Ils entrèrent ensemble chez le trésorier, et Galeotto présenta le billet
qui lui avait été remis cacheté. Lorsque le trésorier énonça la somme
qu'il allait compter au jeune page, celui-ci eut un moment d'émotion.
C'était beaucoup plus qu'il n'avait espéré dans sa petite ambition, et
pendant un instant il abandonna l'idée singulière qui venait de le
préoccuper. Mais tandis que le trésorier comptait l'argent, il se mit à
marcher dans la salle avec anxiété. Cette petite fortune le mettait à
même de satisfaire son goût pour les voyages, et d'aller se présenter
d'une manière brillante dans quelque autre cour plus importante que
celle de Monteregale. Mais, en même temps qu'il arrivait à
l'accomplissement d'un voeu de plusieurs années, il renonçait à une
entreprise conçue depuis quelques jours. Dans son amour pour l'intrigue,
il avait caressé l'espoir de lutter avec l'expérience et ce qu'il
appelait l'habileté de Quintilia. Il s'était proposé pour but de ses
premières armes en ce genre d'écarter, ne fût-ce que pendant quelques
jours, des rivaux plus hauts et plus arrogants que lui. L'emporter sur
eux lui paraissait une satisfaction nécessaire à son amour-propre
froissé. Enfin, tandis qu'une vanité cupide l'engageait à prendre
l'argent et à chercher ailleurs un autre genre de succès, une vanité
raffinée, un véritable dépit d'homme de cour, l'engageaient à sacrifier
sa petite fortune à l'espoir incertain d'un frivole triomphe.
Ce dépit l'emporta, et au moment où le trésorier lui présenta une partie
de sa fortune en or, et le reste en billets sur diverses banques
étrangères qu'il avait désignées d'abord, il demanda du papier pour
écrire un reçu, fit une déclaration d'amour à la princesse, et lui
annonça qu'il n'avait besoin de rien au monde, puisqu'il allait mourir
de chagrin; puis il redemanda le bon signé d'elle qu'il venait de
remettre au trésorier; il le déchira, en mit les morceaux dans sa
lettre, chargea le trésorier de la faire porter à Quintilia, jeta
dédaigneusement les billets de banque sur la table, donna un coup de
poing théâtral dans les piles d'or, et, tournant le dos au trésorier
stupéfait, sortit sans emporter un écu.
Julien, qui ne vit dans cette conduite qu'un acte de fierté, trouva le
mouvement très-beau et l'approuva. En même temps il mit tout ce qu'il
possédait à la disposition du page.
«Je ne sais pas, je ne sais pas, répéta celui-ci, toujours sur ses
gardes. Il est possible que vous soyez de bonne foi, il est possible
aussi que vous me fassiez cette offre sans grand mérite. Quoi qu'il en
soit, je n'ai besoin de rien; je ne vais pas loin, et vous ne serez pas
longtemps sans entendre parler de moi. Vous pouvez dire cela à Son
Altesse. La frontière est à trois lieues d'ici. On peut avoir un pied
sur les terres du voisin et un oeil dans la résidence... Adieu, adieu.
Merci de votre amitié si elle est vraie; si elle est feinte, on saura
s'en passer.
Il monta en voiture en tenant le même langage, et laissa Julien
très-offensé et très-affligé de ses doutes. Il demanda à voir la
princesse, et lui rapporta la conduite magnanime du page, en la
suppliant de le rappeler. Mais Quintilia, qui avait déjà reçu la lettre
de Galeotto par son trésorier, ne parut point touchée de cette
forfanterie. «Je ne puis pas lui faire grâce, dit-elle; cesse de me
parler de lui, ce serait me déplaire en pure perte. Il t'accuse de lui
avoir nui auprès de moi, mon pauvre Julien. Accepte cette injustice en
châtiment de celles que tu as commises, et apprends, mon cher enfant,
combien il est cruel d'être accusé quand on n'est pas coupable.»
XVII.
Saint-Julien, forcé d'abandonner la cause de Galeotto, alla passer la
soirée avec Spark à la taverne du Soleil d'Or. Il lui raconta ce qui
était arrivé; et Spark, avec son optimisme habituel, déclara que le
renvoi du page était une mesure fort sage de la part de la princesse et
un événement fort heureux pour Saint-Julien. Il tâcha aussi de le
consoler des soupçons injurieux de Galeotto, en lui disant que l'estime
d'un pareil homme était presque une flétrissure.
Pendant que Spark parlait de la sorte, Saint-Julien crut voir derrière
le rideau de coutil de la tente sous laquelle ils étaient assis l'ombre
flottante d'un individu de petite taille qui semblait les écouter. Ils
parlèrent tout à fait bas, et l'ombre disparut. Mais lorsque, onze
heures ayant sonné, Spark, selon sa coutume, eut pris congé de son ami,
Saint-Julien, au détour de la rue, qui était fort sombre en cet endroit,
se sentit frapper sur l'épaule. Il se retourna vivement et vit un petit
homme, enveloppé dans un manteau, qui lui dit à voix basse: «Tais-toi,
je suis Galeotto.» Ils prirent une rue déserte et s'entretinrent à
demi-voix.
«Eh quoi! dit Julien, te voilà déjà revenu? Il n'y a pas plus de six
heures que je t'ai vu monter en voiture.
--Il n'en faut pas tant dans un empire où l'on ne peut pas tirer sur un
lièvre sans risquer de tuer le gibier de ses voisins. Je me suis fait
descendre à la frontière; j'ai pris une tasse de chocolat et mis mon
porte-manteau à l'auberge; puis, prenant par la route des montagnes, je
suis revenu à la résidence sans rencontrer personne. Oh! doucement,
madame Quintilia, vous n'avez pas encore de Sibérie à votre service.
Mais écoute, Julien; je sais à quoi m'en tenir sur ton compte. Tu m'as
trahi sans le vouloir et sans le savoir; tu t'es trahi toi-même; tu as
été confiant comme de coutume, et il faut bien que je te pardonne de
m'avoir rendu victime de ta niaiserie, car je présume que tu le seras à
ton tour avant peu. Apparemment qu'on a encore besoin de toi, puisqu'on
ne nous a pas renvoyés ensemble.
--Que veux-tu dire? demanda Saint-Julien.
--Écoute, écoute, répliqua le page; j'ai entendu ta conversation avec
cet étudiant, que le diable emporte et dont je ne sais pas le nom.
--Il s'appelle Spark, et c'est le meilleur des hommes.
--Tant mieux pour la Quintilia; il est son amant, et il paraît qu'il
nous recommande au prône. Pauvre homme! nous pourrons le récompenser de
sa peine quelque jour. Le règne d'un homme n'est pas ici de longue
durée; il y a du temps et de l'espoir pour tout le monde.
