William Shakespear

La mort de Lucrèce
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CXXVII.--«Tu persuades à la vestale de violer son voeu; tu souffles le
feu quand la tempérance fond. Tu étouffes la probité, tu immoles la
vérité; indigne complice, infâme entremetteuse, tu sèmes la calomnie et
tu écartes la louange; tu t'associes au viol, à la perfidie, aux
brigands. Ton miel se change en fiel, ta jouissance en douleur.

CXXVIII.--«A tes plaisirs secrets succède la honte publique; à tes
festins cachés un jeûne solennel, à tes titres flatteurs un nom
déshonoré, à ta langueur miellée un goût d'absinthe, et tes vanités
forcées ne sauraient être durables. Comment se fait-il donc, vile
occasion, qu'étant si méchante, il y ait tant de gens qui te
recherchent?

CXXIX.--«Quand seras-tu l'ami de l'humble suppliant, quand le
conduiras-tu au lieu où il obtiendra ce qu'il désire, quand amèneras-tu
la fin des grands débats, quand délivreras-tu l'âme que le malheur
enchaîne, quand guériras-tu les malades, quand soulageras-tu les
affligés? le pauvre, le boiteux, l'aveugle languissent, pleurent et
t'implorent, mais ils ne trouvent jamais l'occasion.

CXXX.--«Le malade meurt pendant que le médecin dort, l'orphelin gémit
pendant que l'oppresseur est heureux, le juge est en festin pendant que
la veuve pleure; la prudence se divertit pendant que le vice naît, tu
n'accordes jamais rien aux actions charitables. La colère, l'envie, la
trahison, le rapt, le meurtre triomphent, tu leur donnes tes heures pour
pages.

CXXXI.--«Quand la vertu et la vérité ont affaire à toi, mille traverses
les privent de ton secours; elles achètent ton appui, mais le crime ne
le paye jamais; il vient sans frais, et tu es satisfaite de l'écouter et
de lui accorder ce qu'il demande. Mon Collatin aurait pu venir vers moi
quand Tarquin est venu; c'est toi qui l'as retenu.

CXXXII.--«Tu es coupable de meurtre, de larcin, coupable de parjure et
de subornation, coupable de trahison, de fausseté et d'imposture,
coupable de l'abominable inceste. Tu es de ton plein gré consentante à
tous les crimes passés, et à tous les crimes à venir, depuis la création
jusqu'à la fin du monde.

CXXXIII.--«Temps difforme, compagnon de l'horrible nuit, agile coursier
du hideux souci, toi qui dévores la jeunesse, esclave trompeur des
plaisirs trompeurs, lâche sentinelle des chagrins, cheval de bât du
crime, séducteur de la vertu, tu nourris et tu détruis tout ce qui est.
Oh! écoute-moi! temps méchant et maudit, sois coupable de ma mort,
puisque tu l'es de mon crime.

CXXXIV.--«Pourquoi ta servante, l'occasion, a-t-elle trahi les heures
que tu m'avais accordées pour mon repos? pourquoi corrompre mon bonheur,
et m'enchaîner à une suite infinie de maux éternels? Le devoir du Temps
est de déjouer la haine des ennemis, de détruire les erreurs nées de
l'opinion, et de ne pas laisser souiller une couche légitime.

CXXXV.--«La gloire du temps, c'est d'apaiser les querelles des rois, de
démasquer la fausseté, d'amener la vérité au jour, et de mettre le sceau
des siècles sur les choses antiques, de veiller le matin, de faire
sentinelle la nuit, de poursuivre l'injustice jusqu'à ce qu'elle répare
ses torts, de ruiner les somptueux édifices et de souiller de poussière
leurs dômes dorés.

CXXXVI.--«Sa gloire est de remplir de trous de vers les vastes
monuments, de fournir l'oubli de ruines, d'effacer de vieux livres, d'en
altérer le contenu, d'arracher les plumes aux ailes des vieux corbeaux,
d'épuiser la sève des vieux chênes, de féconder les printemps et de
tourner la roue capricieuse de la Fortune.

CXXXVII.--«Sa gloire est de faire voir à l'aïeule les filles de sa
fille, de faire de l'enfant un homme, de l'homme un enfant; de tuer le
tigre qui vit de meurtre, d'apprivoiser la licorne et le lion farouche;
de se jouer de l'homme rusé et de le tromper par lui-même, de réjouir le
laboureur par d'abondantes moissons, et d'user de grosses pierres avec
de petites gouttes d'eau.

CXXXVIII.--«Pourquoi fais-tu tant de mal dans ton long pèlerinage, si tu
ne peux revenir pour le réparer? Une pauvre minute par siècle
t'achèterait un million d'amis, si tu donnais de l'esprit à celui qui
prête à de mauvais débiteurs! O fatale nuit! si tu pouvais rétrograder
d'une heure je préviendrais cette tempête et j'éviterais le naufrage.

CXXXIX.--«Serviteur sans fin de l'éternité! arrête par quelque malheur
Tarquin dans sa fuite; invente tout pour lui faire maudire cette maudite
nuit, que des fantômes hideux effrayent ses yeux coupables, et que la
sinistre pensée de son crime transforme pour lui chaque buisson en démon
difforme.

CXL.--«Trouble ses heures de repos par des angoisses incessantes;
tourmente-le dans son lit par des sanglots qui l'oppressent, qu'il
pousse des gémissements pitoyables; mais n'en aie point pitié, qu'il ne
rencontre que des coeurs plus durs que le marbre. Que les femmes les
plus douces oublient leur douceur et soient pour lui plus terribles que
des tigres dans le désert!

CXLI.--«Qu'il ait le temps d'arracher sa chevelure bouclée, qu'il ait le
temps de tourner sa rage contre lui-même, qu'il ait le temps de
désespérer du secours du temps, qu'il ait Je temps de vivre en esclave
méprisé, qu'il ait le temps de mendier son pain, qu'il ait le temps de
voir un mendiant lui refuser des restes dédaignés!

CXLII.--«Qu'il ait le temps de voir ses amis devenir ses ennemis, et de
voir les fous le tourner en dérision; qu'il ait le temps d'apprendre
combien le temps s'écoule lentement dans les regrets, combien il est
court et rapide aux heures de la folie et du plaisir! Que son crime
ineffaçable ait le temps de déplorer l'abus de son temps!

CXLIII.--«O temps! précepteur du bon et du méchant, apprends-moi à
maudire celui à qui tu as appris ce crime. Que le scélérat devienne fou
de peur en voyant son ombre! que lui-même cherche à s'ôter la vie: c'est
à ses misérables mains qu'il appartient de verser son sang misérable. Y
aurait-il un homme assez vil pour servir de bourreau à un si vil
esclave!

