julien:
«Cette histoire est fausse. Ce Charles de Dortan sera quelque garçon
horloger qui aura porté une montre de sa façon à la princesse, et qui
aura bâti toute cette niaise aventure pour se moquer de vous, ou parce
qu'il y a des fats d'une rare impudence, ou parce que ce monsieur est
fou.
--Vous arrangez tout pour le mieux, et je me suis dit tout cela sans
pouvoir me le persuader radicalement. N'ai-je pas vu la joie avec
laquelle elle a appris l'arrivée de ce masque inconnu?
--Qu'est-ce que cela prouve, s'il vous plaît? Ne saute-t-on pas de joie
à l'arrivée d'un frère et même d'un ami? Les femmes sont plus
démonstratives que nous, et les Italiennes le sont entre toutes les
femmes.
--Mais ce Rosenhaïm est caché dans le pavillon. Cache-t-on ses amis?
--Souvent, surtout quand il s'agit de politique. Qu'est-ce que vous
comprenez à la politique, vous? Et puis, il n'y a peut-être pas plus de
Rosenhaïm dans le pavillon que de Max dans le tombeau.
--Vous ne croyez donc pas à la mort de Max?
--J'ai dans l'idée, au contraire, que ce prétendu coeur inhumé dans un
coffret d'or bat bien chaud et bien joyeux à l'heure qu'il est.
--Mais la princesse elle-même le fait passer pour mort.
--Le fait-elle passer pour mort? Ah! en ce cas il est mort. Mais tout le
monde peut mourir sans être aidé.»
Et Spark, reprenant sa pipe, se mit à la charger paisiblement.
«Les griefs qui vous restent contre elle, ajouta-t-il après avoir
rallumé son tabac, sont donc son air cavalier, sa gaieté juvénile, son
latin, son amour pour les papillons, ses travaux politiques, sa
soubrette Ginetta, sa camaraderie avec vous autres qu'elle traite en
amis, comme une bonne femme qu'elle est, tandis que vous ne la comprenez
pas... Et bien! à votre place, je l'aimerais de tout mon coeur, et je
passerais ma vie à son service.
--Mais si j'acceptais tout cela comme vous, si je me remettais à croire
en elle, j'en serais amoureux fou... et si elle ne m'aimait pas, je
deviendrais le plus malheureux des hommes. Je suis absolu et entier dans
tout, Spark. À la manière dont cette femme m'a bouleversé le cerveau, je
vois bien que si je ne me guéris pas par la méfiance, il faudra que je
me brûle la cervelle par désespoir.
--Non, dit Spark.
--Je deviendrai fou, vous dis-je, si elle ne m'aime pas.
--Non, vous dis-je, vous vous consolerez, vous vous guérirez. D'ailleurs
elle vous aime beaucoup; tout ce qu'elle a fait pour vous le prouve
bien.
--Oh! j'ai trop souffert de cette tranquille amitié; j'ai renfermé trop
de tourments dans mon sein! cela ne peut recommencer.
--Vous êtes un ingrat. Vous m'avez dit que ces six premiers mois avaient
été les plus beaux de votre vie. Écoutez, Julien: vous êtes aigri et
malade; vous ne jugez pas bien votre position, vous ne vous connaissez
plus vous même. Croyez-en mon conseil. Avant de savoir de quoi il
s'agissait, je ne pensais pas pouvoir trancher la question si hardiment;
à présent je me sens une grande confiance en ma raison; les choses me
semblent claires et indubitables. Voulez-vous me promettre de faire ce
que je vous dirai?
--Je vous promets de le tenter, dit Julien.
--Renfermez-vous donc en vous-même, et fermez vos poumons à l'atmosphère
empoisonnée du dehors; vivez avec Dieu et avec votre coeur, qui est bon;
fuyez la cour, les envieux, les sots, les méchants, et surtout le petit
page; restez auprès de la princesse, je veux lui servir de garant. Elle
ne vous trompe pas. Je l'ai vue passer à cheval l'autre jour; elle a une
grande bouche, un sourire franc, des yeux vifs et bons; j'aime sa figure
et ses manières. Servez-la fidèlement, et ne croyez d'elle que ce
qu'elle vous en dira. Si votre amour persiste et vous fait souffrir,
dites-le-lui, parlez-lui-en beaucoup et souvent.
--Vous croyez qu'elle m'écoutera? dit Julien, dont les yeux brillèrent
de joie.
--Sans doute elle vous écoutera, puisqu'elle vous a déjà écouté; elle
vous plaindra, elle ne vous aimera pas plus qu'elle ne fait...