--Galeotto, je crois que vous êtes fou, dit Saint-Julien; vous croyez
que Spark est l'amant de la princesse. Il ne la connaît pas; il arrive
de Munich. Il l'a vue passer l'autre jour pour la première fois; il n'a
jamais mis le pied au palais...
--Belles raisons! demandez à M. de Dortan comment on fait connaissance
avec les dames. Votre fumeur allemand a la taille assez bien prise, et
son fade visage blond vaut bien les favoris teints de Lucioli. Il a vu
passer la princesse l'autre jour.
--Quand cela, l'autre jour? est-ce hier?
--C'est bien tout ce qu'il faut, je crois. S'il l'a vue passer, c'est
qu'il passait aussi apparemment, ou bien il était assis la toque sur
l'oreille et la pipe à la bouche. Madame Quintilia ne fume-t-elle pas
comme une Géorgienne? Cette pipe l'aura charmée. Elle lui aura fait un
signe, ou Ginetta aura porté un petit billet.
--Galeotto, la tête vous tourne; le soupçon devient votre monomanie; si
vous continuez ainsi, vous prendrez votre ombre pour un voleur.
--Seigneur Candide, dit le page, savez-vous lire et connaissez-vous
l'écriture de la princesse?
--Eh bien! eh bien! qu'as-tu? dit Julien tout tremblant.
[Illustration: Ajoutez les formules d'usage... (Page 37.)]
--Approchons de cette lanterne, dit Galeotto, et lisez ce billet, que M.
Sparco ou Sparchi, je ne sais comment vous l'appelez, a laissé
misérablement tomber de sa poche tout à l'heure, tout en se donnant avec
vous les airs d'un profond scélérat.»
Saint-Julien reconnut sur-le-champ l'écriture de Quintilia, et lut avec
stupeur ce peu de mots:
«Puisque je ne puis voir Rosenhaïm au pavillon cette nuit, j'irai te
trouver, cher Spark; laisse ouverte la porte de ta maison qui donne sur
la rivière.»
«Tu vois, dit Galeotto, que M. Sparchi est un bon diable,
très-accommodant, point jaloux et vraiment philosophe. Nous autres, nous
aurions peut-être le sot orgueil de vouloir au moins être rois absolus
pendant trois jours. Peu lui importe, à ce bon Allemand, qu'une belle
princesse vienne le trouver la nuit. Il ôtera sa pipe de sa bouche pour
dire: «Eh! eh!» Mais que le pavillon et M. de Rosenhaïm aient la
préférence et remettent son bonheur au lendemain,» il reprendra sa pipe
en disant: «Ah! ah!» Eh bien! Julien, qu'as-tu à faire cette mine de
tortue en colère? Marchons.
--Où veux-tu que nous allions?
--Au bord de la rivière. Nous verrons passer la princesse incognita; et
nous aurons soin de baisser les yeux comme les sujets du prince Irénéus,
lorsqu'ils le rencontraient vêtu de cette fameuse redingote verte qui,
au dire de tout le monde, le rendait méconnaissable.
--Galeotto, dit Julien avec angoisse, je crois que tu es le diable.»
Ils passèrent quelque temps à chercher, autour de la maison que Spark
habitait, une cachette convenable. Cette maison appartenait à un
menuisier qui avait consenti à la céder tout entière pour quelque temps.
Spark y vivait donc seul et ignoré dans l'endroit le plus désert de la
résidence. Ses fenêtres donnaient sur la Célina et sur des massifs de
saules où les deux amis purent facilement se cacher. Un quart d'heure
après minuit, le silence fut troublé par un léger bruit de sillage, et
ils virent glisser devant eux une petite barque montée par deux hommes.
«Ce n'est pas cela, dit Julien.
--Silence! dit Galeotto. Il me semble que je reconnais le coup de rames.
La Gina est fille d'un gondolier de Venise.»
[Illustration: Saint-Julien... se sentit frapper sur l'épaule. (Page
39.)]
La barque vint aborder tout près d'eux, et un des deux hommes se pencha
pour amarrer à un des saules du rivage, tandis que l'autre, sautant
légèrement sur la grève, lui dit à voix basse:
«Tu m'attendras ici.
--Oui, Madame, répondit-il;» et tandis que le premier gagnait d'un bond
la porte de la maisonnette, le prétendu batelier se roula dans son
manteau et se coucha au fond de la barque.
«Gina, dit le page d'une voix flûtée en se penchant vers elle.»
La Gina tressaillit, se leva et regarda autour d'elle avec inquiétude;
mais le page s'était rejeté dans l'ombre et s'y tenait immobile. Elle
crut s'être trompée et se recoucha dans la barque. Galeotto prit le bras
de Julien, et l'emmena sans bruit à distance de la rivière.
«Maintenant diras-tu que je suis le diable et que je fais passer des
fantômes devant tes yeux? lui dit-il.
--Galeotto, répondit Julien, vous me faites faire de tristes rêves; mais
si quelqu'un joue ici le rôle de Satan, c'est cette femme impure qui a
sur les lèvres de si chastes paroles au service de son impudente
fausseté. Mais dites-moi donc pourquoi elle est ainsi avec nous? Que ne
nous traite-t-elle comme Dortan, comme Spark et comme Rosenhaïm?
Pourquoi ne recevons-nous pas le matin un rendez-vous pour le soir sans
autre cérémonie? À quoi bon la peine qu'elle prend pour nous inspirer du
respect et de la crainte?
--Vous ne le savez pas, dit Galeotto en riant. C'est que nous vivons
auprès d'elle, et qu'elle a besoin de serviteurs qui la craignent et de
dupes qui l'admirent. Et puis les femmes blasées deviennent romanesques,
c'est-à-dire dépravées de coeur et de tête. Elles mettent fort bien à
part le plaisir et à part le sentiment. La confiance niaise d'un enfant
comme vous les amuse et flatte leur vanité. C'est une occupation de la
matinée, en attendant l'amant du soir, qui est aimable à sa manière sans
faire tort à la vôtre. De quoi vous inquiétez-vous? vous avez le beau
rôle.
--Par l'éternelle damnation de l'enfer! s'écria Julien, c'est un rôle
abject et stupide.»
Galeotto éclata de rire. «Bonsoir, lui dit-il. Je vais demander asile à
une _demoiselle_ de ma connaissance; toi, retourne au palais et prépare
un sonnet pastoral pour le présenter demain dans un bouquet sur
l'assiette de Son Altesse.»
Saint-Julien, au lieu de se retirer, alla se cacher sous les saules
jusqu'au moment où Quintilia sortit de la maisonnette. Spark lui donnait
le bras. Il l'accompagna jusqu'au bord de la barque, et s'arrêtant sous
les saules, à trois pas de Saint-Julien, il l'embrassa. Ce baiser fit
involontairement tressaillir Saint-Julien, et le coeur lui battit
violemment.
