Un gros rire mal étouffé accueillit cette question et résuma toutes les
réponses.
Saint-Julien, saisi de dégoût, mais toujours sous le coup du
découragement et du remords, se dirigea vers la grande salle de verdure
où le feu d'artifice se préparait et où presque toute la cour était déjà
rassemblée. Une agitation qui n'était pas ordinaire, semblait régner
dans les esprits. Julien comprit, à quelques paroles saisies de côté et
d'autre, qu'on attendait avec anxiété le résultat de la conférence du
pavillon, et que personne ne croyait à l'existence de Max. Les plus
insolents dans leurs commentaires étaient ceux dont Julien venait
d'apprécier au juste le véritable crédit auprès de la princesse en
feuilletant les papiers du coffre de sandal.
Tout à coup une figure nouvelle à la cour, mais que Saint-Julien se
souvint confusément d'avoir vue ailleurs, vint à lui, et lui demanda
avec empressement un mot d'entretien particulier.
«Qui êtes-vous? lui dit Julien vivement en le suivant à l'écart. Je vous
ai vu... Oui, c'est vous! Vous êtes Charles de Dortan!
--Silence! lui dit le voyageur pâle d'un air mystérieux. Si mon nom
allait jusqu'aux oreilles de la princesse, elle me ferait peut-être
chasser.
--Que venez-vous donc faire ici?
--Parlons bas, je vous en prie. Lorsque je vous rencontrai à Avignon,
j'allais aussi en Italie. Me trouvant à Venise et entendant vanter en
plusieurs endroits les talents et la beauté de la princesse Cavalcanti,
l'amour, le dépit, l'espoir, que sais-je!... enfin, je suis venu ici,
et, à la faveur d'un costume brillant et d'un faux nom, j'en ai imposé
au maître des cérémonies lui-même. Je me suis glissé jusqu'ici; mais j'y
suis fort mal à l'aise, n'y étant connu de personne. Je crains que mon
isolement dans cette foule ne me fasse suspecter. Ayez la bonté de
marcher avec moi jusqu'à ce que la princesse paraisse. Alors je
risquerai mon sort.
--Quel que soit votre projet, répondit froidement Julien, je le crois
absurde, d'autant plus que vous ne connaissez pas la princesse, et que
votre aventure avec elle est un rêve ou un roman.
--Que signifie le ton que vous prenez? dit Dortan avec colère; au lieu
de me rendre service, voulez-vous m'insulter?
--Vous n'êtes qu'un horloger, dit Saint-Julien en levant les épaules.
--Un horloger, moi! s'écria Dortan stupéfait. J'ai bien entendu dire
tout à l'heure à une dame que vous aviez une fièvre cérébrale; je vois
que vous avez le délire.
--Le délire! non, mordieu! reprit Saint-Julien. Voyons, qui êtes-vous?
D'où connaissez-vous la princesse? donnez-moi votre parole d'honneur...
Oui, vous avez raison, je crois que je perds la tête.»
Ils s'assirent sur un banc. Là Julien, ayant gardé un instant le silence
et réfléchi à cette singulière rencontre, fut saisi d'une étrange idée.
Fatigué du rôle pénible qu'il jouait vis à vis de lui-même, il chercha à
se persuader qu'il n'était pas si coupable; que Quintilia venait de le
jouer de nouveau, et que l'arrivée de Dortan était une circonstance
fatale, une prévision de la destinée pour le retirer de l'abîme où il
allait rouler encore une fois. Sa méfiance innée se réveilla avec toutes
ses objections. Au fait, l'histoire de la montre n'avait jamais été
expliquée. Il se pouvait que la princesse aimât son mari et le préférât
à ses amants; mais il se pouvait aussi qu'elle se permît parfois
certaines distractions, surtout dans le mystère et l'impunité. Avec le
caractère de Spark cela était si facile!
Cette idée, confusément développée dans son cerveau, le porta à faire
mille questions à Dortan. Les réponses de celui-ci avaient un tel
caractère de vérité, que Saint-Julien ne savait plus à quoi s'arrêter.
«Mais enfin, lui dit-il, pourquoi ne lui parlâtes-vous pas vous-même à
Avignon lorsque vous la vîtes monter en voiture?
--Je la vis, je la reconnus fort bien; c'est elle, je n'en puis douter;
mais elle me regardait d'un air si étonné, elle affectait si
admirablement de ne m'avoir jamais vu, que je me troublai, et la crainte
de parler sottement m'empêcha de parler...»
