William Shakespear
La mort de Lucrèce
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CXXVII.--«Tu persuades à la vestale de violer son voeu; tu souffles le feu quand la tempérance fond. Tu étouffes la probité, tu immoles la vérité; indigne complice, infâme entremetteuse, tu sèmes la calomnie et tu écartes la louange; tu t'associes au viol, à la perfidie, aux brigands. Ton miel se change en fiel, ta jouissance en douleur. CXXVIII.--«A tes plaisirs secrets succède la honte publique; à tes festins cachés un jeûne solennel, à tes titres flatteurs un nom déshonoré, à ta langueur miellée un goût d'absinthe, et tes vanités forcées ne sauraient être durables. Comment se fait-il donc, vile occasion, qu'étant si méchante, il y ait tant de gens qui te recherchent? CXXIX.--«Quand seras-tu l'ami de l'humble suppliant, quand le conduiras-tu au lieu où il obtiendra ce qu'il désire, quand amèneras-tu la fin des grands débats, quand délivreras-tu l'âme que le malheur enchaîne, quand guériras-tu les malades, quand soulageras-tu les affligés? le pauvre, le boiteux, l'aveugle languissent, pleurent et t'implorent, mais ils ne trouvent jamais l'occasion. CXXX.--«Le malade meurt pendant que le médecin dort, l'orphelin gémit pendant que l'oppresseur est heureux, le juge est en festin pendant que la veuve pleure; la prudence se divertit pendant que le vice naît, tu n'accordes jamais rien aux actions charitables. La colère, l'envie, la trahison, le rapt, le meurtre triomphent, tu leur donnes tes heures pour pages. CXXXI.--«Quand la vertu et la vérité ont affaire à toi, mille traverses les privent de ton secours; elles achètent ton appui, mais le crime ne le paye jamais; il vient sans frais, et tu es satisfaite de l'écouter et de lui accorder ce qu'il demande. Mon Collatin aurait pu venir vers moi quand Tarquin est venu; c'est toi qui l'as retenu. CXXXII.--«Tu es coupable de meurtre, de larcin, coupable de parjure et de subornation, coupable de trahison, de fausseté et d'imposture, coupable de l'abominable inceste. Tu es de ton plein gré consentante à tous les crimes passés, et à tous les crimes à venir, depuis la création jusqu'à la fin du monde. CXXXIII.--«Temps difforme, compagnon de l'horrible nuit, agile coursier du hideux souci, toi qui dévores la jeunesse, esclave trompeur des plaisirs trompeurs, lâche sentinelle des chagrins, cheval de bât du crime, séducteur de la vertu, tu nourris et tu détruis tout ce qui est. Oh! écoute-moi! temps méchant et maudit, sois coupable de ma mort, puisque tu l'es de mon crime. CXXXIV.--«Pourquoi ta servante, l'occasion, a-t-elle trahi les heures que tu m'avais accordées pour mon repos? pourquoi corrompre mon bonheur, et m'enchaîner à une suite infinie de maux éternels? Le devoir du Temps est de déjouer la haine des ennemis, de détruire les erreurs nées de l'opinion, et de ne pas laisser souiller une couche légitime. CXXXV.--«La gloire du temps, c'est d'apaiser les querelles des rois, de démasquer la fausseté, d'amener la vérité au jour, et de mettre le sceau des siècles sur les choses antiques, de veiller le matin, de faire sentinelle la nuit, de poursuivre l'injustice jusqu'à ce qu'elle répare ses torts, de ruiner les somptueux édifices et de souiller de poussière leurs dômes dorés. CXXXVI.--«Sa gloire est de remplir de trous de vers les vastes monuments, de fournir l'oubli de ruines, d'effacer de vieux livres, d'en altérer le contenu, d'arracher les plumes aux ailes des vieux corbeaux, d'épuiser la sève des vieux chênes, de féconder les printemps et de tourner la roue capricieuse de la Fortune. CXXXVII.--«Sa gloire est de faire voir à l'aïeule les filles de sa fille, de faire de l'enfant un homme, de l'homme un enfant; de tuer le tigre qui vit de meurtre, d'apprivoiser la licorne et le lion farouche; de se jouer de l'homme rusé et de le tromper par lui-même, de réjouir le laboureur par d'abondantes moissons, et d'user de grosses pierres avec de petites gouttes d'eau. CXXXVIII.--«Pourquoi fais-tu tant de mal dans ton long pèlerinage, si tu ne peux revenir pour le réparer? Une pauvre minute par siècle t'achèterait un million d'amis, si tu donnais de l'esprit à celui qui prête à de mauvais débiteurs! O fatale nuit! si tu pouvais rétrograder d'une heure je préviendrais cette tempête et j'éviterais le naufrage. CXXXIX.--«Serviteur sans fin de l'éternité! arrête par quelque malheur Tarquin dans sa fuite; invente tout pour lui faire maudire cette maudite nuit, que des fantômes hideux effrayent ses yeux coupables, et que la sinistre pensée de son crime transforme pour lui chaque buisson en démon difforme. CXL.--«Trouble ses heures de repos par des angoisses incessantes; tourmente-le dans son lit par des sanglots qui l'oppressent, qu'il pousse des gémissements pitoyables; mais n'en aie point pitié, qu'il ne rencontre que des coeurs plus durs que le marbre. Que les femmes les plus douces oublient leur douceur et soient pour lui plus terribles que des tigres dans le désert! CXLI.--«Qu'il ait le temps d'arracher sa chevelure bouclée, qu'il ait le temps de tourner sa rage contre lui-même, qu'il ait le temps de désespérer du secours du temps, qu'il ait Je temps de vivre en esclave méprisé, qu'il ait le temps de mendier son pain, qu'il ait le temps de voir un mendiant lui refuser des restes dédaignés! CXLII.--«Qu'il ait le temps de voir ses amis devenir ses ennemis, et de voir les fous le tourner en dérision; qu'il ait le temps d'apprendre combien le temps s'écoule lentement dans les regrets, combien il est court et rapide aux heures de la folie et du plaisir! Que son crime ineffaçable ait le temps de déplorer l'abus de son temps! CXLIII.--«O temps! précepteur du bon et du méchant, apprends-moi à maudire celui à qui tu as appris ce crime. Que le scélérat devienne fou de peur en voyant son ombre! que lui-même cherche à s'ôter la vie: c'est à ses misérables mains qu'il appartient de verser son sang misérable. Y aurait-il un homme assez vil pour servir de bourreau à un si vil esclave! CXLIV.