Gina se réveilla en sursaut lorsque sa maîtresse sauta dans la barque.
«Rentrez vite, dit Quintilia au jeune Allemand.»
Il obéit; mais il resta à sa fenêtre jusqu'à ce que la barque se fût
perdue dans la brume. Saint-Julien, caché sous les saules, la suivait
aussi des yeux. La princesse avait ôté son chapeau, le vent agitait ses
cheveux, elle était debout et belle comme un ange sous son costume
d'homme.
XVIII.
Pendant le reste de la nuit, Saint-Julien fut en proie à des angoisses
plus vives que toutes celles qu'il avait déjà éprouvées. Décidément il
méprisait Quintilia; car la découverte de cette dernière turpitude
confirmait toutes les autres. Pour mentir ainsi, il fallait avoir
l'assurance que donne une longue carrière de vices. «Mais, se disait
Saint-Julien, pourquoi prendre tant de soin aven moi et si peu avec les
autres? Pourquoi ne s'est-elle pas confiée à moi comme elle se confie à
Spark? Elle ne le connaît pas, et elle se jette dans ses bras
aujourd'hui sans avoir le moindre souci du mépris qu'il aura pour elle
demain matin. Assez orgueilleuse pour repousser les insolentes
prétentions de Gurck et de Steinach, elle se livre le même soir à un
pauvre étudiant dont elle sait à peine le nom. Pourquoi ne s'est-elle
pas montrée à moi telle qu'elle est? Je l'aurais aimée peut-être, et du
moins l'affection que j'aurais eue pour elle ne m'aurait pas rendu
malheureux. Franche, hardie et galante, je l'aurais aimée comme un
homme. J'aurais été discret comme la Ginetta, s'il l'avait fallu; et du
moins, lorsque j'aurais causé avec elle, je n'aurais pas été sur un
continuel qui-vive. Je n'aurais pas joué un rôle ridicule; je ne me
serais pas laissé subjuguer par de fausses vertus. Une telle femme ne
m'eût pas inspiré d'amour; mais, du moment qu'elle m'aurait loyalement
avoué ses faiblesses, je ne me serais pas cru en droit de la mépriser.
Par combien de hautes facultés et de qualités nobles ne pouvait-elle pas
racheter un vice! J'aurais été tolérant, l'amitié peut l'être.
Croyait-elle ne pouvoir faire de moi son ami sans monter sur un
piédestal et sans diviniser en elle la boue humaine? Elle n'est pas si
craintive, elle qui fait gloire de pardonner à ceux que les hommes
condamnent. Croyait-elle pouvoir se farder de tant de perfections sans
me forcer à l'aimer passionnément? Oh! elle n'est pas si ingénue; elle
sait ce qu'elle veut et ce qu'elle peut. Mais que voulait-elle de moi?
Elle m'a pris par caprice comme elle avait pris Dortan, comme elle prend
Spark; et pourtant elle n'a pas fait de moi son amant. Elle m'a traité
comme un personnage politique dont l'estime lui serait utile, et elle a
mis en oeuvre toute l'habileté d'une fille de Satan pour me fermer les
yeux à l'évidence. Oh! la savante comédie que de me jeter une clef qui
ouvrait sans doute un coffre vide, et de me dire tout ce qui devait
empêcher un homme d'honneur de la ramasser! Elle a pleuré vraiment! et
moi aussi. Ô dérision! Est-ce ainsi, mon Dieu, qu'on se joue de ceux qui
croient en votre nom! Mais enfin pourquoi ces raffinements d'hypocrisie
avec moi? Elle laisse croire aux autres tout ce que bon leur semble;
elle ne s'est jamais expliquée avec Galeotto, et c'est pour moi seul
qu'elle s'impose un rôle si magnifique.»
Julien rentra au palais et se retourna cent fois dans son lit, cherchant
toujours une réponse à cette question. Il n'en trouva pas d'autre que
celle que Galeotto lui avait faite: c'est que Quintilia, en femme
raffinée voulait essayer de tout, même de ce dont elle n'était pas
capable; c'est qu'elle voulait satisfaire sa vanité ou sa curiosité en
inspirant un véritable amour, en contemplant du sein de la débauche le
spectacle, nouveau pour elle, des souffrances timides d'un coeur pur. Ce
n'était qu'un essai à faire, une scène ou deux a bien jouer, un
amusement à se donner gratis; c'était une partie engagée avec un
partenaire qui mettait tout son avoir et qui devait perdre ou gagner
sans qu'elle risquât rien au jeu.
Cette idée transporta Julien de colère; il ne put dormir et alla courir
les bois toute la journée. Il aperçut Spark dans un sentier et s'éloigna
précipitamment. Il ne savait plus que penser de son ami. Tantôt il le
regardait comme un intrigant spirituel, capable de parler des jours
entiers sur la vertu, mais capable aussi de frayer gaiement avec le
vice; tantôt il le regardait comme un intrigant plus fourbe que
Quintilia elle-même et faisant pour elle le métier d'espion.
Il rentra le soir, harassé de fatigue, et monta à sa chambre, incertain
s'il se coucherait ou s'il se ferait servir à souper. Il trouva sa porte
fermée en dedans au verrou, et une espèce de voix de bal masqué lui
glissa _qui est là_? au travers de la serrure.
«Parbleu! qui est là vous-même? répondit-il, je suis moi, et je veux
rentrer chez moi.»
Aussitôt la parte s'ouvrit, et il recula de surprise en voyant Galeotto.
«Silence! pas d'exclamations! dit le page; j'ai trouvé plaisant de me
cacher dans le palais même et de choisir ta chambre pour mon asile. Je
me suis glissé, avec la nuit, par les jardins, et j'ai pris le petit
escalier. Me voici installé, personne ne s'en doute; mais que Dieu te
maudisse pour m'avoir fait attendre ainsi ton retour! Je n'ai pas soupé,
je meurs de faim. Ah ça! toi qui peux circuler dans les corridors, va me
chercher bien vite quelque perdrix froide aux citrons, avec deux ou
trois bouteilles du meilleur vin qui te tombera sous la main; et si dans
ton chemin tu vois passer quelque gelée aux roses ou quelque pastèque
confite d'Alexandrie, ne néglige pas de t'approprier ces douceurs. Un
page italien ne se nourrit pas comme un groom anglais; et depuis que
j'ai changé de régime, je me sens tout spleenétique.»
Saint-Julien ne fut pas fâché de retrouver son malicieux compagnon;
l'ironie était la seule distraction dont il se sentît capable en cet
instant. Il se glissa dans les offices, et revint avec un faisan, deux
bouteilles de vin de Chypre et un gâteau de pistaches.
