George Sand

Le secrétaire intime
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Le professeur reprit:

«Une année s'était écoulée ainsi; la princesse, cédant à son inquiétude
et à sa douleur, fit faire des recherches dans tous les pays et prendre
secrètement des informations dans toutes les cours de l'Europe, sans
qu'il fût possible de retrouver les traces de l'infortuné Max. Alors,
convaincue qu'il s'était donné la mort et qu'elle avait blessé le coeur
le plus noble et le plus sincère, une passion plus vive s'alluma dans le
sien; elle nourrit sa douleur avec toute l'exaltation de son âge, mais
en secret et loin de tous les regards. Pour mieux s'y livrer, elle fit
creuser ce caveau et sculpter ce tombeau, où elle venait pleurer chaque
jour.

«Trois autres années s'écoulèrent, et je vins me fixer à Monteregale. La
princesse cherchait dans les sciences une distraction à ses ennuis et un
refuge contre les illusions de la vie auxquelles elle avait fait voeu de
résister désormais. Elle se plut à mes entretiens et m'appela auprès
d'elle jusqu'à ce que je fusse fixé dans son palais. Une affaire
d'intérêt l'ayant conduite à Paris, elle me permit de l'y accompagner.
Je n'avais jamais vu cette ville célèbre, et je désirais examiner les
précieuses collections scientifiques qu'elle possède.

«C'est en explorant les cabinets d'histoire naturelle et les
bibliothèques, que je fis par hasard la connaissance du prétendu
Rosenhaïm. Je n'avais jamais vu ce jeune homme, et je fus frappé de sa
beauté, de sa grâce, de son caractère noble et de ses manières
affectueuses. L'amour de la science nous rapprocha bien vite. Je fus
ébloui de ses connaissances et charmé de son aptitude. Mais en même
temps je m'affligeai de voir toujours ses traits empreints d'une
mélancolie profonde; et lorsque j'interrogeais ses pensées sur d'autres
sujets que la science et la philosophie, j'étais effrayé du
découragement dont cette âme si jeune et si pure était déjà flétrie. Je
cherchai à obtenir sa confiance. Il me répondit qu'un amour malheureux
l'avait pour jamais dégoûté de la société, que le seul lien qui
l'attachait au monde était rompu, et que, renonçant à toute carrière
d'ambition, il s'était fixé à Paris dans la condition la plus obscure,
et ne trouvait plus de bonheur que dans la science et les arts, qu'il
cultivait avec enthousiasme.

«Ce récit me toucha vivement, et je lui demandai la permission de le
voir plus intimement. Il me conduisit dans sa mansarde; elle était bien
pauvre, mais charmante de propreté et toute brillante de fleurs et
d'oiseaux. Comme j'examinais avec délices une aéride d'Afrique, il
m'arriva de m'écrier: «Que vous êtes heureux de posséder une plante
aussi rare! j'en ai fait souvent la description à Son Altesse Quintilia,
et jamais je n'ai pu me procurer...» Mais je m'arrêtai, effrayé de
l'impression que ce nom lui avait faite. Il devint pâle comme un
camélia, et se laissa tomber sur une chaise. Ensuite il devint rouge
comme une pivoine, et me fit les questions les plus empressées et les
plus singulières. À toutes mes réponses, il tombait dans une sorte de
délire, et, quand il apprit que Son Altesse était à Paris, il s'élança
vers la porte comme un fou; puis il s'arrêta, et tomba évanoui sur le
seuil.

«Je m'empressai de le secourir, mais en revenant à lui il s'entoura de
réserve et de défaites. Je ne pus jamais en tirer que des explications
vagues et sans vraisemblance; il me conjura surtout de ne pas parler de
lui à la princesse, mais de lui fournir le moyen de la voir sans en être
vu. Je lui dis qu'elle devait assister le lendemain à une séance de
botanique chez un de mes amis, professeur distingué. Il s'y glissa, mais
se tint tellement caché, je ne sais dans quel coin, que je ne pus le
joindre et lui parler.

«Je savais très-vaguement l'histoire de Max, et j'ignorais à cette
époque la secrète douleur de la princesse. Je ne pensais donc point à
l'avertir de la rencontre que j'avais faite, et j'étais loin d'établir
dans ma pensée aucun rapprochement entre Max et Rosenhaïm. Cependant je
fus tellement frappé du changement qui s'opérait dans les traits et les
manières de mon jeune ami au seul nom de Quintilia, que je crus pouvoir
me permettre d'en parler à la signora Ginetta. Cette jeune personne, un
peu légère, dit-on, pour son compte, mais pleine de franchise et de
dévouement pour sa maîtresse, fit de grandes exclamations de joie en
m'écoutant, et s'écria: «Oh! c'est lui, ce doit être lui. Je n'ai jamais
cru à sa mort...» Elle voulait courir vers sa maîtresse; et puis elle
s'arrêta en pensant que, si elle se trompait dans ses conjectures, ce
serait faire saigner le coeur de la princesse d'une fausse joie et d'une
affreuse déception. Elle m'engagea à mettre Quintilia et Rosenhaïm en
présence comme par hasard, m'assurant que si c'était Max en effet, la
princesse se jetterait dans ses bras. «Cette rencontre a eu lieu déjà
plusieurs fois, lui dis-je. Depuis que Rosenhaïm sait que la princesse
est ici, il n'y a pas de jour qu'il ne se repaisse du douloureux plaisir
de la suivre et de la contempler. Il est vrai qu'il se cache tellement,
qu'il a dû être impossible à Son Altesse de le remarquer. En outre, il
m'a recommandé le secret en termes si positifs, que je crains de
l'offenser en le trahissant.

--C'est pour cela, reprit la Ginetta, que mon moyen est bon et
nécessaire.»

«Nous nous concertâmes ensemble, et le lendemain j'engageai Rosenhaïm à
venir voir une collection de médailles antiques dont je venais de faire
emplette pour le cabinet de la princesse. Je lui jurai (et j'avoue que,
pour la seule fois de ma vie, je fis un faux serment; mais ce fut à
bonne intention), que la princesse ne venait jamais chez moi, quoique
j'occupasse une maison voisine de la sienne. Rosenhaïm se laissa
entraîner, et de son côté la Ginetta eut l'esprit d'amener la princesse
dans mon appartement pour voir mes médailles. J'ai trop peu d'éloquence
pour vous faire la description de la scène dont je fus témoin.
D'ailleurs, elle se termina d'une manière qui faillit me rendre fou; les
deux amants furent près de mourir, et la princesse surtout, que la
surprise avait suffoquée, retrouva avec peine l'usage de ses sens.

«Cette touchante réconciliation fut suivie promptement d'un mariage dont
vous venez de lire l'acte authentique.