CXLIV.--«Plus vil encore il est, parce qu'il est fils de roi, lui qui
trompe les espérances de son père par de basses actions! Plus l'homme
est puissant, plus il mérite de respect ou de haine, car la plus grande
infamie s'attache au rang le plus élevé. La lune a assez d'un grand
nuage pour se voiler; les petites étoiles se cachent quand elles
veulent.

CXLV.--«Le corbeau peut tremper ses ailes noires comme le charbon dans
un bourbier et s'envoler sans que l'on aperçoive la fange qui les tache;
mais si le cygne, blanc comme la neige, veut en faire de même, la tache
se reconnaît sur son col argenté. Les pauvres serviteurs sont une nuit
obscure, les rois sont un jour resplendissant. Les moucherons volent
inaperçus, les aigles frappent tous les regards.

CXLVI.--«Loin d'ici, vains mots, interprètes des cerveaux creux, sons
sans utilité, faibles arbitres, allez dans les écoles où l'on se fait un
art de la dispute; allez servir les insipides débats de ceux qui en
amusent leurs loisirs: soyez médiateurs des clients tremblants de perdre
leur cause; pour moi je ne ferai pas le moindre argument, puisque je
n'ai rien à attendre du secours de la loi.

CXLVII.--«En vain je maudis l'occasion, le temps, Tarquin et la sombre
nuit, en vain je cherche querelle à mon infamie; en vain je repousse mon
désespoir; cette inutile fumée de mots ne me fait aucun bien, le seul
remède qui puisse me guérir, c'est de verser tout mon sang impur.

CXLVIII.--«Pauvre main, pourquoi frémis-tu à ce décret? Honore-toi en me
débarrassant de cette honte; car si je meurs, mon honneur survit en toi:
si je vis, tu as part à mon infamie; puisque tu n'as pu défendre ta dame
loyale, puisque tu as eu peur de déchirer son perfide ennemi, immole-toi
avec elle pour avoir cédé ainsi.»

CXLIX.--Elle dit et s'élance de sa couche en désordre pour saisir dans
son désespoir quelque instrument; mais elle n'est pas dans une maison de
meurtre, et ne trouve aucun instrument pour agrandir le passage de son
souffle, qui se presse entre ses lèvres et s'évanouit comme la fumée de
l'Etna, qui se consume dans les airs, ou comme celle qu'exhale un canon
qu'on décharge.

CL.--«Vainement, dit-elle, je vis et je cherche quelque bienheureux
moyen de finir une malheureuse vie: j'ai eu peur d'être tuée par le
glaive de Tarquin, et cependant je cherche un couteau pour la même
intention; mais quand j'avais peur, j'étais une femme loyale; je le suis
encore: oh non! ce ne peut-être: Tarquin m'a dépouillée de ce noble
titre.

CLI.--«Oh! j'ai perdu ce qui me faisait aimer la vie, je n'ai donc plus
de motif de craindre la mort; en effaçant ma souillure par la mort, du
moins je donne un gage de gloire aux couleurs de la calomnie, et une vie
mourante à l'éternelle honte. Ressource insuffisante, après avoir perdu
le trésor, que de brûler l'innocente cassette où il était!

CLII.--«Eh bien! cher Collatin! tu ne connaîtras pas le goût corrompu de
la foi violée; je n'outragerai pas ton amour sincère; je ne prétendrai
pas que mon serment est resté intact. Cette greffe bâtarde ne croîtra
pas. Celui qui a souillé ta tige ne se vantera pas que tu es le tendre
père de son fruit.

CLIII.--«Il ne rira pas à tes dépens dans sa pensée secrète, il
n'égayera point ses compagnons de débauche sur ton affront: tu sauras
que je n'ai point été lâchement achetée avec de l'or, mais que la porte
a été forcée. Pour moi, je suis la maîtresse de mon sort et je ne me
pardonnerai que lorsque la vie aura payé au trépas mon offense
involontaire.

CLIV.--«Je ne t'empoisonnerai point de ma souillure; je ne masquerai
point ma faute par d'adroites excuses. Je ne colorerai pas la noirceur
de mon crime pour cacher la vérité sur les horreurs de cette perfide
nuit. Ma bouche révélera tout. Mes yeux, tels que des écluses, ou
semblables à la source des montagnes, qui arrose un vallon, répandront
de purs ruisseaux pour laver mon aveu impur.»

CLV.--Cependant la plaintive Philomèle avait terminé le chant mélodieux
de ses douleurs nocturnes; la nuit solennelle descendait d'un pas lent
et triste dans les gouffres de l'effroyable enfer; l'aurore rougissant
prête sa lumière à tous les yeux qui la désirent; mais, dans sa douleur,
Lucrèce se reproche de voir et regrette les ombres de la nuit.

CLVI.--Le jour révélateur épie à travers toutes les fentes et semble
l'apercevoir au lieu où elle est assise tout en pleurs. C'est à lui
qu'elle s'adresse en sanglotant: «Oeil des yeux, pourquoi cherches-tu à
poindre par ma fenêtre? Cesse tes regards indiscrets, caresse de tes
rayons les yeux qui dorment encore, ne brûle pas mon front de ta lumière
éblouissante, car le jour n'a rien à faire avec ce qui se passe la
nuit.»

CLVII.--C'est ainsi que Lucrèce s'en prend à tout ce qu'elle voit: le
vrai chagrin est radoteur et fantastique comme un enfant, qui, une fois
qu'il boude, voit tout avec humeur. Ce sont les anciennes douleurs et
non les douleurs nouvelles qui s'adoucissent. La durée dompte les unes,
les autres sont telles qu'un nageur inhabile, plongeant toujours
péniblement et se noyant par défaut d'adresse.

CLVIII.--C'est ainsi que Lucrèce, enfoncée dans une mer de soucis, se
fâche contre tout ce qu'elle voit, et rapporte tout à son chagrin; tous
les objets viennent les uns après les autres accroître la force de son
désespoir. Quelquefois il est muet et ne parle plus, quelquefois il est
en démence et parle trop.

CLIX.--Les petits oiseaux qui chantent dans leur joie matinale la
désolent par leur douce mélodie, car la gaieté est alors importune; les
âmes tristes souffrent mortellement dans les sociétés joyeuses; le
chagrin se plaît davantage dans la compagnie du chagrin: le chagrin
véritable cherche la sympathie de son semblable.

CLX.--C'est une double mort de faire naufrage à l'aspect du rivage; il
languit dix fois celui qui languit en voyant de la nourriture: la vue du
baume rend la plaie plus douloureuse. Les grandes douleurs déplorent
surtout ce qui les peut soulager. Les profonds regrets s'avancent comme
un fleuve paisible qui, étant arrêté, franchit ses bords. Le chagrin
qu'on plaisante ne connaît ni lois ni limites.