Ils fermèrent les fenêtres, baissèrent les rideaux et poussèrent tous
les verrous, après quoi ils se mirent à souper. Les railleuses folies de
Galeotto et la chaleur du vin fouettèrent peu à peu les esprits de
Julien, et, au lieu de s'endormir sur sa chaise, comme d'abord il en
avait menacé son compagnon, il tomba dans un état d'exaltation moitié
fébrile et moitié bachique qui divertit singulièrement le malin page.
Après une heure de babil, il se calma tout à coup, et devint si sombre
que Galeotto, n'en pouvant plus tirer une parole, prit le parti de se
jeter sur le lit et de s'assoupir.
Saint-Julien ressentait d'assez vives douleurs à la tête et à la
poitrine; mais il était tout à fait dégrisé, il ne lui restait qu'une
exaltation nerveuse qui le disposait à la colère.
«Non, se disait-il en marchant lentement dans sa chambre, à la lueur
rouge d'une lampe prête à s'éteindre, non, il n'en sera pas ainsi. Je
n'aurai pas été pris pour jouet et pour passe-temps; on ne m'aura pas
mis dans une collection pour me regarder à la loupe comme un des
insectes de M. Cantharide; je ne m'en irai pas sottement promener au
loin la blessure que m'a faite une flèche empoisonnée, tandis qu'on fera
la description de mon cerveau lunatique et la dissection de mes phrases
de roman entre une séance métaphysique et une joyeuse prouesse de nuit.
Je ne laisserai pas incruster l'épisode du secrétaire intime dans les
annales galantes de la cour ou dans les mémoires secrets de la
princesse. Si M. Spark ou quelque autre rédige le chapitre, je veux lui
fournir un dénouement digne de l'exposition. Voyons! voyons! Galeotto,
ne dors pas comme une huître, et dis-moi la première parole qu'on
adresse à une princesse quand on sort de dessous son lit.
--Ah! c'est selon, dit Galeotto en bâillant; on se jette à genoux et on
demande pardon d'une voix étouffée; ou bien, et c'est le mieux, on ne
dit rien, et on demande pardon plus tard.
--Si elle crie, que fait-on?
--Fi donc! est-ce qu'une femme crie?
--Mais si elle se met en colère?
--Est-ce qu'on est un sot?
--On n'en est pas dupe, bien. Mais si la crainte d'être surprise et
l'inopportunité du moment lui donnaient de la vertu...
--Quand on a entrepris de pareilles choses, on n'hésite pas, quels que
soient les premiers obstacles. Être insolent à demi, c'est faire la plus
sotte figure possible; il vaudrait cent fois mieux ne l'être pas du
tout. En toutes choses, pour réussir il faut oser; et quand on est
audacieux on a quatre-vingt-dix-neuf chances pour soi, tandis que la
vertu des femmes n'en a qu'une.
--Soit... Bonsoir, Galeotto. Dans une heure j'aurai disparu comme Max le
bâtard, ou je serai vengé comme il convient à un homme.
--Par le diable! es-tu devenu fou, Julien? Où vas-tu? qu'as-tu dans la
cervelle?
--De quoi parlons-nous depuis deux heures?
--Ma foi! je n'en sais rien. Nous parlons sans rien dire, en conséquence
de quoi tu vas te faire assassiner.
--Il me faut ce danger pour me donner du coeur. Si ce n'était pas un acte
de témérité, ce serait une lâcheté insigne. Je n'aurais jamais le
courage d'embrasser cette femme si je n'y risquais pas un coup de
poignard.
--Et si tu n'avais pas bu une dose exorbitante de vin de Chypre. Est-ce
que ces entreprises-là te conviennent? Allons donc! tu es fou Julien.
Regarde-moi en face, ne me vois-tu pas double?»
Julien s'arrêta et le regarda en face.
«Ma foi! tu me fais peur, dit le page, tu as l'air d'un spectre
très-sournois. Mais songe que si tu n'es gris qu'à demi... il y a encore
du vin, achève la bouteille.
--Je ne suis pas gris du tout, dit Julien; je suis offensé. Je veux me
venger, voilà tout.
--Eh bien! s'écria Galeotto, tu as raison. Par la barbe que j'aurai
peut-être un jour, c'est une idée que tu as là! Si j'étais dans la même
position que toi, je l'aurais déjà risqué. Pour moi qui veux réussir
pour mon compte, c'est bien différent. Mais tu es trop vertueux, toi,
pour y chercher autre chose qu'une sainte vengeance. Va, mon fils, et
que Dieu te protège! Mais prends mon stylet et laisse-moi aller avec toi
jusqu'à la porte.
--Non, dit Julien, il ne faut pas qu'on te voie; et quant à ce poignard,
si je l'avais, je serais trop tenté d'assassiner la femme au lieu de
l'embrasser.
--Un instant, un instant! pour Dieu, un instant! dit Galeotto, c'est une
idée plaisante; mais ne te dépêche pas comme si c'était une idée
raisonnable.
--Était-ce une idée raisonnable que de jeter l'argent au nez du
trésorier et de partir les mains vides? Je puis bien risquer ma vie pour
sauver mon honneur, quand vous sacrifiez votre fortune pour satisfaire
votre vanité. Allons, c'est assez.
--Mais, Saint-Julien, songez un peu à ce que vous allez dire d'abord. Ne
soyez pas impertinent pour commencer. Flattez, pleurez, et puis tombez
dans le délire; sanglotez, menacez, demandez pardon, et que des paroles
humbles et suppliantes fassent passer les actions les plus hardies.
Entendez-vous, Saint-Julien? c'est le rôle que vous devez jouer. Si vous
preniez un air de matamore, cela ne vous irait pas du tout, et elle
verrait que vous vous moquez. Laissez-lui croire jusqu'à la fin que
c'est elle qui se moque de vous; et quand elle vous aura pris en pitié,
quand elle croira que vous êtes transporté de joie et de reconnaissance,
alors dites tout ce que vous voudrez. La colère parle toujours bien,
mais elle écrit encore mieux. Écrivez, Julien, et sauvez-vous.
--Oui, demain, répondit Saint-Julien.
--Et ce soir priez et sanglotez.
--Laissez-moi faire, je n'aurai qu'à me rappeler ce que j'ai été, et je
dirai mon amour passé comme on récite un rôle; adieu.»
Il prit la lumière, et, sans faire attention à Galeotto, qui continuait
à lui donner ses instructions, il sortit et le laissa dans l'obscurité.
À peine le page fut-il seul, qu'il se demanda si Julien ne faisait pas
la plus grande sottise du monde. Il l'avait un peu poussé pour voir
comment l'événement justifierait ses idées générales sur les femmes,
qu'il jugeait depuis longtemps et ne connaissait pas encore, et pour
savoir quelle dose de fierté et d'effronterie possédait Quintilia. Il
s'était promis de profiter également des succès ou des fautes de
Saint-Julien, et il n'était pas fâché de le voir se mettre en avant et
accaparer tous les dangers de l'entreprise.
