George Sand

Le secrétaire intime
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LIBRAIRIE BLANCHARD RUE RICHELIEU, 78

ÉDITION J. HETZEL

LIBRAIRIE MARESCQ ET Cie 5, RUE DE PONT-DE-LODI

[Illustration].

LE SECRÉTAIRE INTIME




NOTICE


Le _Secrétaire intime_ est une fantaisie sans rime ni raison qui m'est
venue en 1833, après avoir relu les _Contes fantastiques d'Hoffman_.
Cela manque d'ensemble et atteste une grande inexpérience littéraire. La
fable est-elle amusante? L'imagination, à défaut de la vraisemblance, y
trouve-t-elle son compte? Mon point de vue a tellement changé, que je ne
suis plus un juge impartial des essais de ma jeunesse.

Nohant, 13 octobre 1853.

GEORGE SAND.




I.


Par une belle journée, cheminait sur la route de Lyon à Avignon un jeune
homme de bonne mine. Il se nommait Louis de Saint-Julien, et portait à
bon droit le titre de comte, car il était d'une des meilleures familles
de sa province. Néanmoins il allait à pied avec un petit sac sur le dos;
sa toilette était plus que modeste, et ses pieds enflaient d'heure en
heure sous ses guêtres de cuir poudreux.

Ce jeune homme, élevé à la campagne par un bon et honnête curé, avait
beaucoup de droiture, passablement d'esprit, et une instruction assez
recommandable pour espérer l'emploi de précepteur, de
sous-bibliothécaire ou de secrétaire intime. Il avait des qualités et
même des vertus. Il avait aussi des travers et même des défauts; mais il
n'avait point de vices. Il était bon et romanesque, mais orgueilleux et
craintif, c'est-à-dire susceptible et méfiant, comme tous les gens sans
expérience de la vie et sans connaissance du monde.

Si ce rapide exposé de son caractère ne suffit point pour exciter
l'intérêt du lecteur, peut-être la lectrice lui accordera-t-elle un peu
de bienveillance en apprenant que M. Louis de Saint-Julien avait de
très-beaux yeux, la main blanche, les dents blanches et les cheveux
noirs.

Pourquoi ce jeune homme voyageait-il à pied? c'est qu'apparemment il
n'avait pas le moyen d'aller en voiture. D'où venait-il? c'est ce que
nous vous dirons en temps et lieu. Où allait-il? il ne le savait pas
lui-même. On peut résumer cependant son passé et son avenir en peu de
mots: il venait du triste pays de la réalité, et il tâchait de s'élancer
à tout hasard vers le joyeux pays des chimères.

Depuis huit jours qu'il était en route, il avait héroïquement supporté
la fatigue, le soleil, la poussière, les mauvais gîtes, et l'effroi
insurmontable qui chemine toujours triste et silencieux sur les talons
d'un homme sans argent. Mais une écorchure à la cheville le força de
s'asseoir au bord d'une haie, près d'une métairie où l'on avait
récemment établi un relais de poste aux chevaux.

Il y était depuis un instant lorsqu'une très-belle et leste berline de
voyage vint à passer devant lui; elle était suivie d'une calèche et
d'une chaise de poste qui paraissaient contenir la suite ou la famille
de quelque personnage considérable.

L'idée vint à Julien de monter derrière une de ces voitures; mais à
peine y fut-il installé, que le postillon, jetant de côté un regard
exercé à ce genre d'observation, découvrit la silhouette du délinquant,
qui courait avec l'ombre de la voiture sur le sable blanc du chemin.
Aussitôt il s'arrêta et lui commanda impérieusement de descendre.
Saint-Julien descendit et s'adressa aux personnes qui étaient dans la
chaise, s'imaginant dans sa confiance honnête qu'une telle demande ne
pouvait être repoussée que par un postillon grossier; mais les deux
personnes qui occupaient la voiture étaient une lectrice et un
majordome, gens essentiellement hautains et insolents par état. Ils
refusèrent avec impertinence.--Vous n'êtes que des laquais mal appris!
leur cria Saint-Julien en colère, et l'on voit bien que c'est vous qui
êtes faits pour monter derrière la voiture des gens comme il faut.

Saint-Julien parlait haut et fort; le chemin était montueux, et les
trois voitures marchaient lentement et sans bruit sans un sable mat et
chaud. La voix de Julien et celle du postillon, qui l'insultait pour
complaire aux voyageurs de la chaise, furent entendues de la personne
qui occupait la berline. Elle se pencha hors de la portière pour
regarder ce qui se passait derrière elle, et Saint-Julien vit avec une
émotion enfantine le plus beau buste de femme qu'il eût jamais imaginé;
mais il n'eut pas le temps de l'admirer; car dès qu'elle jeta les yeux
sur lui, il baissa timidement les siens. Alors cette femme si belle,
s'adressant au postillon et à ses gens d'une grosse voix de contralto et
avec un accent étranger assez ronflant, les gourmanda vertement et
interpella le jeune voyageur avec familiarité:--Viens çà, mon enfant,
lui dit-elle, monte sur le siège de ma voiture; accorde seulement un
coin grand comme la main à ma levrette blanche qui est sur le
marchepied. Va, dépêche-toi; garde tes compliments et tes révérences
pour un autre jour.

Saint-Julien ne se le fit pas dire deux fois, et, tout haletant de
fatigue et d'émotion, il grimpa sur le siège et prit la levrette sur ses
genoux. La voiture partit au galop en arrivant au sommet de la côte.

Au relais suivant, qui fut atteint avec une grande rapidité,
Saint-Julien descendit, dans la crainte d'abuser de la permission qu'on
lui avait donnée; et comme il se mêla aux postillons, aux chevaux, aux
poules et aux mendiants qui encombrent toujours un relais de poste, il
put regarder la belle voyageuse à son aise. Elle ne faisait aucune
attention à lui et tançait tous ses laquais l'un après l'autre d'un ton
demi-colère, demi-jovial. C'était une personne étrange, et comme Julien
n'en avait jamais vu. Elle était grande, élancée; ses épaules étaient
larges; son cou blanc et dégagé avait des attitudes à la fois cavalières
et majestueuses. Elle paraissait bien avoir trente ans, mais elle n'en
avait peut-être que vingt-cinq; c'était une femme un peu fatiguée; mais
sa pâleur, ses joues minces et le demi-cercle bleuâtre creusé sous ses
grands yeux noirs donnaient une expression de volonté pensive,
d'intelligence saisissante et de fermeté mélancolique à toute cette
tête, dont la beauté linéaire pouvait d'ailleurs supporter la
comparaison avec les camées antiques les plus parfaits.