CLXI.--«Oiseaux railleurs, dit-elle, renfermez vos accents dans vos
seins garnis de plumes; soyez silencieux et muets en ma présence; mon
trouble plein d'angoisse n'aime aucune cadence de sons: une hôtesse
triste ne peut souffrir des hôtes joyeux. Réservez vos accords pour ceux
à qui ils plaisent; l'infortune aime la mélancolie, qui marque la mesure
avec des pleurs.

CLXII.--«Viens, Philomèle qui chantes le viol; fais ton triste bocage de
mes cheveux épars; de même que la terre humide pleure sur ta langueur,
je verserai une larme à chaque son mélancolique, et je soutiendrai le
diapason avec mes profonds sanglots. Pour refrain, je murmurerai le nom
de Tarquin, tandis que tu moduleras celui de Térée.

CLXIII.--«Pendant que tu feras ta partie contre un buisson, pour
entretenir le souvenir de tes maux cuisants, moi, malheureuse, afin de
t'imiter, je fixerai contre mon coeur un couteau acéré pour effrayer mes
regards; et s'ils se troublent, je tomberai et mourrai. Ces moyens,
comme les touches sur un instrument, mettront les cordes de nos coeurs
au vrai ton de la douleur.

CLXIV.--«Pauvre oiseau, puisque tu ne chantes pas pendant le jour, comme
honteux d'être aperçu, nous choisirons quelque désert profond et sombre,
écarté de la route, où ne pénètrent ni la chaleur brûlante, ni le froid
glacial, et là, nous adressant aux bêtes féroces, nous leur ferons
entendre des airs mélancoliques pour les adoucir. Si les hommes sont
aussi cruels que les bêtes, que les bêtes aient un coeur compatissant.»

CLXV.--Comme la pauvre biche effrayée qui s'arrête et regarde, immobile
et incertaine de quel côté elle fuira, ou comme celui qui, égaré dans un
labyrinthe, a peine à reconnaître sa route, Lucrèce reste indécise, ne
sachant lequel est préférable de vivre ou de mourir, quand la vie est
honteuse et que la mort lui coûte.

CLXVI.--«Me tuer! dit-elle. Hélas! ne serait-ce pas souiller à la fois
mon âme et mon corps? Ceux qui perdent une moitié vivent avec plus de
patience que ceux qui sont dépouillés du tout: c'est une mère sans
raison et sans pitié que celle qui, ayant deux aimables enfants, quand
la mort lui en enlève un, tue l'autre et n'en a plus.

CLXVII.--«De mon corps ou de mon âme, lequel m'était le plus cher quand
l'un était pur et l'autre céleste? lequel préférais-je quand tous deux
appartenaient au ciel et à Collatin? Hélas! Qu'on déchire l'écorce du
pin superbe, ses feuilles se flétriront, sa sève se tarira. Il en est
ainsi de mon âme blessée dans son écorce.

CLXVIII.--«Sa demeure est saccagée, son repos interrompu, son asile pris
d'assaut par l'ennemi, son saint temple souillé, pillé, profane par
l'audacieuse infamie; que l'on ne m'accuse donc pas d'impiété, si, dans
une forteresse ainsi battue en ruine, je fais une brèche pour en enlever
mon âme malheureuse.

CLXIX.--«Cependant je ne veux pas mourir jusqu'à ce que mon Collatin ait
appris la cause de ma mort prématurée, afin que, dans cette heure de mon
agonie, il puisse jurer vengeance sur celui qui me force d'abréger mes
jours. Je léguerai mon sang impur à Tarquin. Souillé par lui, il sera
versé par lui, et, comme il le mérite, je le dirai dans mon testament.

CLXX.--«Je léguerai mon honneur au couteau qui blessera mon corps
déshonoré. C'est un honneur de terminer une vie déshonorée. L'un vivra
quand l'autre ne sera plus. C'est ainsi que de mes cendres naîtra ma
gloire; car dans ma mort je tue le mépris insultant: ma honte étant
morte, mon honneur renaît.

CLXXI.--«Seigneur adoré de ce trésor que j'ai perdu, quel héritage te
laisserai-je? Mon courage fera ton orgueil, et ton exemple pour te
venger. Apprends par ma fin quelle doit être celle de Tarquin. _Moi_,
ton amie, j'immolerai _moi_, ton ennemie. Pour l'amour de moi, traite de
même le perfide Tarquin.

CLXXII.--«J'achève en quelques mots mes dernières volontés: mon âme au
ciel, mon corps à la terre, et toi, ô mon époux, prends mon courage; mon
honneur au couteau qui m'ouvrira le sein, ma honte à celui qui souilla
ma réputation, et tout ce qui survivra de ma gloire sera partagé à ceux
qui vivront et ne penseront pas mal de moi.

CLXXIII.--Toi, Collatin, tu veilleras à l'exécution de ce testament.
Hélas! pourquoi faut-il que tu le voies! Mon sang lavera mon affront; la
noble fin de ma vie rachètera l'acte impur de ma vie. Ne faiblis pas,
faible coeur; mais dis avec fermeté: il faut que cela soit. Cède à ma
main, ma main te vaincra; une fois mort, vous mourrez tous deux, et tous
de vous serez vainqueurs.»

CLXXIV.--Quand Lucrèce eut tristement délibéré ce plan de mort et essuyé
la perle amère qui mouillait ses yeux brillants, d'une voix entrecoupée
elle appela sa suivante. Celle-ci, obéissant, accourt promptement auprès
de sa maîtresse; car le devoir vole avec les ailes de la pensée. Les
joues de l'infortunée Lucrèce semblent à la suivante comme les prairies
d'hiver quand le soleil fond leur neige.

CLXXV.--Elle donne à sa maîtresse un grave bonjour avec une voix timide,
vrai signe de la modestie. Elle prend un air triste pour être en
harmonie avec la tristesse de sa dame (car son visage portait la livrée
du chagrin); mais elle n'osa pas lui demander pourquoi ses deux soleils
étaient ainsi éclipsés par des nuages, et ses joues humides des larmes
de la douleur.

CLXXVI.--De même que la terre pleure quand le soleil est couché, chaque
fleur s'humectant comme un oeil attendri, de même la suivante commence à
inonder ses yeux de grosses larmes que fait couler la sympathie de ces
beaux soleils éclipsés dans le ciel de sa maîtresse. Ils ont éteint
leurs clartés dans un océan aux vagues salées, ce qui fait pleurer la
suivante comme une nuit d'abondante rosée.

CLXXVII.--Un moment, ces deux charmantes créatures restent immobiles,
comme deux aqueducs qui remplissent des citernes de corail. L'une
d'elles pleure avec raison, l'autre n'a d'autre motif de pleurer que
celui de mêler ses larmes à celles de sa compagne. Ce sexe aimable est
souvent porté aux larmes, et s'attriste en cherchant à deviner les
douleurs des autres; puis ses yeux s'inondent de larmes, et son coeur se
brise.