--«Plus vil encore il est, parce qu'il est fils de roi, lui qui trompe les espérances de son père par de basses actions! Plus l'homme est puissant, plus il mérite de respect ou de haine, car la plus grande infamie s'attache au rang le plus élevé. La lune a assez d'un grand nuage pour se voiler; les petites étoiles se cachent quand elles veulent. CXLV.--«Le corbeau peut tremper ses ailes noires comme le charbon dans un bourbier et s'envoler sans que l'on aperçoive la fange qui les tache; mais si le cygne, blanc comme la neige, veut en faire de même, la tache se reconnaît sur son col argenté. Les pauvres serviteurs sont une nuit obscure, les rois sont un jour resplendissant. Les moucherons volent inaperçus, les aigles frappent tous les regards. CXLVI.--«Loin d'ici, vains mots, interprètes des cerveaux creux, sons sans utilité, faibles arbitres, allez dans les écoles où l'on se fait un art de la dispute; allez servir les insipides débats de ceux qui en amusent leurs loisirs: soyez médiateurs des clients tremblants de perdre leur cause; pour moi je ne ferai pas le moindre argument, puisque je n'ai rien à attendre du secours de la loi. CXLVII.--«En vain je maudis l'occasion, le temps, Tarquin et la sombre nuit, en vain je cherche querelle à mon infamie; en vain je repousse mon désespoir; cette inutile fumée de mots ne me fait aucun bien, le seul remède qui puisse me guérir, c'est de verser tout mon sang impur. CXLVIII.--«Pauvre main, pourquoi frémis-tu à ce décret? Honore-toi en me débarrassant de cette honte; car si je meurs, mon honneur survit en toi: si je vis, tu as part à mon infamie; puisque tu n'as pu défendre ta dame loyale, puisque tu as eu peur de déchirer son perfide ennemi, immole-toi avec elle pour avoir cédé ainsi.» CXLIX.--Elle dit et s'élance de sa couche en désordre pour saisir dans son désespoir quelque instrument; mais elle n'est pas dans une maison de meurtre, et ne trouve aucun instrument pour agrandir le passage de son souffle, qui se presse entre ses lèvres et s'évanouit comme la fumée de l'Etna, qui se consume dans les airs, ou comme celle qu'exhale un canon qu'on décharge. CL.--«Vainement, dit-elle, je vis et je cherche quelque bienheureux moyen de finir une malheureuse vie: j'ai eu peur d'être tuée par le glaive de Tarquin, et cependant je cherche un couteau pour la même intention; mais quand j'avais peur, j'étais une femme loyale; je le suis encore: oh non! ce ne peut-être: Tarquin m'a dépouillée de ce noble titre. CLI.--«Oh! j'ai perdu ce qui me faisait aimer la vie, je n'ai donc plus de motif de craindre la mort; en effaçant ma souillure par la mort, du moins je donne un gage de gloire aux couleurs de la calomnie, et une vie mourante à l'éternelle honte. Ressource insuffisante, après avoir perdu le trésor, que de brûler l'innocente cassette où il était! CLII.--«Eh bien! cher Collatin! tu ne connaîtras pas le goût corrompu de la foi violée; je n'outragerai pas ton amour sincère; je ne prétendrai pas que mon serment est resté intact. Cette greffe bâtarde ne croîtra pas. Celui qui a souillé ta tige ne se vantera pas que tu es le tendre père de son fruit. CLIII.--«Il ne rira pas à tes dépens dans sa pensée secrète, il n'égayera point ses compagnons de débauche sur ton affront: tu sauras que je n'ai point été lâchement achetée avec de l'or, mais que la porte a été forcée. Pour moi, je suis la maîtresse de mon sort et je ne me pardonnerai que lorsque la vie aura payé au trépas mon offense involontaire. CLIV.--«Je ne t'empoisonnerai point de ma souillure; je ne masquerai point ma faute par d'adroites excuses. Je ne colorerai pas la noirceur de mon crime pour cacher la vérité sur les horreurs de cette perfide nuit. Ma bouche révélera tout. Mes yeux, tels que des écluses, ou semblables à la source des montagnes, qui arrose un vallon, répandront de purs ruisseaux pour laver mon aveu impur.» CLV.--Cependant la plaintive Philomèle avait terminé le chant mélodieux de ses douleurs nocturnes; la nuit solennelle descendait d'un pas lent et triste dans les gouffres de l'effroyable enfer; l'aurore rougissant prête sa lumière à tous les yeux qui la désirent; mais, dans sa douleur, Lucrèce se reproche de voir et regrette les ombres de la nuit. CLVI.--Le jour révélateur épie à travers toutes les fentes et semble l'apercevoir au lieu où elle est assise tout en pleurs. C'est à lui qu'elle s'adresse en sanglotant: «Oeil des yeux, pourquoi cherches-tu à poindre par ma fenêtre? Cesse tes regards indiscrets, caresse de tes rayons les yeux qui dorment encore, ne brûle pas mon front de ta lumière éblouissante, car le jour n'a rien à faire avec ce qui se passe la nuit.» CLVII.--C'est ainsi que Lucrèce s'en prend à tout ce qu'elle voit: le vrai chagrin est radoteur et fantastique comme un enfant, qui, une fois qu'il boude, voit tout avec humeur. Ce sont les anciennes douleurs et non les douleurs nouvelles qui s'adoucissent. La durée dompte les unes, les autres sont telles qu'un nageur inhabile, plongeant toujours péniblement et se noyant par défaut d'adresse. CLVIII.--C'est ainsi que Lucrèce, enfoncée dans une mer de soucis, se fâche contre tout ce qu'elle voit, et rapporte tout à son chagrin; tous les objets viennent les uns après les autres accroître la force de son désespoir. Quelquefois il est muet et ne parle plus, quelquefois il est en démence et parle trop. CLIX.--Les petits oiseaux qui chantent dans leur joie matinale la désolent par leur douce mélodie, car la gaieté est alors importune; les âmes tristes souffrent mortellement dans les sociétés joyeuses; le chagrin se plaît davantage dans la compagnie du chagrin: le chagrin véritable cherche la sympathie de son semblable. CLX.--C'est une double mort de faire naufrage à l'aspect du rivage; il languit dix fois celui qui languit en voyant de la nourriture: la vue du baume rend la plaie plus douloureuse. Les grandes douleurs déplorent surtout ce qui les peut soulager. Les profonds regrets s'avancent comme un fleuve paisible qui, étant arrêté, franchit ses bords. Le chagrin qu'on plaisante ne connaît ni lois ni limites. CLXI.