«La princesse voulait se déclarer et ramener son époux avec éclat à
Monteregale; mais rien au monde ne put déterminer Max à partager son
rang. Et vous pouvez lire à ce sujet la seconde lettre que vous avez là
sous la main.»

Saint-Julien, entraîné par l'intérêt romanesque de ce récit, lut ce qui
suit.




XXI.


«Non, ma bien-aimée, non, jamais! La nature humaine est fragile et
pleine de misérables passions. Une seule est grande et belle, c'est
l'amour. Mais c'est une flamme divine qu'il faut garder comme on gardait
jadis le feu sacré dans des cassolettes fermées sur un autel d'or; c'est
un parfum qu'il faut envelopper et sceller, de peur qu'il ne s'évapore;
une empreinte précieuse qu'il ne faut pas exposer au frottement de la
circulation, de peur qu'on ne l'efface. Que notre coeur soit un
tabernacle mystérieux et sacré où reposera le dieu. Vivons l'un pour
l'autre, et que le monde n'en sache rien. Ne me contraignez pas à porter
au travers des envieux ou des indifférents un visage radieux de bonheur,
qui serait une insulte pour eux tous, et qu'ils s'efforceraient de
ternir à vos yeux. Non, non; j'ai trop souffert du contact empoisonné de
votre cour, et je sais trop peu comment il faudrait s'y conduire pour ne
pas s'y perdre. Mon caractère fut de tout temps opposé à la contrainte
et à la méfiance; et, malgré une enfance passée tout entière dans cette
atmosphère mortelle, je n'avais pu corriger mon imprudente vivacité. Je
ne puis jamais oublier ce qu'il m'en a coûté et par quelles années de
désespoir j'ai expié un instant d'étourderie. Si nous eussions été alors
de pauvres bourgeois allemands au milieu d'une honnête famille, et ne
craignant rien les uns des autres, j'aurais pu être bien plus expansif,
Quintilia, et vous voir sourire à ma joie candide. Mais, hélas! j'étais
un aventurier, un bâtard; vous étiez une princesse, et notre hymen
devait être un mystère. Je n'avais pas le droit de parler de mon bonheur
et ne pouvais pas me réjouir sans avoir l'air insolent et vain.
Aujourd'hui votre générosité m'accorde un dédommagement dont je sens
toute la grandeur; mais je n'en ai pas besoin. Être aimé de vous, vous
presser dans mes bras et vous appeler ma femme; vous voir moins souvent,
mais sans témoins importuns, sans ennemis de mon bonheur toujours placés
entre vous et moi; pouvoir me livrer à mes transports, à ma
reconnaissance, sans jamais être soupçonné d'aucun vil motif d'intérêt;
être aux pieds de ma maîtresse et de ma femme sans avoir l'air de ramper
devant ma souveraine ou de solliciter ma bienfaitrice, n'est-ce pas là
un bonheur plus sûr et plus vrai? D'ailleurs j'ai contracté dans la
solitude et dans le travail des goûts et des habitudes si différents de
ce qui se fait autour de vous, que j'y serais perpétuellement déplacé et
malheureux. Laissez-moi dans ma chère obscurité. J'ai trouvé dans mon
malheur une amie généreuse qui m'a sauvé de moi-même, qui m'a préservé
du suicide, et qui pendant cinq ans m'a aidé à vivre sans chercher à
vous arracher de mon coeur ni à ternir la pureté de votre image dans ma
mémoire. Cette amie, c'est l'étude. Je serais un ingrat si je
l'abandonnais à présent que j'ai retrouvé l'objet de tous mes voeux.
Laissez-moi dans ma mansarde; c'est le temple où je l'ai servie, le
sanctuaire où elle s'est révélée à moi, où elle a fait descendre du ciel
la science vêtue de sa robe étoilée. Ma vocation est là, j'en suis bien
convaincu. Permettez-moi d'aller tous les ans passer quelque temps
auprès de vous; mais que personne ne le sache, et que mon nom s'efface
de la mémoire des hommes. Que votre coeur soit l'unique page où je le
retrouve inscrit quand j'irai vous offrir le mien, toujours embrasé
d'une flamme nouvelle,» etc.

[Illustration: Ils virent glisser devant eux une petite barque... (Page
40.)]

Le professeur, continuant son récit, apprit à Saint-Julien qu'après de
vains efforts pour arracher Rosenhaïm à sa retraite, Quintilia avait
fini par consentir à l'épouser secrètement et à retourner sans lui dans
ses États. Mais depuis lors elle avait été passer tous les hivers un
certain temps à Paris, et tous les étés Max était venu habiter pendant
plusieurs semaines le pavillon du parc. Son séjour à Monteregale avait
toujours été enveloppé du plus profond mystère, et toujours il était
venu à l'improviste, procurant ainsi à sa femme la plus douce surprise
et lui prouvant qu'il comptait sur elle au point de ne jamais craindre
d'arriver mal à propos. «Cette union a toujours été si belle et si pure,
continua le professeur, qu'elle prouve l'excellence des lois de
Lycurgue, qui enjoignaient aux maris de n'aller trouver leurs femmes
qu'avec toutes les précautions que prennent les amants pour n'être pas
observés.»

Saint-Julien, à l'invitation du professeur, ouvrit au hasard plusieurs
lettres de Max et de la princesse, et y trouva partout les expressions
d'une tendresse exaltée jointe à la confiance la plus absolue et à
l'amitié la plus douce et la plus sainte. En voici quelques-unes que
Saint-Julien lut au hasard par fragments:

«...Autrefois, Max, je fis un beau rêve: je m'imaginai qu'il suffisait
d'être sans détour pour être sainement jugé, et que la bouche qui ne
mentait pas devait être écoutée avec confiance. Je me persuadais que la
vertu était un vêtement d'or éclatant qui devait faire remarquer les
justes au milieu de la foule; je croyais que nul ne pouvait feindre la
sérénité d'une âme pure, et que le calme n'habitait point les fronts
souillés. Je me trompais, puisque je fus cent fois la dupe des traîtres;
et alors je cessai de me révolter contre les injustices d'autrui à mon
égard. Tous ces hommes qui me jugent et me condamnent ont sans doute été
trompés aussi souvent que moi. Toutes ces convictions, qui composent la
voix de l'opinion, ont sans doute été troublées et abusées par les
méchants comme le fut la mienne. Si l'on me confond avec ceux qui
mentent, c'est la faute de ceux-ci, et non celle du monde, qui craint et
qui se méfie avec raison de ce qu'il ne comprend pas. Je ne méprise donc
pas le monde, je ne le hais pas; mais je ne veux jamais l'aduler ni le
craindre. C'est un géant aveugle, qui va fauchant indistinctement le
froment et l'ivraie. Haïssons les fourbes qui ont crevé l'oeil du
cyclope, et laissons-le passer sans lui nuire et sans souffrir qu'il
nous nuise. Laissons-le passer comme une montagne qui croule, comme un
torrent qui suit son cours. Il est au sein des plaines des oasis où l'on
peut aller vivre ignoré, loin des vains bruits de l'orage. C'est dans
ton coeur, Max, que je me suis retirée et que je vis au milieu des
vivants sans avoir rien de commun avec eux...