CLXXVIII.--Les hommes ont des coeurs de marbre, et les femmes des coeurs
de cire; c'est pourquoi elles sont formées au gré du marbre. Leur
faiblesse est opprimée; elles reçoivent par force les impressions
étrangères de la fraude ou de l'adresse. Ne les accusez donc pas d'être
les auteurs de leurs vices, pas plus que vous n'accuseriez la cire
d'être coupable de méchanceté, parce qu'elle aurait reçu l'empreinte
d'un démon.

CLXXIX.--Leur surface, polie comme une riche plaine, est ouverte à tous
les petits insectes qui rampent. Chez les hommes, comme dans un bois
touffu, sont maints vices endormis dans d'obscures cavernes. A travers
des murs de cristal, on aperçoit le moindre fétu. Les hommes peuvent
masquer leurs crimes par de farouches et sombres regards; les visages
des pauvres femmes sont des livres où elles laissent lire leurs fautes.

CLXXX.--Personne ne déclame contre la fleur flétrie, mais bien contre
l'hiver qui l'a fait périr; ce n'est pas ce qui est dévoré, mais ce qui
dévore qui mérite le blâme. Oh! ne dites donc pas que c'est la faute des
femmes si elles sont exposées aux affronts des hommes; ces coupables et
orgueilleux maîtres rendent les faibles femmes dépendantes de leur
honte.

CLXXXI.--Vous en avez un exemple dans Lucrèce. Assaillie la nuit par la
menace d'une mort prompte et de la honte qui devait s'ensuivre pour elle
et son époux, elle vit qu'il y avait tant de dangers dans la résistance,
qu'une terreur mortelle se répandit dans tout son corps. Qui ne pourrait
violer un corps sans vie?

CLXXXII.--Cependant sa douce patience fit que Lucrèce parla ainsi à sa
suivante qui répétait en sa personne la douleur de sa maîtresse: «Ma
fille, dit-elle, pourquoi verses-tu ces larmes qui tombent en pluie sur
tes joues? Si tu pleures sur mes chagrins, à moi, apprends, douce fille,
que j'en retire peu d'avantage: si les larmes pouvaient me secourir, les
miennes y auraient réussi.

CLXXXIII.--«Mais, dis-moi...» A ces mots elle s'arrêta, et ne reprit
qu'après un profond gémissement. «A quelle heure Tarquin est-il
parti?»--«Madame, avant que je fusse levée, répondit la suivante. Ma
négligence paresseuse est bien blâmable; cependant je puis m'excuser en
disant que je me suis levée avant le jour, et que Tarquin était déjà
parti.

CLXXXIV.--«Mais, madame, si votre suivante l'osait, elle vous
demanderait la cause de votre tristesse.»--«Silence! reprit Lucrèce, si
je te la disais, cette confidence ne la diminuerait pas; car elle est
plus cruelle que je ne puis l'exprimer, et l'on peut bien appeler enfer
une torture plus déchirante qu'on ne peut dire.

CLXXXV.--«Va, apporte-moi papier, encre et plume; non, épargne-toi cette
peine, car j'en ai ici... (que voulais-je dire?) Va dire à un des
domestiques de mon époux de se tenir prêt à porter de suite une lettre à
mon seigneur, à mon ami, à mon bien-aimé, qu'il se prépare à faire hâte,
car la missive est pressée et sera bientôt écrite.»

CLXXXVI.--Sa suivante est partie; elle se met à écrire, promenant
d'abord sa plume au-dessus du papier: l'amour-propre et la douleur se
livrent un combat; ce que la pensée trace est effacé aussitôt par sa
volonté: cette phrase est trop recherchée, cette autre est trop franche;
ses idées se pressent comme une foule d'hommes assiégeant une porte pour
savoir à qui passera le premier.

CLXXXVII.--Enfin elle commence ainsi:

«Digne époux de cette indigne femme qui te salue, je te souhaite la
santé, et puis je te prie (si tu veux revoir encore ta Lucrèce) de
partir en toute hâte et de venir: je me recommande à toi; de notre
maison en deuil, mes douleurs sont cruelles, quoique mes paroles soient
brèves!»

CLXXXVIII.--Elle plie sa lettre, qui n'annonce que vaguement son malheur
trop certain: par cette courte épître, Collatin peut apprendre sa peine,
mais non ce qui la cause; elle n'ose pas la révéler, de peur d'être
soupçonnée d'une dissimulation grossière, avant d'avoir lavé son affront
dans son sang.

CLXXXIX.--D'ailleurs elle réserve l'énergie et la vie de sa douleur pour
le moment où il pourra l'entendre; alors que les soupirs, les sanglots
et les larmes aideront à détourner d'elle les soupçons que le monde
pourrait concevoir: pour les éviter, elle n'a pas voulu prodiguer dans
sa lettre les explications que son désespoir vendra plus certaines.

CXC.--Voir de tristes spectacles touche plus que de les entendre
raconter[2]; car alors l'oeil interprète à l'oreille les gestes qu'il
aperçoit: quand chaque sens nous exprime une partie de la douleur, nous
n'en pouvons entendre ou voir qu'une partie; des détroits profonds font
moins de bruit que des eaux basses, et la douleur reflue par le souffle
des mots.

[Note 2: _To see sad sights moves more than hear them told._

Peut-être est-ce sans le connaître que Shakspeare a traduit ici
littéralement Horace.

      _Segnius irritant animos demissa per aurem_
      _Quam quæ sunt oculis subjecta._
]

CXCI.--Sa lettre est cachetée; elle met pour adresse: «A Collatin, mon
époux; plus que pressée. A Ardéa.» Le courrier vient; elle donne sa
missive, ordonnant au valet à l'air maussade de courir aussi vite que
les oiseaux poussés par les vents du nord: tant de rapidité lui semble
encore trop lente; l'excessive infortune ne mesure pas autrement.

CXCII.--Le rustique vassal la salue avec respect et la regarde en
rougissant; il reçoit le papier sans dire ni non ni oui, et aussitôt
l'innocence honteuse se retire: mais ceux dont le coeur recèle une faute
s'imaginent que tous les yeux voient leur déshonneur; Lucrèce crut que
le valet avait rougi du sien.

CXCIII.--Hélas! pauvre valet, Dieu le sait, c'était chez lui défaut
d'esprit, d'assurance et de hardiesse. Ces innocentes créatures ne
parlent qu'en actions respectueuses, tandis que d'autres promettent une
grande promptitude et prennent leur loisir; c'est ainsi que ce modèle
des siècles passés offrait un air d'honnêteté, mais ne le soutenait
point par des paroles.