--«Oiseaux railleurs, dit-elle, renfermez vos accents dans vos seins garnis de plumes; soyez silencieux et muets en ma présence; mon trouble plein d'angoisse n'aime aucune cadence de sons: une hôtesse triste ne peut souffrir des hôtes joyeux. Réservez vos accords pour ceux à qui ils plaisent; l'infortune aime la mélancolie, qui marque la mesure avec des pleurs. CLXII.--«Viens, Philomèle qui chantes le viol; fais ton triste bocage de mes cheveux épars; de même que la terre humide pleure sur ta langueur, je verserai une larme à chaque son mélancolique, et je soutiendrai le diapason avec mes profonds sanglots. Pour refrain, je murmurerai le nom de Tarquin, tandis que tu moduleras celui de Térée. CLXIII.--«Pendant que tu feras ta partie contre un buisson, pour entretenir le souvenir de tes maux cuisants, moi, malheureuse, afin de t'imiter, je fixerai contre mon coeur un couteau acéré pour effrayer mes regards; et s'ils se troublent, je tomberai et mourrai. Ces moyens, comme les touches sur un instrument, mettront les cordes de nos coeurs au vrai ton de la douleur. CLXIV.--«Pauvre oiseau, puisque tu ne chantes pas pendant le jour, comme honteux d'être aperçu, nous choisirons quelque désert profond et sombre, écarté de la route, où ne pénètrent ni la chaleur brûlante, ni le froid glacial, et là, nous adressant aux bêtes féroces, nous leur ferons entendre des airs mélancoliques pour les adoucir. Si les hommes sont aussi cruels que les bêtes, que les bêtes aient un coeur compatissant.» CLXV.--Comme la pauvre biche effrayée qui s'arrête et regarde, immobile et incertaine de quel côté elle fuira, ou comme celui qui, égaré dans un labyrinthe, a peine à reconnaître sa route, Lucrèce reste indécise, ne sachant lequel est préférable de vivre ou de mourir, quand la vie est honteuse et que la mort lui coûte. CLXVI.--«Me tuer! dit-elle. Hélas! ne serait-ce pas souiller à la fois mon âme et mon corps? Ceux qui perdent une moitié vivent avec plus de patience que ceux qui sont dépouillés du tout: c'est une mère sans raison et sans pitié que celle qui, ayant deux aimables enfants, quand la mort lui en enlève un, tue l'autre et n'en a plus. CLXVII.--«De mon corps ou de mon âme, lequel m'était le plus cher quand l'un était pur et l'autre céleste? lequel préférais-je quand tous deux appartenaient au ciel et à Collatin? Hélas! Qu'on déchire l'écorce du pin superbe, ses feuilles se flétriront, sa sève se tarira. Il en est ainsi de mon âme blessée dans son écorce. CLXVIII.--«Sa demeure est saccagée, son repos interrompu, son asile pris d'assaut par l'ennemi, son saint temple souillé, pillé, profane par l'audacieuse infamie; que l'on ne m'accuse donc pas d'impiété, si, dans une forteresse ainsi battue en ruine, je fais une brèche pour en enlever mon âme malheureuse. CLXIX.--«Cependant je ne veux pas mourir jusqu'à ce que mon Collatin ait appris la cause de ma mort prématurée, afin que, dans cette heure de mon agonie, il puisse jurer vengeance sur celui qui me force d'abréger mes jours. Je léguerai mon sang impur à Tarquin. Souillé par lui, il sera versé par lui, et, comme il le mérite, je le dirai dans mon testament. CLXX.--«Je léguerai mon honneur au couteau qui blessera mon corps déshonoré. C'est un honneur de terminer une vie déshonorée. L'un vivra quand l'autre ne sera plus. C'est ainsi que de mes cendres naîtra ma gloire; car dans ma mort je tue le mépris insultant: ma honte étant morte, mon honneur renaît. CLXXI.--«Seigneur adoré de ce trésor que j'ai perdu, quel héritage te laisserai-je? Mon courage fera ton orgueil, et ton exemple pour te venger. Apprends par ma fin quelle doit être celle de Tarquin. _Moi_, ton amie, j'immolerai _moi_, ton ennemie. Pour l'amour de moi, traite de même le perfide Tarquin. CLXXII.--«J'achève en quelques mots mes dernières volontés: mon âme au ciel, mon corps à la terre, et toi, ô mon époux, prends mon courage; mon honneur au couteau qui m'ouvrira le sein, ma honte à celui qui souilla ma réputation, et tout ce qui survivra de ma gloire sera partagé à ceux qui vivront et ne penseront pas mal de moi. CLXXIII.--Toi, Collatin, tu veilleras à l'exécution de ce testament. Hélas! pourquoi faut-il que tu le voies! Mon sang lavera mon affront; la noble fin de ma vie rachètera l'acte impur de ma vie. Ne faiblis pas, faible coeur; mais dis avec fermeté: il faut que cela soit. Cède à ma main, ma main te vaincra; une fois mort, vous mourrez tous deux, et tous de vous serez vainqueurs.» CLXXIV.--Quand Lucrèce eut tristement délibéré ce plan de mort et essuyé la perle amère qui mouillait ses yeux brillants, d'une voix entrecoupée elle appela sa suivante. Celle-ci, obéissant, accourt promptement auprès de sa maîtresse; car le devoir vole avec les ailes de la pensée. Les joues de l'infortunée Lucrèce semblent à la suivante comme les prairies d'hiver quand le soleil fond leur neige. CLXXV.--Elle donne à sa maîtresse un grave bonjour avec une voix timide, vrai signe de la modestie. Elle prend un air triste pour être en harmonie avec la tristesse de sa dame (car son visage portait la livrée du chagrin); mais elle n'osa pas lui demander pourquoi ses deux soleils étaient ainsi éclipsés par des nuages, et ses joues humides des larmes de la douleur. CLXXVI.--De même que la terre pleure quand le soleil est couché, chaque fleur s'humectant comme un oeil attendri, de même la suivante commence à inonder ses yeux de grosses larmes que fait couler la sympathie de ces beaux soleils éclipsés dans le ciel de sa maîtresse. Ils ont éteint leurs clartés dans un océan aux vagues salées, ce qui fait pleurer la suivante comme une nuit d'abondante rosée. CLXXVII.--Un moment, ces deux charmantes créatures restent immobiles, comme deux aqueducs qui remplissent des citernes de corail. L'une d'elles pleure avec raison, l'autre n'a d'autre motif de pleurer que celui de mêler ses larmes à celles de sa compagne. Ce sexe aimable est souvent porté aux larmes, et s'attriste en cherchant à deviner les douleurs des autres; puis ses yeux s'inondent de larmes, et son coeur se brise. CLXXVIII.