* * *

* * *

[Illustration: Saint-Julien s'assit sur les marches du tombeau. (Page
46.)]

* * *

«Je suis décidée à laisser dire. Je ne me baisserai pas pour regarder si
l'on a mis de la boue sur le chemin où je dois passer. Je passerai, et
j'essuierai mes pieds au seuil de ta maison; et tu me recevras dans tes
bras, car toi, tu sais bien que je suis pure.»

Voici la réponse de Max:

«Tu as raison, mon amie. Tu es ma femme et ma soeur, tu es ma maîtresse,
mon bonheur et ma gloire. Que m'importe le reste? Je sais qui tu es et
ce que tu as été pour moi depuis vingt ans; car il y a vingt ans que
nous nous aimons, Quintilia! Je n'étais qu'un enfant lorsqu'on m'envoya
représenter un vieillard à la cérémonie de tes noces. Tu avais douze
ans, et nous étions trop petits pour monter sur le grand trône ducal
qu'on avait élevé pour nous. Il fallut que le digne abbé Scipione te
prît dans ses bras pour t'asseoir sur le siège de brocart; et, sans
l'aimable duc de Gurck, qui était plus grand que moi, et qui dans ce
temps-là ne songeait guère à être mon rival, je n'aurais pu m'asseoir à
tes côtés. C'est moi qui te mis au doigt l'anneau nuptial. Ô le premier
beau jour de ma vie! je ne t'oublierai jamais, et jamais je ne me
lasserai de te repasser joyeusement dans ma mémoire. Que vous étiez déjà
belle, ô ma petite princesse, avec vos grands yeux noirs, vos joues
vermeilles et veloutées, vos cheveux bouclés sur vos épaules, et cette
grande robe de drap d'argent dont vous ne pouviez traîner la queue
longue, et cette immense fraise de dentelle où votre petite tête
prenait des attitudes royales, tandis que votre sourire espiègle
démentait toute cette gravité affectée! Savez-vous que j'étais déjà
amoureux comme un fou? Ne vous souvenez-vous pas de la déclaration que
je vous fis après la cérémonie, en jouant aux jonchets avec vous dans la
chambre de votre gouvernante? La chère mistress White voulut m'imposer
silence; mais vous prîtes un air majestueux pour lui dire: «À présent,
White, je suis mariée, et personne n'a le droit de se mêler de ma
conduite. Monsieur le chevalier, vous êtes mon époux, le seul que je
connaisse, le seul que j'accepte et que j'aime. Si M. le duc de
Monteregale s'imagine que je suis sa femme, il se trompe. On dit qu'il
est vieux et laid: je le déteste. S'il vient me menacer, je lui ferai la
guerre, et vous le tuerez, n'est-ce pas, chevalier?» Alors, comme
mistress White, malgré l'inconvenance de ces propos, ne pouvait
s'empêcher de sourire, vous lui dîtes d'un ton imposant: «De quoi
riez-vous, White? N'avons-nous pas lu ensemble l'histoire de David
combattant Goliath?»

«Oh! que vous étiez gentille, ma chère femme! quelle singulière petite
fille vous faisiez! Sensible et mutine, caressante et irritable, bonne
et colère, jouant toujours un grand rôle de reine qui semblait aller
tout naturellement à votre petite personne, récitant des vers latins,
improvisant des discours de réception, condamnant à mort votre perruche
et lui faisant grâce avec gravité, demandant pardon à votre bonne quand
vous l'aviez affligée, et l'embrassant avec les grâces insinuantes d'une
petite femme....... Je n'oublierai jamais rien de tout cela, chère amie,
quoique ce soit déjà si loin, si loin!

«Évidemment on pensait dès ce temps-là à nous marier tout de bon,
aussitôt que le duc de Monteregale, qu'on savait bien dès lors atteint
d'une maladie mortelle, vous aurait laissée libre. Le souverain qui vous
persécute, et qui, je crois, m'a fait l'honneur de me mettre au monde,
voulait absolument que vos biens fussent l'apanage d'un de ses protégés.
Mais qu'il est heureux pour nous que la destinée ait déjoué ses projets!
Si j'étais maintenant ton mari publiquement, je serais peut-être ton
maître, peut-être ton esclave. Qui sait? Que seraient devenus nos
caractères dans ce conflit de volontés étrangères occupées à nous
façonner selon leurs intérêts, sans se soucier de notre affection et de
notre bonheur? Vois comme nous avons raison de croire à la Providence!
c'est elle qui nous a séparés pour nous réunir ensuite avec toutes les
conditions d'indépendance et de confiance mutuelle qui devaient assurer
la durée de notre union: c'est à toi seule que je t'ai due; ou plutôt
c'est à Dieu, qui, touché de mon désespoir, te gardait à moi, fidèle et
sainte femme, en qui je me repose comme en lui.

«Laisse donc dire, et crois en moi! Quand l'univers se lèverait en masse
pour te lapider, je saurais bien encore te défendre et te faire un
rempart de mon corps. Laisse dire. N'aie jamais l'air de savoir si on
dit du mal de toi. Lis les pamphlets des beaux esprits de ta cour si
cela t'amuse; mais ne t'en fâche jamais, car tu aurais l'air de les
avoir lus, et c'est un honneur qu'il ne faut leur faire qu'à leur insu.
Agis toujours comme si tu comptais sur la justice de l'opinion; c'est la
seule prudence que je t'enseignerai. Pour le reste, fais ce que tu
voudras, et ne crois jamais que tu aies des explications à me donner sur
quoi que ce soit. Que peut le monde sur notre bonheur? Penses-tu
qu'entre ses paroles et la tienne j'hésite un instant? Qu'ai-je besoin
de savoir comment tu agis avec les autres? Ne sais-je pas comment tu as
agi envers moi? Depuis vingt ans que nous nous connaissons, m'as-tu dit
un mot qui s'écartât de la vérité? m'as-tu fait une promesse que tu
n'aies pas religieusement accomplie?

«Oh! qu'il est beau le monde que nous habitons à nous deux! nous y
sommes seuls, aucune voix fâcheuse du dehors n'en trouble la délicieuse
harmonie. Les flèches que d'impuissants ennemis nous lancent viennent
mourir à nos pieds, et tu les regardes tomber en souriant. L'orage
gronde là-bas, mais nous, retirés sur les cimes élevées, près des cieux,
nous voyons les anges nous appeler au travers d'un voile d'azur, et nous
entendons leurs divins concerts, auxquels nos âmes ardentes mêlent leurs
pieuses inspirations, etc.»

