GLOCESTER.--Mégère, as-tu fini ta conjuration, vieille et détestable
sorcière que tu es?
MARGUERITE.--Et je t'oublierais, toi! Arrête, chien: il faut que tu
m'entendes. Si le Ciel tient en réserve quelques châtiments douloureux,
plus cruels que ceux que je peux te souhaiter, oh! qu'il les retienne
encore jusqu'à ce que la mesure de tes forfaits soit comblée, et
qu'alors il précipite sur toi leur indignation, perturbateur du repos de
ce triste univers! Que le ver de la conscience ronge ton âme sans
relâche! que, tant que tu vivras, tes amis te soient suspects comme
traîtres, et que les traîtres les plus perfides soient pris par toi pour
tes meilleurs amis! Que jamais le sommeil ne ferme ton oeil de mort, si
ce n'est pour qu'un songe terrible t'épouvante d'une troupe infernale de
hideux démons; avorton dévoué par les fées, pourceau dévastateur[6],
marqué à ta naissance pour être le rebut de la nature, et le fils de
l'enfer! toi, l'opprobre du ventre pesant de ta mère, fruit abhorré des
reins de ton père, lambeau déshonoré! détestable....
[Note 6: Richard portait dans ses armes un sanglier que Marguerite, pour
l'insulter davantage transforme ici en pourceau (_hog_).]
GLOCESTER.--Marguerite!
MARGUERITE.--Richard!
GLOCESTER.--Quoi?
MARGUERITE.--Je ne t'appelle point.
GLOCESTER.--En ce cas, pardonne; j'avais cru que tous ces noms odieux
s'adressaient à moi.
MARGUERITE.--Oui, c'était à toi; mais je n'attendais pas de
réponse.--Oh! laisse-moi finir mon imprécation.
GLOCESTER.--Je l'ai finie, moi; elle se termine par ce nom: Marguerite.
ÉLISABETH.--Ainsi, toutes vos imprécations retombent sur vous-même.
MARGUERITE.--Pauvre reine en peinture! Vain fantôme de mes grandeurs!
pourquoi répandre le sucre devant cette araignée au large ventre[7] dont
la toile funeste t'enveloppe de toutes parts? Insensée, insensée! tu
aiguises le couteau qui doit t'égorger! Un jour viendra où tu imploreras
mon secours pour t'aider à maudire ce venimeux crapaud de bossu.
[Note 7: _Bouttled spider_, araignée en forme de bouteille.]
HASTINGS.--Fausse prophétesse, finis tes frénétiques imprécations, ou
crains, pour ton malheur, de lasser notre patience.
MARGUERITE.--Opprobre sur vous tous: vous avez tous lassé la mienne.
RIVERS.--Si l'on vous faisait justice, on vous apprendrait votre devoir.
MARGUERITE.--Pour me faire justice, vous devriez tous me rendre vos
devoirs, m'enseigner à être votre reine, et apprendre, vous, à être mes
sujets: oh! faites-moi justice, et apprenez vous-mêmes à observer ce
devoir.
DORSET.--Ne disputez point avec elle; c'est une lunatique.
MARGUERITE.--Silence, maître marquis; point tant d'insolence. Vos
dignités, tout nouvellement frappées, commencent à peine à avoir cours.
Oh! si votre noblesse toute jeune encore pouvait juger ce que c'est que
de perdre son rang, et de tomber dans la misère! Ceux qui se trouvent
placés sur les hauteurs sont exposés à un bien plus grand nombre de
coups de vents, et s'ils tombent, ils se brisent en mille morceaux.
GLOCESTER.--Le conseil est bon, vraiment! retenez-le, retenez-le,
marquis.
DORSET.--Il vous regarde, milord, autant que moi.
GLOCESTER.--Sans doute, et beaucoup plus. Mais je suis né à une telle
élévation que notre nid, bâti sur la cime du cèdre, se joue dans les
vents et brave le soleil.
MARGUERITE.--Et le plonge dans les ténèbres.--Hélas, hélas! témoin mon
fils, qui maintenant est plongé dans les ombres de la mort, lui, dont ta
rage ténébreuse a enveloppé les purs et brillants rayons dans une nuit
éternelle. Votre aire a été bâtie dans notre nid aérien[8]. O Dieu qui
le vois, ne le souffre pas! Il a été conquis par le sang; qu'il soit
perdu de même.
[Note 8: _Your aiery buildeth in our aiery nest_, jeu de mots entre
_aiery_ (aire) et _aiery_ (aérien).]
BUCKINGHAM.--Cessez, cessez, par pudeur, si ce n'est par charité.
MARGUERITE.--Ne me parlez ni de charité ni de pudeur. Vous en avez agi
avec moi sans charité, et vous avez sans pudeur moissonné cruellement
toutes mes espérances. Ma charité, c'est l'outrage; si je rougis, c'est
de vivre; et puisse ma honte entretenir à jamais la rage de ma douleur!
BUCKINGHAM.--Finissez, finissez.
MARGUERITE.--Oh! noble Buckingham! je baise ta main en signe d'union et
d'amitié avec toi. Que le bonheur te suive, toi et ton illustre maison!
Tes vêtements ne sont pas teints de notre sang, et tu n'es pas compris
dans mes malédictions.
BUCKINGHAM.--Non, ni personne de ceux qui sont ici: les malédictions
expirent en sortant de la bouche qui les exhale dans l'air.
MARGUERITE.--Moi, je ne puis m'empêcher de croire qu'elles s'élèvent au
ciel, et qu'elles y interrompent le doux sommeil de la miséricorde de
Dieu. O Buckingham! prends garde à ce chien; sois sûr que quand il
flatte c'est pour mordre, et que quand il mord, le venin de sa dent
s'aigrit jusqu'à causer la mort. N'aie rien à démêler avec lui; prends
garde à lui: le péché, le crime et l'enfer l'ont marqué de leur sceau,
et tous leurs ministres l'environnent.
GLOCESTER.--Que dit-elle, milord Buckingham?
BUCKINGHAM.--Rien qui arrête mon attention, mon gracieux lord.
MARGUERITE.--Quoi! tu payes de mépris mes conseils bienveillants, et tu
flattes le démon que je t'avertis d'éviter! Oh! ne manque pas de te le
rappeler un jour, lorsqu'il brisera ton coeur d'amertume; et dis alors:
l'infortunée Marguerite l'avait prédit. Vivez tous pour être les objets
de sa haine, lui de la vôtre, et tous, tant que vous êtes, de celle de
Dieu.
(Elle sort.)
BUCKINGHAM.--Mes cheveux se dressent d'entendre ses imprécations.
RIVERS.--Et les miens aussi: je m'étonne de ce qu'on la laisse en
liberté.
GLOCESTER.--Je ne puis la blâmer. Par la sainte mère de Dieu, elle a
essuyé de trop cruels outrages, et je me repens, en mon particulier, du
mal que je lui ai fait.
ÉLISABETH.--Je ne me rappelle pas, moi, lui avoir jamais fait aucun
tort.
GLOCESTER.--Et cependant vous recueillez tout le profit de ses pertes.
Moi, j'ai été trop ardent à servir les intérêts de quelqu'un qui est
trop froid pour s'en souvenir encore. C'est comme Clarence: vraiment, il
en est bien récompensé! Voilà, pour sa peine, qu'on l'a mis à engraisser
sous le toit à porcs. Dieu veuille pardonner à ceux qui en sont la
cause!