--Les hommes ont des coeurs de marbre, et les femmes des coeurs de cire; c'est pourquoi elles sont formées au gré du marbre. Leur faiblesse est opprimée; elles reçoivent par force les impressions étrangères de la fraude ou de l'adresse. Ne les accusez donc pas d'être les auteurs de leurs vices, pas plus que vous n'accuseriez la cire d'être coupable de méchanceté, parce qu'elle aurait reçu l'empreinte d'un démon. CLXXIX.--Leur surface, polie comme une riche plaine, est ouverte à tous les petits insectes qui rampent. Chez les hommes, comme dans un bois touffu, sont maints vices endormis dans d'obscures cavernes. A travers des murs de cristal, on aperçoit le moindre fétu. Les hommes peuvent masquer leurs crimes par de farouches et sombres regards; les visages des pauvres femmes sont des livres où elles laissent lire leurs fautes. CLXXX.--Personne ne déclame contre la fleur flétrie, mais bien contre l'hiver qui l'a fait périr; ce n'est pas ce qui est dévoré, mais ce qui dévore qui mérite le blâme. Oh! ne dites donc pas que c'est la faute des femmes si elles sont exposées aux affronts des hommes; ces coupables et orgueilleux maîtres rendent les faibles femmes dépendantes de leur honte. CLXXXI.--Vous en avez un exemple dans Lucrèce. Assaillie la nuit par la menace d'une mort prompte et de la honte qui devait s'ensuivre pour elle et son époux, elle vit qu'il y avait tant de dangers dans la résistance, qu'une terreur mortelle se répandit dans tout son corps. Qui ne pourrait violer un corps sans vie? CLXXXII.--Cependant sa douce patience fit que Lucrèce parla ainsi à sa suivante qui répétait en sa personne la douleur de sa maîtresse: «Ma fille, dit-elle, pourquoi verses-tu ces larmes qui tombent en pluie sur tes joues? Si tu pleures sur mes chagrins, à moi, apprends, douce fille, que j'en retire peu d'avantage: si les larmes pouvaient me secourir, les miennes y auraient réussi. CLXXXIII.--«Mais, dis-moi...» A ces mots elle s'arrêta, et ne reprit qu'après un profond gémissement. «A quelle heure Tarquin est-il parti?»--«Madame, avant que je fusse levée, répondit la suivante. Ma négligence paresseuse est bien blâmable; cependant je puis m'excuser en disant que je me suis levée avant le jour, et que Tarquin était déjà parti. CLXXXIV.--«Mais, madame, si votre suivante l'osait, elle vous demanderait la cause de votre tristesse.»--«Silence! reprit Lucrèce, si je te la disais, cette confidence ne la diminuerait pas; car elle est plus cruelle que je ne puis l'exprimer, et l'on peut bien appeler enfer une torture plus déchirante qu'on ne peut dire. CLXXXV.--«Va, apporte-moi papier, encre et plume; non, épargne-toi cette peine, car j'en ai ici... (que voulais-je dire?) Va dire à un des domestiques de mon époux de se tenir prêt à porter de suite une lettre à mon seigneur, à mon ami, à mon bien-aimé, qu'il se prépare à faire hâte, car la missive est pressée et sera bientôt écrite.» CLXXXVI.--Sa suivante est partie; elle se met à écrire, promenant d'abord sa plume au-dessus du papier: l'amour-propre et la douleur se livrent un combat; ce que la pensée trace est effacé aussitôt par sa volonté: cette phrase est trop recherchée, cette autre est trop franche; ses idées se pressent comme une foule d'hommes assiégeant une porte pour savoir à qui passera le premier. CLXXXVII.--Enfin elle commence ainsi: «Digne époux de cette indigne femme qui te salue, je te souhaite la santé, et puis je te prie (si tu veux revoir encore ta Lucrèce) de partir en toute hâte et de venir: je me recommande à toi; de notre maison en deuil, mes douleurs sont cruelles, quoique mes paroles soient brèves!» CLXXXVIII.--Elle plie sa lettre, qui n'annonce que vaguement son malheur trop certain: par cette courte épître, Collatin peut apprendre sa peine, mais non ce qui la cause; elle n'ose pas la révéler, de peur d'être soupçonnée d'une dissimulation grossière, avant d'avoir lavé son affront dans son sang. CLXXXIX.--D'ailleurs elle réserve l'énergie et la vie de sa douleur pour le moment où il pourra l'entendre; alors que les soupirs, les sanglots et les larmes aideront à détourner d'elle les soupçons que le monde pourrait concevoir: pour les éviter, elle n'a pas voulu prodiguer dans sa lettre les explications que son désespoir vendra plus certaines. CXC.--Voir de tristes spectacles touche plus que de les entendre raconter[2]; car alors l'oeil interprète à l'oreille les gestes qu'il aperçoit: quand chaque sens nous exprime une partie de la douleur, nous n'en pouvons entendre ou voir qu'une partie; des détroits profonds font moins de bruit que des eaux basses, et la douleur reflue par le souffle des mots. [Note 2: _To see sad sights moves more than hear them told._ Peut-être est-ce sans le connaître que Shakspeare a traduit ici littéralement Horace. _Segnius irritant animos demissa per aurem_ _Quam quæ sunt oculis subjecta._ ] CXCI.--Sa lettre est cachetée; elle met pour adresse: «A Collatin, mon époux; plus que pressée. A Ardéa.» Le courrier vient; elle donne sa missive, ordonnant au valet à l'air maussade de courir aussi vite que les oiseaux poussés par les vents du nord: tant de rapidité lui semble encore trop lente; l'excessive infortune ne mesure pas autrement. CXCII.--Le rustique vassal la salue avec respect et la regarde en rougissant; il reçoit le papier sans dire ni non ni oui, et aussitôt l'innocence honteuse se retire: mais ceux dont le coeur recèle une faute s'imaginent que tous les yeux voient leur déshonneur; Lucrèce crut que le valet avait rougi du sien. CXCIII.--Hélas! pauvre valet, Dieu le sait, c'était chez lui défaut d'esprit, d'assurance et de hardiesse. Ces innocentes créatures ne parlent qu'en actions respectueuses, tandis que d'autres promettent une grande promptitude et prennent leur loisir; c'est ainsi que ce modèle des siècles passés offrait un air d'honnêteté, mais ne le soutenait point par des paroles. CXCIV.