--Vous croyez? dit Julien redevenant triste.
--J'en suis presque sûr. Mais n'importe, parlez-lui toujours, elle vous
consolera en redoublant de soins et d'amitié. Avec cette amitié-là,
Julien, avec l'amour du travail, avec le bon témoignage de votre
conscience et un peu de foi en la Providence, vous ne serez pas
malheureux, croyez-en ma promesse.
--Et si avec tout cela je suis joué, reprit Julien, si au bout de dix
ans d'une pareille vie je m'aperçois que j'ai bercé une chimère sur mon
coeur?
--Vous aurez eu dix ans de bonheur, et vous serez en droit de dire à
Dieu quand vous paraîtrez devant lui: «Seigneur, on m'a trompé, et je
n'ai pas haï; on m'a fait du mal, et je ne me suis pas vengé!» Et vous
verrez ce que Dieu vous répondra. Allez, on ne se repent jamais d être
bon, même dès cette vie. Quand on s'en repent, on cesse de l'être.
--Honnête et excellent ami! s'écria Saint-Julien en serrant vivement la
main de Spark, je suivrai vos conseils, et je viendrai souvent chercher
auprès de vous le baume céleste qui guérit les plaies de l'âme.»
Julien rentra au palais la poitrine soulagée d'une montagne d'ennuis,
et, pour la première fois depuis bien des jours, il pria Dieu.
XVI.
Quintilia le fit appeler le lendemain matin. Elle avait l'air si heureux
et si bon, que Saint-Julien se sentit tout disposé à suivre les conseils
de Spark.
«J'ai des lettres à te dicter, lui dit-elle en lui tapant doucement
l'épaule d'un air familier. Assieds-toi là et prends ta meilleure
plume.»
Julien s'assit. La montre fatale était toujours sur le bureau; il se
sentit un mouvement de rage contre ce fâcheux accusateur, et feignant de
la pousser gauchement avec son coude, il la jeta par terre.
La princesse s'en aperçut à peine; et quand il la ramassa en s'excusant
de l'avoir brisée, elle parut fort indifférente à cet accident.
«Ginetta, dit-elle, emporte ma montre, que ce maladroit de Julien vient
de casser. Il est décidé que je ne puis pas la garder, et qu'il lui
arrivera toujours malheur. Fais-la raccommoder et garde-la pour toi.»
Julien regarda la princesse attentivement. Elle était aussi parfaitement
calme que le jour où elle avait regardé en face M. Dortan sans paraître
le reconnaître. Mais il lui sembla que la Ginetta rougissait un peu.
Était-ce de plaisir d'avoir la montre, ou perdait-elle contenance devant
tant d'audace?
Julien sentit la sienne augmenter, comme il lui arrivait toujours dans
ses moments d'émotion; et regardant alternativement la princesse et sa
suivante:
«La signora Gina, dit-il, connaît peut-être à Paris un horloger habile à
qui elle pourra confier la réparation de cette montre!
--Pourquoi à Paris? dit la princesse; nous avons d'excellents horlogers
à Venise.»
Elle n'avait pas changé de visage, et la Gina semblait être redevenue
impénétrable. Saint-Julien insista obstinément.
«Si la signora Gina veut bien le permettre, c'est moi qui me chargerai
de la réparation, puisque c'est moi qui ai causé le dommage.
--Arrangez-vous ensemble, dit la princesse, cela ne me regarde plus. La
montre appartient à Gina.
--Et je l'enverrai, continua Saint-Julien, à un de mes amis qui habite
Paris, et qui s'appelle Charles de Dortan.»
Gina se troubla visiblement. La princesse n'y prit pas garde, et répéta
le nom de Charles de Dortan.
«Je crois qu'en effet son nom est sur cette montre, dit-elle en
s'adressant à Ginetta. N'est-ce pas l'ouvrier à qui tu l'as confiée à
Paris, après l'avoir jetée par terre comme Julien vient de faire?
--Oui, Madame, répondit Ginetta remise de son trouble, c'est un horloger
qu'on m'a désigné comme très-habile, et qui, selon l'usage, a gravé son
nom sur la boîte.»
Julien, frappé de tant d'assurance, et ne sachant plus que penser, tenta
un dernier effort.
«Le hasard, dit-il, me l'a fait rencontrer à Avignon précisément le
jour...»
Ginetta l'interrompit, et s'adressant à Quintilia:
«Votre Altesse ne se souvient-elle plus de cet homme qui voulait
absolument lui parler?
--Non, dit la princesse avec un sang-froid imperturbable. Que
voulait-il? ne l'avais-tu pas payé?