RIVERS.--C'est finir vertueusement et chrétiennement, que de prier pour
ceux qui nous ont fait du mal.
GLOCESTER.--C'est toujours ma coutume, et je la crois sage (_à part_),
car si j'avais maudit en ce moment, je me serais maudit moi-même.
(Entre Catesby.)
CATESBY.--Madame, Sa Majesté vous demande, (_à Richard_) ainsi que Votre
Grâce; et vous aussi, mes nobles lords.
ÉLISABETH.--Catesby, je vous suis.--Lords, voulez-vous venir avec moi?
RIVERS.--Madame, nous allons accompagner Votre Majesté.
(Ils sortent tous, excepté Glocester.)
GLOCESTER.--Je fais le mal, et je crie le premier. Toutes les
méchancetés que j'ourdis en secret, je les fais peser sur le compte des
autres. Clarence, que moi seul j'ai fait mettre à l'ombre, je le pleure
devant quantité de pauvres oisons comme Stanley, Hastings, Buckingham;
et je leur dis que c'est la reine et sa famille qui aigrissent le roi
contre le duc mon frère: les en voilà tous persuadés; et ils m'excitent
à me venger de Rivers, de Vaughan et de Grey; mais je leur réponds, avec
un soupir accompagné d'un lambeau de l'Écriture, que Dieu nous ordonne
de rendre le bien pour le mal: c'est ainsi que je couvre la nudité de ma
scélératesse de quelque vain bout de phrase volé aux livres sacrés, et
je parais un saint, précisément lorsque je joue le mieux le rôle du
diable!--Mais, silence; voilà mes exécuteurs. (_Entrent deux
assassins_.) Eh bien, mes braves, mes robustes et résolus compagnons,
êtes-vous prêts à finir cette affaire?
PREMIER ASSASSIN.--Tout prêts, milord; et nous venons chercher un ordre
qui nous autorise à pénétrer jusqu'aux lieux où il est.
GLOCESTER.--J'y ai bien pensé: je l'ai ici sur moi. (_Il leur donne
l'ordre_.) Dès que vous aurez fini, réfugiez-vous à Crosby. Mais,
messieurs, de la promptitude dans l'exécution, et soyez inexorables. Ne
vous arrêtez point à l'entendre plaider; car Clarence parle bien, et
peut-être finirait-il par exciter vos coeurs à la pitié, si vous
écoutiez ses discours.
SECOND ASSASSIN.--Allez, allez, milord, nous ne nous amuserons pas à
babiller: les grands parleurs ne sont pas bons pour l'action. Soyez
certain que nous allons agir du bras, et non pas de la langue.
GLOCESTER.--Oui, vos yeux pleurent des meules de moulin, quand les
imbéciles versent des larmes. Vous me plaisez tout à fait, mes enfants.
Sur-le-champ à l'ouvrage... Allez, allez, dépêchez.
PREMIER ASSASSIN.--Nous y allons, mon noble lord.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
A Londres.--Une chambre dans la Tour.
_Entrent_ CLARENCE ET BRAKENBURY.
BRAKENBURY.--D'où vous vient aujourd'hui, milord, cet air si abattu?
CLARENCE.--Oh! j'ai passé une nuit déplorable, une nuit si pleine de
songes effrayants et de fantômes hideux, qu'en vérité, comme je suis un
fidèle chrétien, je ne voudrais pas en passer une autre semblable,
dussé-je acheter à ce prix une éternité d'heureux jours! tant j'ai été
pendant toute la soirée assiégé d'affreuses terreurs!
BRAKENBURY.--Quel était votre songe, milord? Je vous prie,
racontez-le-moi.
CLARENCE.--Je me croyais échappé de la Tour et embarqué pour me rendre
en Bourgogne, ayant mon frère de Glocester avec moi. Il est venu me
chercher dans mon cabinet, pour nous promener sur le tillac du vaisseau,
d'où nous jetions nos regards sur l'Angleterre, et nous nous rappelions
l'un l'autre mille mauvais moments que nous avons eus à passer pendant
les guerres d'York et de Lancastre. Tandis que nous arpentions le sol
tremblant du tillac, j'ai cru voir Glocester faire un faux pas; comme je
voulais le retenir, il m'a poussé par-dessus le bord, dans les vagues
amoncelées de l'Océan. O Dieu! qu'il m'a semblé que c'était une mort
douloureuse que de se noyer! Quel vacarme effrayant des eaux dans mes
oreilles! Sous combien de formes hideuses la mort s'offrit à mes yeux!
Je m'imaginai voir les effroyables débris de mille naufrages, des
milliers d'hommes que rongeaient les poissons, des lingots d'or, des
ancres énormes, des monceaux de perles, des pierres inestimables, des
joyaux sans prix semés au fond de la mer; quelques-uns dans des têtes de
morts; et là, dans les ouvertures qu'avaient occupées les yeux,
s'étaient introduites à leur place, comme par dérision, des pierres
brillantes qui semblaient contempler avec ardeur le fond fangeux de
l'abîme, et se rire des os des morts répandus de tous côtés.
BRAKENBURY.--Mais pouviez-vous ainsi, en mourant, contempler les secrets
de l'abîme?
CLARENCE.--Il me semblait le pouvoir. Et plusieurs fois je m'efforçai de
rendre l'âme: mais toujours les flots jaloux laissaient vivre mon âme
malgré moi, et ne voulaient point lui permettre d'aller au dehors errer
dans les vastes et vides espaces de l'air; mais ils la retenaient dans
mon sein haletant, prêt à se briser pour l'exhaler dans les ondes.
BRAKENBURY.--Et vous ne vous êtes pas éveillé dans cette cruelle agonie?
CLARENCE.--Oh! non: mon songe s'est prolongé au delà de ma vie; et c'est
alors qu'ont commencé les orages de mon âme. Il me sembla que, conduit
par le sombre nocher dont nous parlent les poëtes, je passais le fleuve
mélancolique, et j'entrais dans le royaume de l'éternelle nuit. La
première ombre qui salua mon âme à son arrivée fut celle de mon illustre
beau-père, le renommé Warwick, qui s'écria d'une voix forte: _Quel
supplice propre au parjure ce sombre royaume pourra-t-il fournir pour le
perfide Clarence?_ Et elle s'évanouit. Ensuite je vis s'approcher,
errant çà et là, une ombre semblable à un ange; sa brillante chevelure
était trempée de sang, et elle cria fortement: _Clarence est arrivé!--Le
traître, l'inconstant, le parjure Clarence, qui m'a poignardé dans les
champs de Tewksbury! Saisissez-le, furies, livrez-le à vos
tourments._--A ces mots, il m'a semblé qu'une légion de démons hideux
m'environnait, hurlant à mes oreilles des cris si affreux qu'à ce bruit
je me suis éveillé tremblant, et longtemps après je ne pouvais me
persuader que je ne fusse pas en enfer, tant ce songe m'avait laissé une
impression terrible!
BRAKENBURY.--Je ne m'étonne pas, milord, qu'il vous ait épouvanté: il me
semble que je le suis moi-même de vous l'avoir entendu raconter.