CXCIV.--Son excès de zèle éveilla la méfiance de Lucrèce, et la même
rougeur enflamma leurs deux visages: elle crut qu'il rougissait, parce
qu'il connaissait le crime de Tarquin; et, rougissant elle-même, elle le
regarda avec attention; son oeil scrutateur le rendit encore plus
confus; plus elle le vit rougir, plus elle pensa qu'il était instruit de
son outrage.

CXCV.--Mais elle pense longtemps encore avant son retour, et le fidèle
vassal ne fait que de partir: elle ne sait comment abréger le temps; car
elle a tant soupiré, pleuré et gémi, que la source de ses sanglots et de
ses larmes est comme épuisée; elle suspend ses plaintes, cherchant une
nouvelle manière de s'affliger.

CXCVI.--Enfin, elle se rappelle qu'il y a quelque part un beau tableau
du siège de Troie; devant la ville est dessinée l'armée des Grecs, qui
vient la détruire pour venger l'enlèvement d'Hélène, et menace de toutes
parts la fière Ilion. Le peintre avait fuit la cité de Priam si superbe,
qu'on eût dit que le ciel s'abaissait pour en caresser les tours.

CXCVII.--Rival de la nature, l'art avait donné une vie artificielle à
mille objets lamentables; on croyait voir plus d'une larme véritable
versée par une femme sur son mari massacré. Le sang coulait et fumait
comme sur un champ de bataille, et des yeux mourants jetaient de ternes
clartés comme des charbons mourants dans les foyers des nuits d'hiver.

CXCVIII.--Vous auriez vu l'assiégeant humide de sueur et tout noir de
poussière. Sur les remparts de Troie paraissaient les citoyens qui, à
travers leurs meurtrières, regardaient les Grecs. Tout était si parfait
dans ce tableau, que, malgré la distance de la perspective, on
remarquait la tristesse peinte dans leurs yeux.

CXCIX.--Sur le front des chefs grecs, on admirait la grâce, la majesté
et un air triomphant; les jeunes gens étaient pleins d'agilité et de
noblesse; et, çà et là, l'artiste avait plaçé des lâches, marchant à pas
timides, qui ressemblaient si bien à des paysans peureux, qu'on aurait
juré qu'ils frissonnaient en effet.

CC.--Dans Ajax et dans Ulysse! oh! quel art de physionomie! le visage de
chacun exprimait les sentiments de leur coeur; leur figure disait
parfaitement leur caractère. Dans les yeux d'Ajax brillaient la rage et
la rudesse; mais le sourire de l'astucieux Ulysse annonçait la prudence
et l'autorité pleine d'adresse.

CCI.--Vous auriez vu le grave Nestor prêt à haranguer pour exciter les
Grecs au combat; ses gestes mesurés captivaient l'attention et
charmaient la vue. Il semblait parler; sa barbe blanche était légèrement
agitée, et de ses lèvres s'échappait un souffle dont le murmure
s'élevait au ciel.

CCII.--Autour de lui était une foule qui, la bouche béante, semblait se
nourrir de ses sages avis. Chacun était dans l'attitude de l'attention,
comme si une sirène ravissait son oreille; quelques-uns étaient d'une
haute taille, et d'autres moins grands, tant le peintre avait été exact.
Les têtes de plusieurs, presque cachées derrière les autres, avaient
l'air de s'élancer.

CIII.--Ici, la main d'un auteur s'appuie sur l'épaule de son voisin dont
l'oreille masque son nez; là, un autre est rouge et haletant; un
troisième qu'on étouffe semble se débattre et jurer; et dans leur rage,
on dirait que, sans les paroles douces de Nestor, tous sont prêts à se
battre avec le tranchant du glaive.

CCIV.--Tant d'animation animait ce chef-d'oeuvre; l'art était si
trompeur et si bien ménagé, que, pour l'image d'Achille, on ne voyait
que sa lance tenue par une main armée, tandis que lui-même était laissé
derrière, invisible, excepté par la pensée. Une main, un pied; un
profil, une jambe ou une tête suffisaient pour faire deviner un
personnage.

CCV.--Près des remparts de Troie assiégée, au moment où le fier et brave
Hector, son espérance, marchait au combat, on observait maintes mères
troyennes, joyeuses de voir leurs jeunes fils manier leurs armes
étincelantes; à leur espérance, il se mêlait un je ne sais quoi,
semblable à une tache sur un objet brillant, qui ressemblait à une
pénible crainte.

CCVI.--Jusqu'aux bords fumants du Simoïs, théâtre des combats, le sang
coulait en flots de pourpre qui imitaient le combat, en se choquant
entre eux. Leurs vagues se brisaient sur le rivage, et puis se
retiraient jusqu'à ce que, se ralliant à d'autres vagues plus
nombreuses, elles revinssent mêler leur écume à celle du Simoïs.

CCVII.--C'est sur ce chef-d'oeuvre de peinture que Lucrèce est venue
chercher un visage où toutes les douleurs fussent exprimées. Elle en
voit plusieurs sillonnés par les soucis; mais aucun où elle reconnaisse
l'extrême détresse, si ce n'est celui d'Hécube, fixant ses regards sur
Priam, étendu sanglant aux pieds du fier Pyrrhus.

CCVIII.--Le peintre avait retracé en elle les ruines du temps, la beauté
flétrie, et les soucis déchirants. Ses joues étaient couvertes de rides
et de gerçures; elle ne ressemblait plus à ce qu'elle avait été, son
sang bleu s'était noirci dans ses veines. Son corps, privé de son
ancienne fraîcheur, pouvait être comparé à un cadavre dans lequel on
aurait empoisonné la vie.

CCIX.--C'est sur ce triste fantôme que Lucrèce attache ses yeux,
modelant son chagrin sur celui de cette reine déchue, à qui il ne manque
rien que les cris et les reproches amers pour maudire ses cruels
ennemis. Le peintre n'était pas un dieu pour les lui prêter. Lucrèce
s'écrie qu'il a été injuste de lui donner tant de douleur et point de
langue pour s'exprimer.

CCX.--«Pauvre instrument privé de son? dit-elle, je dirai tes douleurs
avec ma voix plaintive, et je verserai un baume sur la blessure peinte
de Priam; je maudirai Pyrrhus qui fut son meurtrier, j'éteindrai avec
mes larmes le long incendie de Troie, et avec mon couteau j'arracherai
les yeux furieux de tous les Grecs qui sont tes ennemis.

CCXI.--«Montre-moi la prostituée qui commença cette guerre, afin que mes
ongles la défigurent. C'est ton impudicité; ô Pâris, insensé! qui attira
sur Troie ce poids de colère: ton oeil alluma le feu qui brûle ici; et
c'est par le crime de ton oeil que périssent dans Troie le père, le
fils, la mère et la fille.