--Il m'avait beaucoup priée de le recommander à Votre Altesse, à
laquelle il voulait vendre une pendule à musique, mais elle était laide
et de mauvais goût.
--Ah! dit la princesse d'un ton d'indifférence et de distraction; en ce
cas, Julien, mets-toi à écrire; et toi, Gina, laisse-nous.»
Elle semblait n'avoir pas pris le moindre intérêt à cette délicate
explication, et pourtant Saint-Julien se disait: «Il y a quelque chose
là-dessous. Spark lui-même aurait été frappé de la rougeur de Ginetta.»
Il prit sa plume et commença sous la dictée de la princesse.
* * *
«Monsieur le duc,
«Votre personne est charmante, votre esprit supérieur et votre emploi
magnifique. Je compte écrire directement à votre auguste souverain, et
le remercier de vous avoir choisi pour remplir cette importante et
agréable mission auprès de moi. Il m'est impossible de vous voir
aujourd'hui; et d'ailleurs j'ai besoin, pour répondre aux propositions
de Votre Excellence, du plus grand calme et de la plus austère
réflexion. Je craindrais de subir l'influence expansive de votre esprit
en traitant de vive voix une question si grave. Après mûre délibération,
je me crois donc autorisée, par ma conscience et ma volonté, à refuser
positivement l'alliance qui m'est offerte. Mes opinions sont invariables
sur ce point, et vous les connaissez. La liberté de fait établie par
moi, souverain absolu en vertu de pouvoirs absolus, etc., etc....»
* * *
Saint-Julien écrivit sous sa dictée plusieurs lignes qu'il aurait pu
tracer de lui-même, tant il était au fait des systèmes du potentat
femelle de Monteregale.
Quand il eut terminé la partie politique de cette lettre (et nous en
ferons grâce au lecteur, comme d'une chose étrangère à cette histoire),
il continua sous la dictée de la princesse:
«Quant à la question que Votre Excellence m'a dit tenir en réserve en
cas de refus définitif de ma part, je demande en grâce qu'elle me soit
exposée sur-le-champ; car des occupations du plus grand intérêt pour moi
vont me forcer à faire un petit voyage en Italie. Ce sera pour moi un
grand regret que de voir abréger le séjour de Votre Excellence dans mes
États, et j'aurais vivement désiré qu'il me fût permis d'en jouir plus
longtemps.»
* * *
--Ajoutez les formules d'usage, dit la princesse à Saint-Julien, et puis
donnez-moi votre plume.»
Quand elle eut signé et fait mettre le nom du duc de Gurck sur
l'adresse, elle sonna, et le page se présenta.
«Portez cette lettre à M. de Gurck, lui dit-elle, et rapportez-moi la
réponse. S'il demande à me voir, dites que c'est impossible.»
Galeotto fut frappé de l'air froid et absolu de la princesse. Il eut
besoin de rassembler tout son courage pour lui faire entendre qu'il
avait un message secret pour elle.
«Je n'ai pas de secrets où vous puissiez être pour quelque chose,
reprit-elle sèchement. Parlez devant M. de Saint-Julien, je vous le
permets.»
Le page hésita; elle ajouta: «Je vous l'ordonne.»
Galeotto, banni des appartements particuliers depuis plusieurs jours
sans en savoir la cause, avait beaucoup compté sur le moment où il lui
serait permis d'approcher de la princesse. Il avait fait part a Julien
de l'intention où il était de nuire au comte de Steinach, tout en
feignant de le servir et tout en travaillant pour son propre compte.
Mais, quoique ces projets ne fussent point un secret pour lui, il était
vivement contrarié de l'avoir pour témoin de sa conduite. Rien ne
paralyse la ruse comme l'oeil d'un juge prêt à censurer notre maladresse
ou à s'effrayer de notre perfidie.
Néanmoins il fallait parler. Il donna quelques mots d'une explication
moitié plaisante, moitié mystérieuse, et finit en tirant de son sein une
lettre renfermée sous trois enveloppes.
Mais Quintilia, devant qui le page avait mis un genou en terre, n'avança
point la main pour recevoir la lettre, et lui ordonna de la décacheter
et de la lire tout haut.
Galeotto se troubla. «M'avez-vous entendue? répéta la princesse.»
Alors, prenant courage, Galeotto imagina de lire hardiment la lettre
d'un ton pathétique et en feignant un trouble toujours croissant.
C'était une déclaration d'amour du comte de Steinach, rédigée dans des
termes aussi passionnés que son rang avait pu le lui permettre.