CLARENCE.--O Brakenbury, toutes ces choses qui maintenant déposent
contre mon âme, je les ai faites pour l'amour d'Édouard; et tu vois
comme il m'en récompense! O Dieu, si mes prières élevées du fond du
coeur ne te peuvent apaiser, et que tu veuilles être vengé de mes
offenses, n'exécute que sur moi l'oeuvre de ta colère. Oh! épargne mon
innocente femme et mes pauvres enfants!--Je te prie, cher gardien,
demeure auprès de moi. Mon âme est appesantie, et je voudrais dormir.
BRAKENBURY.--Je resterai, milord; que Dieu accorde à Votre Grâce un
sommeil paisible! (_Clarence s'endort sur une chaise._) Le chagrin
intervertit les temps et les heures du repos. Il fait de la nuit le
matin, et du midi la nuit. La gloire des princes se réduit à leurs
titres; des honneurs extérieurs pour des peines intérieures, et pour des
rêveries imaginaires, ils sentent souvent un monde de soucis inquiets;
en sorte qu'entre leurs titres et un nom obscur, il n'y a d'autre
différence que la renommée extérieure.
(Entrent les deux assassins.)
PREMIER ASSASSIN.--Holà! y a-t-il quelqu'un ici?
BRAKENBURY.--Que veux-tu, mon ami? Et comment es-tu arrivé jusqu'ici?
SECOND ASSASSIN.--Je voulais parler à Clarence.--Et je suis arrivé sur
mes jambes.
BRAKENBURY.--Quoi! le ton si bref?
PREMIER ASSASSIN.--Oh! ma foi, il vaut mieux être bref qu'ennuyeux. (_A
son camarade._) Montre-lui notre commission, et trêve de discours.
(On remet un papier à Brakenbury qui le lit.)
BRAKENBURY.--Cet ordre m'enjoint de remettre le noble duc de Clarence
entre vos mains.--Je ne ferai point de réflexions sur les intentions qui
l'ont dicté, je veux les ignorer pour en être innocent. Voilà les
clefs,--et voici le duc endormi. Je vais trouver le roi, et lui rendre
compte de la manière dont je vous ai remis mes fonctions.
PREMIER ASSASSIN.--Vous le pouvez, mon cher, et c'est un acte de
prudence. Adieu.
(Brakenbury sort.)
SECOND ASSASSIN.--Eh quoi, le tuerons-nous endormi?
PREMIER ASSASSIN.--Non, il dirait à son réveil que nous l'avons tué en
lâches.
SECOND ASSASSIN.--A son réveil! imbécile. Il ne se réveillera jamais
qu'au grand jour du jugement.
PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, il dirait alors que nous l'avons tué pendant
qu'il dormait.
SECOND ASSASSIN.--Ce mot de jugement, que je viens de prononcer, a fait
naître en moi une espèce de remords.
PREMIER ASSASSIN.--Quoi! as-tu peur?
SECOND ASSASSIN.--Non pas de le tuer, puisque nous avons notre ordre
pour garantie, mais d'être damné pour l'avoir tué: ce dont aucun ordre
ne pourrait me sauver.
PREMIER ASSASSIN.--Je t'aurais cru plus résolu.
SECOND ASSASSIN.--Je suis résolu de le laisser vivre.
PREMIER ASSASSIN.--Je vais retourner trouver le duc de Glocester, et lui
conter cela.
SECOND ASSASSIN.--Non, je te prie: arrête un moment. J'espère que cet
accès de dévotion me passera; il n'a pas coutume de me tenir plus de
temps qu'un homme n'en mettrait à compter vingt.
PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, comment te sens-tu maintenant?
SECOND ASSASSIN.--Ma foi, je sens encore en moi quelque résidu de
conscience.
PREMIER ASSASSIN.--Songe à notre récompense quand l'action sera faite.
SECOND ASSASSIN.--Allons, il va mourir: j'avais oublié la récompense.
PREMIER ASSASSIN.--Où est ta conscience à présent?
SECOND ASSASSIN.--Dans la bourse du duc de Glocester.
PREMIER ASSASSIN.--Ainsi dès que sa bourse s'ouvrira pour nous donner
notre salaire, voilà ta conscience partie.
SECOND ASSASSIN.--Cela m'est bien égal.--Qu'elle s'en aille; elle ne
trouvera pas beaucoup de gens, ou même pas du tout, qui veuillent
l'héberger.
PREMIER ASSASSIN.--Mais si elle allait te revenir?
SECOND ASSASSIN.--Je n'irai pas me commettre avec elle: c'est une
dangereuse espèce. Elle vous fait d'un homme un poltron: on ne peut pas
voler qu'elle ne vous accuse; on ne peut pas jurer qu'elle ne vous
gourmande; on ne peut pas coucher avec la femme du voisin qu'elle ne
vous trahisse: c'est un lutin au visage timide et toujours prêt à
rougir, qui est sans cesse à se mutiner dans le sein d'un homme; elle
vous remplit partout d'obstacles; elle m'a fait restituer une fois une
bourse d'or que j'avais trouvée par hasard; elle réduit à la mendicité
quiconque la garde chez soi; aussi est-elle bannie de toutes les villes
et cités comme une chose dangereuse; et tout homme qui veut vivre à son
aise doit s'arranger pour ne s'en rapporter qu'à soi et se passer
d'elle.
PREMIER ASSASSIN.--Corbleu! la voilà précisément à mon oreille qui veut
me persuader de ne pas tuer le duc.
SECOND ASSASSIN.--Renferme ce diable-là dans ton esprit, et ne l'écoute
pas; il ne veut s'insinuer auprès de toi que pour te coûter ensuite des
soupirs.
PREMIER ASSASSIN.--Je suis robuste de ma nature: elle n'aura pas le
dessus.
SECOND ASSASSIN.--C'est parler en brave compagnon jaloux de sa
réputation. Allons, nous mettrons-nous à l'ouvrage?
PREMIER ASSASSIN.--Attrape-le-moi par le haut de la tête avec la poignée
de ton épée, et ensuite jetons-le dans cette tonne de malvoisie qui est
dans la chambre voisine.
SECOND ASSASSIN.--O l'excellente idée! Nous en ferons une soupe.
PREMIER ASSASSIN.--Doucement. Il s'éveille....
SECOND ASSASSIN.--Frappe.
PREMIER ASSASSIN.--Non; raisonnons un peu avec lui.
CLARENCE.--Où es-tu, gardien? Donne-moi un verre de vin.
PREMIER ASSASSIN.--Vous allez tout à l'heure, milord, avoir du vin tant
que vous en voudrez.
CLARENCE.--Au nom de Dieu, qui es-tu?
PREMIER ASSASSIN.--Un homme, comme vous en êtes un.
CLARENCE.--Mais non pas, comme moi, du sang royal.
PREMIER ASSASSIN.--Et vous n'êtes pas, comme nous, un homme loyal.
CLARENCE.--Ta voix est un tonnerre: mais ton regard est humble!
PREMIER ASSASSIN.--Ma voix est celle du roi: mes regards sont de moi.
CLARENCE.--Que tes réponses sont obscures, mais qu'elles sont sinistres!
vos yeux me menacent: pourquoi êtes-vous si pâles? Qui vous a envoyés
ici? Pourquoi venez-vous?
LES DEUX ASSASSINS.--Pour... pour... pour...