La richesse et la coquetterie de son costume de voyage n'étonnèrent pas
moins Julien que ses manières. Elle paraissait très-vive et très-bonne,
et jetait de l'argent aux pauvres à pleines mains. Il y avait dans sa
voiture deux autres personnes, que Saint-Julien ne songea pas à
regarder, tant il était absorbé par celle-là.

Au moment de repartir, elle se pencha de nouveau; et, cherchant des yeux
Saint-Julien, elle le vit qui s'approchait, le chapeau à la main, pour
lui faire ses remerciements. Il n'eût pas osé renouveler sa demande;
mais elle le prévint. «Eh bien! lui dit-elle, est-ce que tu restes ici?

--Madame, répondit Julien, je me rends à Avignon; mais je craindrais...

--Eh bien! eh bien! dit-elle avec sa voix mâle et brève, je t'y
conduirai avant la nuit, moi. Allons, remonte.»

Ils arrivèrent en effet avant la nuit. Saint-Julien avait eu bien envie
de se retourner cent fois durant le voyage et de jeter un coup d'oeil
furtif dans la voiture, où il eût pu plonger en faisant un mouvement;
mais il ne l'osa pas, car il sentit que sa curiosité aurait le caractère
de la grossièreté et de l'ingratitude. Seulement il était descendu à
tous les relais pour regarder la belle voyageuse à la dérobée, pour
examiner ses actions, écouter ses paroles, scruter sa conduite, en
affectant l'air indifférent et distrait. Il avait trouvé en elle ce
continuel mélange du caractère impérial et du caractère bon enfant, qui
ne le menait à aucune découverte. Il n'eût pas osé s'adresser aux
personnes de sa suite pour exprimer la curiosité imprudente qui
chauffait dans sa tête. Il était dans une très-grande anxiété en
s'adressant les questions suivantes:--Est-ce une reine ou une
courtisane?--Comment le savoir?--Que m'importe? Pourquoi suis-je si
intrigué par une femme que j'ai vue aujourd'hui et que je ne verrai plus
demain?

La voyageuse et sa suite entrèrent avec grand fracas dans la principale
auberge d'Avignon. Saint-Julien se hâta de se jeter en bas de la
voiture, afin de s'enfuir et de n'avoir pas l'air d'un mendiant
parasite.

Mais à la vue de l'aubergiste et de ses aides de camp en veste blanche
qui accouraient à la rencontre de la voyageuse, il s'arrêta, enchaîné
par une invincible curiosité, et il entendit ces mots, qui lui ôtèrent
un poids énorme de dessus le coeur, partir de la bouche du patron:

«J'attendais Votre Altesse, et j'espère qu'elle sera contente.»

Saint-Julien, rassuré sur une crainte pénible, se résolut alors à faire
sa première folie. Au lieu d'aller chercher, comme à l'ordinaire, un
gîte obscur et frugal dans quelque faubourg de la ville, il demanda une
chambre dans le même hôtel que la princesse, afin de la voir encore, ne
fût-ce qu'un instant et de loin, au risque de dépenser plus d'argent en
un jour qu'il n'avait fait depuis qu'il était en voyage.

Il ne rencontra que des figures accortes et des soins prévenants, parce
qu'on le crut attaché au service de la princesse, et que les riches sont
en vénération dans toutes les auberges du monde.

Après s'être retiré dans sa chambre pour faire un peu de toilette, il
s'assit dans la cour sur un banc et attacha son regard sur les fenêtres
où il supposa que pouvait se montrer la princesse. Son espérance fut
promptement réalisée: les fenêtres s'ouvrirent, deux personnes
apportèrent un fauteuil et un marchepied sur le balcon, et la princesse
vint s'y étendre d'une façon assez nonchalante en fumant des cigarettes
ambrées; tandis qu'un petit homme sec et poudré apporta une chaise
auprès d'elle, déploya lentement un papier, et se mit à lui faire d'un
ton de voix respectueux la lecture d'une gazette italienne.

Tout en fumant une douzaine de cigarettes que lui présentait tout
allumées une très-jolie suivante qu'à l'élégance de sa toilette
Saint-Julien prit au moins pour une marquise, l'altesse ultramontaine le
regarda en clignotant de l'oeil d'une manière qui le fit rougir jusqu'à
la racine des cheveux. Puis elle se tourna vers sa suivante, et, sans
égard pour les poumons de l'abbé, qui lisait pour les murailles:

«Ginetta, est-ce que c'est là l'enfant que nous avons ramassé ce matin
sur la route?

--Oui, Altesse.

--Il a donc changé de costume?

--Altesse, il me semble que oui.

--Il loge donc ici?

--Apparemment, Altesse.

--En bien! l'abbé, pourquoi vous interrompez-vous?

--J'ai cru que Votre Altesse ne daignait plus entendre la lecture des
journaux.

--Qu'est-ce que cela vous fait?»

L'abbé reprit sa tâche. La princesse demanda quelque chose à Ginetta,
qui revint avec un lorgnon. La princesse lorgna Julien.

Saint-Julien était d'une très-délicate et très-intéressante beauté:
pâlie par le chagrin et la fatigue, sa figure était pleine de langueur
et de tendresse.

La princesse remit le lorgnon à Ginetta en lui disant: «_Non è troppo
brutto._» Puis elle reprit le lorgnon et regarda encore Julien. L'abbé
lisait toujours.

Saint-Julien n'avait pu faire une brillante toilette; il avait tiré de
son petit sac de voyage une blouse de coutil, un pantalon blanc, une
chemise blanche et fine; mais cette blouse, serrée autour de la taille,
dessinait un corps souple et mince comme celui d'une femme; sa chemise
ouverte laissait voir un cou de neige à demi caché par de longs cheveux
noirs. Une barrette de velours noir posée de travers lui donnait un air
de page amoureux et poète. «Maintenant qu'il n'est plus couvert de
poussière, dit Ginetta, il a l'air tout à fait bien né.

--Hum! dit la princesse en jetant son cigare sur le journal que lisait
l'abbé, et qui prit feu sous le nez du digne personnage, c'est quelque
pauvre étudiant.»

Saint-Julien n'entendait point ce que disaient ces deux femmes; mais il
vit bien qu'elles s'occupaient de lui, car elles ne se donnaient pas la
moindre peine pour le cacher. Il fut un peu piqué de se voir presque
montré au doigt, comme s'il n'eût pas été un homme et comme si elles
eussent cru impossible de se compromettre vis-à-vis de lui. Pour
échapper à cette impertinente investigation, il rentra dans la salle des
voyageurs.

Il était au moment de s'asseoir à la table d'hôte lorsqu'il se sentit
frapper sur l'épaule; et, se retournant brusquement, il vit cette piètre
figure et cette maigre personne d'abbé qui lui était apparue sur le
balcon.