À cette lettre, Quintilia répondait ainsi:

«Que je t'aime, mon Allemand, avec ta bonté naïve et ta poésie
enthousiaste! toujours le même depuis tant d'années! Nous avons donc
trouvé le secret d'être toujours amants, quoique mariés? car nous sommes
mariés, sais-tu cela? moi, je n'y pense jamais, excepté quand on
m'engage de la part de mes chers cousins, les princes voisins, à prendre
un époux de leur choix. Alors, en songeant à l'opportunité de leurs
instances et au succès probable de leurs intrigues, il me prend des
accès d'une gaieté persifleuse dont plus d'un bel esprit d'ambassade
s'est mordu la lèvre en temps et lieu. Oui, oui, mon enfant, nous avons
bien fait de cacher notre bonheur et d'interdire l'accès de notre Eden
aux profanes dont le souffle en aurait terni l'éclat. Le mariage, tel
que le monde l'a fait, est le plus amer et le plus dérisoire des
parjures de l'homme envers Dieu. À présent, je vois comme dans les cours
et autour des princes les plus religieux serments servent aux plus viles
intrigues, et je m'applaudis de ne t'avoir pas jeté au milieu de ces
hommes et de ces choses-là. Tu sais à peine que tout cela existe; tu es
plus heureux que moi, Max! tu ne vois pas ces turpitudes; quand tu
quittes ta chère retraite, c'est pour être plus heureux encore auprès de
ta femme. Moi, je les traverse, et au sein de ce monde bruyant je suis
seule et triste. Mais souvent au milieu de la foule ton image
m'apparaît, et, comme une céleste révélation, me remplit de force et
d'espérance. Alors je songe aux jours de bonheur qui nous réunissent, et
je les vois si purs, si enivrants, que je me soumets à les acheter au
prix des peines et des fatigues de ma vie présente. Oh! je les
achèterais au prix de mon sang, et je ne croirais pas les avoir trop
payés!

«Parfois, au milieu d'un bal splendide, abrutie en quelque sorte par
l'ennui de la représentation, une circonstance légère, un son, le parfum
d'une fleur, me réveille et me ranime tout à coup; frappée d'une émotion
inexplicable, il me semble que je viens d'entendre ta voix ou de
respirer tes cheveux; je tressaille, mon coeur bat avec violence, c'est
comme si j'allais mourir. Alors je m'enfuis, je m'enfonce dans l'ombre
des jardins, et je vais pleurer de souffrance et de bonheur dans notre
cher pavillon. Quelquefois par de violentes aspirations je voudrais
franchir l'espace et suivre ma pensée qui s'élance vers toi; mon désir
devient un feu qui consume ma poitrine, la force me manque. J'accuse le
destin qui nous sépare; prête à renier mon bonheur, je pleure et je
perds courage. Mais alors je descends dans le caveau, et, sur la tombe
qu'autrefois je te fis élever, je pleure de joie et je remercie Dieu qui
t'a rendu à moi. J'aime à ouvrir cette tombe vide où nous serons à
jamais réunis un jour; j'aime à contempler cette boîte où j'enferme
aujourd'hui nos lettres, et où je fis voeu autrefois d'enfermer mon coeur
afin qu'il te restât fidèle et que mon amour fût enseveli vivant avec
toi, etc.»




XXII.


La lecture de ces lettres affecta Julien d'un sentiment douloureux.

«J'en ai assez vu, Monsieur, dit-il au professeur, si la princesse veut
m'humilier par la comparaison qu'elle fait de mon caractère avec celui
de M. Max...

--Je présume que la princesse, interrompit le professeur, ne fait aucune
comparaison entre vous deux; mais écoutez le reste de cette histoire:

«Le jour du bal entomologique, le chevalier Max arriva déguisé par mes
soins, et la princesse, surprise au milieu des ennuis de la diplomatie
qu'elle s'efforçait en vain de couvrir par le bruit des fêtes, ne reçut
jamais son époux avec tant de joie. Il fut d'abord installé comme de
coutume dans ce pavillon. Mais lorsqu'elle eut compris les menaces et
les prières du duc de Gurck, elle pensa qu'au lieu de cacher Max il
serait peut-être bientôt nécessaire de le faire paraître. Ce n'est pas
que la princesse tienne à se justifier des horribles soupçons que les
cabinets de ses voisins affectent d'avoir conçus à cet égard; elle sait
bien que ce sont là de misérables ruses; et, quant à l'opinion publique,
elle a trop appris à ses dépens le cas qu'elle en doit faire pour plier
maintenant devant elle. Mais la crainte d'une invasion l'empêchera de
braver trop ouvertement le ressentiment d'un prince plus puissant
qu'elle. Elle ne veut pas exposer la liberté de ses sujets pour une
question d'orgueil personnel.

«Il a donc été décidé que Max cesserait de se cacher, et vivrait
tranquillement à la résidence sous un nom supposé, afin de se laisser
reconnaître au besoin. Peu désireux de se montrer en public, il habite
un lieu retiré, et ne se montre guère autour du palais. Personne
jusqu'ici n'a fait attention à lui. Quinze ans d'absence l'ont tellement
changé, qu'il serait difficile qu'on le reconnût s'il ne produisait des
preuves de son identité. C'est ce qu'il fera auprès du duc de Gurck. Il
a existé entre eux des rapports particuliers dans lesquels le duc ne
s'est pas conduit d'une manière assez honorable pour désirer que Max
soit encore vivant. Il baissera le ton dès que l'époux de la princesse
lui aura dit deux mots en particulier. C'est ce qui doit arriver ce soir
même; car, après s'être amusée de l'arrogance de Gurck, Son Altesse
commence à ne pouvoir plus la tolérer.

«Maintenant, Monsieur, que vous êtes au courant, lisez les dernières
lettres que Max écrivait, il y a peu de jours, à Son Altesse:

«Sais-tu, ma chère enfant, que l'on cause beaucoup sur ton compte, et
que de grands seigneurs, si humbles et si flexibles devant toi aux
lumières du bal, tiennent des propos impertinents dans les allées
sombres de ton jardin? Comme ils ont peu de méfiance du pavillon, ils
viennent souvent s'asseoir dans l'obscurité sur les bancs qui
l'entourent, et, séparé d'eux par les persiennes du petit salon,
j'entends leurs fades quolibets. Dieu me préserve de te les répéter et
de te nommer les sots qui les inventent! Si, les croyant tes amis, tu le
confiais à eux, mon devoir serait de t'éclairer sur leur compte; mais je
sais le cas que tu fais d'eux tous, et je n'en fais pas plus de leurs
discours que toi de leur personne.