CLARENCE.--Pour m'assassiner?
LES DEUX ASSASSINS.--Oui. Oui.
CLARENCE.--A peine avez-vous le coeur de me le dire; vous n'aurez donc
pas le coeur de le faire. En quoi, mes amis, vous ai-je offensés?
PREMIER ASSASSIN.--Nous? vous ne nous avez pas offensés: mais c'est le
roi.
CLARENCE.--Je suis sûr d'être bientôt réconcilié avec lui.
PREMIER ASSASSIN.--Jamais, milord. Ainsi, préparez-vous à mourir.
CLARENCE.--Êtes-vous donc choisis entre tous les hommes pour égorger
l'innocent? Quel est mon crime? où sont les preuves qui m'accusent? quel
jury légal a donné son verdict à mon juge? qui a prononcé l'amère
sentence de mort du pauvre Clarence? Avant que je sois convaincu d'un
crime par la loi, me menacer de la mort est un acte illégal. Je vous
enjoins, sur vos espérances de rédemption, et par le précieux sang du
Christ versé pour nos graves péchés, de sortir d'ici, et de ne me pas
toucher. L'action que vous voulez faire est une action damnable.
PREMIER ASSASSIN.--Ce que nous voulons faire, nous le faisons par ordre.
SECOND ASSASSIN.--Et celui qui l'a donné est notre roi.
CLARENCE.--Sujet insensé! Le grand Roi des rois a dit dans les tables de
sa loi: «Tu ne commettras pas de meurtre.»--Veux-tu donc mépriser son
ordre pour obéir à celui d'un homme? Prends garde; il tient dans sa main
la vengeance, pour la précipiter sur la tête de ceux qui violent sa loi.
SECOND ASSASSIN.--Et c'est cette vengeance qu'il précipite sur toi,
comme sur un traître parjure et sur un meurtrier: tu avais fait le
serment sacré de combattre pour la cause de la maison de Lancastre.
PREMIER ASSASSIN.--Et, traître au nom de Dieu, tu as violé ton serment,
et avec ton épée perfide tu as percé les entrailles du fils de ton
souverain.
SECOND ASSASSIN.--Que tu avais juré de soutenir et de défendre.
PREMIER ASSASSIN.--Comment peux-tu nous opposer la loi redoutable de
Dieu, après l'avoir violée à tel point?
CLARENCE.--Hélas! pour l'amour de qui ai-je commis cette mauvaise
action? Pour Édouard, pour mon frère, pour lui seul: et ce n'est pas
pour cela qu'il vous envoie m'assassiner: car il est dans ce péché tout
aussi avant que moi. Si Dieu veut en tirer vengeance, sachez qu'il se
venge publiquement; n'ôtez pas à son bras puissant le soin de sa
querelle; il n'a pas besoin de moyens indirects et illégaux pour
retrancher du monde ceux qui l'ont offensé.
PREMIER ASSASSIN.--Qui donc t'a chargé de te faire son ministre
sanglant, en frappant à mort le brave Plantagenet, ce noble adolescent,
qui s'élevait avec tant de vigueur?
CLARENCE.--Mon amour pour mon frère, le diable et ma rage.
PREMIER ASSASSIN.--C'est notre amour pour ton frère, notre obéissance et
ton crime, qui nous amènent ici pour t'égorger.
CLARENCE.--Si vous aimez mon frère, ne me haïssez pas. Je suis son
frère, et je l'aime beaucoup. Si vous êtes payés pour cette action,
allez-vous-en, et je vous enverrai de ma part à mon frère Glocester, qui
vous récompensera bien mieux pour m'avoir laissé vivre qu'Édouard ne
vous payera la nouvelle de ma mort.
SECOND ASSASSIN.--Vous êtes dans l'erreur: votre frère Glocester vous
hait.
CLARENCE.--Oh! cela n'est pas. Il m'aime, et je lui suis cher: allez le
trouver de ma part.
LES DEUX ASSASSINS.--Oui, nous irons.
CLARENCE.--Dites-lui que lorsque notre illustre père York bénit ses
trois fils de sa main victorieuse, et nous recommanda du fond de son
coeur de nous aimer mutuellement, il ne prévoyait guère cette discorde
dans notre amitié: dites à Glocester de se souvenir de cela, et il
pleurera.
PREMIER ASSASSIN.--Oui, des meules de moulin: voilà les pleurs qu'il
nous a enseignés à verser.
CLARENCE.--Oh! ne le calomniez pas; il est bon.
PREMIER ASSASSIN.--Précisément, comme la neige sur la récolte.--Tenez,
vous vous trompez; c'est lui qui nous envoie ici pour vous tuer.
CLARENCE.--Cela ne peut pas être, car il a gémi de ma disgrâce, et, me
serrant dans ses bras, il m'a juré, avec des sanglots, qu'il
travaillerait à ma délivrance.
PREMIER ASSASSIN.--C'est ce qu'il fait aussi lorsqu'il veut vous
délivrer de l'esclavage de ce monde, pour vous envoyer aux joies du
ciel.
SECOND ASSASSIN.--Faites votre paix avec Dieu; car il vous faut mourir,
milord.
CLARENCE.--Comment, ayant dans l'âme cette sainte pensée de m'engager à
faire ma prière avec Dieu, peux-tu être toi-même assez aveugle sur les
intérêts de ton âme pour faire la guerre à Dieu en m'assassinant? O mes
amis, réfléchissez, et songez bien que celui qui vous a envoyés pour
commettre ce forfait vous haïra pour l'avoir commis.
SECOND ASSASSIN.--Que devons-nous faire?
CLARENCE.--Vous laisser toucher et sauver vos âmes.
PREMIER ASSASSIN.--Nous laisser toucher! ce serait une lâcheté, une
faiblesse de femme.
CLARENCE.--Ne se point laisser toucher est d'un être brutal, sauvage,
diabolique.--Qui de vous deux, s'il était fils d'un roi, privé de sa
liberté comme je le suis à présent, voyant venir à lui deux assassins
tels que vous, ne plaiderait pas pour sa vie? Mon ami, j'entrevois
quelque pitié dans tes regards. Oh! si ton oeil n'est pas hypocrite,
range-toi de mon côté, et demande grâce pour moi comme tu la demanderais
si tu étais dans la même détresse.--Quel homme, réduit à mendier sa vie,
n'aurait pas pitié d'un prince réduit à prier pour la sienne[9]!
SECOND ASSASSIN.--Détournez la tête, milord.
PREMIER ASSASSIN, _le poignardant_.--Tiens, tiens encore; et si tout
cela ne suffit pas, je vais vous noyer dans ce tonneau de malvoisie qui
est ici à côté.
(Il sort avec le corps.)
SECOND ASSASSIN.--O action sanguinaire, et bien imprudemment précipitée!
Que je voudrais, comme Pilate, pouvoir me laver les mains de cet odieux
et coupable meurtre[10]!
[Note 9: _A begging prince what beggar pities not?_]
[Note 10: Clarence ne périt point de cette manière ni par le fait seul
du duc de Glocester, mais de concert avec le roi qui, aigri par Richard
et par la reine, et d'ailleurs toujours disposé à se méfier de Clarence,
le fit condamner à mort par la chambre des pairs, instrument servile, à
cette époque, des actes de tyrannie les plus odieux envers les
particuliers, en même temps qu'elle était presque intraitable sur les
subsides. Clarence fut condamné pour de simples propos qu'on avait eu
soin de provoquer.]