--Son excès de zèle éveilla la méfiance de Lucrèce, et la même rougeur enflamma leurs deux visages: elle crut qu'il rougissait, parce qu'il connaissait le crime de Tarquin; et, rougissant elle-même, elle le regarda avec attention; son oeil scrutateur le rendit encore plus confus; plus elle le vit rougir, plus elle pensa qu'il était instruit de son outrage. CXCV.--Mais elle pense longtemps encore avant son retour, et le fidèle vassal ne fait que de partir: elle ne sait comment abréger le temps; car elle a tant soupiré, pleuré et gémi, que la source de ses sanglots et de ses larmes est comme épuisée; elle suspend ses plaintes, cherchant une nouvelle manière de s'affliger. CXCVI.--Enfin, elle se rappelle qu'il y a quelque part un beau tableau du siège de Troie; devant la ville est dessinée l'armée des Grecs, qui vient la détruire pour venger l'enlèvement d'Hélène, et menace de toutes parts la fière Ilion. Le peintre avait fuit la cité de Priam si superbe, qu'on eût dit que le ciel s'abaissait pour en caresser les tours. CXCVII.--Rival de la nature, l'art avait donné une vie artificielle à mille objets lamentables; on croyait voir plus d'une larme véritable versée par une femme sur son mari massacré. Le sang coulait et fumait comme sur un champ de bataille, et des yeux mourants jetaient de ternes clartés comme des charbons mourants dans les foyers des nuits d'hiver. CXCVIII.--Vous auriez vu l'assiégeant humide de sueur et tout noir de poussière. Sur les remparts de Troie paraissaient les citoyens qui, à travers leurs meurtrières, regardaient les Grecs. Tout était si parfait dans ce tableau, que, malgré la distance de la perspective, on remarquait la tristesse peinte dans leurs yeux. CXCIX.--Sur le front des chefs grecs, on admirait la grâce, la majesté et un air triomphant; les jeunes gens étaient pleins d'agilité et de noblesse; et, çà et là, l'artiste avait plaçé des lâches, marchant à pas timides, qui ressemblaient si bien à des paysans peureux, qu'on aurait juré qu'ils frissonnaient en effet. CC.--Dans Ajax et dans Ulysse! oh! quel art de physionomie! le visage de chacun exprimait les sentiments de leur coeur; leur figure disait parfaitement leur caractère. Dans les yeux d'Ajax brillaient la rage et la rudesse; mais le sourire de l'astucieux Ulysse annonçait la prudence et l'autorité pleine d'adresse. CCI.--Vous auriez vu le grave Nestor prêt à haranguer pour exciter les Grecs au combat; ses gestes mesurés captivaient l'attention et charmaient la vue. Il semblait parler; sa barbe blanche était légèrement agitée, et de ses lèvres s'échappait un souffle dont le murmure s'élevait au ciel. CCII.--Autour de lui était une foule qui, la bouche béante, semblait se nourrir de ses sages avis. Chacun était dans l'attitude de l'attention, comme si une sirène ravissait son oreille; quelques-uns étaient d'une haute taille, et d'autres moins grands, tant le peintre avait été exact. Les têtes de plusieurs, presque cachées derrière les autres, avaient l'air de s'élancer. CIII.--Ici, la main d'un auteur s'appuie sur l'épaule de son voisin dont l'oreille masque son nez; là, un autre est rouge et haletant; un troisième qu'on étouffe semble se débattre et jurer; et dans leur rage, on dirait que, sans les paroles douces de Nestor, tous sont prêts à se battre avec le tranchant du glaive. CCIV.--Tant d'animation animait ce chef-d'oeuvre; l'art était si trompeur et si bien ménagé, que, pour l'image d'Achille, on ne voyait que sa lance tenue par une main armée, tandis que lui-même était laissé derrière, invisible, excepté par la pensée. Une main, un pied; un profil, une jambe ou une tête suffisaient pour faire deviner un personnage. CCV.--Près des remparts de Troie assiégée, au moment où le fier et brave Hector, son espérance, marchait au combat, on observait maintes mères troyennes, joyeuses de voir leurs jeunes fils manier leurs armes étincelantes; à leur espérance, il se mêlait un je ne sais quoi, semblable à une tache sur un objet brillant, qui ressemblait à une pénible crainte. CCVI.--Jusqu'aux bords fumants du Simoïs, théâtre des combats, le sang coulait en flots de pourpre qui imitaient le combat, en se choquant entre eux. Leurs vagues se brisaient sur le rivage, et puis se retiraient jusqu'à ce que, se ralliant à d'autres vagues plus nombreuses, elles revinssent mêler leur écume à celle du Simoïs. CCVII.--C'est sur ce chef-d'oeuvre de peinture que Lucrèce est venue chercher un visage où toutes les douleurs fussent exprimées. Elle en voit plusieurs sillonnés par les soucis; mais aucun où elle reconnaisse l'extrême détresse, si ce n'est celui d'Hécube, fixant ses regards sur Priam, étendu sanglant aux pieds du fier Pyrrhus. CCVIII.--Le peintre avait retracé en elle les ruines du temps, la beauté flétrie, et les soucis déchirants. Ses joues étaient couvertes de rides et de gerçures; elle ne ressemblait plus à ce qu'elle avait été, son sang bleu s'était noirci dans ses veines. Son corps, privé de son ancienne fraîcheur, pouvait être comparé à un cadavre dans lequel on aurait empoisonné la vie. CCIX.--C'est sur ce triste fantôme que Lucrèce attache ses yeux, modelant son chagrin sur celui de cette reine déchue, à qui il ne manque rien que les cris et les reproches amers pour maudire ses cruels ennemis. Le peintre n'était pas un dieu pour les lui prêter. Lucrèce s'écrie qu'il a été injuste de lui donner tant de douleur et point de langue pour s'exprimer. CCX.--«Pauvre instrument privé de son? dit-elle, je dirai tes douleurs avec ma voix plaintive, et je verserai un baume sur la blessure peinte de Priam; je maudirai Pyrrhus qui fut son meurtrier, j'éteindrai avec mes larmes le long incendie de Troie, et avec mon couteau j'arracherai les yeux furieux de tous les Grecs qui sont tes ennemis. CCXI.--«Montre-moi la prostituée qui commença cette guerre, afin que mes ongles la défigurent. C'est ton impudicité; ô Pâris, insensé! qui attira sur Troie ce poids de colère: ton oeil alluma le feu qui brûle ici; et c'est par le crime de ton oeil que périssent dans Troie le père, le fils, la mère et la fille. CCXII.