L'abbé, l'ayant attiré dans un coin et l'ayant accablé de révérences
obséquieuses, lui demanda s'il voulait souper avec Son Altesse
sérénissime la princesse de Cavalcanti. Saint-Julien faillit tomber à la
renverse; puis, reprenant ses esprits, il s'imagina que sous la triste
mine de l'abbé pouvait bien s'être cachée quelque humeur ironique et
facétieuse; et, s'armant de beaucoup de sang-froid: «Certainement,
Monsieur, répondit-il, quand elle m'aura fait l'honneur de m'inviter.

--Aussi, Monsieur, reprit l'abbé en se courbant jusqu'à terre, c'est une
commission que je remplis.

--Oh! cela ne suffit pas, dit Saint-Julien, qui se crut joué et persiflé
par la princesse elle-même. Entre gens de notre rang, madame la
princesse Cavalcanti sait bien qu'on n'emploie pas un abbé en guise
d'ambassadeur. Je veux traiter avec un personnage plus important que
Votre Seigneurie, ou recevoir une lettre signée de l'illustre main de
Son Altesse.»

L'abbé ne fit pas la moindre objection à cette prétention singulière;
son visage n'exprima pas la moindre opinion personnelle sur la
négociation qu'il remplissait. Il salua profondément Julien, et le
quitta en lui disant qu'il allait porter sa réponse à la princesse.

Sait-Julien revint s'asseoir à la table d'hôte, convaincu qu'il venait
de déjouer une mystification. Il avait si peu l'usage du monde, que ses
étonnements n'étaient pas de longue durée. «Apparemment, se disait-il,
que ces choses-là se font dans la société.»

Il était retombé dans sa gravité habituelle, lorsqu'il fut réveillé par
le nom de Cavalcanti, qu'il entendit prononcer confusément au bout de la
table.

«Monsieur, dit-il à un commis voyageur qui était à son côté, qu'est-ce
donc que la princesse Cavalcanti?

--Bah! dit le commis en relevant sa moustache blonde et en se donnant
l'air dédaigneux d'un homme qui n'a rien de neuf à apprendre dans
l'univers, la princesse Quintilia Cavalcanti? Je ne m'en soucie guère;
une princesse comme tant d'autres! Race italienne croisée allemande.
Elle était riche; on lui a fait épouser je ne sais quel principicule
d'Autriche, qui a consenti pour obtenir sa fortune à ne pas lui donner
son nom. Ces choses-là se font en Italie: j'ai passé par ce pays-là, et
je le connais comme mes poches. Elle vient de Paris et retourne dans ses
États. C'est une principauté esclavone qui peut bien rapporter un
million de rente. Bah! qu'est-ce que cela? Nous avons dans le commerce
des fortunes plus belles qui font moins d'étalage.

--Mais quel est le caractère de cette princesse Cavalcanti?

--Son caractère! dit le commis voyageur d'un ton d'ironie méprisante;
qu'est-ce que vous en voulez faire, de son caractère?»

Saint-Julien allait répondre lorsque le maître de l'auberge lui frappa
sur l'épaule et l'engagea à sortir un instant avec lui.

«Monsieur, lui dit-il d'un air consterné, il se passe des choses bien
extraordinaires entre vous et son Altesse madame la princesse de
Cavalcanti.

--Comment, Monsieur?...

--Comment, Monsieur! Son Altesse vous invite à venir souper avec elle,
et vous refusez! Vous êtes cause que cet excellent abbé Scipion vient
d'être sévèrement grondé. La princesse ne veut pas croire qu'il se soit
acquitté convenablement de son message, et s'en prend à lui de l'affront
qu'elle reçoit. Enfin elle m'a commandé de venir vous demander une
explication de votre conduite.

--Ah! par exemple, voilà qui est trop fort, dit Julien. Il plaît à cette
dame de me persifler, et je n'aurais pas le droit de m'y refuser!...

--Madame la princesse est fort absolue, dit l'aubergiste à demi-voix;
mais...

--Mais madame la princesse de Cavalcanti peut être absolue tant qu'il
lui plaira! s'écria Saint-Julien. Elle n'est pas ici dans ses États, et
je ne sais aucune loi française qui lui donne le droit de me faire
souper de force avec elle...

--Pour l'amour du ciel, Monsieur, ne le prenez pas ainsi. Si madame de
Cavalcanti recevait une injure dans ma maison, elle serait capable de
n'y plus descendre. Une princesse qui passe ici presque tous les ans,
Monsieur! et qui ne s'arrête pas deux jours sans faire moins de cinq
cents francs de dépense!... Au nom de Dieu, Monsieur, allez, allez
souper avec elle. Le souper sera parfait. J'y ai mis la main moi-même.
Il y a des faisans truffés que le roi de France ne dédaignerait pas, des
gelées qui...

--Eh! Monsieur, laissez-moi tranquille...

--Vraiment, dit l'aubergiste d'un air consterné en croisant ses mains
sur son gros ventre, je ne sais plus comment va le monde, je n'y conçois
rien. Comment! un jeune homme qui refuse de souper avec la plus belle
princesse du monde, dans la crainte qu'on ne se moque de lui! Ah! si
madame la princesse savait que c'est là votre motif, c'est pour le coup
qu'elle dirait que les Français sont bien ridicules!

--Au fait, se dit Julien, je suis peut-être un grand sot de me méfier
ainsi. Quand on se moquerait de moi, après tout! je tâcherai, s'il en
est ainsi, d'avoir ma revanche. Eh bien! dit-il à l'aubergiste, allez
présenter mes excuses à madame la princesse, et dites-lui que j'obéis à
ses ordres.

--Dieu soit loué! s'écria l'aubergiste. Vous ne vous en repentirez pas;
vous mangerez les plus belles truites de Vaucluse!...» Et il s'enfuit
transporté de joie.

Saint-Julien, voulant lui donner le temps de faire sa commission,
rentra dans la salle des voyageurs. Il remarqua un grand homme pâle,
d'une assez belle figure, qui errait autour des tables et qui semblait
enregistrer les paroles des autres. Saint-Julien pensa que c'était un
mouchard, parce qu'il n'avait jamais vu de mouchard, et que, dans son
extrême méfiance, il prenait tous les curieux pour des espions. Personne
cependant n'en avait moins l'air que cet individu. Il était lent,
mélancolique, distrait, et ne semblait pas manquer d'une certaine
niaiserie. Au moment où il passa près de Saint-Julien, il prononça entre
ses dents, à deux reprises différentes et en appuyant sur les deux
premières syllabes, le nom de Quintilia Cavalcanti.