(Rentre le premier assassin.)
PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, à quoi penses-tu donc de ne pas m'aider? Par
le ciel! le duc saura comme tu as été lâche.
SECOND ASSASSIN.--Je voudrais qu'il pût savoir que j'ai sauvé son
frère.--Va recevoir seul la récompense, et rends-lui ce que je dis là;
car je me repens de la mort du duc.
(Il sort.)
PREMIER ASSASSIN.--Et moi, non.--Va, poltron que tu es.--Allons, je vais
cacher ce cadavre dans quelque trou, jusqu'à ce que le duc donne des
ordres pour sa sépulture. Et lorsque j'aurai reçu mon salaire je
disparaîtrai; car ceci va éclater, et alors il ne serait pas bon que je
restasse ici.
(Il sort.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Toujours à Londres.--Un appartement dans le palais.
_Entrent_ LE ROI ÉDOUARD, _malade et soutenu_; LA REINE ÉLISABETH,
DORSET, RIVERS, HASTINGS, BUCKINGHAM, GREY _et autres lords_.
LE ROI ÉDOUARD.--Allons, je suis satisfait; j'ai fait un bon emploi de
ma journée.--Conservez, nobles pairs, cette étroite union. J'attends de
jour en jour un message de mon Rédempteur, pour m'élargir de ce monde:
mon âme le quittera avec plus de paix pour aller au ciel, puisque j'ai
rétabli la paix entre mes amis sur la terre. Rivers, et vous, Hastings,
prenez-vous la main. Ne gardez plus de haine dissimulée: jurez-vous une
amitié mutuelle.
RIVERS.--Le ciel m'est témoin que mon âme est purgée de tout secret
venin de haine, et de ma main je scelle la sincère amitié de mon coeur.
HASTINGS.--Puissé-je prospérer comme je fais avec sincérité le même
serment!
LE ROI ÉDOUARD.--Gardez-vous de vous jouer de votre roi, de peur que
Celui qui est le suprême Roi des rois ne confonde votre fausseté cachée,
et ne vous condamne à périr l'un par l'autre.
HASTINGS.--Puissé-je ne prospérer qu'autant que je jure avec sincérité
une affection parfaite!
RIVERS.--Et moi, comme il est vrai que j'aime Hastings du fond de mon
coeur.
LE ROI ÉDOUARD.--Madame, vous n'êtes pas non plus étrangère à ceci... ni
votre fils Dorset... ni vous, Buckingham. Vous avez tous agi les uns
contre les autres. Ma femme, aimez lord Hastings; donnez-lui votre main
à baiser, et ce que vous faites, faites-le sincèrement.
ÉLISABETH.--Voilà ma main, Hastings.--Jamais je ne me souviendrai de nos
anciennes haines: j'en jure par mon bonheur et celui des miens.
LE ROI ÉDOUARD.--Dorset, embrassez-le.--Hastings, soyez l'ami du marquis
Dorset.
DORSET.--Je proteste ici que de ma part ce traité d'amitié sera
inviolable.
HASTINGS.--Et je fais le même serment.
(Il embrasse Dorset.)
LE ROI ÉDOUARD.--Maintenant c'est à toi, illustre Buckingham, à mettre
le sceau à cette union, en embrassant les parents de mon épouse, et en
me donnant le bonheur de vous voir amis.
BUCKINGHAM, _à la reine_.--Si jamais Buckingham tourne son ressentiment
contre Votre Majesté, s'il ne vous rend pas à vous et aux vôtres tous
les soins et les devoirs de l'attachement, que Dieu m'en punisse par la
haine de ceux de qui j'attends le plus d'amitié. Que dans l'instant où
j'aurai le plus besoin d'employer un ami, où je compterai le plus sur
son zèle, je le trouve faux, perfide, traître et plein d'artifices
envers moi! Voilà ce que je demande au ciel aussitôt que je me montrerai
froid dans mes affections pour vous et les vôtres.
(Il embrasse Rivers.)
LE ROI ÉDOUARD.--Noble Buckingham, ce voeu que tu viens de faire est un
doux cordial pour mon âme malade. Il ne manque plus ici que notre frère
Glocester, pour achever de couronner l'ouvrage de cette heureuse paix.
BUCKINGHAM.--Voici le noble duc qui arrive tout à propos.
(Entre Glocester.)
GLOCESTER.--Bonjour, mes souverains roi et reine, et vous, illustres
pairs; que cette heure du jour vous soit heureuse!
LE ROI ÉDOUARD.--Elle est heureuse par l'emploi que nous avons fait de
ce jour. Mon frère, nous avons accompli des oeuvres de charité. Nous
avons, entre ces pairs irrités de ressentiments toujours croissants,
fait succéder la paix aux inimitiés, l'amitié à la haine.
GLOCESTER.--C'est une oeuvre de bénédiction, mon souverain seigneur. Si
dans cette assemblée princière, il est quelqu'un qui, trompé par de faux
rapports ou par d'injustes soupçons, m'ait tenu pour son ennemi; si j'ai
fait à mon insu ou dans un moment de colère quelque action qui ait
offensé aucun de ceux qui sont ici présents, je désire sincèrement me
remettre avec lui en paix et amitié. C'est la mort pour moi que d'être
en inimitié avec quelqu'un; je déteste cela, et je désire l'amitié de
tous les gens de bien.--Je commence par vous, madame, et je vous demande
une paix sincère, que j'aurai soin d'entretenir par un respectueux
dévouement.--Je vous la demande aussi à vous, mon noble cousin
Buckingham, si jamais il a existé entre nous quelque secret
mécontentement.--A vous, lord Rivers, et lord Grey, qui m'avez toujours,
sans que je l'aie mérité, regardé d'un oeil malveillant.--En un mot à
vous tous, ducs, comtes, lords, gentilshommes. Je ne connais pas un seul
Anglais vivant contre qui mon âme renferme, sur quelque point que ce
soit, plus d'aigreur que n'en a l'enfant qui naquit cette nuit; et je
remercie Dieu de m'avoir donné ces sentiments d'humilité.
ÉLISABETH.--Ce jour sera consacré pour être désormais un jour de fête.
Plût à Dieu que toutes les querelles fussent accommodées!--Mon souverain
seigneur, je conjure Votre Majesté de recevoir en grâce notre frère
Clarence.
GLOCESTER.--Quoi, madame, suis-je donc venu vous offrir ici mon amitié
pour me voir ainsi bafoué en présence du roi? Qui ne sait que cet
aimable duc est mort? (_Tous tressaillent._) C'est l'outrager que
d'insulter ainsi à son cadavre.
LE ROI ÉDOUARD.--Qui ne sait qu'il est mort? Eh! qui sait qu'il le soit?
ÉLISABETH.--O ciel qui vois tout, quel monde est celui-ci!
BUCKINGHAM.--Lord Dorset, suis-je aussi pâle que les autres?
DORSET.--Oui, mon bon lord; et il n'est personne dans cette assemblée
dont les joues n'aient perdu leur couleur.
LE ROI ÉDOUARD.--Est-il vrai que Clarence soit mort?--L'ordre avait été
révoqué.