Le malin page la déclama d'une voix tremblante et comme s'il eût été
frappé de l'application qu'il pouvait se faire des expressions timides
et brûlantes de la lettre. Il affecta plusieurs fois de manquer de force
pour achever une phrase et de tenir le papier d'une main tremblante.
Enfin il joua si bien la comédie, que Saint-Julien en eût été dupe
complètement sans le dernier entretien qu'ils avaient eu ensemble.
Mais la princesse ne parut émue ni de l'amour de Steinach, ni de celui
que Galeotto feignait d'abriter timidement sous les ailes de la
diplomatie sentimentale.
«Cela est pitoyable,» dit-elle, quand le page eut fini. Et, lui
arrachant la lettre des mains, elle la jeta dans une corbeille de bambou
qui était sous le bureau et dans laquelle elle avait coutume d'entasser
pêle-mêle tous les papiers inutiles.
«Mais, tout mauvais que soit cet italien, ajouta-t-elle, le comte de
Steinach, qui ne sait aucune langue, pas même la sienne, n'aurait jamais
été capable de l'écrire. C'est vous qui avez composé ce pathos,
Galeotto.» Et, sans attendre sa réponse, elle se tourna vers Julien.
--Écris sous ma dictée une autre lettre, lui dit-elle. Galeotto
attendra, et les portera toutes deux à leur adresse.»
Elle lui dicta une formule de renvoi moqueuse et impertinente pour
Steinach comme celle destinée à Gurck; elle la signa de même, la cacheta
et la remit en silence à Galeotto. Le page voulut faire une question;
elle lui ferma la bouche d'un regard et lui montra la porte d'un geste.
En attendant qu'il fût de retour, elle s'entretint amicalement avec
Saint-Julien. Elle lui parut si franche et si bonne, qu'il céda au
mouvement de son propre coeur et se sentit plus que jamais dominé par
elle. Les souffrances qu'il avait éprouvées lui rendirent plus vives les
joies qu'il retrouvait. Il bénit intérieurement les conseils de son ami
et reprit confiance dans la vie.
Au bout d'une heure, Galeotto revint. Il s'était composé un maintien
grave et froid; mais il cachait mal le dépit qu'il éprouvait d'avoir été
si rudement traité par Quintilia. Elle était naturellement brusque et
emportée; mais ordinairement elle oubliait en moins d'une heure ses
ressentiments et jusqu'à la cause qui les avait produits. Cette fois
pourtant, elle reçut le page aussi mal qu'elle l'avait congédié. Il
voulut transmettre une réponse verbale du comte de Steinach; elle lui
dit: «Vous répondrez quand je vous interrogerai.» Puis, prenant la
lettre de M. de Gurck, elle la décacheta et la passa à Julien.
«Lisez tout haut, lui dit-elle; et vous, monsieur Galeotto de
Stratigopoli, asseyez-vous au bout de la chambre et attendez mes
ordres.»
Saint-Julien lut:
«Madame,
«La réponse de Votre Altesse est tellement décisive, que je croirais
manquer au respect que je lui dois en insistant davantage. J'obéis à
l'ordre qu'elle me donne en lui soumettant textuellement la réclamation
de mon souverain.
«Un envoyé de notre cabinet, portant le titre de chevalier et le nom de
Max, chargé, il y a quinze ans, de représenter le prince de Monteregale
au mariage de Votre Altesse, s'est établi auprès d'elle avec le
consentement de ses protecteurs. Mais ayant été rappelé au bout de
quatre ans, il n'a point répondu aux ordres de sa cour, et jamais il n'a
reparu. Il est sommé aujourd'hui de rendre compte de sa conduite durant
cette longue absence et de se présenter devant moi, duc de Gurck, fondé
de pouvoir, etc., pour me remettre certains papiers et répondre à
certaines questions qui doivent décider de son identité. À défaut de cet
acte de soumission de la part du chevalier Max, Votre Altesse serait
sommée de donner les preuves de son décès ou de désigner le lieu de sa
retraite; et, à défaut de cette satisfaction, elle serait reconnue en
état d'hostilité contre notre gouvernement, etc.»
* * *
--Fort bien, dit Quintilia. Reprenez votre plume et écrivez:
«Je ne reconnais à aucun souverain de la terre le droit de me faire une
demande arbitraire ou une question absurde. Je n'ai aucun compte à
rendre des actions d'autrui; et jamais prince, petit ou grand, n'a été
le gardien des étrangers résidant sur ses terres. Tout ce que je puis
faire pour seconder les voeux de votre cour, c'est de vous permettre de
publier et d'afficher dans mes États un ordre directement adressé au
chevalier Max de la part de son souverain. S'il se rend à cet ordre, je
serai charmée de voir cesser vos inquiétudes à son égard.»