Puis il retourna auprès de la table, et fit des questions sur cette
princesse Cavalcanti.

«Ma foi! Monsieur, répondit une personne à laquelle il s'adressa, je ne
puis pas trop vous dire; demandez à ce jeune homme qui est auprès du
poêle. C'est un de ses domestiques.»

Saint-Julien rougit jusqu'aux yeux, et, tournant brusquement le dos, il
s'apprêtait à sortir de la salle; mais l'étranger, avec une singulière
insistance, l'arrêta par le bras, et, le saluant avec la politesse d'un
homme qui croit faire une grande concession à la nécessité: «Monsieur,
lui dit-il, auriez-vous la bonté de me dire si madame la princesse de
Cavalcanti arrive directement de Paris?

--Je n'en sais rien, Monsieur, répondit Saint-Julien sèchement. Je ne la
connais pas du tout.

--Ah! Monsieur, je vous demande mille pardons. On m'avait dit...»

Saint-Julien le salua brusquement et s'éloigna. Le voyageur pâle revint
auprès de la table.

«Eh bien? lui dit le commis voyageur, qui avait observé sa méprise.

--Vous m'avez fait faire une bévue, dit le voyageur pâle à la personne
qui l'avait d'abord adressé à Saint-Julien.

--Je vous en demande pardon, dit celui-ci. Je croyais avoir vu ce jeune
homme sur le siège de la voiture.»

Le commis voyageur, qui était facétieux comme tous les commis voyageurs
du monde, crut que l'occasion était bien trouvée de faire ce qu'il
appelait une farce. Il savait fort bien que Saint-Julien ne connaissait
pas la princesse, puisque c'était précisément à lui qu'il avait adressé
une question semblable à celle du voyageur pâle; mais il lui sembla
plaisant de faire durer la méprise de ce dernier.

«Parbleu! Monsieur, dit-il, je suis sûr, moi, que vous ne vous êtes pas
trompé. Je connais très-bien la figure de ce garçon-là: c'est le valet
de chambre de madame de Cavalcanti. Si vous connaissiez le caractère de
ces valets italiens, vous sauriez qu'ils ne disent pas une parole
gratis; vous lui auriez offert cent sous...

--En effet,» pensa le voyageur, qui tenait extraordinairement à
satisfaire sa curiosité. Il prit un louis dans sa bourse et courut après
Saint-Julien.

Celui-ci attendait sous le péristyle que l'hôte vînt le chercher pour
l'introduire chez la princesse. Le voyageur pâle l'accosta de nouveau,
mais plus hardiment que la première fois, et, cherchant sa main, il y
glissa la pièce de vingt francs.

Saint-Julien, qui ne comprenait rien à ce geste, prit l'argent, et le
regarda en tenant sa main ouverte dans l'attitude d'un homme stupéfait.

«Maintenant, mon ami, répondez-moi, dit le voyageur pâle. Combien de
temps madame la princesse Cavalcanti a-t-elle passé à Paris?

--Comment! encore? s'écria Julien furieux en jetant la pièce d'or par
terre. Décidément ces gens sont fous avec leur princesse Cavalcanti.»

Il s'enfuit dans la cour, et dans sa colère il faillit s'enfuir de la
maison, pensant que tout le monde était d'accord pour le persifler. En
ce moment, l'aubergiste lui prit le bras en lui disant d'un air
empressé: «Venez, venez, Monsieur, tout est arrangé; l'abbé a été
grondé; la princesse vous attend.»




II.


Au moment d'entrer dans l'appartement de la princesse, Saint-Julien
retrouva cette assurance à laquelle nous atteignons quand les
circonstances forcent notre timidité dans ses derniers retranchements.
Il serra la boucle de sa ceinture, prit d'une main sa barrette, passa
l'autre dans ses cheveux, et entra tout résolu de s'asseoir en blouse de
coutil à la table de madame de Cavalcanti, fût-elle princesse ou
comédienne.

Elle était debout et marchait dans sa chambre, tout en causant avec ses
compagnons de voyage. Lorsqu'elle vit Saint-Julien, elle fit deux pas
vers lui, et lui dit:--«Allons donc, Monsieur, vous vous êtes fait bien
prier! Est-ce que vous craignez de compromettre votre généalogie en vous
asseyant à notre table? Il n'y a pas de noblesse qui n'ait eu son
commencement, Monsieur, et la vôtre elle-même...

--La mienne, Madame! répondit Saint-Julien en l'interrompant sans façon,
date de l'an mil cent sept.»

La princesse, qui ne se doutait guère des méfiances de Saint-Julien,
partit d'un grand éclat de rire. L'espiègle Ginetta, qui était en train
d'emporter quelques chiffons de sa maîtresse, ne put s'empêcher d'en
faire autant; l'abbé, voyant rire la princesse, se mit à rire sans
savoir de quoi il était question. Le seul personnage qui ne parût pas
prendre part à cette gaieté fut un grand officier en habit de fantaisie
chocolat, sanglé d'or sur la poitrine, emmoustaché jusqu'aux tempes,
cambré comme une danseuse, éperonné comme un coq de combat. Il roulait
des yeux de faucon en voyant l'aplomb de Saint-Julien et la bonne humeur
de la princesse; mais Saint-Julien se fiait si peu à tout ce qu'il
voyait, qu'il s'imagina les voir échanger des regards d'intelligence.

«Allons, mettons-nous à table, dit la princesse en voyant fumer le
potage. Quand la première faim sera apaisée, nous prierons monsieur de
nous raconter les faits et gestes de ses ancêtres. En vérité, il est
bien fâcheux, pour nous autres souverains légitimes, que tous les
Français ne soient pas dans les idées de celui-ci. Il nous viendrait de
par delà les Alpes moins d'_influenza_ contre la santé de nos
aristocraties.»

Saint-Julien se mit à manger avec assurance et à regarder avec une
apparente liberté d'esprit les personnes qui l'entouraient. «Si je suis
assis, en effet, à la table d'une Altesse Sérénissime, se dit-il,
l'honneur est moins grand que je ne l'imaginais; car voici des gens
qu'elle a traités comme des laquais toute la journée, et qui sont tout
aussi bien assis que moi devant son souper.»

La princesse avait coutume, en effet, de faire manger à sa table,
lorsqu'elle était en voyage seulement, ses principaux serviteurs:
l'abbé, qui était son secrétaire; la lectrice, duègne silencieuse qui
découpait le gibier; l'intendant de sa maison, et même la Ginetta, sa
favorite; deux autres domestiques d'un rang inférieur servaient le
repas, deux autres encore aidaient l'aubergiste à monter le souper.
«C'est au moins la maîtresse d'un prince, pensa Saint-Julien; elle est
assez belle pour cela.» Et il la regarda encore, quoiqu'il fût bien
désenchanté par cette supposition.