--«Pourquoi le plaisir d'un seul homme devient-il le fléau d'un si grand nombre? Que le crime commis par un seul ne retombe que sur la tête de celui qui l'a commis; que les âmes innocentes soient exemptes des malheurs du coupable. Pourquoi l'offense d'un mortel détruirait-elle une ville et deviendrait-elle une offense générale? CCXIII.--«Voici Hécube qui pleure, et Priam qui meurt. Là, le vaillant Hector succombe, et Troïlus élève la voix. Ici l'ami est étendu avec son ami dans une tombe sanglante, et quelquefois c'est l'ami qui blesse sans le savoir celui qui lui est cher! la licence d'un seul homme cause tous ces trépas. Si le vieux Priam eût réprimé la passion de son fils, Troie eût brillé des rayons de la gloire et non des flammes de l'incendie.» CCXIV.--Lucrèce pleure sur les malheurs de Troie en peinture: car le chagrin, tel qu'une lourde cloche une fois ébranlée, s'agite par son propre poids, et il faut peu de chose pour en tirer de lamentables sons. C'est ainsi que Lucrèce gémit en s'adressant à la tristesse et aux douleurs tracées par l'artiste. Elle leur prête ses paroles et emprunte leurs regards. CCXV.--Elle parcourt la toile des yeux, et plaint chaque figure qu'elle trouve isolée. Enfin elle voit un personnage enchaîné qui a l'air malheureux et qui regarde les Phrygiens. Son visage, quoique plein de soucis, trahit une espèce de joie. Il s'avance vers Troie avec une coupe de bergers, si résigné que sa patience semble mépriser ses maux. CCXVI.--Le peintre avait appelé tout son art à son secours, pour lui donner une habile dissimulation, un air d'innocence, une démarche humble, un regard calme, des yeux humides de larmes, un front ouvert et prêt à accueillir l'infortune, des joues ni pâles ni colorées, mais où se mêlaient si bien les deux nuances que sa rougeur ne trahissait point le crime, ni sa pâleur l'âme perfide des traîtres. CCXVII.--Mais comme un démon exercé dans son rôle, il avait un tel aspect d'innocence, sous lequel se cachaient ses secrets desseins, que le soupçon lui-même ne se serait pas douté que la ruse perfide et le parjure parvinssent à produire de si noirs orages dans un si beau jour, et à souiller d'un crime infernal une forme aussi angélique. CCXVIII.--L'artiste habile avait voulu représenter, par cette douce ressemblance, le perfide Sinon, dont le récit séduisit et perdit le crédule Priam, et dont les paroles, comme un feu dévorant, consumèrent les splendeurs de la riche Ilion, aux grands regrets des cieux, tellement que les étoiles s'élancèrent de leur sphère fixe, quand elles eurent perdu le miroir où elles aimaient à se contempler. CCXIX.--Lucrèce regarde attentivement cette partie du chef-d'oeuvre, et reproche au peintre son admirable talent. Selon elle, il s'était trompé dans l'image de Sinon, en donnant une âme si noire à un si beau corps. Elle le regarde, et puis le regarde encore, trouvant qu'un air de vérité est si évident sur ce visage, qu'elle en conclut qu'il est calomnié. CCXX.--«Il ne se peut, dit-elle, que tant de perfidie...» elle voulait ajouter: «se cache sous des traits semblables;» mais l'aspect de Tarquin s'offrit à son esprit, et au lieu de continuer, elle reprit et changea le sens de ses paroles en disant: «Oui, il n'est que trop possible qu'un tel visage cache un coeur criminel. CCXXI.--«Car de même que l'astucieux Sinon est représenté si triste, si fatigué et si doux (comme affaibli par la douleur et une pénible route), de même je vis arriver Tarquin armé, avec la même bonne foi au dehors et les mêmes vices au fond du coeur. Priam accueillit Sinon: j'ai aussi accueilli Tarquin, et mon Ilion a péri. CCXXII.--«Voyez, voyez comme Priam en l'écoutant pleure touché des larmes feintes de Sinon. Priam! tu es vieux, que n'es-Turanian prudent? Pour chaque larme qu'il répand, un Troyen doit périr. C'est du feu qui sort de ses yeux et non des pleurs. Ces perles liquides qui émeuvent ta pitié sont des flammes inextinguibles qui vont brûler ta ville. CCXXIII.--«De tels démons vont chercher leur ruse dans le sombre enfer, car au milieu de la fureur, Sinon tremble de froid, et un feu brûlant réside dans cette glace; ces contraires s'unissent pour séduire les esprits faibles et leur donner du courage. C'est ainsi que les larmes du perfide Sinon trompent la bonne foi de Priam, et qu'il trouve moyen de brûler sa Troie avec de l'eau.» CCXXIV.--A ces mots elle est transportée d'une si violente colère, que toute patience est bannie de son sein: elle déchire Sinon inanimé avec ses ongles, le comparant à cet hôte dont le crime la force à se détester elle-même. Enfin, elle s'arrête en souriant et dit: «Insensée que je suis, ces blessures ne lui feront aucun mal.» CCXXV.--C'est ainsi que va et vient sa douleur et qu'elle fatigue le temps de ses plaintes. Elle désire la nuit et puis l'aurore, et accuse la lenteur de l'une et de l'autre: le temps si court lui paraît long dans ses angoisses. Quoique le poids du chagrin soit accablant, il ne produit guère le sommeil, et ceux qui veillent trouvent le temps bien long. CCXXVI.--Elle a cherche à éluder ses pensées en s'occupant d'images peintes, et à se distraire du sentiment de ses maux en plaignant ceux des autres et en contemplant le tableau de leurs infortunes. Il en est qui sont soulagés, mais jamais guéris, en songeant que leurs douleurs ont été éprouvées par d'autres. CCXXVII.--Mais le zélé messager arrive et amène Collatin, qui ne vient pas seul. Il trouve sa Lucrèce en noirs habits de deuil; et, autour de ses yeux flétris par les larmes, il aperçoit des cercles d'azur qui, tels que des arcs-en-ciel sur l'horizon, prédisent de nouveaux orages après ceux qui viennent de passer. CCXXVIII.--A cette vue, son époux affligé la regarde avec surprise. Les yeux de Lucrèce, quoique inondés de larmes, sont rouges et irrités, et son teint si vermeil a été fané par les soucis. Collatin n'a pas la force de lui demander comment elle se porte, et tous deux restent immobiles comme d'anciennes connaissances longtemps absentes et surprises du hasard qui les réunit. CCXXIX.