Néanmoins la peur le prit en songeant qu'au cas où Saint-Julien ferait
une maladresse, il serait perdu par contre-coup, si on le trouvait dans
sa chambre. Il pouvait passer pour son complice; et quoique Galeotto eût
souvent traité l'histoire de Max de conte de bonne femme, il y croyait
fermement. Il n'était pas très-brave, et sa délicate constitution
excusait assez cette faiblesse d'esprit. Il songea donc à se mettre au
large pour commencer et à s'enfuir par le petit escalier; mais, à sa
grande surprise, il le trouva fermé en dehors, et tous ses efforts pour
ébranler la porte furent inutiles; alors il se décida à traverser
l'intérieur du palais, au risque d'être rencontré et reconnu dans les
corridors. Il n'y avait probablement pas d'ordre donné contre lui, et
dès qu'il aurait gagné les jardins, il était bien sûr de s'échapper;
mais une secrète terreur le pénétra lorsqu'il vit que Saint-Julien, dans
sa distraction, avait fermé la porte en dehors en retirant la clef. Il
fallut se résigner à l'attendre, et il se rassura un peu en se disant
que Saint-Julien était capable de revenir amoureux après s'être
prosterné devant la princesse. «Au fait, se dit-il, j'aurais une bien
pauvre idée de Quintilia si elle ne réussissait à jouer encore une fois
un fou qui a la bonté de la prendre au sérieux.»
XIX.
Saint-Julien se glissa par des passages dérobés jusqu'au cabinet de
toilette de la princesse. Il l'ouvrit sans bruit, traversa dans
l'obscurité la chambre à coucher, et s'approcha avec précaution de son
cabinet de travail, d'où il voyait s'échapper par la porte entr'ouverte
un pâle rayon de lumière. En appliquant son visage à cette fente, il put
voir et entendre ce qui se passait dans le cabinet.
Quintilia était couchée dans un hamac de soie des Indes. Elle était
vêtue d'une robe ample et légère, et ses cheveux dénoués tombaient sur
ses épaules nues. La Ginetta, assise sur un pliant, balançait mollement
le hamac, dont elle tenait les tresses d'argent dans sa main. Une lampe
d'albâtre suspendue au plafond répandait une lueur voluptueuse, et des
parfums exquis s'exhalaient d'un réchaud de vermeil allumé au milieu de
la chambre.
«Je suis horriblement lasse, dit la princesse; parle-moi, Ginetta,
empêche-moi de m'endormir.
--Vous menez une vie trop rude, répondit la soubrette. Tout le jour aux
affaires et toute la nuit aux amours. À peine dormez-vous quatre heures
le matin. Certes, ce n'est pas assez.
--Tu parles pour toi, ma pauvre enfant, et tu as raison. Je te fais
courir toute la nuit, et tu dois souvent me maudire. Mais ne peux-tu
dormir le jour, toi qui n'as rien à gouverner?
--Ah! Madame, qui est-ce qui n'a pas ses soucis?
--Est-ce que tu as des soucis, toi? Voilà déjà que tu es consolée de la
perte de Galeotto.
--Comment ne le serais-je pas? un monstre qui nous calomnie toutes deux!
--Ginetta, Ginetta! vous êtes une volage, et vous avez raison si cela
vous sauve des chagrins. Je ne me mêle pas de vos sentiments; je ne sais
si vous êtes blâmable, mais je ne veux voir en vous que ce qu'il y a de
bon: votre discrétion à toute épreuve, votre dévouement.
--Et ma reconnaissance, dit la Ginetta; car je vous en dois une bien
grande.
--Et pourquoi, mon enfant?
--Parce que vous avez été bonne envers moi, et c'est tout ce que je sais
de vous. Je ne m'occupe pas du reste; et quand je ne comprends pas, je
ne cherche pas à comprendre. Ah! Madame, voilà que vous vous endormez!
--Vraiment, je ne puis m'en empêcher. Écoute, Ginetta, quelle est
l'heure qui sonne?
--Minuit.
--Eh bien! puisque nous ne partons qu'à une heure, j'aime mieux dormir
ce peu de temps et me réveiller après, quoi qu'il m'en coûte, que de
lutter ainsi contre la fatigue. Laisse-moi donc m'assoupir, et
réveille-moi quand il le faudra.
En ce cas je vais m'occuper dans ma chambre; car si je reste ici dans ce
demi-jour, je vais m'endormir aussi.
--Va, mon enfant, et sois toujours bonne et fidèle.»
Saint-Julien entendit Ginetta sortir par la porte opposée et la refermer
sur elle. Il attendit trois minutes, et quand il se fut assuré que la
princesse commençait à s'endormir, il entra sur la pointe du pied et
s'approcha d'elle.
Maintenant qu'il ne l'aimait plus et qu'il la regardait comme une
courtisane, il était plus effrayé qu'enivré des voluptés qui semblaient
nager autour d'elle; et en même temps qu'un trouble pénible oppressait
sa poitrine, un sentiment de curiosité avide l'excitait à l'insolence.
Il pouvait compter les pulsations de son coeur et respirer son haleine
embrasée. En se laissant aller à ses impressions naturelles, il sentait
un mélange de désir et de crainte; mais lorsqu'il se rappelait l'amour
insensé qu'il avait eu pour cette femme, il ne sentait plus que le
besoin de la vengeance. Cependant, tout en contemplant cette figure
noble, embellie par le calme du sommeil, il se prit malgré lui à douter
de l'infamie dont il la croyait marquée au front. Ce front était si pur,
si uni sous ses longs cheveux noirs; cette attitude accablée marquait
tant d'oubli du moment présent, tant d'insouciance de ce qui se passait
dans l'âme de Julien, qu'il fut comme frappé d'un respect involontaire.
Il la regardait attentivement, cherchant à surprendre, dans le secret de
ses rêves, dans l'agitation de son sein, la révélation immédiate d'un
caractère avili et d'une habitude de dépravation. Une syllabe furtive
échappée de ses lèvres, un soupir lascif, eussent suffi pour lui donner
l'insolence qui lui manquait; mais un sommeil tranquille ressemble
tellement à l'innocence, que Saint-Julien fut un instant sur le point de
se retirer sans bruit et de renoncer à son entreprise.
Cependant le souvenir de Galeotto, qui l'attendait et qui se moquerait
de lui, le fit rougir de sa timidité; et songeant que les moments
étaient précieux, il résolut de déposer un baiser sur les lèvres de
Quintilia; mais en vain il se pencha vers elle, il ne put s'y décider,
et il se contenta de baiser sa main.
«Qu'est-ce donc? lui dit-elle en s'éveillant sans trop de surprise et
sans la moindre frayeur.