Elle était admirablement belle à la clarté des bougies; le ton de sa
peau, un peu bilieux dans le jour, devenait le soir d'une blancheur mate
qui était admirable. À mesure que le souper avançait, ses yeux prenaient
un éclat éblouissant; sa parole était plus brève, plus incisive; sa
conversation étincelait d'esprit; mais, à l'exception de la Ginetta,
qui, en qualité d'enfant gâté, mettait son mot partout, et singeait
assez bien les airs et le ton de sa maîtresse, tous les autres convives
la secondaient fort mal. La lectrice et l'abbé approuvaient de l'oeil et
du sourire toutes ses opinions, et n'osaient ouvrir la bouche. Le
premier écuyer d'honneur paraissait joindre à une très-maussade
disposition accidentelle une nullité d'esprit passée à l'état chronique.
La princesse semblait être en humeur de causer; mais elle faisait de
vains efforts pour tirer quelque chose de ce mannequin brodé sur toutes
les coutures. Saint-Julien se sentait bien la force de parler avec elle,
mais il n'osait pas se livrer. Enfin il prit son parti, et, affrontant
ce regard curieusement glacial que chacun laisse tomber en pareille
circonstance sur celui qui n'a pas encore parlé, il débuta par une
franche et hardie contradiction à un aphorisme moqueur de madame
Cavalcanti. Sans s'apercevoir qu'il inquiétait l'écuyer d'honneur, qui
n'entendait pas bien le français, il s'exprima dans cette langue. La
princesse, qui la possédait parfaitement, lui répondit de même, et,
pendant un quart d'heure, toute la table écouta leur dialogue dans un
religieux silence.

À vingt ans, on passe rapidement du mépris à l'enthousiasme. On est si
porté à augurer favorablement des hommes, qu'on fait immense, exagérée,
la réparation qu'on leur accorde à la moindre apparence de sagesse.
Saint-Julien, frappé du grand sens que la princesse déploya dans la
discussion, était bien près de tomber dans cet excès, quoiqu'il y eût
des instants encore où l'idée d'une scène habilement jouée pour le
railler venait faire danser des fantômes devant ses yeux éblouis. Il
était tenté de prendre toute cette cour italienne pour une troupe de
comédiens ambulants. «La prima donna, se disait-il, joue le rôle de
cette princesse au nom précieux; l'aide de camp n'est qu'un ténor sans
voix et sans âme; cet intendant sourd et muet est peut-être habitué au
rôle de la statue du Commandeur; la Ginetta est une vraie Zerlina; et
quant à cet abbé stupide, c'est sans doute quelque banquier juif que la
prima donna traîne à sa suite et qui défraie toute la troupe.»

Après le dîner, la princesse, s'adressant à son premier écuyer, lui dit
en italien: «Lucioli, allez de ma part rendre visite à mon ami le
maréchal de camp ***, qui réside dans cette ville. Informez-vous de son
adresse, dites-lui que l'empressement et la fatigue du voyage m'ont
empêchée de l'inviter à souper, mais que je vous ai chargé de lui
exprimer mes sentiments. Allez.»

Lucioli, assez mécontent d'une mission qui pouvait bien n'être qu'un
prétexte pour l'éloigner, n'osa résister et sortit.

Dès qu'il fut dehors, l'abbé vint demander à Son Altesse si elle n'avait
rien à lui commander, et, sur sa réponse négative, il se retira.

Saint-Julien, ne sachant quelle contenance faire, allait se retirer
aussi; mais elle le rappela en lui disant qu'elle avait pris plaisir à
sa conversation, et qu'elle désirait causer encore avec lui.

Saint-Julien trembla de la tête aux pieds. Un sentiment de répugnance
qui allait jusqu'à l'horreur était le seul qui pût s'allier à l'idée
d'une femme d'un rang auguste livrée à la galanterie. Il trouvait une
telle femme d'autant plus haïssable qu'elle était plus à craindre,
entourée de moyens de séduction, et l'âme remplie de traîtrise et
d'habileté. Il regarda fixement la princesse italienne, et se tint
debout auprès de la porte, dans une attitude hautaine et froide.

La princesse Cavalcanti ne parut pas y faire attention; elle fit un
signe à Ginetta et remit un volume à la lectrice. Aussitôt la soubrette
reparut avec une toilette portative en laque japonaise qu'elle dressa
sur une table. Elle tira d'un sac de velours brodé un énorme peigne
d'écaille blonde incrusté d'or; et, détachant la résille de soie qui
retenait les cheveux de sa maîtresse, elle se mit à la peigner, mais
lentement, et d'une façon insolente et coquette, qui semblait n'avoir
pas d'autre but que d'étaler aux yeux de Saint-Julien le luxe de cette
magnifique chevelure.

Au fait, il n'en existait peut-être pas de plus belle en Europe. Elle
était d'un noir de corbeau, lisse, égale, si luisante sur les tempes
qu'on en eût pris le double bandeau pour un satin brillant; si longue et
si épaisse qu'elle tombait jusqu'à terre et couvrait toute la taille
comme un manteau. Saint-Julien n'avait rien vu de semblable, si ce n'est
dans ses élucubrations fantastiques. Le peigne doré de la Ginetta se
jouait en éclairs dans ce fleuve d'ébène, tantôt faisant voltiger les
légères tresses sur les épaules de la princesse, tantôt posant sur sa
poitrine de grandes masses semblables à des écharpes de jais; et puis,
rassemblant tout ce trésor sous son peigne immense, elle le faisait
ruisseler aux lumières comme un flot d'encre.

Avec sa tunique de damas jaune, brodée tout autour de laine rouge, sa
jupe et son pantalon de mousseline blanche, sa ceinture en torsade de
soie, liée autour des reins et tombant jusqu'aux genoux; avec ses
babouches brodées, ses larges manches ouvertes et sa chevelure
flottante, la riche Quintilia ressemblait à une princesse grecque.
Ianthé, Haïdé, n'eussent pas été des noms trop poétiques pour cette
beauté orientale du type le plus pur.

Pendant cette toilette inutile et voluptueuse, la duègne lisait, et la
princesse semblait ne pas écouter, occupée qu'elle était d'ôter et de
remettre ses bagues, de nettoyer ses ongles avec une crème parfumée et
de les essuyer avec une batiste garnie de dentelles.

Saint-Julien ne pouvait pas la regarder sans une admiration qu'il
combattait en vain. Pour conjurer l'enchanteresse, il eût voulu écouter
la lecture. C'était un livre allemand qu'il n'entendait pas.