«Il faut pourtant que je te fasse part d'une observation qui m'est venue
en écoutant gloser sur ton entourage et tes habitudes. On dit que tes
secrétaires intimes, tes écuyers et tes pages sont tes amants. Eh bien!
moi, j'ai bien autre chose à te reprocher, à propos de tes écuyers et de
tes pages! je trouve que tu ne les traites pas assez comme des hommes.
Tu les choisis beaux et bien faits, et tu ne mettrais pas plus de soin à
acheter un cheval qu'à enrôler un serviteur. Tu leur donnes des
fonctions et des habits d'homme, mais tu leur fais jouer un rôle de
lévrier; ils courent devant toi ou dorment à tes pieds comme de vrais
petits chiens, et tu n'y fais pas plus attention que s'ils n'étaient pas
de la même espèce que toi et moi.

«Cela n'est pas bien, ma chère femme. Tu n'es pas orgueilleuse, je le
sais; tu n'agis ainsi que par simplicité et par étourderie. Mais tu es
imprudente et cruelle peut-être sans le savoir. Songes-tu bien que ces
hommes-là sont jeunes, qu'ils sont capables d'ambition et d'amour? Si,
dans l'espérance d'atteindre à une condition plus élevée, ils supportent
le ridicule de leur condition présente, voilà des gens que tu avilis ou
que tu aides au moins à s'avilir eux-mêmes. Si c'est par affection pour
toi qu'ils se soumettent à tous tes petits caprices, songes-tu bien
qu'il faut reconnaître cette affection par la tienne ou passer pour
ingrate? Tu es douce envers eux, je le sais, tu ne les humilies ni par
tes paroles ni par tes manières. Tu les combles de présents, et tu
flattes tous leurs goûts avec prodigalité. Ils doivent t'adorer,
Quintilia; car je sais combien tu mets de délicatesse et de grâce dans
toutes tes relations. Mais ne pense pas que ce soit assez pour les
rendre heureux, s'ils te chérissent comme ils le doivent. Tes douces
paroles et tes aimables sourires, s'ils ont un peu de sérieux dans
l'esprit et de fierté dans l'âme, ne peuvent les consoler de la
continuelle mascarade à laquelle tu les condamnes. Tu exposes leur coeur
à bien des dangers; ils sont jeunes, imprévoyants, avantageux peut-être;
tu les attires vers toi, tu les admets à ton intimité, tu leur montres
naïvement tout ce caractère extérieur de bonhomie, de gaieté et de folle
camaraderie qui ferait tourner la tête à maître Cantharide lui-même si
l'amour des insectes ne le retenait au fond du pavillon à l'abri de tes
séductions innocentes; et quand les pauvres fous se sont flattés d'avoir
au moins ta confiance, ils s'aperçoivent que tu ne leur as montré que
ton vêtement. Ils s'effraient de ne pas connaître le mystère de ta
destinée. Ils se demandent si tu es un ange ou un démon, un de ces
rochers de glace que le soleil ne fond jamais, ou un de ces torrents
fougueux qui tombent à grand bruit, dévastant tout ce qui s'oppose à
leur course fantasque et terrible. Alors, Quintilia, ces hommes, s'ils
sont méchants, deviennent tes ennemis. C'est là le moindre inconvénient
à mes yeux; tes ennemis n'existent pas pour moi. Mais si ces hommes sont
bons, ils deviennent malheureux. C'est ce qui est arrivé à Saint-Julien.
Crois-moi, il t'aime; que ce soit d'amour ou d'amitié, il t'aime
assurément, et il souffre d'être si bien traité et si peu aimé; car,
d'après ce que tu m'as dit de lui, c'est un homme délicat et
intelligent. Ne joue pas avec son repos, ma chère amie; explique-toi
avec lui; si tu as pour lui plus de confiance et d'estime que pour les
autres, ne le lui laisse pas ignorer. Si tu n'en fais pas plus de cas
que de Galeotto ou de ta chevrette, ne lui laisse pas concevoir des
espérances funestes; car ton coeur est à moi, je le sais, et ma pitié
pour les autres ne va pas jusqu'à vouloir partager avec eux, au moins!»

Réponse:

«Nous nous sommes si peu vus hier soir que je n'ai pas eu le temps de
m'expliquer avec toi complètement sur le compte de Saint-Julien. Voici
une heure dont je puis disposer pour t'écrire, tandis que Saint-Julien
lui-même griffonne autre chose sous ma dictée. Je veux te tirer
d'inquiétude à ce sujet, afin de n'avoir plus à te parler ce soir que de
toi.

«D'abord il faut que je convienne que j'ai peut-être des torts envers
les autres. Je suis bien étourdie et souvent bien égoïste dans mon ennui
et dans mes amusements. Cela vient de ce que je vis toujours seule au
milieu de tous, n'aimant qu'un souvenir, ne contemplant qu'une forme
absente, et ne pouvant partager les impressions de ceux qui vivent à mes
côtés. Quand je sors de mes rêveries pour tomber au milieu d'eux dans la
réalité, je suis comme une somnambule qui fait des choses bizarres et
inattendues dans un état qui n'est ni la veille ni le sommeil. On
m'accuse d'être très-fantasque, et vraiment je vois bien que cela est.
J'ai mille caprices qui s'évanouissent avant d'être satisfaits. Dans les
efforts que je fais pour chasser ma tristesse ou ma joie intérieure, je
semble brusque et froide à ceux qui tout à l'heure me trouvaient
expansive et douce. J'essaierai de me corriger, je te le promets. Mais
j'aurai bien de la peine à être comme tout le monde, à m'apercevoir à
toute heure de ce qui se passe autour de moi, à prévoir les
inconvénients de chaque chose, à éviter le danger pour moi ou pour
autrui. Il en est un que je ne puis jamais craindre, c'est celui d'être
distraite de toi; et cette grande sécurité où je vis pour moi-même,
cette confiance que j'ai dans ma force contre tout ce qui n'est pas toi,
me rend insensible en apparence aux souffrances des autres. C'est que je
ne vois pas, c'est que je ne comprends pas ce qu'ils disent, ce qu'ils
font et ce qu'ils pensent; c'est que je ne sais moi-même ni ce que je
dis ni ce que je fais en pensant à toi. Oui, cela est de l'égoïsme. Tu
as raison de me gronder, j'aviserai à mieux réfléchir.