--C'est celui qui vous aime et qui se meurt pour vous, lui répondit-il.
--Julien! dit-elle en se soulevant sur un bras, comment cela se fait-il?
quelle heure est-il? où sommes-nous? qui a pris ma main? que veux-tu et
que dis-tu?
--Je dis qu'il faut que vous ayez pitié de moi ou que je meure,» dit
Julien en se jetant à ses pieds et en essayant de reprendre sa main;
mais elle la lui tendit d'elle-même, et lui dit avec douceur:
«Eh! mon Dieu! que t'est-il arrivé, mon pauvre enfant? D'où vient que tu
es entré ici? Quel malheur te menace? Que puis-je faire pour toi?
--Ne le savez-vous pas?
--Non, je ne sais rien; je dormais. Que se passe-t-il? que t'a-t-on
fait?
--Ah! s'écria Julien, dominé par l'indignation, vous êtes fort habile,
en vérité; vous feignez de ne pas savoir les choses les plus simples, et
pourtant...
--Et pourtant quoi?» dit Quintilia stupéfaite en se mettant sur son
séant.
Alors, s'apercevant qu'elle avait les épaules nues, elle n'en témoigna
pas un grand trouble et lui dit: «Mon cher enfant, je te prie de me
donner un châle, et puis tu m'expliqueras ce qui t'afflige et te trouble
si fort.»
Saint-Julien pensa qu'elle ne lui demandait son châle que pour qu'il
songeât à admirer ses épaules. Il l'entoura de ses bras en s'écriant:
«Restez ainsi, restez ainsi, écoutez-moi!
--Julien! vous êtes égaré, lui dit-elle en le repoussant avec douceur;
il est impossible que vous n'ayez pas quelque chose d'extraordinaire:
dites-moi donc vite ce que c'est; car vous m'effrayez, et je ne vous
reconnais plus.
--Bon! pensa Julien, elle fait semblant d'oublier son châle; elle fait
semblant de ne pas me comprendre pour que je m'enhardisse davantage.
Elle veut avoir l'air de se laisser surprendre; le moment est venu, et
elle m'aide merveilleusement.
--Ô Quintilia! s'écria-t-il, ne sais-tu pas que je t'adore et que je
perds la raison en voulant essayer de me vaincre? Ne sais-tu pas que
cela est au-dessus des forces humaines, et qu'il faut te fléchir ou
mourir?»
En même temps qu'il la serrait dans ses bras, il sentit s'allumer en lui
les feux du désir; et, oubliant sa haine et son ressentiment, il n'eut
plus besoin de feindre. Il la conjura avec ardeur; il déroba sur ses
bras nus des baisers brûlants; et comme elle le repoussait sans colère
et cherchait à le ramener à la raison par des paroles affectueuses et
compatissantes, il crut qu'il pouvait s'enhardir, et il employa la force
pour baiser ses cheveux flottants sur son cou. Mais il n'avait pas prévu
ce qui arriva.
La princesse se leva tout à coup, et, l'éloignant d'un bras vigoureux,
lui dit d'un ton où l'étonnement dominait encore la colère: «Est-ce que
votre respect et votre amitié étaient un jeu? aviez-vous donc résolu
d'agir ainsi?
--J'ai résolu de vous vaincre, dussé-je expier mon crime par mille
morts,» répondit Julien avec exaspération; et se flattant de bien suivre
le conseil de Galeotto en redoublant de hardiesse, il l'entoura de
nouveau de ses bras.»
Mais la Quintilia était aussi grande et aussi forte que lui: c'était une
femme d'une vigueur peu commune et d'un caractère ferme et violent quand
on la poussait à bout. Elle le saisit à la gorge et la lui serra d'une
main si virile, qu'il tomba pâle et suffoqué à ses pieds. Alors elle
s'élança sur lui, lui mit un genou sur la poitrine, et avant qu'il eût
eu le temps de se reconnaître, elle fit briller au-dessus de son visage
la lame du poignard qui ne la quittait jamais. Saint-Julien pensa à Max
et fit un effort pour se dégager. Elle lui posa la pointe du poignard
sur les artères du cou en lui disant: «Si tu fais un mouvement, tu es
mort.» Et de l'autre main elle agita précipitamment la sonnette dont la
torsade dorée pendait du milieu du plafond jusque sur le hamac.
Saint-Julien essaya encore de se dégager; il sentit l'acier entrer
légèrement dans sa chair, et quelques gouttes chaudes de son sang
humecter sa poitrine. «Chien que vous êtes! lui dit Quintilia avec
l'accent de la colère et du mépris, prenez soin de votre vie;
épargnez-moi le dégoût de vous tuer moi-même.»
Des pas précipités se firent entendre. La sonnette que la princesse
avait ébranlée appelait ordinairement dans la chambre de Ginetta; mais,
quand elle était secouée avec force, elle donnait l'alarme aux valets
couchés dans une autre pièce. En entendant venir ces témoins de sa
honteuse défaite, et peut-être ces vengeurs de la princesse outragée,
Saint-Julien fit un dernier effort et se dégagea; il en fut quitte pour
une coupure peu profonde; et, gagnant la porte par laquelle il était
entré, il s'enfuit à toutes jambes.
XX.
Mais ce qu'il ne savait pas, c'est que la princesse, informée par un de
ses gens de la présence de Galeotto dans le palais, en avait fait fermer
toutes les portes et garder toutes les issues. Elle n'avait pas voulu
faire procéder à une recherche qui eût jeté l'alarme; mais elle avait
recommandé qu'on s'emparât du rebelle à la moindre tentative qu'il
ferait pour sortir de sa retraite.
Saint-Julien, voyant donc à toutes les portes des hallebardes croisées
et des figures menaçantes, prit le parti d'aller se renfermer dans sa
chambre et d'y attendre son sort. En le voyant entrer pâle, effaré et la
poitrine tachée de sang, Galeotto, épouvanté, s'écria comme en délire:
«Monaldeschi! Monaldeschi!»
Il s'attendait à le voir tomber mort au bout d'un instant; mais
Saint-Julien, ayant essuyé sa poitrine et repris ses forces, lui raconta
d'une voix entrecoupée ce qui venait de se passer. Cette fois Galeotto
ne trouva pas à rire. Toutes ces précautions pour garder les portes et
cette fureur de Quintilia contre Julien ne lui faisaient rien présager
de bon pour lui-même.
«Mon avis, lui dit-il, est que nous mettions tout en oeuvre pour nous
sauver d'ici. Sautons par la fenêtre; mieux vaut nous casser les deux
jambes que d'être inhumés dans des cercueils d'or comme Max.»
Saint-Julien ouvrit la fenêtre et vit quatre hommes armés de fusils au
bas du mur.