Tout à coup Dortan fit un cri, se leva et se rassit précipitamment, et,
saisissant le bras de Julien, dit d'une voix étouffée:
«La voilà, c'est elle! oui, c'est elle!...
--Où donc? s'écria Saint-Julien, ému lui-même, et cherchant des yeux
avec anxiété.
--Quoi! vous ne la voyez pas? dit Dortan baissant la voix de plus en
plus. Ici, tout près de nous, cette belle reine en robe de satin de
Perse!
--Qui? celle dont un freluquet ramasse l'éventail?
--Eh! sans doute.
--C'est là votre dame du bal masqué, votre conquête d'une nuit, votre
princesse Quintilia?
--Oui, sur mon honneur!
--Eh! mon cher, dit Saint-Julien en se levant pour s'en aller, vous vous
êtes un peu trompé: c'est la Gina, la Ginetta, la suivante, la
confidente, la camériste, comme vous voudrez...
--Est-il possible? dit Dortan avec consternation; ne me trompez-vous
pas?
--Allez, mon cher, abordez-la sans crainte, et comptez que la chose vaut
mieux ainsi pour vous. C'est une aimable personne et nullement prude.
Vous avez cru charmer une princesse, vous n'avez eu affaire qu'à la
soubrette. C'est une conquête un peu moins glorieuse, mais plus
certaine; profitez-en si le coeur vous en dit.»
Il s'éloigna précipitamment et plus honteux que jamais de ses méfiances
toujours renaissantes; il remercia Dieu d'avoir vaincu la dernière, et
se dirigea vers le pavillon, décidé à mériter sa grâce par le plus
fervent repentir.
XXIV.
Il en approcha sans obstacle; mais lorsqu'il voulut franchir l'enceinte
du parterre qui l'entourait, des sentinelles posées de distance en
distance lui ordonnèrent de passer au large. Comme il semblait résister
à cet ordre, il fut couché en joue par un garde de service, et forcé
d'attendre dans l'allée. Au bout de quelques instants les sentinelles,
se repliant sur cette partie du parc, le forcèrent à reculer sous la
futaie. Ce ne fut donc que de loin que Saint-Julien aperçut la
princesse; elle marchait seule, et les paillettes de son costume
brillaient dans la nuit comme des étincelles mystérieuses. Il fit de
vains efforts pour arriver jusqu'à elle; il ne put la rejoindre qu'à
l'entrée de la salle de verdure, et aussitôt elle fut entourée de tant
de monde, qu'il fut impossible à Julien d'en espérer un regard. Il
attendit vainement la fin du feu d'artifice; aucun moment favorable ne
se présenta. Il vit Dortan, qui semblait avoir été assez bien accueilli
par la Ginetta. Un magicien fut introduit et s'offrit pour dire la bonne
aventure. La princesse lui tendit sa main la première, et tous
s'empressant à son exemple, le magicien, qui, au milieu de son patois
étrange, semblait être un homme spirituel et sensé, distribua à chacun
sa part d'éloges et de railleries avec autant de justice que les
convenances le permirent. Saint-Julien s'approcha, et, malgré la grande
barbe et les sourcils postiches du nécromant, il reconnut Max, qui
s'amusait aux dépens de toute la cour, et particulièrement du duc de
Gurck. Celui-ci, quoique charmant comme à l'ordinaire, semblait
quelquefois singulièrement embarrassé auprès de la princesse. Son
trouble augmenta à certaines paroles que lui adressa le magicien, et qui
semblèrent n'offrir aucun sens aux autres personnes. Enfin la princesse
donna le signal, et on rentra au palais pour le souper. Là Julien fut
arrêté par l'abbé Scipione, qui lui dit: «Monsieur, vous vous êtes
promené dans les jardins, c'est fort bien, je n'avais aucun ordre pour
en empêcher; mais je suis forcé de vous faire observer que votre
toilette, plus que négligée, vous interdit l'accès du bal. Son Altesse
nous a fait part du mauvais état de votre santé, et nous en sommes
vivement touchés; mais cela ne vous autorise point à enfreindre
l'étiquette.»
Saint-Julien se rendit à ces objections, et, tirant un bon augure de
l'explication que Quintilia avait donnée à tout le monde de son absence,
il se retira dans sa chambre et attendit la fin du bal pour lui demander
un instant d'entretien. Lorsque le moment fut venu, il adressa sa
demande par un valet de service; mais il lui fut répondu que la
princesse ne donnait pas d'audience à pareille heure.