CCXII.--«Pourquoi le plaisir d'un seul homme devient-il le fléau d'un si
grand nombre? Que le crime commis par un seul ne retombe que sur la tête
de celui qui l'a commis; que les âmes innocentes soient exemptes des
malheurs du coupable. Pourquoi l'offense d'un mortel détruirait-elle une
ville et deviendrait-elle une offense générale?

CCXIII.--«Voici Hécube qui pleure, et Priam qui meurt. Là, le vaillant
Hector succombe, et Troïlus élève la voix. Ici l'ami est étendu avec son
ami dans une tombe sanglante, et quelquefois c'est l'ami qui blesse sans
le savoir celui qui lui est cher! la licence d'un seul homme cause tous
ces trépas. Si le vieux Priam eût réprimé la passion de son fils, Troie
eût brillé des rayons de la gloire et non des flammes de l'incendie.»

CCXIV.--Lucrèce pleure sur les malheurs de Troie en peinture: car le
chagrin, tel qu'une lourde cloche une fois ébranlée, s'agite par son
propre poids, et il faut peu de chose pour en tirer de lamentables sons.
C'est ainsi que Lucrèce gémit en s'adressant à la tristesse et aux
douleurs tracées par l'artiste. Elle leur prête ses paroles et emprunte
leurs regards.

CCXV.--Elle parcourt la toile des yeux, et plaint chaque figure qu'elle
trouve isolée. Enfin elle voit un personnage enchaîné qui a l'air
malheureux et qui regarde les Phrygiens. Son visage, quoique plein de
soucis, trahit une espèce de joie. Il s'avance vers Troie avec une coupe
de bergers, si résigné que sa patience semble mépriser ses maux.

CCXVI.--Le peintre avait appelé tout son art à son secours, pour lui
donner une habile dissimulation, un air d'innocence, une démarche
humble, un regard calme, des yeux humides de larmes, un front ouvert et
prêt à accueillir l'infortune, des joues ni pâles ni colorées, mais où
se mêlaient si bien les deux nuances que sa rougeur ne trahissait point
le crime, ni sa pâleur l'âme perfide des traîtres.

CCXVII.--Mais comme un démon exercé dans son rôle, il avait un tel
aspect d'innocence, sous lequel se cachaient ses secrets desseins, que
le soupçon lui-même ne se serait pas douté que la ruse perfide et le
parjure parvinssent à produire de si noirs orages dans un si beau jour,
et à souiller d'un crime infernal une forme aussi angélique.

CCXVIII.--L'artiste habile avait voulu représenter, par cette douce
ressemblance, le perfide Sinon, dont le récit séduisit et perdit le
crédule Priam, et dont les paroles, comme un feu dévorant, consumèrent
les splendeurs de la riche Ilion, aux grands regrets des cieux,
tellement que les étoiles s'élancèrent de leur sphère fixe, quand elles
eurent perdu le miroir où elles aimaient à se contempler.

CCXIX.--Lucrèce regarde attentivement cette partie du chef-d'oeuvre, et
reproche au peintre son admirable talent. Selon elle, il s'était trompé
dans l'image de Sinon, en donnant une âme si noire à un si beau corps.
Elle le regarde, et puis le regarde encore, trouvant qu'un air de vérité
est si évident sur ce visage, qu'elle en conclut qu'il est calomnié.

CCXX.--«Il ne se peut, dit-elle, que tant de perfidie...» elle voulait
ajouter: «se cache sous des traits semblables;» mais l'aspect de Tarquin
s'offrit à son esprit, et au lieu de continuer, elle reprit et changea
le sens de ses paroles en disant: «Oui, il n'est que trop possible qu'un
tel visage cache un coeur criminel.

CCXXI.--«Car de même que l'astucieux Sinon est représenté si triste, si
fatigué et si doux (comme affaibli par la douleur et une pénible route),
de même je vis arriver Tarquin armé, avec la même bonne foi au dehors et
les mêmes vices au fond du coeur. Priam accueillit Sinon: j'ai aussi
accueilli Tarquin, et mon Ilion a péri.

CCXXII.--«Voyez, voyez comme Priam en l'écoutant pleure touché des
larmes feintes de Sinon. Priam! tu es vieux, que n'es-Turanian prudent?
Pour chaque larme qu'il répand, un Troyen doit périr. C'est du feu qui
sort de ses yeux et non des pleurs. Ces perles liquides qui émeuvent ta
pitié sont des flammes inextinguibles qui vont brûler ta ville.

CCXXIII.--«De tels démons vont chercher leur ruse dans le sombre enfer,
car au milieu de la fureur, Sinon tremble de froid, et un feu brûlant
réside dans cette glace; ces contraires s'unissent pour séduire les
esprits faibles et leur donner du courage. C'est ainsi que les larmes du
perfide Sinon trompent la bonne foi de Priam, et qu'il trouve moyen de
brûler sa Troie avec de l'eau.»

CCXXIV.--A ces mots elle est transportée d'une si violente colère, que
toute patience est bannie de son sein: elle déchire Sinon inanimé avec
ses ongles, le comparant à cet hôte dont le crime la force à se détester
elle-même. Enfin, elle s'arrête en souriant et dit: «Insensée que je
suis, ces blessures ne lui feront aucun mal.»

CCXXV.--C'est ainsi que va et vient sa douleur et qu'elle fatigue le
temps de ses plaintes. Elle désire la nuit et puis l'aurore, et accuse
la lenteur de l'une et de l'autre: le temps si court lui paraît long
dans ses angoisses. Quoique le poids du chagrin soit accablant, il ne
produit guère le sommeil, et ceux qui veillent trouvent le temps bien
long.

CCXXVI.--Elle a cherche à éluder ses pensées en s'occupant d'images
peintes, et à se distraire du sentiment de ses maux en plaignant ceux
des autres et en contemplant le tableau de leurs infortunes. Il en est
qui sont soulagés, mais jamais guéris, en songeant que leurs douleurs
ont été éprouvées par d'autres.

CCXXVII.--Mais le zélé messager arrive et amène Collatin, qui ne vient
pas seul. Il trouve sa Lucrèce en noirs habits de deuil; et, autour de
ses yeux flétris par les larmes, il aperçoit des cercles d'azur qui,
tels que des arcs-en-ciel sur l'horizon, prédisent de nouveaux orages
après ceux qui viennent de passer.

CCXXVIII.--A cette vue, son époux affligé la regarde avec surprise. Les
yeux de Lucrèce, quoique inondés de larmes, sont rouges et irrités, et
son teint si vermeil a été fané par les soucis. Collatin n'a pas la
force de lui demander comment elle se porte, et tous deux restent
immobiles comme d'anciennes connaissances longtemps absentes et
surprises du hasard qui les réunit.