«Il n'y faut pas songer, dit-il; toute fuite, toute résistance est
inutile. Attendons, peut-être que cet orage se calmera. Je n'entends
plus aucun bruit.
--Quintilia se met rarement en fureur, dit le page; mais l'Italienne est
vindicative plus que vous ne pensez. Que le diable vous emporte! Vous me
mettez dans une belle position! Voici que je vais passer pour votre
complice, et que l'on m'égorgera incognito avec vous dans quelque cave
du palais. Tout cela est votre faute. Vous avez voulu faire le
vainqueur, et vous vous serez comporté comme un sot.
--Vous êtes un sot vous-même, répondit Julien. Pourquoi êtes-vous venu
vous cacher dans ma chambre? Ce n'est pas moi qui vous y ai engagé.»
Leur querelle fût devenue plus vive si un bruit de pas ne se fût fait
entendre. Les deux pauvres jeunes gens se regardèrent avec
consternation. Galeotto, pâle et à demi évanoui, se laissa tomber sur le
lit. Saint-Julien, plus courageux, attendit les assassins de pied ferme.
Ils entrèrent et prièrent poliment les deux victimes de se laisser
bander les yeux et attacher les mains. Saint-Julien voulut se révolter
contre ce traitement humiliant; mais le chef des hommes armés qui
remplissaient la chambre lui dit avec douceur:
«Monsieur, si vous faites la moindre résistance, j'emploierai la force,
ce qui vous rendra le traitement plus désagréable encore.»
Il n'y avait rien à répondre à cet argument; Saint-Julien se soumit.
Quant à Galeotto, le pauvre enfant était tellement glacé de peur, qu'il
fallut presque l'emporter.
Lorsqu'on délia leurs mains et qu'on ôta leurs bandeaux, ils se virent
dans un cachot étroit, et on les laissa dans les ténèbres.
«Malédiction! dit le page, voici notre dernier jour!
--Plaise au ciel que vous disiez vrai, répondit Julien, et qu'on ne nous
laisse pas mourir lentement de langueur et de froid!»
Ils s'assirent tous deux sur la paille, et, trop consternés pour se
communiquer leur terreur, ils restèrent dans un morne silence. La
jeunesse du page vint pourtant à son secours. Au bout de deux heures,
Saint-Julien l'entendit ronfler; pour lui, ses agitations cruelles ne
lui permirent pas de goûter le moindre repos.
Lorsque Galeotto s'éveilla et qu'il vit, au faible jour qui éclairait le
cachot, Saint-Julien triste, mais en apparence, calme, à ses côtés, il
retrouva sa fierté, et, craignant de s'être montré pusillanime, il
affecta une insouciance qu'il était loin d'avoir. Son esprit facétieux
vint à son secours, et il exhorta son compagnon à braver gaiement
l'adversité. Saint-Julien sourit en songeant à la grande vaillance de
Panurge après la tempête. Néanmoins, comme le danger pouvait bien n'être
pas passé, et que, dans tous les cas, il avait entraîné le pauvre page
dans une aventure peu agréable, Saint-Julien eut assez d'égards pour lui
et feignit de croire à son courage. Ils passèrent une assez maussade
journée et prirent le plus maigre des repas. La résolution de Galeotto
faillit s'évanouir en cette circonstance; mais le sang-froid de Julien
le piqua d'honneur; et, chacun jouant de son mieux un rôle héroïque
vis-à-vis de l'autre, ils arrivèrent bravement jusqu'à la nuit. Alors
Julien, accablé de fatigue, s'étendit sur la paille et s'endormit. Mais,
au bout de quelques heures, ils furent éveillés par le bruit des verrous
et des clefs tournant dans la serrure; la lueur sinistre d'une torche
pénétra dans le cachot, et lui montra la sombre figure du geôlier
conduisant quatre hommes masqués. À cette vue, Galeotto jeta un cri
d'épouvante, et Julien jugea que sa dernière heure était sonnée. Alors
s'armant de toute la fermeté d'âme dont il était capable, il s'avança
gravement au-devant de ses bourreaux et leur dit:
«Je sais ce que vous voulez faire de moi. Ne me faites pas languir.»
Mais on ne lui répondit pas un mot, et on lui attacha les mains comme la
veille. Au moment où on lui remettait un bandeau sur les yeux, il
demanda si on allait le séparer de son compagnon d'infortune.
«Vous pouvez lui faire vos adieux, répondit une voix creuse et lugubre
qui partait de dessous un des masques.»
Les deux jeunes gens s'embrassèrent. On emmena Julien en silence, et
Galeotto navré resta seul dans la prison.
Saint-Julien, après avoir marché longtemps, s'aperçut qu'on lui faisait
descendre un escalier, et tout à coup il se trouva les mains libres. Son
premier mouvement fut d'arracher son bandeau; il se vit seul dans un
caveau de marbre magnifiquement sculpté selon le goût sarrasin. Quatre
lampes de bronze fumaient aux angles d'un tombeau de marbre noir sur
lequel une figure d'albâtre était couchée dans l'attitude du sommeil.
Saint-Julien resta frappé de terreur en reconnaissant le caveau et le
monument dont Galeotto lui avait parlé, et lisant sur la face principale
du cénotaphe les trois lettres d'argent qui formaient le nom de Max.
«Dieu juste! s'écria-t-il en s'agenouillant sur le tapis de velours noir
qui revêtait les marches du mausolée, si vous laissez consommer de tels
actes d'iniquité, donnez-nous au moins la force de franchir ce rude
passage. À genoux sur le seuil d'une autre vie, je vous demande pardon
des fautes que j'ai commises en celle-ci...»
En parlant ainsi, il se pencha, et ses yeux s'étant attachés sur la
figure d'albâtre, il fut frappé de la ressemblance qu'elle présentait.
C'était la tête et le corps d'un jeune homme de quinze ans enveloppé
dans une légère draperie semblable à un linceul. Mais dans le calme de
cette charmante figure et dans tous les linéaments du visage Julien
trouva une similitude extraordinaire avec les traits de Spark, quoique
ceux-ci fussent virils et plus développés.
Un léger bruit le tira de sa rêverie. Il se retourna et vit une grande
figure vêtue de noir et armée d'un instrument singulier ressemblant à
une large et brillante épée; Julien fut frappé de terreur.
«Exécuteur de meurtres infâmes, s'écria-t-il, toi qui as versé sans
doute le sang de celui qui repose ici, spectre de la vengeance! puisque
je dois être ta victime...
--Mon cher monsieur de Saint-Julien, répondit le sombre personnage avec
civilité, vous vous trompez absolument. Je ne suis ni un exécuteur de
meurtres infâmes ni le spectre de la vengeance. Je suis un professeur
d'histoire naturelle fort paisible et incapable d'aucun mauvais
dessein.