«Mais, pour le moment, je crois qu'il y a peu de mal de fait, s'il y en
a. Ceux qui pouvaient devenir mes ennemis ou mes victimes sont éloignés.
Je n'ai autour de moi que la Gina, que j'aime et qui le mérite,
Galeotto et Saint-Julien. Le Galeotto, pour commencer, est, je t'assure,
de la véritable espèce des chiens savants. Je ne suis point injuste, et
il ne faut pas me dire que je me trompe ou que je lui fais injure en le
traitant comme tel. C'est un petit être sans coeur et sans tête, joli,
bien peigné, plein de caquet, de bons petits mots, équivalant à la danse
des roquets sur leurs pattes de derrière. Il n'aime personne, ni moi, ni
la Ginetta, qui cependant, je crois, l'aime un peu plus que son
confesseur ne le lui a permis. Il aime les bonbons, les rubans, les
plumes, la danse, les feux d'artifice, les chevaux barbes, les bagues de
pierreries et les compliments. Je l'ai pris pour sa jolie personne, j'en
conviens. Serait-il convenable que le manteau ducal de Mon Altesse fût
porté par un nain difforme ou par un négrillon? C'était la mode
autrefois, mais c'était une vilaine mode. J'ai horreur des monstres,
j'aime à m'entourer de belles choses et de beaux visages. J'aime le luxe
en tout, j'aime les beaux appartements, les beaux costumes, les beaux
chiens, les beaux pages, les belles fleurs, les belles pipes, les
parfums, la musique, le beau temps, les grandes fêtes, tout ce qui
flatte les sens d'une manière noble. En cela je tiens du Galeotto; mais
j'ai de plus que lui une tête et un coeur, et je mêle le goût des arts à
mes fantaisies. Tu aimes cela en moi, et tu t'amuses quelquefois un jour
entier à me dessiner un costume de bal. Aussi tu en as toujours
l'étrenne. Quel plaisir de le tirer pour la première fois de son coffre,
et de te recevoir au pavillon dans mon plus bel attirail de reine! Tu me
regardes avec tant de plaisir, il te passe par la tête tant d'amour, de
fantômes, de poésie et de délire quand tu me possèdes à toi seul, dans
tout l'éclat de ma richesse et de ma coquetterie! car je suis coquette,
tu le sais, et je ne le nie pas. Mais je ne montre à la foule que la
parure dont tu as joui avant elle, et la foule qui m'admire n'a même en
cela que ton reste.

«Mais me voici loin de Galeotto. Je te disais donc et je te répète que
celui-là n'a rien à craindre auprès de moi, et vivra, tant que je
voudrai, de pralines et de bouts rimés.

«Quant à Julien, c'est autre chose. Celui-là aussi, je l'ai choisi sur
sa bonne mine; mais comme j'ai trouvé en lui plutôt l'expression d'une
âme noble que l'éclat d'une beauté d'apparat, j'en ai fait non un page,
mais un secrétaire intime, c'est-à-dire un agréable compagnon d'études,
un ami sincère et une espèce de confident de mes projets philosophiques,
littéraires, scientifiques, politiques, etc.; car que n'ai-je pas dans
la tête? Et tu travailles sans cesse à agrandir le cercle où mon âme
avide s'élance, n'aimant que toi dans toute cette création, que j'aime à
cause de toi!

«J'aime et j'estime Saint-Julien, sois en sûr. Je ne joue pas avec son
repos, j'en serais désespérée. Je sais qu'il m'aime plus que ne
voudrais. Cela s'est fait je ne sais comment; car je croyais ne lui
avoir montré de mon caractère que ce qui devait établir entre lui et moi
une amitié virile. Le mal est arrivé. Je tâcherai de le réparer et de
lui faire comprendre ce qu'il peut et doit espérer et connaître de moi.
Malheureusement il se mêle dans son amour des idées de blâme et de
soupçon que je répugne à combattre moi-même. Nous verrons. Il faudra
peut-être que tu m'aides; nous en reparlerons. Adieu jusqu'à ce soir.
Aime-moi, Max, aime-moi telle que je suis, aime mes défauts et mes
travers. Si tu en avais, je les aimerais.»

Le billet suivant, plus récemment daté que les précédents, était le
dernier de la collection.

«Ma chère femme, puisque je ne puis te voir avant cette nuit, je veux
t'écrire un mot tout de suite. Julien m'a ouvert son coeur: il t'aime
passionnément; mais on a troublé son esprit de mille contes absurdes et
odieux. Je lui ai conseillé de rester près de toi et de tâcher de
changer son amour en une douce et bienfaisante amitié. Seconde ses
efforts, sois indulgente et bonne avec lui. Ne te fâche pas si dans les
commencements son langage ressemble plus à la passion qu'au sentiment.
C'est un enfant, mais un enfant excellent, dont il faudrait fortifier
l'esprit et tranquilliser l'âme. Je désire que tu le gardes et qu'il te
soit un ami fidèle. Tu as tant d'esprit et de bonté, que tu peux
certainement le guérir et le convaincre. Mais, écoute, chasse de ta
maison à l'heure même ton petit page Galeotto, comme le plus venimeux
aspic qui se soit jamais caché sous les fleurs. Chasse-le tout de suite,
je t'en dirai la raison ce soir. Je crains que la Ginetta ne soit
coupable aussi de quelque légèreté envers toi. Il y a une sotte histoire
de montre et d'horloger à laquelle je ne comprends rien, et que je ne
veux pas même te raconter avant d'avoir pris des informations à ce
sujet. Les discours de Julien m'ont prouvé que la Gina t'es dévouée
sincèrement, et que sa discrétion sur ce qui nous concerne est à toute
épreuve. Mais la coquetterie de cette petite n'est peut-être pas sans
inconvénients, et tu feras bien, si ce que je présume se confirme, de la
gronder fort... et de lui pardonner. À ce soir.

SPARK.»

«Maintenant nous avons fini, Monsieur, dit le professeur; veuillez me
suivre.

--Où dois-je vous suivre, Monsieur? dit Julien. Après tout ce que je
viens de lire, je vois qu'à beaucoup d'égards j'ai été la dupe des plus
sots mensonges et des plus absurdes préventions. Je ne puis plus croire
à une vengeance indigne de Quintilia. Menez-moi vers elle, Monsieur, ou
plutôt laissez-moi sortir d'ici. Je courrai me jeter à ses pieds,
j'obtiendrai mon pardon...

--Monsieur, répondit maître Cantharide, dans une heure vous serez libre;
la princesse doit se rendre ici avec le duc de Gurck avant le feu
d'artifice; vous pourrez la voir lorsqu'elle sortira. En attendant,
venez avec moi; je compte que vous n'aurez pas la désobligeance de me
refuser.

Saint-Julien suivit le professeur; il espérait se débarrasser de lui
dans le jardin; mais, en traversant les allées que l'on commençait à
illuminer, il vit qu'il était suivi de près par les quatre hommes qui
l'avaient emmené. Il fallait se résigner et obéir de bonne grâce aux
volontés obséquieuses du professeur.