CCXXIX.--Enfin il prend sa main pâle, et commence en ces termes: «Quel
fatal événement est donc survenu, et pourquoi trembles-tu, ma
bien-aimée? Quel chagrin t'a enlevé tes belles couleurs? Pourquoi ce
vêtement de deuil? Révèle-nous, ma femme chérie, la cause de tant de
douleurs, afin que nous puissions te secourir.»

CCXXX.--Trois fois elle soupire amèrement avant de pouvoir prononcer une
parole. Enfin, suppliée de répondre, elle se prépare humblement à faire
connaître que son honneur a été surpris et enlevé par l'ennemi. Collatin
et ses compagnons attendent impatiemment ses aveux et l'écoutent avec
une douloureuse attention.

CCXXXI.--Ce pâle cygne, au milieu de l'humide élément de ses larmes,
commence le mélancolique chant de sa mort.

«Peu de mots, dit-elle, suffiront pour la révélation d'un attentat qui
ne peut être excusé. J'ai maintenant plus de douleurs que de paroles, et
il serait trop long de raconter toutes mes plaintes avec une seule
langue.

CCXXXII.--«Qu'il lui soit donc permis de dire seulement, cher époux,
qu'un étranger est venu et s'est couché sur le coussin où tu avais
coutume de reposer ta tête fatiguée; et de tout ce que tu pourras
imaginer que la violence ait pu me faire, hélas! rien n'a été épargné à
ta Lucrèce.

CCXXXIII.--«A l'heure ténébreuse de minuit, est entré à à pas comptés
dans ma chambre un homme armé d'un glaive étincelant et d'une torche; il
m'a dit à voix basse: Réveille-toi, dame romaine, accueille mon amour,
ou je te livre à une éternelle honte, toi et les tiens, si tu contrains
ma passion.

CCXXXIV.--«A moins que tu n'accordes tout à mes désirs, à-t-il ajouté,
je tue un de les plus hideux valets et je t'immole ensuite, dans
l'intention de jurer que je vous ai surpris dans d'impudiques
embrassements, et que j'ai frappé les coupables. Cet acte fera ma gloire
et ton éternelle infamie.

CCXXXV.--«Alors j'ai frémi et crié. Il a fixé son glaive sur mon sein,
jurant que si je ne cédais pas, je ne vivrais pas pour prononcer une
autre parole; qu'ainsi ma honte me survivrait, et qu'on n'oublierait
jamais dans la puissante Rome l'adultère de Lucrèce, sa mort et celle de
son valet.

CCXXXVI.--«Mon ennemi était fort, et moi, hélas! j'étais faible encore
par la terreur qui m'agitait; mon juge sanguinaire me défendit de parler
et de lui faire entendre la voix de la justice. Dans sa fureur de
débauche, il prétendit que ma beauté avait volé ses yeux; et quand le
juge se plaint d'avoir été volé, le prisonnier meurt.

CCXXXVII.--«Oh! apprenez-moi à m'excuser moi-même, ou du moins
accordez-moi de pouvoir dire que, si mon sang est souillé par cet
affront, mon âme est pure et sans tache. Mon âme n'a point été
contrainte ni complice de ma faiblesse, elle est restée innocente et
désespérée dans son asile empoisonné.»

CCXXXVIII.--Ici le malheureux possesseur de tant d'espérances ruinées,
la tête penchée, les bras croisés, les yeux tristement immobiles, et la
voix tremblante de douleur, commence à agiter ses lèvres pâles pour
exhaler la souffrance qui arrête sa réponse; mais, hélas! vains efforts,
ses paroles expirent sur ses lèvres.

CCXXXIX.--Telle, sous l'arche d'un pont, une onde mugissante dépasse la
vitesse de l'oeil qui la suit; elle bondit dans son orgueil, et
rebrousse chemin vers l'étroit passage qui l'a forcée à cette fuite
rapide; elle s'est élancée furieuse, et revient furieuse encore. C'est
ainsi que les soupirs et la douleur de Collatin pressent les paroles qui
rentrent aussitôt dans son sein.

CCXL.--Lucrèce, témoin de ce désespoir muet, excite en ces termes sa
rage: «Cher époux, ta douleur ajoute encore à ma douleur; la pluie ne
saurait tarir un torrent; ma peine, déjà si cruelle, le devient encore
davantage à la vue de ta fureur; qu'il suffise donc de deux yeux en
larmes pour pleurer notre commune infortune.

CCXLI.--«Pour l'amour de moi, ou du moins pour l'amour de celle qui te
charmait alors, de celle qui était ta Lucrèce, écoute-moi; venge-toi
immédiatement de celui qui s'est fait mon ennemi, le tien, le sien;
suppose que lu me protèges contre le crime déjà commis: il est trop
tard, mais que le traître meure; car la clémence de la justice alimente
l'iniquité.

CCXLI.--«Mais avant que je le nomme, nobles seigneurs, ajoute-t-elle en
s'adressant à ceux qui étaient venus avec Collatin, engagez-moi votre
honneur que vous poursuiviez sans délai la vengeance de mon affront; car
c'est une action méritoire de punir l'injustice, et par leur serment les
chevaliers sont obligés de venger las injures faites aux dames.»

CCXLII.--A cette requête, chacun des seigneurs présents s'empresse avec
générosité de promettre fidélité aux voeux de la chevalerie; chacun est
impatient de connaître l'odieux ennemi de Lucrèce; mais à peine
avait-elle commencé son dernier aveu qu'elle l'interrompt: «Oh! parlez,
dit-elle, comment puis-je me laver de cette tache involontaire?

CCXLIV.--«Quel est le nom que mérite ma faute, à laquelle d'horribles
circonstances m'ont forcée? mon âme qui reste pure est-elle affranchie
de cette souillure, ou mon honneur est-il à jamais perdu? à quelle
condition puis-je le réparer? la source empoisonnée se purifie
elle-même; pourquoi ne le pourrais-je pas comme elle?»

CCXLV.--Là-dessus, tous en même temps lui protestent que son âme
innocente purifie la tache de son corps, tandis qu'avec un triste
sourire elle détourne son visage où les larmes ont gravé l'impression
profonde de l'infortune. «Non, non, dit-elle, jamais une femme ne pourra
dans l'avenir se prévaloir de mon excuse pour s'excuser.»

CCXLVI.--Puis avec un soupir, comme si son coeur allait se briser, elle
prononce le nom de Tarquin: «C'est lui, lui,» dit-elle; mais elle ne put
dire autre chose que «lui;» enfin, après une longue hésitation et des
sanglots: «C'est lui, lui, mon noble époux, continua-t-elle; c'est lui
qui guide ma main, et m'oblige à me faire cette blessure.»

CCXLVII.--Et à ces mots elle enfonça dans son sein innocent un coupable
couteau qui en fit sortir son âme: ce coup la délivra de la profonde
inquiétude et de la prison impure où elle respirait; ses soupirs
repentants aidèrent son essor vers les nuages, et la date de sa vie fut
effacée par le sang de ses blessures.