«Fanciullo, lui dit la princesse sans lever les yeux sur lui,
comprends-tu cela?

--Pas un mot, Madame.

--Mistress White, dit-elle en anglais à la lectrice, lisez le texte
latin qui est en regard. Je présume, ajouta-t-elle en regardant
Saint-Julien, que vous avez fait vos études, monsieur le gentilhomme?»

Louis ne répondit que par un signe de tête; la lectrice lut le texte en
latin.

C'était un ouvrage de métaphysique allemande, la plus propre à donner
des vertiges.

La princesse interrompait de temps en temps la lecture, et, tout en
continuant ses féminines recherches de toilette, contredisait et
redressait la logique du livre avec une supériorité si mâle, avec une
intelligence si pénétrante; elle jetait un coup d'oeil si net, si hardi
sur les subtilités de cette mystérieuse analyse, que Julien ne savait
plus à quelle opinion s'arrêter. Pressé par elle de donner son avis sur
les rêveries de l'ascétique Allemand, il déploya tout son petit savoir;
mais il vit bientôt que c'était peu de chose en comparaison de celui de
madame Cavalcanti. Elle le critiqua doucement, le battit avec
bienveillance, et finit par l'écouter avec plus d'attention, lorsque,
abandonnant la controverse ergoteuse, il se fia davantage aux lumières
naturelles de sa raison et aux inspirations de sa conscience. Quintilia,
le voyant dans une bonne voie, l'écoutait parler. Insensiblement il se
livra à ce bien-être intellectuel qu'on éprouve à se rendre un compte
lumineux de ses propres idées.

Il quitta peu à peu la place éloignée et l'attitude contrainte où la
honte l'avait retenu. Il était embarqué dans la plus belle de ses
argumentations lorsqu'il s'aperçut qu'il était appuyé sur la toilette de
madame Cavalcanti, vis-à-vis d'elle, et sous le feu immédiat de ses
grands yeux noirs. Elle avait quitté ses brosses à ongles et repoussé le
peigne de Ginetta; tout enveloppée de ses longs cheveux, elle avait
croisé sa jambe droite sur son genou gauche, et ses mains autour de son
genou droit. Dans cette attitude d'une grâce tout orientale, elle le
regardait avec un sourire de douceur angélique, mêlé à une certaine
contraction de sourcil qui exprimait un sérieux intérêt.

Saint-Julien, tout épouvanté du danger qu'il courait, s'arrêta d'un air
effaré au milieu d'une phrase; mais il voulut en vain donner une
expression farouche à son regard, malgré lui il en laissa jaillir une
flamme amoureuse et chaste qui fit sourire la princesse.

«C'est assez, dit-elle à sa lectrice; mistress White, vous pouvez vous
retirer.»

Louis n'y comprit rien, la tête lui tournait. Il voyait approcher le
moment décisif avec terreur; il pensait au rôle ridicule qu'il allait
jouer en repoussant les avances de la plus belle personne du monde.
Pourtant il se jurait à lui-même de ne jamais servir aux méprisants
plaisirs d'une femme, fût-il devenu lui-même le plus roué des hommes.

Tout à coup la princesse lui dit avec aisance:

«Bonsoir, mon cher enfant; je suppose que vous avez besoin de repos, et
je sens le sommeil me gagner aussi. Ce n'est pas que votre conversation
soit faite pour endormir; elle m'a été infiniment agréable, et je
désirerais prolonger le plaisir de cette rencontre. Si vos projets de
voyage s'accordaient avec les siens, je vous offrirais une place dans ma
voiture... Voyons, où allez-vous?

--Je l'ignore, Madame; je suis un aventurier sans fortune et sans asile;
mais, quelque misérable que je sois, je ne consentirai jamais à être à
charge à personne.

--Je le crois, dit la princesse avec une bonté grave; mais entre des
personnes qui s'estiment, il peut y avoir un échange de services
profitable et honorable à toutes deux. Vous avez des talents, j'ai
besoin des talents d'autrui; nous pouvons être utiles l'un à l'autre.
Venez me voir demain matin; peut-être pourrons-nous ne pas nous séparer
si tôt, après nous être entendus si vite et si bien.»

En achevant ces mots, elle lui tendit la main et la lui serra avec
l'honnête familiarité d'un jeune homme. Saint-Julien, en descendant
l'escalier, entendit les verrous de l'appartement se tirer derrière lui.

«Allons, dit-il, j'étais un fou et un niais; madame Cavalcanti est la
plus belle, la plus noble, la meilleure des femmes.»




III.


Julien eut bien de la peine à s'endormir. Toute cette journée se
présentait à sa mémoire comme un chapitre de roman; et lorsqu'il
s'éveilla le lendemain, il eut peine à croire que ce ne fût pas un rêve.
Empressé d'aller trouver la princesse, qui devait partir de bonne heure,
il s'habilla à la hâte et se rendit chez elle le coeur joyeux, l'esprit
tout allégé des doutes injustes de la veille. Il trouva madame
Cavalcanti déjà prête à partir. Ginetta lui préparait son chocolat
tandis qu'elle parcourait une brochure sur l'économie politique.

«Mon enfant, dit-elle à Julien, j'ai pensé à vous; je sais à quelle
force vous avez atteint dans vos études, ce n'est ni trop ni trop peu.
Avez-vous étudié en particulier quelque chose dont nous n'ayons pas
parlé hier?

--Non pas, que je sache. Votre Altesse m'a prouvé qu'elle en savait
beaucoup plus que moi sur toutes choses; c'est pourquoi je ne vois pas
comment je pourrais lui être utile.

--Vous êtes précisément l'homme que je cherchais; je veux réduire le
nombre des personnes qui me sont attachées et en épurer le choix; je
veux réunir en une seule les fonctions de ma lectrice et celles de mon
secrétaire. Je marie l'une avantageusement à un homme dont j'ai besoin
de me divertir; l'autre est un sot dont je ferai un excellent chanoine
avec mille écus de rente. Tous deux seront contents, et vous les
remplacerez auprès de moi. Vous cumulerez les appointements dont ils
jouissaient, mille écus d'une part et quatre mille francs de l'autre; de
plus l'entretien complet, le logement, la table, etc.»

Cette offre, éblouissante pour un homme sans ressource comme l'était
alors Saint-Julien, l'effraya plus qu'elle ne le séduisit.

«Excusez ma franchise, dit-il après un moment d'hésitation; mais j'ai de
l'orgueil: je suis le seul rejeton d'une noble famille; je ne rougis
point de travailler pour vivre, mais je craindrais de porter une livrée
en acceptant les bienfaits d'un prince.