On le fit entrer au palais par de petits escaliers. Il se flatta alors
qu'on allait le reconduire à son appartement, et l'y tenir prisonnier
jusqu'à son explication avec Quintilia. Il en tirait un bon augure;
mais, à sa grande surprise, on le fit entrer dans les appartements de la
princesse, et le professeur, l'ayant accompagné jusqu'au cabinet de
travail, lui remit une petite clé en lui disant:

«Veuillez ouvrir le coffre de sandal et prendre connaissance des papiers
qu'il contient.

Puis il le salua profondément, et sortit après l'avoir enfermé à double
tour dans le cabinet. Saint-Julien jeta la clé par terre avec dépit.

--Et que m'importe à présent? s'écria-t-il. Qu'ai-je besoin de vous
respecter, si vous ne songez plus avec moi qu'à vous faire craindre! Ô
Quintilia! votre orgueil m'a perdu! Pourquoi m'avez-vous traité comme un
ancien ami, moi qui ne vous connaissais pas? Max mérite tout votre amour
par sa confiance; mais à quel autre avez-vous donné le droit de croire
ainsi en vous sans être ridicule? Hélas! il eût fallu vous deviner!...
Vous avez été trop exigeante, en vérité; mais vous deviez vous douter de
l'affection qui, en dépit de mes soupçons, vivait toujours au fond de
mon coeur! Cette haine, cette soif de vengeance, cette folie qui m'a
porté au crime, n'étaient-ce pas les conséquences d'une passion
violente?... Suis-je seul ici? n'êtes-vous pas cachée derrière une
cloison pour voir et entendre ce que je fais? Quintilia, m'écoutez-vous?
Eh bien! écoutez-moi, écoutez-moi, je suis un misérable!... Je suis au
désespoir!...»

Julien n'en put dire davantage; il se laissa tomber sur une chaise et
fondit en larmes. Aucun bruit, aucun mouvement ne répondit à ses
sanglots. Seul dans la demi-clarté que jetait la lampe d'albâtre, il
promenait ses regards mornes sur ce cabinet qui lui rappelait de si
heureux jours. C'est là qu'il avait passé le seul beau temps de sa vie.
C'est là que pendant six mois il s'était abandonné aux douceurs d'une
amitié si sainte et d'une admiration si fervente. Mais combien de
souffrances et d'agitations! quel siècle de peines et d'événements le
séparait déjà de cet heureux souvenir! Combien d'injures, de colères et
d'injustices s'étaient accumulées sur sa conscience depuis un mois, un
mois fatal, plus rempli à lui seul de soucis et de tergiversations que
toutes les années de sa vie! «Mais que lui dirai-je pour m'excuser?
pensait-il. Comment pourrai-je lui faire oublier la plus grossière
insulte qu'un homme puisse faire à une femme de coeur?...»

Dans ses perplexités, il lui vint à l'esprit de se conformer aux ordres
de Quintilia en lisant les papiers renfermés dans le coffre. Peut-être y
trouverait-il une lettre de la princesse pour lui, et cette idée le fit
tressaillir d'impatience. Il courut au coffre et prit connaissance de
toutes les lettres qu'il contenait. Il ne s'y trouvait pas une ligne
pour lui.




XXIII.


Le biographe de la princesse Quintilia, qui nous a transmis les
documents relatifs au chevalier Max, n'a jamais pu nous fournir de
renseignements précis sur les papiers qu'elle conservait dans son
secrétaire. Saint-Julien ne s'est point expliqué à cet égard. Il a dit
seulement quelle impression avait produite sur lui cette lecture. Tout
nous porte à croire que c'était une collection de lettres autographes
adressées à la princesse. Saint-Julien reconnut dans plusieurs de ces
lettres l'écriture de Lucioli, avec laquelle il avait eu souvent
l'occasion de se familiariser.

Quand il eut refermé le secrétaire, il cacha son visage dans ses mains
et resta absorbé dans ses pensées. Puis il le rouvrit et écrivit à la
princesse ce qui suit:

«Un témoignage manquait à ceux-ci, et je vais vous le fournir de bonne
grâce. À genoux dans votre appartement, seul, et le coeur brisé de
remords, je déclare que j'ai été infâme envers vous, que j'ai payé vos
bienfaits de la plus noire ingratitude. Il me serait facile de faire
comme tous ceux dont l'écriture compose ce recueil, c'est-à-dire de me
soumettre à une disgrâce méritée, et de me consoler en disant tout bas à
l'oreille de tout le monde que j'ai été votre amant. Tous ceux-là l'ont
dit, sans s'inquiéter des preuves du contraire qu'ils vous laissaient
entre les mains. Ils savaient bien que vous répugneriez à vous en
servir, que vous étiez au-dessus du soupçon dans l'esprit de
quelques-uns, et que vous ne feriez pas assez de cas des autres pour
vous disculper auprès d'eux. Ainsi, ils vous ont impunément calomniée,
et ils ont eu le monde pour les croire, pour les féliciter ou les
plaindre aux dépens de votre honneur. J'ai été plus criminel qu'eux
tous; mais je ne serai pas vil. Je ne répondrai pas par un lâche sourire
à ceux qui me demanderont ce qui s'est passé entre vous et moi pendant
six mois de tête-à-tête. Je leur dirai: «Allez demander à Quintilia quel
témoignage de ma gloire elle a entre les mains. Recevez-le, ce
témoignage, Madame, comme une expiation de mon forfait, comme le cri
d'une conscience déchirée. Vous m'aviez accordé la chaste protection
d'une soeur, et je vous en ai récompensée par l'insulte et l'outrage. Je
mérite tous les châtiments que vous voudrez m'infliger; mais je ne crois
pas qu'il en existe un plus humiliant et plus atroce que celui que je
m'inflige moi-même en signant cet écrit: LOUIS DE SAINT-JULIEN.»

Louis, ayant posé ce papier sur les autres, ferma le coffre de sandal et
se promena dans la chambre avec agitation. Le hamac suspendu au milieu,
la lampe blême et triste, l'éventail de plumes de paon oublié à terre à
côté d'une pantoufle brodée d'argent, un reste de parfum répandu dans
l'air, minuit qui sonnait à l'horloge du palais, tout rappelait à
Saint-Julien le moment fatal où son erreur l'avait porté à une tentative
odieuse. Avec ses remords et son désespoir, son amour se rallumait plus
profond et plus grave. Il se jeta à genoux auprès du hamac, et baisa la
pantoufle comme une relique; puis il recommença à parler avec véhémence.