CCXLVIII.--Collatin et les seigneurs ses amis restèrent pétrifiés par
cet acte terrible, jusqu'à ce que le père de Lucrèce, témoin de sa mort,
se précipita sur son cadavre sanglant. Brutus tira le couteau de la
blessure; et, en ce moment, son sang, comme indigné, repoussa le fer
meurtrier.

CCXLIX.--Sortant à gros bouillons de son sein, il se divise, en deux
ruisseaux; ils entourent d'un cercle de pourpre son corps isolé, qui
demeure au milieu de cette onde effrayante, comme une île qu'on vient de
ravager et de dépeupler; une partie de ce sang reste pur et rouge, et
une autre se noircit; c'était celui qu'avait souillé le perfide Tarquin.

CCL.--Près des flots gelés de ce sang noir coule une eau qui semble
pleurer sur sa souillure; et depuis, comme plaignant les malheurs de
Lucrèce, le sang corrompu a toujours une partie aqueuse, et le sang pur
conserve sa couleur de pourpre, comme s'il rougissait de celui qui est
ainsi putréfié.

CCLI.--«Ma fille! ma chère fille! s'écrie le vieux Lucrétius; elle
m'appartenait cette vie dont tu viens de te dépouiller. Si dans l'enfant
est l'image du père, où vivrai-je maintenant que Lucrèce n'est plus? Ce
n'était pas pour cette fin que tu étais sortie de mes flancs: si les
enfants précèdent les pères dans la tombe, nous sommes donc leurs
fruits, ils ne sont plus les nôtres.

CCLII.--«Pauvre glace brisée, souvent j'ai vu dans ton doux visage ma
vieillesse qui semblait renaître; ce miroir jadis si beau, et maintenant
obscurci, ne me montre plus qu'un triste squelette usé par le temps; oh!
tu as ravi mon image à mes yeux, et tellement terni la beauté de mon
miroir, que je ne puis plus me revoir comme j'étais jadis.

CCLIII.--«O temps! cesse ta course, et ne dure pas plus longtemps, si
ceux qui devraient survivre cessent ainsi de vivre. La mort destructive
domptera-t-elle les forts pour laisser la vie à la faiblesse
chancelante? les vieilles abeilles meurent, les jeunes occupent la
ruche. Vis donc, chère Lucrèce; reviens à la vie, et vois ton père
mourir au lieu de toi.»

CCLIV.--Cependant Collatin s'éveille comme d'un songe, et dit à
Lucrétius de faire place à sa douleur: il tombe dans le sang glace de
Lucrèce, y colore la pâleur de son visage, et semble expirer avec son
épouse, jusqu'à ce qu'une honte virile le rappelle à lui pour vivre et
venger sa mort.

CCLV.--La profonde angoisse de son âme avait mis comme un sceau sur sa
langue, qui, furieuse que le chagrin arrête si longtemps ses paroles
consolantes pour le coeur, commence à parler; mais sur ses lèvres se
pressent de faibles accents, si confus que personne ne pouvait en
distinguer le sens.

CCLVI.--Cependant le nom de Tarquin était parfois prononcé clairement,
mais entre ses dents, comme s'il déchirait ce nom; c'est une tempête qui
se prépare et qui accumule ses vents et ses ondes jusqu'à ce que la
pluie tombe. Enfin le père et le fils pleurent également et à l'envi,
l'un sa fille, l'autre son épouse.

CCLVII.--Tous deux la réclament, et aucun d'eux ne peut plus la
posséder; le père dit: «Elle est à moi.»--«Oh! elle est à moi, répond
l'époux; ne me ravissez pas l'intérêt de ma douleur: que personne ne se
vante de la pleurer, car elle était à moi seul; elle ne doit être
pleurée que par Collatin.»

CCLVIII.--«Ah! dit Lucrétius, elle tenait de moi cette vie dont elle a
tranché le cours trop tôt et trop tard.»--«Malheur, malheur, dit
Collatin; elle était mon épouse, je la possédais, c'est mon bien qu'elle
a tué.» Les mots de fille et d'épouse déchiraient l'air qui, retenant la
vie de Lucrèce, répondait à ces cris: «Ma fille» et «mon épouse.»

CCLIX.--Brutus, qui avait arraché le couteau du sein de Lucrèce, voyant
cette rivalité de douleur, commence à rendre à son intelligence son
orgueil et sa dignité, et il ensevelit sa folie apparente dans la
blessure de Lucrèce. Parmi les Romains, Brutus était considéré comme les
fous à la cour des rois, pour ses bons mots et ses extravagantes
saillies.

CCLX.--Maintenant il jette de côté ce manteau trompeur sous lequel se
déguisait une profonde politique, et il fait usage de son esprit
longtemps caché pour tarir les larmes de Collatin: «Romain outragé,
dit-il, relève-toi, souffre qu'un fou supposé et mal connu donne une
leçon à ton expérience.

CCLXI.--«Quoi donc! Collatin, la douleur guérit-elle la douleur? les
blessures soulagent-elles les blessures? le chagrin apporte-t-il un
remède au chagrin? est-ce te venger que de te frapper toi-même pour cet
attentat qui coûte la vie à la belle Lucrèce? Cette puérilité vient
d'une âme faible. Ta malheureuse épouse s'est abusée en se tuant de la
main qui aurait dû tuer son ennemi.

CCLXII.--«Vaillant Romain, n'abaisse pas ton coeur à ces lamentations et
à ces larmes; mais fléchis le genou avec moi pour m'aider à supplier les
dieux de Rome de permettre que la force de nos bras bannisse les
oppresseurs abominables qui déshonorent Rome par leurs forfaits.

CCLXIII.--«Voici, par le Capitole que nous adorons, par ce chaste sang
si injustement souillé, par le soleil qui nous éclaire et renouvelle les
richesses de la nature, par tous nos droits comme citoyens de Rome, par
l'âme de cette chaste Lucrèce qui naguère encore nous confiait ses
affronts, par ce couteau sanglant, nous vengerons la mort de cette femme
fidèle.»

CCLXIV.--Il dit, appuie sa main sur son coeur et baise le fatal couteau
pour consacrer son serment: il excite ses amis à le répéter avec lui.
Tous le regardent avec surprise et l'écoutent parler, puis ils
s'agenouillent à ses côtés: Brutus répète son serment solennel, tous
jurent d'y être fidèles.

CCLXV.--Quand ils eurent prononcé ce voeu de vengeance, ils résolurent
de porter Lucrèce à Rome pour exposer à tous les yeux le corps sanglant,
et publier ainsi le noir attentat de Tarquin. Ce projet s'exécute
aussitôt, et les Romains applaudissent au décret qui bannit à jamais
Tarquin.

FIN DE LA MORT DE LUCRÈCE.
                
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