GLOCESTER.--Mais le pauvre malheureux a été mis à mort sur le premier
ordre, il avait été porté sur les ailes de Mercure; le second ordre est
arrivé lentement par quelque messager boiteux survenu trop tard, et
seulement pour le voir ensevelir.--Dieu veuille que quelqu'un, moins
noble et moins fidèle que Clarence, moins proche du roi par le sang,
mais d'un coeur plus sanguinaire, et cependant encore exempt de
soupçons, n'ait pas mérité bien pis que le malheureux Clarence!
(Entre Stanley.)
STANLEY.--Une grâce, mon souverain, pour tous mes services.
LE ROI ÉDOUARD.--Je t'en prie, laisse-moi: mon âme est pleine de
douleur.
STANLEY.--Je ne me relève point que Votre Majesté ne m'ait entendu.
LE ROI ÉDOUARD.--Dis donc en peu de mots ce que tu demandes.
STANLEY.--La grâce, mon souverain, d'un de mes serviteurs qui a tué
aujourd'hui un gentilhomme querelleur, depuis peu attaché au duc de
Norfolk.
LE ROI ÉDOUARD.--Ma langue aura prononcé l'arrêt de mort de mon frère,
et l'on veut que cette même langue prononce le pardon d'un valet? Mon
frère n'avait tué personne: son crime ne fut qu'une pensée; et cependant
il a été puni par une mort cruelle. Qui de vous m'a sollicité pour lui?
Qui, dans ma colère, s'est jeté à mes pieds, et m'a engagé à réfléchir?
Qui m'a parlé des liens fraternels? Qui m'a parlé de notre affection?
Qui m'a rappelé comment le pauvre malheureux avait abandonné le puissant
Warwick, et avait combattu pour moi? Qui m'a rappelé que dans les champs
de Tewksbury, lorsque Oxford m'avait terrassé, il me sauva la vie, en
disant: _Cher frère, vivez, et soyez roi_? Qui m'a rappelé comment,
lorsque couchés tous deux sur la terre, nous étions presque morts de
froid, il m'enveloppa de ses propres vêtements, et s'exposa nu et sans
force au froid pénétrant de la nuit? Hélas! ma brutale colère avait
criminellement arraché tout cela de mon souvenir, et pas un de vous n'a
eu la charité de me le remettre.... Mais lorsqu'un de vos palefreniers
ou de vos valets de pied a commis un meurtre dans l'ivresse, et défiguré
la précieuse image de notre bien-aimé Rédempteur, vous voilà aussitôt à
mes genoux demandant pardon, pardon; et il faut qu'injuste autant que
vous, je vous l'accorde!--Mais pour mon frère, personne n'a élevé la
voix, ni moi non plus, ingrat! je ne me suis rien dit en faveur de ce
pauvre malheureux!--Les plus fiers d'entre vous ont été ses obligés
pendant sa vie, et pas un de vous n'aurait parlé pour le défendre.--O
Dieu! je crains bien que ta justice ne venge ce crime sur moi, sur vous,
sur les miens et les vôtres!--Venez, Hastings; aidez-moi à regagner mon
cabinet.--O pauvre Clarence!....
(Sortent le roi et la reine, Hastings, Rivers, Dorset et Grey.)
GLOCESTER.--Voilà les fruits d'une aveugle colère!--N'avez-vous pas
remarqué comme tous ces coupables parents de la reine ont pâli à la
nouvelle de la mort de Clarence! Oh! ils n'ont cessé de la solliciter
auprès du roi. Dieu en tirera vengeance.--Allons, milord, voulez-vous
venir avec moi tenir compagnie à Édouard, pour soulager sa douleur?
BUCKINGHAM.--Nous suivons Votre Grâce.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Toujours à Londres.
_Entre_ LA DUCHESSE D'YORK, _avec_ LE FILS ET LA FILLE DE CLARENCE.
LE FILS.--Bonne grand'maman, dites-nous si notre père est mort.
LA DUCHESSE.--Non, mon enfant.
LA FILLE.--Pourquoi donc pleurez-vous si souvent, et frappez-vous votre
poitrine, en criant: _O Clarence! ô mon malheureux fils!_
LE FILS.--Pourquoi nous regardez-vous en secouant la tête, et nous
appelez-vous _orphelins, infortunés dans l'abandon_, si notre père est
encore en vie?
LA DUCHESSE.--Mes chers enfants, vous vous méprenez tous deux: je pleure
la maladie du roi que je crains de perdre, et non la mort de votre père:
ce seraient des larmes perdues que de pleurer un homme mort.
LE FILS.--Ainsi donc, grand'maman, vous convenez enfin qu'il est
mort.--Le roi mon oncle est bien condamnable pour cette action: Dieu la
vengera, et je l'importunerai de pressantes prières, et toutes pour
qu'il la venge.
LA FILLE.--Et j'en ferai autant.
LA DUCHESSE.--Paix, mes enfants, paix! Le roi vous aime bien tous deux.
Pauvres innocents, simples et sans expérience, vous ne pouvez guère
deviner qui a causé la mort de votre père.
LE FILS.--Nous le pouvons très-bien, grand'maman; car mon bon oncle
Glocester m'a dit que le roi, poussé à cela par la reine, avait inventé
des prétextes pour l'emprisonner; et quand mon oncle me dit cela, il
pleurait et me plaignait, et il me baisait tendrement la joue; et il me
disait de compter sur lui comme sur mon père, et qu'il m'aimerait aussi
tendrement que si j'étais son fils.
LA DUCHESSE.--Ah! est-il possible que la perfidie emprunte des formes si
douces, et cache la profondeur de ses vices sous le masque de la vertu?
Il est mon fils... et ma honte; mais ce n'est pas dans mon sein qu'il
puisa cet art de feindre.
LE FILS.--Croyez-vous, grand'mère, que mon oncle ne fût pas sincère?
LA DUCHESSE.--Oui, mon fils, je le crois.
LE FILS.--Moi, je ne le puis croire.--Écoutez... Quel est ce bruit?
(Entrent la reine Élisabeth dans le désespoir. Rivers et Dorset la
suivent.)
ÉLISABETH.--Ah! qui pourra m'empêcher de gémir et de pleurer, de
m'irriter contre mon sort, et de me désespérer? Oui, je veux seconder le
noir désespoir qui attaque mon âme, et devenir ennemie de moi-même.
LA DUCHESSE.--A quoi tendent ces furieux transports?
ÉLISABETH.--A quelque acte de violence tragique... Édouard, mon
seigneur, ton fils, notre roi, est mort.--Pourquoi les rameaux
croissent-ils encore quand le tronc est abattu? Pourquoi les fleurs ne
périssent-elles pas quand la sève est tarie? Si vous voulez vivre,
pleurez: si vous voulez mourir, hâtez-vous; et que nos âmes dans leur
vol rapide puissent encore atteindre celle du roi, ou le suivre, en
sujets fidèles, dans son nouveau royaume de l'éternel repos.