--Il n'est question ni de livrée ni de bienfaits, dit la princesse; les
fonctions dont je vous charge vous placent dans mon intimité.

--C'est un grand bonheur sans doute, reprit Julien embarrassé; mais,
ajouta-t-il en baissant la voix, mademoiselle Ginetta est admise aussi à
l'intimité de Votre Altesse.

--J'entends, reprit-elle; vous craigniez d'être mon laquais.
Rassurez-vous, Monsieur, j'estime les âmes fières et ne les blesse
jamais. Si vous m'avez vue traiter en esclave le pauvre abbé Scipione,
c'est qu'il a été au-devant d'un rôle que je ne lui avais pas destiné.
Essayez de ma proposition; si vous ne vous fiez pas à ma délicatesse, le
jour où je cesserai de vous traiter honorablement, ne serez-vous pas
libre de me quitter?

--Je n'ai pas d'autre réponse à vous faire, Madame, répondit
Saint-Julien entraîné, que de mettre à vos pieds mon dévouement et ma
reconnaissance.

--Je les accepte avec amitié, reprit Quintilia en ouvrant un grand livre
à fermoir d'or; veuillez écrire vous-même sur cette feuille nos
conventions, avec votre nom, votre âge, votre pays. Je signerai.»

Quand la princesse eut signé ce feuillet et un double que Julien mit
dans son portefeuille, elle fit appeler tous ses gens, depuis l'aide de
camp jusqu'au jockey, et, tout en prenant son chocolat, elle leur dit
avec lenteur et d'un ton absolu;

--M. l'abbé Scipione et mistress White cessent de faire partie de ma
maison. C'est M. le comte de Saint-Julien qui les remplace. White et
Scipione ne cessent pas d'être mes amis, et savent qu'il ne s'agit pas
pour eux de disgrâce, mais de récompense. Voici M. de Saint-Julien.
Qu'il soit traité avec respect, et qu'on ne l'appelle jamais autrement
que M. le comte. Que tous mes serviteurs me restent attachés et soumis;
ils savent que je ne leur manquerai pas dans leurs vieux jours. Ne tirez
pas vos mouchoirs et ne faites pas semblant de pleurer de tendresse. Je
sais que vous m'aimez; il est inutile d'en exagérer le témoignage. Je
vous salue. Allez-vous-en.»

Elle tira sa montre de sa ceinture et ajouta:

«Je veux être partie dans une demi-heure.»

L'auditoire s'inclina et disparut dans un profond silence. Les ordres de
la princesse n'avaient pas rencontré la moindre apparence de blâme ou
même d'étonnement sur ces figures prosternées. L'exercice ferme d'une
autorité absolue a un caractère de grandeur dont il est difficile de ne
pas être séduit, même lorsqu'il se renferme dans d'étroites limites.
Saint-Julien s'étonna de sentir le respect s'installer pour ainsi dire
dans son âme sans répugnance et sans effort.

Il retourna dans sa chambre pour prendre quelques effets, et il
redescendait l'escalier avec son petit sac de voyage sous le bras,
lorsque le grand voyageur pâle qui lui avait montré la veille une si
étrange curiosité accourut vers lui et le salua en lui adressant mille
excuses obséquieuses sur son impertinente méprise. Saint-Julien eût bien
voulu l'éviter, mais ce fut impossible. Il fut forcé d'échanger quelques
phrases de politesse avec lui, espérant en être quitte de la sorte. Il
se flattait d'un vain espoir; le voyageur pâle, saisissant son bras, lui
dit du ton pathétique et solennel d'un homme qui vous inviterait à son
enterrement, qu'il avait quelque chose d'important à lui dire, un
service immense à lui demander. Saint-Julien, qui, malgré ses défiances
continuelles, était bon et obligeant, se résigna à écouter les
confidences du voyageur pâle.

«Monsieur, lui dit celui-ci, prenez-moi pour un fou, j'y consens; mais,
au nom du ciel! ne me prenez pas pour un insolent, et répondez à la
question que je vous ai adressée hier soir: Qu'est-ce que la princesse
Quintilia Cavalcanti?

--Je vous jure, Monsieur, que je ne le sais guère plus que vous,
répondit Saint-Julien; et pour vous le prouver, je vais vous dire de
quelle manière j'ai fait connaissance avec elle.»

Quand il eut terminé son récit, que le voyageur écouta d'un air
attentif, celui-ci s'écria:

«Ceci est romanesque et bizarre, et me confirme dans l'opinion où je
suis que cette étrange personne est ma belle inconnue du bal de l'Opéra.

--Qu'est-ce que vous voulez dire? demanda Saint-Julien en ouvrant de
grands yeux.

--Puisque vous avez eu la bonté de me conter votre aventure, répliqua le
voyageur, je vais vous dire la mienne. J'étais, il y a six semaines, au
bal de l'Opéra à Paris; je fus agacé par un domino si plein
d'extravagance, de gentillesse et de grâce, que j'en fus _absolument_
enivré. Je l'entraînai dans une loge, et _elle_ me montra son visage:
c'était le plus beau, le plus expressif que j'aie vu de ma vie. Je la
suivis tout le temps du bal, bien qu'après m'avoir fait mille
coquetteries elle semblât faire tous ses efforts pour m'échapper. Elle
réussit un instant à s'éclipser; mais guidé par cette seconde vue que
l'amour nous donne, je la rejoignais sous le péristyle, au moment où
elle montait dans une voiture élégante qui n'avait ni chiffre ni livrée.
Je la suppliai de m'écouter; alors elle me dit qu'elle occupait un rang
élevé dans le monde, qu'elle avait des convenances à garder, et qu'elle
mettait des conditions à mon bonheur. Je jurai de les accepter toutes.
Elle me dit que la première serait de me laisser bander les yeux. J'y
consentis; et, dès que nous fûmes assis dans la voiture, elle m'attacha
son mouchoir sur les yeux en riant comme une folle. Lorsque la voiture
s'arrêta, elle me prit le bras d'une main ferme, me fit descendre, et me
conduisit si lestement que j'eus de la peine à ne pas tomber plusieurs
fois en chemin. Enfin elle me poussa rudement, et je tombai avec effroi
sur un excellent sofa. En même temps elle fit sauter le bandeau, et je
me trouvai dans un riche cabinet où tout annonçait le goût des arts et
l'élévation des idées. Elle me laissa examiner tout avec curiosité:
c'était, comme je m'en aperçus en regardant ses livres, une personne
savante, lisant le grec, le latin et le français. Elle était Italienne,
et semblait avoir vécu parmi ce qu'il y a de plus élevé dans la société,
tant elle avait de noblesse dans les manières et d'élégance dans la
conversation. Je vous avouerai que je faillis d'abord en devenir fou
d'orgueil et de joie, et qu'ensuite je fus ébloui et effrayé de la
distance qui existait sous tous les rapports entre une telle femme et
moi. Autant j'avais été confiant et fat durant le bal, autant je devins
humble et craintif quand je fus bien convaincu que je n'avais point
affaire à une intrigante, mais à une personne d'un rang et d'un esprit
supérieurs. Ma timidité lui plut sans doute; car elle redevint folâtre
et même provocante.»