L'idée vint alors à Saint-Julien d'aller trouver Spark, qui devait être
rentré à sa petite maison du faubourg. Il descendit; et comme il
traversait les jardins avec la foule qui se retirait, il entendit
annoncer le départ de Gurck et de Shrabb pour le lendemain matin. Il se
glissa dans les groupes et surprit divers commentaires.
«Oh! disaient les uns, allons-nous avoir la guerre?
--Non, répondaient les autres. On a entendu M. de Gurck dire à M. de
Shrabb qu'il était pleinement satisfait et qu'il n'avait plus rien à
faire ici.
--C'est bien là le trait d'un Lovelace comme Gurck!
--Et pourquoi? Il paraît que Max est retrouvé, que Gurck l'a vu, lui a
parlé...
--Allons donc! allons donc! allez conter de pareilles folies aux
vieilles femmes du faubourg! Est-ce qu'on retrouve ainsi du jour au
lendemain un homme perdu depuis quinze ans?
--Il est vrai qu'on peut trouver un imposteur qui, pour quelque argent,
au moyen d'une ressemblance et de faux papiers...
--Bah! on ne se donne pas tant de peine, dit à voix basse le marquis de
Lucioli en regardant Julien d'un air d'intelligence. On ouvre la porte
du pavillon au duc de Gurck et on s'explique. Quel est donc l'homme qui,
en pareille circonstance, ne se déclarerait pas satisfait? Vous
connaissez le pavillon, monsieur le comte?
--Pas plus que vous, monsieur le marquis, répondit Julien d'un ton sec.»
Il courut à la maison de Spark. Il y entra sans effort; elle était
déserte; il y attendit le jour. Spark ne revint pas. Accablé de fatigue,
il prit le parti d'aller louer une chambre dans une auberge. Quand il se
fut un peu reposé, il courut au palais et se rendit à son appartement.
Il y trouva l'abbé Scipione, qui le reçut avec politesse et lui dit:
«Vous me voyez empressé à mettre en ordre vos effets afin de les
emballer et de les faire transporter au lieu que vous m'indiquerez. Son
Altesse nous a fait savoir que des événements survenus dans votre
famille vous forçaient à nous quitter. Vous m'en voyez pénétré de regret
et occupé à m'installer dans cet appartement; car la volonté de notre
très-gracieuse souveraine est de me faire reprendre les fonctions de
secrétaire intime que j'occupais avant Votre Excellence.»
Saint-Julien, trop orgueilleux pour montrer sa douleur, indiqua à l'abbé
l'auberge où il s'était installé provisoirement, et fit demander la
Ginetta; celle-ci lui fit répondre qu'elle était malade. Il demanda
directement audience à la princesse; elle fit répondre qu'elle n'avait
pas le temps. Son refus fut accompagné cependant d'une phrase polie,
mais glaciale.
Saint-Julien retourna au faubourg et vit le menuisier propriétaire de la
maison de Spark. Il apprit de lui que le jeune Allemand était parti et
ne reviendrait que dans quelques mois.
Julien résolut d'attendre quelques jours avant de faire de nouvelles
tentatives pour obtenir sa grâce. Il resta tristement à l'auberge,
attendant d'heure en heure un message de la cour. Enfin il se décida à
retourner au palais. Les personnes qui le rencontrèrent l'abordèrent
poliment, mais lui témoignèrent une extrême surprise de ce qu'il n'était
point encore parti. Il essaya de pénétrer jusqu'à la princesse; mais ce
fut impossible, et pendant trois jours ses demandes furent repoussées
avec une politesse et une indifférence aussi cruelles l'une que l'autre.
Le soir du troisième jour il s'avisa d'aller trouver maître Cantharide
et de s'humilier jusqu'à le prier d'intercéder pour lui.
«J'ignore absolument, lui répondit le professeur, les raisons de la
conduite de Son Altesse à votre égard. J'ai exécuté ponctuellement ses
ordres sans en savoir et sans en chercher le motif. Si vous me demandez
des explications, vous tombez donc bien mal; mais si vous me demandez un
conseil d'ami, voici celui que je vous donne: Partez, et n'espérez pas
fléchir Son Altesse; elle n'est jamais revenue sur un arrêt semblable.