* * *
Quintilia signa, cacheta, et, s'adressant au page: «Maintenant,
Monsieur, lui dit-elle, qu'avez-vous à dire de la part de M. de
Steinach?
--Le comte, au désespoir..., répondit Galeotto.
--Faites-moi grâce des phrases de M. le comte, interrompit Quintilia; à
quoi se décide-t-il?
--Il se soumet à vos ordres.
--Quels ordres? je lui ai donné le choix: partir ou se taire.
--Il se taira.
--À la bonne heure. Celui-là n'est que sot, et je ne veux pas l'offenser
s'il ne m'y contraint pas. L'autre est un insolent. Allez porter ma
lettre, et revenez.»
La princesse se remit à causer avec Julien de choses étrangères à ce qui
venait de se passer. Elle avait tant de calme et de lucidité d'esprit,
que Saint-Julien se déclara absurde dans ses soupçons.
Galeotto revint. Il demandait, de la part du duc de Gurck, la faveur
d'un entretien particulier avant son départ.
«Nous verrons, répondit Quintilia; c'est assez s'occuper de ces
messieurs pour aujourd'hui. C'est à vous que j'ai affaire, monsieur de
Stratigopoli. Voici un billet que vous porterez à mon trésorier. Il vous
comptera une somme qui vous mettra en état de voyager durant quelques
années. C'est, je crois, l'objet de vos désirs. Vous trouverez bon que
d'ici à quelques heures je dispose pour votre remplaçant de
l'appartement que vous occupez dans le palais. Pour faciliter votre
départ, j'ai commandé des chevaux de poste qui viendront vous prendre ce
soir, et qui vous conduiront jusqu'à la frontière. Je vous prie de
garder la voiture pour continuer votre voyage. Vous désignerez vous-même
la route qu'il vous plaira de prendre. Je fais des voeux pour votre
avenir, et j'ai l'honneur de vous saluer.»
Galeotto, frappé de la foudre, pâlit et balbutia; mais il vit dans les
yeux de la princesse que l'arrêt était irrévocable. Il crut que Julien
l'avait trahi. Incertain du parti qu'il prendrait, mais forcé d'obéir,
et résolu à se venger, il s'inclina profondément et sortit sans dire un
seul mot.
Saint-Julien voulut intercéder en sa faveur; mais la princesse lui
imposa silence avec douceur, et lui permit d'aller faire ses adieux au
page.
Il le trouva au bas du grand escalier, et témoigna sa surprise et son
chagrin avec tant de candeur, que le page en fut ébranlé.
«Si vous n'êtes pas sincère en ce moment, lui dit-il, vous êtes le
premier des fourbes et le dernier des hommes. Après tout, je n'en sais
rien, je ne pense pas, je crois rêver. Je ne sais ni ce qui m'arrive, ni
ce que j'éprouve, ni ce que j'ai à faire.
--Il faut faire semblant d'obéir, lui dit Julien, et attendre à la
frontière l'ordre de votre rappel. Il est impossible que la princesse
ait des griefs sérieux contre vous. Elle se sera doutée de votre liaison
avec Steinach, et elle aura voulu vous effrayer. Mais je vous
justifierai de mon mieux; Gina pleurera à ses pieds, et vous lui
écrirez; elle se laissera fléchir.
--Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page d'un air méfiant. Je ne
sais pas si vous ne me trahissez pas; je ne sais pas si la Gina ne me
donne pas ce soir pour successeur le page de Steinach ou le chasseur de
Gurck, tandis que la princesse recevra dans le pavillon mystérieux
Rosenhaïm, qu'elle embrassait si tendrement cette nuit sur le seuil en
l'appelant son _seul_ amour, ou bien le duc de Gurck qui saura peut-être
se faire craindre, ou le Steinach qu'elle fait semblant de rudoyer, ou
le tendre Julien qui a su cacher son indignation dévote, ou qui s'est
fait tolérant... Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des autres;
j'aviserai à voir clair dans la mienne. Si vous me trompez, monsieur le
secrétaire intime, ne chantez pas encore victoire. Je ne me tiens pas
pour battu, et souvent les choses qui semblent m'échapper sont celles
dont je suis sûr, parce qu'alors il me prend envie de m'en emparer...
Attendez... Venez avec moi chez le trésorier; je vous permets de répéter
à la princesse tout ce que vous me verrez faire et dire.»