«N'y a-t-il personne ici pour me plaindre? s'écria-t-il; car je suis
encore plus malheureux que coupable. Oh! voyez, voyez mes larmes;
croyez-vous qu'elles ne soient pas sincères? Quintilia, si vous
m'entendez, prenez pitié de moi! Gina, Gina, n'êtes-vous pas là quelque
part? ne voulez-vous pas intercéder pour moi? Vous êtes bonne, vous! Et
vous, Max! vous qui êtes heureux, ne serez-vous pas généreux avec moi,
ne me pardonnerez-vous pas, pour qu'elle me pardonne, votre Quintilia,
votre femme? Ah! je l'aime! oui, je l'aime avec passion; mais je vous
aime aussi et je ne suis pas jaloux; je souffre, je pleure, voilà
tout... Vous ne pouvez pas m'en vouloir, vous savez que j'étais fou;
vous avez vu ce que je souffrais, vous étiez mon ami alors! ne
l'êtes-vous plus? Spark, où êtes-vous? J'espère en vous! Qu'on me dise
où est Spark, cet homme si bon et si vrai! qu'on me laisse aller vers
lui; Spark! Spark!»

Las de secouer la porte inflexible et d'invoquer les murailles
silencieuses, Julien se laissa tomber épuisé auprès de la fenêtre
entr'ouverte. Il y avait encore bal cette nuit-là. Une apparente
réconciliation ayant eu lieu entre la princesse et M. de Gurck, cette
fête devait clore le mois consacré aux plaisirs. Saint-Julien vit le
grand corps de bâtiment qui donnait sur la Célina resplendissant de
lumières; les sons de l'orchestre arrivaient jusqu'à lui, et, de l'aile
obscure où il se trouvait alors, il pouvait voir passer et repasser
devant les vastes fenêtres de la salle de danse les robes brillantes et
les têtes empanachées. Deux ou trois fois il lui sembla reconnaître le
costume grec que la princesse portait souvent. La vue de cette fête
insouciante aigrit tellement sa douleur, qu'il résolut de sortir de son
inaction, dût-il briser les portes.

Mais la consigne venait apparemment d'être levée; car la première porte
qu'il toucha n'offrit plus aucune résistance, et il se trouva seul dans
les corridors faiblement éclairés. Il courut au hasard, rencontra des
figures qu'il vit à peine, essaya de pénétrer dans le bal, et fut
repoussé parce qu'il n'était pas en toilette. Alors il descendit
précipitamment le grand escalier, et s'arrêta en voyant la Ginetta sur
la dernière marche. Elle avait un costume éblouissant, et, gracieusement
appuyée sur un grand vase de jaspe rempli de lis jaunes, elle écoutait,
en jouant avec son éventail, les fadeurs de cinq ou six hommes.

Julien, pâle, les cheveux et les vêtements en désordre, s'élança au
milieu de ce groupe, et, s'adressant à Gina, lui dit avec agitation:
«Mademoiselle, ayez la bonté de m'accorder un instant...» Mais la Gina,
l'ayant regardé d'un air froid et dédaigneux, passa son bras sous celui
d'un des cavaliers qui l'entouraient, et s'éloigna sans lui répondre, en
murmurant à demi-voix quelques paroles; il crut entendre le mot de
_matto_ accolé à son nom. Les jeunes gens qui s'en allaient avec elle se
retournèrent plusieurs fois pour regarder Julien. Indigné de ces
manières insultantes, il n'osait pourtant en demander raison; car l'idée
que sa folie était le sujet de toutes les conversations, et qu'il ne
pouvait plus faire un pas sans être traité avec ironie ou avec mépris,
l'écrasait de honte et de crainte. Il se sentait défaillir; mais,
rassemblant toutes ses forces, il se mit à courir dans le jardin,
espérant trouver quelqu'un qui le prendrait en pitié. Le jardin lui
sembla d'abord presque désert. Bientôt il s'aperçut que des groupes
inquiets et curieux se répandaient dans les endroits sombres, et
particulièrement vers la partie où était situé le pavillon. Alors il se
rappela que la princesse devait y conduire le duc de Gurck pour le
mettre en présence de Max, et il se décida à demander à la première
personne qu'il rencontra si la princesse était toujours dans la salle de
bal. Le personnage auquel il s'adressa n'était rien autre que le
gracieux Lucioli. En le reconnaissant, Julien, qui l'avait toujours
détesté, fut prêt à lui tourner le dos sans attendre sa réponse. Mais,
au lieu de l'air insolent que Lucioli prenait ordinairement de
préférence avec Julien, il lui présenta la main et s'informa de sa
santé avec beaucoup de courtoisie. «La signora Gina nous a dit que
depuis trois jours vous étiez au lit avec la fièvre, et, à voir votre
pâleur, je croirais assez que vous n'êtes pas guéri.»

--Voulez-vous me faire jouer la scène de Basile chez Bartholo dit Julien
avec aigreur. N'allez-vous pas dire que je sens la fièvre? Dites-moi, de
grâce, si la princesse est au bal?

--Elle vient de sortir, mon cher monsieur, et vous devinez avec qui?

--Non, en vérité!

--Avec quel autre que le favori du jour, le duc de Gurck?

--Vraiment? dit Julien d'un ton moqueur et méprisant, dont Lucioli ne se
fit pas l'application.

--Que voulez-vous, mon cher comte! reprit-il en baissant la voix; la
faveur des princes et surtout celle des princesses, est un brillant
météore qui ne fait que luire et s'effacer. Nos yeux ont vu cette
lumière, et ils l'ont perdue, n'est-il pas vrai? Vous et moi, heureux
hier, disgraciés aujourd'hui, nous pourrions prédire à Gurck ce qui lui
arrivera demain; mais qu'importe? Ne faut-il pas que chacun ait part aux
rayons du soleil? Mais vous prenez les choses trop au sérieux, mon cher
comte; vous êtes défait comme un spectre. Eh! que diable! regardez-moi,
mon cher, on ne meurt pas de ces choses-là.

Saint-Julien venait de voir apparemment dans les papiers de la princesse
des documents très-contraires à cette prétention de Lucioli; car il fut
indigné de son impudence, au point de se demander s'il ne ferait pas
bien de le souffleter. Mais, en se rappelant sa propre conduite, il fut
accablé de l'idée qu'il était encore plus coupable, et il se contenta de
lui tourner le dos.

À quelques pas de là, il vit un groupe d'Autrichiens, et s'y mêla dans
l'obscurité.

«Je vous dis que nous voici au dénouement, disait l'un d'eux en mauvais
français; la petite princesse s'humanise avec nous; il était temps,
l'opinion se révoltait contre elle dans sa propre cour; M. de Shrabb
avait pris des mesures pour qu'on ne parlât pas d'autre chose depuis
huit jours; le scandale grondait sourdement, et il l'aurait fait éclater
si la princesse n'eût entendu raison et promis une satisfaction complète
au duc.--Mais, dit un autre interlocuteur, fera-t-elle apparaître Max
dans un miroir magique? Le professeur Cantharide aura-t-il le pouvoir de
dire à Lazare: Levez-vous?--Et si le mort ne ressuscite pas, dit un
troisième, en quoi consistera la satisfaction promise à M. de Gurck?»
                
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