--Enfin il prend sa main pâle, et commence en ces termes: «Quel fatal événement est donc survenu, et pourquoi trembles-tu, ma bien-aimée? Quel chagrin t'a enlevé tes belles couleurs? Pourquoi ce vêtement de deuil? Révèle-nous, ma femme chérie, la cause de tant de douleurs, afin que nous puissions te secourir.» CCXXX.--Trois fois elle soupire amèrement avant de pouvoir prononcer une parole. Enfin, suppliée de répondre, elle se prépare humblement à faire connaître que son honneur a été surpris et enlevé par l'ennemi. Collatin et ses compagnons attendent impatiemment ses aveux et l'écoutent avec une douloureuse attention. CCXXXI.--Ce pâle cygne, au milieu de l'humide élément de ses larmes, commence le mélancolique chant de sa mort. «Peu de mots, dit-elle, suffiront pour la révélation d'un attentat qui ne peut être excusé. J'ai maintenant plus de douleurs que de paroles, et il serait trop long de raconter toutes mes plaintes avec une seule langue. CCXXXII.--«Qu'il lui soit donc permis de dire seulement, cher époux, qu'un étranger est venu et s'est couché sur le coussin où tu avais coutume de reposer ta tête fatiguée; et de tout ce que tu pourras imaginer que la violence ait pu me faire, hélas! rien n'a été épargné à ta Lucrèce. CCXXXIII.--«A l'heure ténébreuse de minuit, est entré à à pas comptés dans ma chambre un homme armé d'un glaive étincelant et d'une torche; il m'a dit à voix basse: Réveille-toi, dame romaine, accueille mon amour, ou je te livre à une éternelle honte, toi et les tiens, si tu contrains ma passion. CCXXXIV.--«A moins que tu n'accordes tout à mes désirs, à-t-il ajouté, je tue un de les plus hideux valets et je t'immole ensuite, dans l'intention de jurer que je vous ai surpris dans d'impudiques embrassements, et que j'ai frappé les coupables. Cet acte fera ma gloire et ton éternelle infamie. CCXXXV.--«Alors j'ai frémi et crié. Il a fixé son glaive sur mon sein, jurant que si je ne cédais pas, je ne vivrais pas pour prononcer une autre parole; qu'ainsi ma honte me survivrait, et qu'on n'oublierait jamais dans la puissante Rome l'adultère de Lucrèce, sa mort et celle de son valet. CCXXXVI.--«Mon ennemi était fort, et moi, hélas! j'étais faible encore par la terreur qui m'agitait; mon juge sanguinaire me défendit de parler et de lui faire entendre la voix de la justice. Dans sa fureur de débauche, il prétendit que ma beauté avait volé ses yeux; et quand le juge se plaint d'avoir été volé, le prisonnier meurt. CCXXXVII.--«Oh! apprenez-moi à m'excuser moi-même, ou du moins accordez-moi de pouvoir dire que, si mon sang est souillé par cet affront, mon âme est pure et sans tache. Mon âme n'a point été contrainte ni complice de ma faiblesse, elle est restée innocente et désespérée dans son asile empoisonné.» CCXXXVIII.--Ici le malheureux possesseur de tant d'espérances ruinées, la tête penchée, les bras croisés, les yeux tristement immobiles, et la voix tremblante de douleur, commence à agiter ses lèvres pâles pour exhaler la souffrance qui arrête sa réponse; mais, hélas! vains efforts, ses paroles expirent sur ses lèvres. CCXXXIX.--Telle, sous l'arche d'un pont, une onde mugissante dépasse la vitesse de l'oeil qui la suit; elle bondit dans son orgueil, et rebrousse chemin vers l'étroit passage qui l'a forcée à cette fuite rapide; elle s'est élancée furieuse, et revient furieuse encore. C'est ainsi que les soupirs et la douleur de Collatin pressent les paroles qui rentrent aussitôt dans son sein. CCXL.--Lucrèce, témoin de ce désespoir muet, excite en ces termes sa rage: «Cher époux, ta douleur ajoute encore à ma douleur; la pluie ne saurait tarir un torrent; ma peine, déjà si cruelle, le devient encore davantage à la vue de ta fureur; qu'il suffise donc de deux yeux en larmes pour pleurer notre commune infortune. CCXLI.--«Pour l'amour de moi, ou du moins pour l'amour de celle qui te charmait alors, de celle qui était ta Lucrèce, écoute-moi; venge-toi immédiatement de celui qui s'est fait mon ennemi, le tien, le sien; suppose que lu me protèges contre le crime déjà commis: il est trop tard, mais que le traître meure; car la clémence de la justice alimente l'iniquité. CCXLI.--«Mais avant que je le nomme, nobles seigneurs, ajoute-t-elle en s'adressant à ceux qui étaient venus avec Collatin, engagez-moi votre honneur que vous poursuiviez sans délai la vengeance de mon affront; car c'est une action méritoire de punir l'injustice, et par leur serment les chevaliers sont obligés de venger las injures faites aux dames.» CCXLII.--A cette requête, chacun des seigneurs présents s'empresse avec générosité de promettre fidélité aux voeux de la chevalerie; chacun est impatient de connaître l'odieux ennemi de Lucrèce; mais à peine avait-elle commencé son dernier aveu qu'elle l'interrompt: «Oh! parlez, dit-elle, comment puis-je me laver de cette tache involontaire? CCXLIV.--«Quel est le nom que mérite ma faute, à laquelle d'horribles circonstances m'ont forcée? mon âme qui reste pure est-elle affranchie de cette souillure, ou mon honneur est-il à jamais perdu? à quelle condition puis-je le réparer? la source empoisonnée se purifie elle-même; pourquoi ne le pourrais-je pas comme elle?» CCXLV.--Là-dessus, tous en même temps lui protestent que son âme innocente purifie la tache de son corps, tandis qu'avec un triste sourire elle détourne son visage où les larmes ont gravé l'impression profonde de l'infortune. «Non, non, dit-elle, jamais une femme ne pourra dans l'avenir se prévaloir de mon excuse pour s'excuser.» CCXLVI.--Puis avec un soupir, comme si son coeur allait se briser, elle prononce le nom de Tarquin: «C'est lui, lui,» dit-elle; mais elle ne put dire autre chose que «lui;» enfin, après une longue hésitation et des sanglots: «C'est lui, lui, mon noble époux, continua-t-elle; c'est lui qui guide ma main, et m'oblige à me faire cette blessure.» CCXLVII.--Et à ces mots elle enfonça dans son sein innocent un coupable couteau qui en fit sortir son âme: ce coup la délivra de la profonde inquiétude et de la prison impure où elle respirait; ses soupirs repentants aidèrent son essor vers les nuages, et la date de sa vie fut effacée par le sang de ses blessures. CCXLVIII.