LA DUCHESSE.--Ah! j'ai autant de part dans ta douleur que j'avais de
droits sur ton noble mari. J'ai pleuré la mort d'un époux vertueux, et
je ne conservais la vie qu'en contemplant encore ses images: mais
maintenant la mort ennemie a brisé en pièces deux des miroirs où se
retraçaient ses traits augustes; et il ne me reste pour toute
consolation qu'une glace infidèle qui m'afflige de la vue de mon
opprobre. Tu es veuve, mais tu es mère, et tes enfants te restent pour
consolation. Mais moi, la mort a enlevé de mes bras mon époux, et
arraché de mes faibles mains les deux appuis qui me soutenaient,
Clarence et Édouard. Oh! puisque ta perte n'est que la moitié de la
mienne, qu'il est donc juste que mes plaintes surmontent les tiennes, et
étouffent tes cris!
LE FILS.--Ah! ma tante, vous n'avez pas pleuré la mort de notre père!
Comment pouvons-nous vous aider de nos larmes?
LA FILLE.--On a vu sans gémir nos pleurs d'orphelins; votre douleur de
veuve demeurera de même sans larmes.
ÉLISABETH.--Ne m'aidez point à me plaindre; je ne serai pas stérile de
lamentations. Puisse le cours de tous les ruisseaux venir aboutir à mes
yeux! et puissé-je, ainsi gouvernée par l'humide influence de la lune,
verser des larmes assez abondantes pour submerger le monde! Ah! mon
mari! Ah! mon cher seigneur Édouard!
LES DEUX ENFANTS.--Ah! notre tendre père! Notre cher seigneur Clarence!
LA DUCHESSE.--Hélas! je pleure sur tous deux: tous deux étaient à moi.
Mon Édouard! mon Clarence!
ÉLISABETH.--Quel appui avais-je qu'Édouard? Et il m'a quittée!
LES ENFANTS.--Quel appui avions-nous que Clarence? et il nous a quittés!
LA DUCHESSE.--Quels appuis avais-je qu'eux deux? Et ils m'ont quittée!
ÉLISABETH.--Jamais veuve n'a tant perdu.
LES ENFANTS.--Jamais orphelins n'ont tant perdu.
LA DUCHESSE.--Jamais mère n'a tant perdu. Hélas! Je suis la mère de
toutes ces douleurs. Leurs pertes sont partagées entre eux: la mienne
les embrasse toutes. Elle pleure un Édouard, et moi aussi: je pleure un
Clarence, et elle n'a point de Clarence à pleurer. Ces enfants pleurent
Clarence, et moi aussi: mais je pleure un Édouard, et ces enfants n'ont
point d'Édouard à pleurer. Hélas! c'est sur moi, trois fois malheureuse!
que vous faites tomber toutes vos larmes; c'est moi qui suis chargée de
vos douleurs, et je les nourrirai par mes lamentations.
DORSET.--Prenez courage, ma bonne mère. Dieu s'offense de vous voir vous
révolter avec tant d'ingratitude contre sa volonté. Dans le monde, les
hommes taxent d'ingratitude celui qui se refuse de mauvaise grâce à
rendre la dette qu'une main libérale lui a généreusement prêtée: c'en
est une plus grande que de disputer ainsi contre le Ciel, parce qu'il
vous redemande ce prêt royal qu'il vous a fait.
RIVERS.--Madame, songez, comme le doit une tendre mère, au jeune prince
votre fils: envoyez-le chercher sans délai, pour le faire couronner roi:
c'est en lui que réside votre consolation. Ensevelissez cette douleur
désespérée dans le tombeau d'Édouard mort, et replacez votre bonheur sur
le trône d'Édouard vivant.
(Entrent Glocester, Buckingham, Stanley, Hastings, Ratcliff et autres.)
GLOCESTER.--Consolez-vous, ma soeur; tous tant que nous sommes, nous
avons tous sujet de déplorer l'obscurcissement de l'étoile qui brillait
sur nous. Mais nul ne peut guérir ses maux avec des larmes. Madame ma
mère, je vous demande pardon: je n'avais pas aperçu Votre Grâce.--Je
demande humblement à vos genoux votre bénédiction.
LA DUCHESSE.--Dieu te bénisse et mette dans ton coeur la bonté, la
bienveillance, la charité, l'obéissance et la fidélité à ton devoir.
GLOCESTER, _à part.--Amen_, et qu'il me fasse la grâce de mourir vieux
et bon homme; c'est à cela que tend la bénédiction d'une mère: je suis
étonné que Sa Grâce l'ait oublié.
BUCKINGHAM.--O vous, princes en deuil, pairs au coeur rempli de
tristesse, qui tous partagez le poids de la douleur commune, cherchez
maintenant votre consolation dans une amitié réciproque. Nous perdons,
il est vrai, la récolte que nous offrait ce roi: mais il nous reste
l'espérance de celle que nous promet son fils. Il faut maintenant
conserver et maintenir soigneusement l'union et le lien si récemment
formés entre vos coeurs naguère gonflés de ressentiments qui viennent
d'être apaisés.--Je crois qu'il conviendrait d'envoyer chercher dès à
présent le jeune prince qui est à Ludlow, et de l'amener à Londres avec
peu de suite pour le faire couronner roi.
RIVERS.--Et pourquoi avec peu de suite, milord de Buckingham?
BUCKINGHAM.--De peur, milord, que dans une foule considérable les
blessures de la haine, trop nouvellement fermées, ne trouvassent
occasion de se rouvrir, ce qui serait d'autant plus dangereux que le
royaume est dans un état d'enfance, et encore sans maître. Quand chacun
des chevaux dispose du frein qui le contient, et peut diriger sa course
comme il lui plaît, on doit, à mon avis, prévenir avec autant de soin la
crainte du mal que le mal lui-même.
GLOCESTER.--Je me flatte que le roi nous a tous réconciliés; et quant à
moi, la réconciliation est solide et sincère de ma part.
RIVERS.--J'en peux dire autant de moi, et, je crois, de nous tous. Mais
puisque le lien de notre amitié est si frais encore, il ne faut pas
l'exposer à la plus légère occasion de rupture; danger qui serait
peut-être plus à craindre si le cortége était nombreux: ainsi, je pense,
comme le noble Buckingham, qu'il est prudent de n'envoyer que peu de
monde pour chercher le jeune prince.
HASTINGS.--C'est aussi mon avis.
GLOCESTER.--Eh bien, soit; allons délibérer sur le choix de ceux que
nous enverrons à l'heure même à Ludlow.--(_A la reine._) Madame, et
vous, ma mère, voulez-vous venir donner vos avis sur cette affaire
importante?
(Tous sortent, excepté Buckingham et Glocester.)
BUCKINGHAM.--Milord, quels que soient ceux qui seront envoyés vers le
prince, au nom de Dieu, songez bien qu'il ne faut pas que nous restions
ici ni l'un ni l'autre. Je veux, chemin faisant, pour prélude du projet
dont nous avons parlé, trouver l'occasion d'écarter du jeune prince
l'ambitieuse parente de la reine.
GLOCESTER.--Oh! mon second moi-même, mon conseil tout entier, mon
oracle, mon prophète, mon cher cousin, je suivrai tes avis avec la
docilité d'un enfant. Rendons-nous donc à Ludlow, car il ne faut pas
rester en arrière.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Toujours à Londres.--Une rue.
_Entrent_ DEUX CITOYENS _se rencontrant_.
PREMIER CITOYEN.--Bonjour, voisin. Où allez-vous si vite?
SECOND CITOYEN.--Je vous jure que je ne le sais pas trop moi-même.