Saint-Julien rougit, et le voyageur s'en apercevant, lui dit d'un air
plus grave et un visage plus pâle que de coutume:

«Vous me trouvez peut-être fat, Monsieur, et pourtant ce que je vous
disais en confidence est de la plus exacte vérité. Je n'ai l'air ni
fanfaron, ni mauvais plaisant, n'est-il pas vrai?

--Non, certainement, répliqua Julien. Je vous écoute, veuillez
continuer.

--C'était une étrange créature, grave, diserte, railleuse, haute et
digne, insolente, et, vous dirai-je tout? un peu effrontée. Après
m'avoir imposé silence avec autorité pour un mot hasardé, elle disait
les choses les plus comiques et les moins chastes du monde.

--En vérité? dit Julien saisi de dégoût.

--Il n'est que trop vrai, poursuivit le voyageur. Eh bien, malgré ces
bizarreries, et peut-être à cause de ces bizarreries, j'en devins
éperdument amoureux, non de cet amour idéal et pur dont votre âge est
capable, mais d'un amour inquiet, dévorant comme un désir. Enfin,
Monsieur, je fus, ce soir-là, le plus heureux des hommes, et je
sollicitai avec ardeur la faveur de la voir le lendemain; elle me le
promit à la condition que je ne chercherais à savoir ni son nom, ni sa
demeure. Je jurai de respecter ses volontés. Elle me banda de nouveau
les yeux, me conduisit dehors, et me fit remonter en voiture. Au bout
d'une demi-heure on m'en fit descendre. Au moment où j'étais sur le
marchepied, une joue douce et parfumée, que je reconnus bien, effleura
la mienne, et une voix, que je ne pourrai jamais oublier, me glissa ces
mots dans l'oreille: _À demain_. J'arrachai le bandeau; mais on me
poussa sur le pavé, et la portière se referma précipitamment derrière
moi. La voiture n'avait point de lanternes et partit comme un trait.
J'étais dans une des plus sombres allées des Champs-Élysées. Je ne vis
rien, et j'eus bientôt cessé d'entendre le bruit de la voiture, quelques
efforts que je fisse pour la suivre. Il faisait un verglas affreux; je
tombais à chaque pas, et je pris le parti de rentrer chez moi.

--Et le lendemain? dit Julien.

--Je n'ai jamais revu mon inconnue, si ce n'est tout à l'heure, à une
des fenêtres qui donnent sur la cour de cette auberge; et c'est la
princesse Quintilia Cavalcanti.

--Vous en êtes sûr, Monsieur? dit Julien triste et consterné.

--J'en ai une autre preuve, dit le voyageur en tirant de son sein une
montre fort élégante et en l'ouvrant: regardez ce chiffre; n'est-ce pas
celui de Quintilia Cavalcanti, avec cette abréviation PRA, c'est-à-dire
principessa? Maudite abréviation qui m'a tant fait chercher!

--Comment avez-vous cette montre? dit Julien.

--Par un hasard étrange, j'en avais une absolument semblable, et je
l'avais posée sur la cheminée du boudoir où je fus conduit par mon
masque. La cherchant précipitamment, je pris celle-ci qui était
suspendue à côté, et ce ne fut qu'au bout de quelques jours que je
m'aperçus du chiffre gravé dans l'intérieur.

--Je ne sais si je rêve, dit Saint-Julien en regardant la montre; mais
il me semble que j'en ai vu tout à l'heure une semblable dans les mains
de cette femme.

--Une montre de platine russe, travaillée en Orient, dit le voyageur,
avec des incrustations d'or émaillé!

--Je crois que oui, dit Julien.

--Eh bien, ouvrez-la, Monsieur, et vous y trouverez le nom de Charles de
Dortan; faites-le, au nom du ciel!

--Comment voulez-vous que j'aille demander à la princesse de voir sa
montre? et d'ailleurs qu'y gagnerez-vous?

--Oh! je veux lui reprocher son effronterie; on ne se joue pas ainsi
d'un homme de bonne foi qui s'est soumis à tant de précautions
mystérieuses. Il faut démasquer une infâme coquette, ou bien il faut
qu'elle me tienne ses promesses, et je garderai à jamais le silence sur
cette aventure; car, après tout, Monsieur, je suis encore capable d'en
être amoureux comme un fou.

--Je vous en fais mon compliment, dit froidement Saint-Julien; pour moi,
je hais cette sorte de femmes, et je...

--Voici la voiture qui va partir! s'écria le voyageur: je veux
l'attendre au passage, lui crier mon nom aux oreilles, la terrasser de
mon regard... Mais de grâce, Monsieur, allez d'abord lui dire que je
veux lui parler, que je suis Charles de Dortan; elle sait très-bien mon
nom, elle me l'a demandé. Et d'ailleurs elle a ma montre...»

Le majordome de la princesse vint appeler Julien; celui-ci obéit, et
trouva le page, la duègne et les autres installés dans les voitures de
suite et prêts à partir. La princesse parut bientôt avec la Ginetta;
elles étaient coiffées de grands voiles noirs pour se préserver de la
poussière de la route. La princesse avait levé le sien; mais quand elle
vit sa voiture entourée de curieux, elle sembla éprouver un sentiment
d'impatience et d'ennui, et baissa son voile sur son visage. En ce
moment le voyageur pâle s'élançait pour la voir; il s'élança trop tard
et ne la vit pas.

Alors, n'osant adresser la parole à cette femme dont il ne distinguait
pas les traits, il prit le bras de Saint-Julien et dit d'un ton
d'instance:

«De grâce, dites mon nom.»

Saint-Julien céda machinalement et dit à la princesse:

«Madame, voici M. Charles de Dortan.

--Je n'ai pas l'honneur de le connaître, répondit la princesse, et je le
salue. Allons, Messieurs, en voiture; dépêchons-nous!»

À ce ton absolu, les serviteurs de la princesse écartèrent
précipitamment les curieux, et Quintilia monta en voiture sans que le
voyageur pâle osât lui parler. Saint-Julien le vit serrer les poings et
s'élancer avec anxiété sur un banc pour regarder dans la voiture.

[Illustration: Elle paraissait bien avoir trente ans... (Page 2.)]
                
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