En parlant ainsi, maître Cantharide, car c'était lui dans son docte
habit de drap noir et dans ses véritables culottes de satin, souleva sa
grande épée et la dirigea vers Julien.
«Je serais bien sot, pensa rapidement le jeune homme, de me laisser
égorger par ce facétieux bourreau lorsque je suis seul avec lui et que
je puis lui sauter à la gorge.»
Il allait le faire en effet lorsque maître Cantharide, toujours plein de
courtoisie, le pria de prendre une des extrémités de l'instrument et de
l'aider à soulever le couvercle du sépulcre.
Cette nouvelle facétie parut si horrible à Saint-Julien, qu'il recula en
pâlissant, et regarda autour de lui, s'attendant à voir paraître ses
meurtriers au premier signe de résistance.
«Ne soyez pas effrayé, lui dit le professeur, vous ne courez aucun
danger, à moins que vous ne cherchiez à vous enfuir ou à me maltraiter,
et je vous crois trop bien élevé pour cela. Veuillez m'aider, vous
dis-je; c'est la volonté de Son Altesse, notre très-gracieuse
souveraine, Quintilia première, et je suppose que vous n'êtes pas
accessible à des frayeurs d'enfant.»
Saint-Julien, toujours plein de méfiance, mais résolu à montrer du coeur,
aida maître Cantharide à soulever le couvercle du sarcophage. Le
professeur enleva un grand crêpe noir, et pria Saint-Julien de prendre
la boîte d'or en forme de coeur qui était dessous. Saint-Julien
frissonna; mais pensant qu'on voulait peut-être l'effrayer seulement par
le spectacle du châtiment d'un autre, il prit la boîte et la présenta
d'une main tremblante au professeur, qui l'ouvrit en pressant un
ressort, et la lui rendit en disant: «Regardez ce qu'il y a dedans.»
Un nuage passa sur les yeux du jeune homme, et pendant quelques secondes
il lui sembla voir un objet hideux, sans forme et sans nom, au fond du
terrible coffret. Enfin sa vue s'éclaircit, son coeur reprit le
mouvement, et il ne vit dans le velours blanc dont la boîte était
doublée qu'un paquet de lettres attachées par un ruban noir.
--Lisez ces papiers, Monsieur, dit le professeur, c'est la volonté de
Son Altesse. Je vais rester auprès de vous pour suppléer par mes
explications aux lacunes qui vous en rendraient le sens difficile.»
Saint-Julien, ne pouvant plus se soutenir, s'assit sur les marches du
tombeau. Le professeur posa une des lampes à côté de lui et déplia le
premier papier.
C'était un acte de mariage contracté légalement et religieusement, mais
secrètement, entre la princesse Quintilia et le chevalier Max. Ce
contrat avait plus de dix ans de date.
Le second papier était un billet ainsi conçu:
* * *
«J'ai eu le malheur de vous déplaire, et je l'ai mérité. L'orgueil a
enflé mon coeur un instant, et vous m'avez rigoureusement puni. Cependant
vous avez été trop sévère. C'était un doux et noble orgueil que le mien;
la joie d'être aimé de vous, l'espoir de posséder bientôt la plus noble
femme de l'univers, ont pu m'enivrer, et, dans un moment d'exaltation,
me faire oublier la prudence. Vous m'avez pris pour un lâche courtisan,
avide de monter sur un trône et de couvrir d'un titre de duc son titre
de bâtard. Oh! vous vous êtes trompée, Quintilia, j'en prends le ciel à
témoin. Vous avez été cruelle, et pourtant je ne vous maudis pas; je
vais mourir loin de vous. Puissent ma conduite et ma fin vous prouver
que je n'aimais en vous que vous-même. Puissiez-vous me plaindre, me
pardonner, pleurer un peu sur moi, et trouver dans un autre coeur l'amour
qui était dans le mien, et que vous avez méconnu!
MAX.»
* * *
«Ne connaissez-vous pas l'écriture de ce billet, monsieur le comte? dit
le professeur lorsque Saint-Julien eut fini.
--Je la connais en effet, répondit Julien. Si ce n'est point un rêve,
c'est celle d'un homme qui habite la ville depuis peu, et qui s'appelle
Spark.
--Je crois qu'il vous sera facile de vous en assurer en lisant les
lettres suivantes. Mais auparavant, il faut que je vous prie de
remarquer la date de celle-ci. Elle correspond, vous le voyez, au
lendemain du prétendu meurtre du chevalier Max, il y aura quinze ans
dans deux mois. Vous savez, m'a-t-on dit, les motifs de l'altercation
qui eut lieu dans la nuit entre la princesse et son jeune fiancé, après
un souper où celui-ci s'était comporté assez légèrement. Max et
Quintilia étaient alors deux enfants. La princesse avait seize ans, son
amant en avait quinze. Leur querelle eut toute l'importance qu'à cet âge
on donne aux petites choses. Son Altesse déclara au triste Max qu'elle
ne serait jamais à lui, et, dans un mouvement de colère, lui ordonna de
ne jamais reparaître devant elle. Il ne suivit que trop cet ordre
précipité. Amoureux et fier, le noble jeune homme fut révolté d'avoir
été soupçonné d'une basse ambition; il partit mystérieusement dans la
nuit, et alla vivre à Paris sous le nom de Rosenhaïm. Là, renonçant à
toute pensée de fortune, à tout espoir d'avenir, à toute vanité humaine,
il s'ensevelit, pour ainsi dire, et ne donna, pendant cinq ans, aucun
signe de son existence à qui que ce soit. La princesse, après avoir
pleuré son absence, reprit courage et gaieté; car elle se flatta qu'il
reviendrait. Résolue à lui pardonner, elle attendit qu'il fit les
premières tentatives pour obtenir sa grâce. Au bout de quelque temps,
n'entendant point parler de lui, elle crut qu'il s'était déjà consolé,
et, quoique dévorée de chagrin, elle affecta de ne plus penser à lui, et
souffrit les assiduités de ses nouveaux adorateurs; mais, fidèle en
dépit d'elle-même à l'unique amour de sa vie, elle ne put se résoudre à
faire un nouveau choix. On a beaucoup douté de la conduite de Quintilia,
Monsieur; vous aurez des preuves irrécusables de tout ce que je vous
dis...
--Eh quoi! Monsieur, dit Julien, est-ce donc une justification dont la
princesse vous charge? C'est me faire trop d'honneur et prendre trop de
peine. Je suis résigné à tous les châtiments.
--Je ne suis pas chargé de discuter avec vous, répondit le maître. Il
faut que vous ayez la bonté de m'écouter, puisque mon devoir est de
parler. J'en appelle à votre politesse.»
Ce ton froid et sec blessa profondément Julien. Il se tut, et écouta
d'un air morne, qu'il affectait de rendre indifférent.