--Collatin et les seigneurs ses amis restèrent pétrifiés par cet acte terrible, jusqu'à ce que le père de Lucrèce, témoin de sa mort, se précipita sur son cadavre sanglant. Brutus tira le couteau de la blessure; et, en ce moment, son sang, comme indigné, repoussa le fer meurtrier. CCXLIX.--Sortant à gros bouillons de son sein, il se divise, en deux ruisseaux; ils entourent d'un cercle de pourpre son corps isolé, qui demeure au milieu de cette onde effrayante, comme une île qu'on vient de ravager et de dépeupler; une partie de ce sang reste pur et rouge, et une autre se noircit; c'était celui qu'avait souillé le perfide Tarquin. CCL.--Près des flots gelés de ce sang noir coule une eau qui semble pleurer sur sa souillure; et depuis, comme plaignant les malheurs de Lucrèce, le sang corrompu a toujours une partie aqueuse, et le sang pur conserve sa couleur de pourpre, comme s'il rougissait de celui qui est ainsi putréfié. CCLI.--«Ma fille! ma chère fille! s'écrie le vieux Lucrétius; elle m'appartenait cette vie dont tu viens de te dépouiller. Si dans l'enfant est l'image du père, où vivrai-je maintenant que Lucrèce n'est plus? Ce n'était pas pour cette fin que tu étais sortie de mes flancs: si les enfants précèdent les pères dans la tombe, nous sommes donc leurs fruits, ils ne sont plus les nôtres. CCLII.--«Pauvre glace brisée, souvent j'ai vu dans ton doux visage ma vieillesse qui semblait renaître; ce miroir jadis si beau, et maintenant obscurci, ne me montre plus qu'un triste squelette usé par le temps; oh! tu as ravi mon image à mes yeux, et tellement terni la beauté de mon miroir, que je ne puis plus me revoir comme j'étais jadis. CCLIII.--«O temps! cesse ta course, et ne dure pas plus longtemps, si ceux qui devraient survivre cessent ainsi de vivre. La mort destructive domptera-t-elle les forts pour laisser la vie à la faiblesse chancelante? les vieilles abeilles meurent, les jeunes occupent la ruche. Vis donc, chère Lucrèce; reviens à la vie, et vois ton père mourir au lieu de toi.» CCLIV.--Cependant Collatin s'éveille comme d'un songe, et dit à Lucrétius de faire place à sa douleur: il tombe dans le sang glace de Lucrèce, y colore la pâleur de son visage, et semble expirer avec son épouse, jusqu'à ce qu'une honte virile le rappelle à lui pour vivre et venger sa mort. CCLV.--La profonde angoisse de son âme avait mis comme un sceau sur sa langue, qui, furieuse que le chagrin arrête si longtemps ses paroles consolantes pour le coeur, commence à parler; mais sur ses lèvres se pressent de faibles accents, si confus que personne ne pouvait en distinguer le sens. CCLVI.--Cependant le nom de Tarquin était parfois prononcé clairement, mais entre ses dents, comme s'il déchirait ce nom; c'est une tempête qui se prépare et qui accumule ses vents et ses ondes jusqu'à ce que la pluie tombe. Enfin le père et le fils pleurent également et à l'envi, l'un sa fille, l'autre son épouse. CCLVII.--Tous deux la réclament, et aucun d'eux ne peut plus la posséder; le père dit: «Elle est à moi.»--«Oh! elle est à moi, répond l'époux; ne me ravissez pas l'intérêt de ma douleur: que personne ne se vante de la pleurer, car elle était à moi seul; elle ne doit être pleurée que par Collatin.» CCLVIII.--«Ah! dit Lucrétius, elle tenait de moi cette vie dont elle a tranché le cours trop tôt et trop tard.»--«Malheur, malheur, dit Collatin; elle était mon épouse, je la possédais, c'est mon bien qu'elle a tué.» Les mots de fille et d'épouse déchiraient l'air qui, retenant la vie de Lucrèce, répondait à ces cris: «Ma fille» et «mon épouse.» CCLIX.--Brutus, qui avait arraché le couteau du sein de Lucrèce, voyant cette rivalité de douleur, commence à rendre à son intelligence son orgueil et sa dignité, et il ensevelit sa folie apparente dans la blessure de Lucrèce. Parmi les Romains, Brutus était considéré comme les fous à la cour des rois, pour ses bons mots et ses extravagantes saillies. CCLX.--Maintenant il jette de côté ce manteau trompeur sous lequel se déguisait une profonde politique, et il fait usage de son esprit longtemps caché pour tarir les larmes de Collatin: «Romain outragé, dit-il, relève-toi, souffre qu'un fou supposé et mal connu donne une leçon à ton expérience. CCLXI.--«Quoi donc! Collatin, la douleur guérit-elle la douleur? les blessures soulagent-elles les blessures? le chagrin apporte-t-il un remède au chagrin? est-ce te venger que de te frapper toi-même pour cet attentat qui coûte la vie à la belle Lucrèce? Cette puérilité vient d'une âme faible. Ta malheureuse épouse s'est abusée en se tuant de la main qui aurait dû tuer son ennemi. CCLXII.--«Vaillant Romain, n'abaisse pas ton coeur à ces lamentations et à ces larmes; mais fléchis le genou avec moi pour m'aider à supplier les dieux de Rome de permettre que la force de nos bras bannisse les oppresseurs abominables qui déshonorent Rome par leurs forfaits. CCLXIII.--«Voici, par le Capitole que nous adorons, par ce chaste sang si injustement souillé, par le soleil qui nous éclaire et renouvelle les richesses de la nature, par tous nos droits comme citoyens de Rome, par l'âme de cette chaste Lucrèce qui naguère encore nous confiait ses affronts, par ce couteau sanglant, nous vengerons la mort de cette femme fidèle.» CCLXIV.--Il dit, appuie sa main sur son coeur et baise le fatal couteau pour consacrer son serment: il excite ses amis à le répéter avec lui. Tous le regardent avec surprise et l'écoutent parler, puis ils s'agenouillent à ses côtés: Brutus répète son serment solennel, tous jurent d'y être fidèles. CCLXV.--Quand ils eurent prononcé ce voeu de vengeance, ils résolurent de porter Lucrèce à Rome pour exposer à tous les yeux le corps sanglant, et publier ainsi le noir attentat de Tarquin. Ce projet s'exécute aussitôt, et les Romains applaudissent au décret qui bannit à jamais Tarquin. FIN DE LA MORT DE LUCRÈCE.
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