Savez-vous les nouvelles?
PREMIER CITOYEN.--Oui, le roi est mort.
SECOND CITOYEN.--Funeste nouvelle, par Notre-Dame! Rarement le
successeur est meilleur. Je crains, je crains bien que le monde n'aille
de travers.
(Entre un troisième citoyen.)
TROISIÈME CITOYEN.--Voisins, Dieu vous garde!
PREMIER CITOYEN.--Je vous donne le bonjour, mon cher.
TROISIÈME CITOYEN.--La nouvelle de la mort du bon roi Édouard se
confirme-t-elle?
SECOND CITOYEN.--Oui; elle n'est que trop vraie. Dieu veuille nous
assister!
TROISIÈME CITOYEN.--En ce cas, messieurs, attendez-vous à voir du
trouble dans le royaume.
PREMIER CITOYEN.--Non, non, s'il plaît à Dieu, son fils régnera.
TROISIÈME CITOYEN.--Malheur au pays qui est gouverné par un enfant!
SECOND CITOYEN.--Il peut nous donner l'espérance d'être bien gouvernés:
d'abord par un conseil sous son nom, pendant sa minorité; et ensuite par
lui-même, quand l'âge l'aura mûri. N'en doutez pas, il gouvernera bien.
PREMIER CITOYEN.--Telle était la situation de l'État, lorsque Henri VI
fut couronné à Paris, à l'âge de neuf mois.
TROISIÈME CITOYEN.--Telle était la situation de l'État, dites-vous? Non,
mes bons amis, Dieu le sait; car alors ce pays-ci était singulièrement
bien fourni de sages politiques, et le roi avait des oncles vertueux
pour le soutenir.
PREMIER CITOYEN.--Celui-ci en a aussi, tant du côté paternel que du côté
maternel.
TROISIÈME CITOYEN.--Il vaudrait bien mieux ou qu'il n'en eût que du côté
paternel, ou qu'il n'eût aucun parent de ce côté; car la rivalité des
prétentions, à qui sera le plus près du roi, nous causera bien des maux
si Dieu n'y met la main. Oh! le duc de Glocester est un homme bien
dangereux, et les fils et frères de la reine sont superbes et hautains.
Si, au lieu de gouverner, ils étaient tous contenus dans l'obéissance,
ce pays languissant pourrait encore avoir de bons moments comme par le
passé.
PREMIER CITOYEN.--Allons, allons; nous voyons au pis. Tout ira bien.
TROISIÈME CITOYEN.--Quand on voit paraître des nuages, les hommes sages
prennent leur manteau. Quand les grandes feuilles commencent à tomber,
l'hiver n'est pas loin. Quand le soleil se couche, qui ne s'attend à la
nuit? Les orages hors de saison menacent d'une disette. Tout peut aller
bien: mais si Dieu nous fait cette grâce, c'est plus que nous ne
méritons, et que je n'espère.
SECOND CITOYEN.--Au fait, tous les coeurs sont agités de crainte. Vous
ne pouvez vous entretenir avec personne qui ne vous paraisse triste et
rempli de frayeur.
TROISIÈME CITOYEN.--C'est ce qui arrive toujours à la veille des jours
de révolution. L'esprit de l'homme, par un instinct divin, pressent le
danger qui s'avance, comme nous voyons l'eau s'enfler à l'approche d'une
violente tempête. Mais laissons tout entre les mains de Dieu. Où
allez-vous?
SECOND CITOYEN.--Eh! vraiment, nous sommes mandés par les juges.
TROISIÈME CITOYEN.--Et moi aussi. Je vous tiendrai compagnie.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Toujours à Londres.--Un appartement du palais.
_Entrent_ L'ARCHEVÊQUE D'YORK, LE JEUNE DUC D'YORK, LA REINE, LA
DUCHESSE D'YORK.
L'ARCHEVÊQUE.--On m'a dit qu'ils avaient couché la nuit dernière à
Stony-Stratford et qu'ils devaient coucher ce soir à Northampton[11].
Demain, ou après-demain, ils seront ici.
[Note 11: Stony-Stratford est plus près de Londres que Northampton; mais
le duc de Glocester ayant fait arrêter Rivers, Grey, etc., à
Stony-Stratford, où ils avaient passé la nuit avec le jeune roi, ramena
celui-ci à Northampton où lui-même avait couché la veille, et ce fut de
là qu'ils se rendirent à Londres. Au reste, on fait observer que
l'archevêque ne pouvait encore être instruit de cette marche, puisqu'il
ne sait pas l'arrestation des lords, ou bien, s'il en est instruit sans
en connaître la cause, il devrait, ainsi que les autres personnages, en
témoigner quelque étonnement.]
LA DUCHESSE.--Je brûle d'impatience de voir le prince. J'espère qu'il
aura beaucoup grandi depuis la dernière fois que je l'ai vu.
ÉLISABETH.--Mais j'ai ouï dire que non. On assure même que mon fils York
l'a presque regagné pour la taille.
YORK.--On le dit, ma mère; mais j'aurais voulu que cela fût autrement.
LA DUCHESSE.--Eh! pourquoi donc, mon enfant? Il est bon de grandir.
YORK.--Grand'maman, un soir que nous étions à souper, mon oncle Rivers
disait que je grandissais beaucoup plus vite que mon frère: «Ah! dit mon
oncle Glocester, ce sont les petites plantes qui sont bonnes à quelque
chose, et les mauvaises herbes croissent rapidement;» et depuis ce temps
il me semble que j'aimerais mieux ne pas grandir si vite, puisque les
belles fleurs viennent lentement, et que les mauvaises herbes se
dépêchent.
LA DUCHESSE.--Vraiment, vraiment, celui qui t'a dit cela est lui-même
une exception au proverbe: c'était dans son enfance l'être le plus
chétif, le plus lent à croître et le moins avancé; si sa règle était
vraie, il devrait être rempli de qualités.
L'ARCHEVÊQUE.--Et il n'est pas douteux qu'il ne le soit, ma gracieuse
dame.
LA DUCHESSE.--Je veux bien l'espérer, mais permettez l'inquiétude aux
mères.
YORK.--Oh! si je m'en étais souvenu, j'aurais pu lancer à Sa Grâce, mon
oncle, sur sa croissance, une épigramme bien meilleure que celle qu'il
m'a dite sur la mienne.
LA DUCHESSE.--Et comment, mon petit York? Dis-le-moi, je t'en prie.
YORK.--Vraiment, l'on dit que mon oncle grandissait si vite, que deux
heures après sa naissance il pouvait ronger une croûte, tandis que moi,
à deux ans, je n'avais pas encore fait seulement une dent. N'est-ce pas
grand'maman, ç'aurait été une bonne plaisanterie pour le faire enrager?
LA DUCHESSE.--Eh! je t'en prie, mon cher petit York, qui est-ce qui t'a
raconté cela?
YORK.--Sa nourrice, grand'maman.
LA DUCHESSE.--Sa nourrice? Eh bon!... elle était morte avant que tu
fusses né.
YORK.--Si ce n'est pas elle, je ne me rappelle pas qui me l'a dit.
ÉLISABETH.--Petit raisonneur!--Allons, pas tant de malice, je vous prie.
L'ARCHEVÊQUE.--Ma bonne madame, ne le grondez pas.