Autant elle a de peine à employer la rigueur, autant il lui est
impossible de pardonner quand elle s'est décidée à punir. Les émoluments
de votre place vous ayant été remis exactement chaque mois, la princesse
ne vous fera pas l'affront de vous remettre, comme à M. de Stratigopoli,
des présents que vous refuseriez. Elle vous congédie simplement, et
désire sans doute qu'il n'y ait aucune humiliation extérieure pour vous
dans votre renvoi, puisqu'elle n'a fait entendre aucune expression de
mécontentement contre vous, et qu'elle n'a donné aucun ordre public qui
vous force à sortir de ses États. Mais croyez-moi, sortez-en avant que
vos vaines supplications vous attirent la raillerie de vos ennemis et le
ridicule qui s'attache si facilement aux imprudents.»
Julien sentit que le professeur avait raison; la conduite de Quintilia
impliquait un mépris plus profond et plus irrévocable que tous les
témoignages de colère qu'il avait espérés. Le lendemain soir, une
voiture de poste aux armoiries de la cour s'arrêta devant la porte de
son auberge. L'abbé Scipione en descendit, et, se faisant introduire
dans la chambre, lui dit: «Voici, monsieur le comte, la voiture que vous
avez fait demander à Son Altesse pour vous conduire jusqu'à Milan.»
[Illustration: Vous n'êtes qu'un horloger... (Page 54.)]
Avant que Julien eût trouvé la force de répondre, les valets entrèrent,
fermèrent ses malles, les chargèrent sur la voiture, et, tout en ayant
l'air d'exécuter ses ordres, l'emballèrent pour ainsi dire avec ses
paquets. L'abbé lui fit mille humbles salutations, et les chevaux
prirent le galop. Cependant, à la sortie de la ville, on amena un homme
enveloppé d'un manteau, et on le fit monter auprès de Julien; c'était
Galeotto.
«Béni soit le ciel! s'écria le page; tu n'es donc pas mort, mon pauvre
camarade?
--J'aimerais mieux la mort que le chagrin dont je suis dévoré, répondit
Julien. Mais d'où viens-tu, et qu'es-tu devenu depuis notre séparation?
--Je sors de la prison où tu m'as laissé. Seulement on m'avait mis dans
une pièce plus commode et plus saine que notre vilain cachot. On vient
de m'en tirer après m'avoir lu une sentence d'exil éternel, accompagnée
de promesse de peine de mort si je remets les pieds sur le territoire;
ce qui ne m'arrivera jamais, j'en prends à témoin tous les saints et
tous les diables.»
Galeotto écouta, non sans surprise, mais sans grand repentir, le récit
de Julien. Un peu touché d'abord, il finit par railler son compagnon de
se laisser ainsi abattre. En arrivant à Milan, il ouvrit son
portefeuille, qu'on lui avait rendu avec ses autres effets, et il y
trouva en billets de banque la somme qu'il avait refusée. Cette fois il
ne la refusa pas, et prit congé de Julien, non sans lui avoir fait des
offres de service que celui-ci refusa.
Saint-Julien, resté seul, hésita et fut malade pendant quelques jours.
Puis il perdit tout reste d'espoir et partit pour la France.
Il trouva son père mourant et eut la consolation en même temps que la
douleur de lui fermer les yeux. Sa mère fut admirable de soins et de
dévouement au chevet du moribond. Lorsqu'elle l'eut perdu, son regret
fut si profond et si sincère, que Louis se repentit d'avoir méconnu un
coeur vraiment bon. Il eut souvent occasion, en voyant les derniers
moments de son père adoucis par une telle affection, de reconnaître une
grande vérité: c'est que la tolérance et la bonté avaient
providentiellement leurs avantages. Louis avait méprisé sa mère pour des
fautes que son père avait pardonnées; il avait méprisé son père pour une
indulgence que sa mère sut récompenser. «Je ne serai jamais trompé, se
dit Julien tristement; mais ne mourrai-je pas abandonné?» Il se mit à
penser à l'avenir de Spark: «Celui-là, se dit-il, ne sera ni délaissé ni
trompé. Et moi! et moi! qui sait si pour mon châtiment, malgré toutes
mes précautions, je ne serai pas l'un et l'autre!»
Il s'appliqua de tout son coeur à réparer ses torts envers sa mère; avec
de la douceur, il arriva à vivre parfaitement avec elle. Toute
discussion cessa, toute aigreur disparut entre eux; la brave dame tomba
dans la dévotion, et bientôt, loin de railler l'austérité de son fils et
de le blesser, comme autrefois, par des plaisanteries, elle devint plus
humble et plus contrite vis-à-vis de lui qu'il ne l'eût souhaité dans
ses plus grands accès d'orgueil.
Le séjour de la maison paternelle lui devint peu à peu supportable. Il
souffrit longtemps, et longtemps son âme fut fermée à l'espoir d'une
nouvelle vie et de nouvelles affections. Cependant l'étude le sauva du
découragement, et peu à peu sa santé, fortement compromise par le
chagrin, se rétablit.
Un an s'était écoulé; il était venu passer quelques semaines à Paris,
lorsqu'un soir, en sortant de l'Opéra, il vit passer une femme couverte
de pierreries, sur les traces de laquelle on se précipitait. Bien qu'il
n'eût entrevu que sa robe de velours et son bras nu, il tressaillit et
faillit s'évanouir. Puis il courut à son tour et reconnut madame
Cavalcanti. Au moment où elle montait en voiture, il s'élança vers elle
en criant; mais elle le regarda fixement d'un air étonné, puis elle dit
à ses laquais de fermer la portière, leva la glace et disparut. Ce fut
la dernière fois que Saint Julien la vit.
Cependant, le lendemain matin il vit Max entrer dans sa chambre. L'époux
de Quintilia n'avait pas changé sa condition; rien n'avait altéré sa
sérénité; son visage était toujours jeune et son âme généreuse. «J'ai
demandé pardon pour vous, dit-il; on me charge de vous dire qu'on
s'intéresse à votre sort et qu'on fait des voeux pour vous. Mais je n'ai
pu obtenir qu'on vous accordât une entrevue, et j'ai vu qu'on y avait
une telle répugnance que je n'ai pas osé insister. Je n'en sais pas au
juste les motifs, je ne veux pas les savoir; mais je n'oublierai jamais
que vous avez eu de la confiance en moi, et je ne puis cesser de vous
aimer. Je vous ai cherché souvent sans vous rencontrer; et si je ne vous
eusse fait suivre hier au soir, je ne saurais pas encore ce que vous
êtes devenu. Je viens vous apporter mon adresse et vous engager à venir
me trouver toutes les fois que vous aurez besoin de l'aide ou des
consolations de l'amitié. Je ne puis rester davantage aujourd'hui,
ajouta-t-il sans laisser à Saint-Julien le temps de le remercier.
Quintilia part ce soir pour l'Italie, et j'ai hâte de retourner près
d'elle; c'est un jour qui n'a pas trop d'heures pour moi, et où je suis
forcé aujourd'hui, tout comme il y a quinze ans, à lutter contre mon
propre coeur pour ne pas consentir à la suivre. À revoir. Vous savez où
me trouver dorénavant. Attendez, ajouta-t-il encore en revenant sur ses
pas; Quintilia m'a chargé de vous rendre un papier dont j'ignore le
contenu; elle dit qu'elle n'en a pas besoin pour être sûre de votre
honneur, et qu'elle ne gardera jamais d'armes contre vous. Je rapporte
ses paroles textuellement, c'est à vous de les comprendre; moi, tout
cela ne me regarde pas.»
Saint-Julien, resté seul, ouvrit le papier, et reconnut le billet
expiatoire qu'il avait mis dans le coffre de sandal comme un témoignage
de sa propre honte. Il resta pénétré de reconnaissance pour Spark; mais
il ne put se décider à l'aller voir. Il retourna chez sa mère, où
l'étude des sciences et celle de la sagesse achevèrent sa guérison.
Quelque temps après, il devint amoureux d'une belle personne très-sage
et l'épousa; car le mariage seul pouvait convenir à un caractère ferme
et austère comme le sien. Soit que l'ardeur de ses passions fût émoussée
par le mauvais succès de son premier amour, soit qu'il eût profité d'une
grande leçon, il fut moins jaloux qu'on n'aurait dû s'y attendre. Sa
femme fut assez heureuse et n'en abusa pas. Saint-Julien resta
mélancolique, peu expansif, en proie souvent à des luttes intérieures
qu'il ne confia jamais à personne; mais toute sa vie fut irréprochable,
et quoiqu'il ne fût pas naturellement porté à la bienveillance, il
pratiqua la tolérance et la charité, sans grâce, il est vrai, mais sans
restriction.
GEORGE SAND.
FIN DU SECRÉTAIRE INTIME.
TYPOGRAPHIE J. CLAYE, 7 RUE SAINT-BENOÎT--II, DELAVILLE SC.