William Shakespear

La vie et la mort du roi Richard III
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ÉLISABETH.--Les murs[12] ont des oreilles.

[Note 12: _Pitchers have ears_.

_Les pots ont des oreilles_. Le proverbe anglais est: _Les petits pots
ont de grandes oreilles_.]

(Entre un messager.)

L'ARCHEVÊQUE.--Voici un messager.--Quelles nouvelles?

LE MESSAGER.--De telles nouvelles qu'il m'est pénible, milord, de vous
les annoncer.

ÉLISABETH.--Comment se porte le prince?

LE MESSAGER.--Bien, madame, il est en bonne santé.

LA DUCHESSE.--Quelles sont donc tes nouvelles?

LE MESSAGER.--Lord Rivers et lord Grey ont été conduits en prison à
Pomfret, et avec eux sir Thomas Vaughan.

LA DUCHESSE.--Et par quel ordre?

LE MESSAGER.--Par ordre des puissants ducs de Glocester et de
Buckingham.

ÉLISABETH.--Et pour quel crime?

LE MESSAGER.--Je vous ai dit tout ce que j'en sais. Par quel motif ou
dans quelle intention ces nobles ducs ont été emprisonnés, c'est, ma
gracieuse dame, ce que j'ignore absolument.

ÉLISABETH.--Hélas! je prévois la ruine de ma maison. Le tigre a saisi la
brebis sans défense. L'insolente tyrannie commence à s'élever sur le
trône qu'un innocent enfant ne peut faire respecter. Arrivez donc,
destruction, carnage, massacre. Je vois tracée, comme sur une carte, la
fin de tout ceci.

LA DUCHESSE.--Exécrables jours de troubles et de discorde, combien de
fois mes yeux vous ont vus renaître! Mon époux a perdu la vie pour
gagner la couronne; et mes fils ont été, haut et bas, battus de la
fortune, me donnant tantôt à jouir de leurs succès, tantôt à pleurer
leurs malheurs. Établis enfin lorsque toutes les querelles domestiques
sont entièrement dissipées, voilà que, devenus les maîtres, ils se font
la guerre les uns aux autres, frère contre frère, sang contre sang,
chacun contre soi-même!--Oh! frénétiques insultes à la nature, cessez
vos fureurs maudites, ou laissez-moi mourir; que je n'aie plus la mort
devant les yeux!

ÉLISABETH.--Viens, viens, mon enfant; allons nous renfermer dans le
sanctuaire.--Adieu, madame.

LA DUCHESSE.--Attendez, je veux vous suivre.

ÉLISABETH.--Vous n'avez rien à craindre.

L'ARCHEVÊQUE, _à la reine_.--Venez, ma gracieuse dame, et apportez vos
trésors et tout ce que vous possédez. Pour moi, je veux remettre entre
vos mains les sceaux qui m'étaient confiés; et puisse-t-il m'advenir
selon que je me conduirai envers vous et les vôtres! Venez, je vais vous
conduire au sanctuaire.

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




                            ACTE TROISIÈME




SCÈNE I

Toujours à Londres.--Une rue.

_On entend les trompettes. Entrent_ LE PRINCE DE GALLES, GLOCESTER,
BUCKINGHAM, LE CARDINAL BOUCHIER (_le même que_ L'ARCHEVÊQUE), _et
autres_.

BUCKINGHAM.--Soyez le bienvenu, aimable prince, dans votre ville de
Londres, votre demeure[13].

[Note 13: _Your chamber_: Votre chambre.]

GLOCESTER.--Soyez le bienvenu, cher cousin, souverain de mes pensées. Il
paraît que la fatigue de la route vous a rendu mélancolique.

LE PRINCE.--Non, mon oncle. Mais les douloureux incidents de notre
voyage me l'ont rendu ennuyeux, pénible et fatigant. Je voudrais voir
ici plus d'oncles pour me recevoir.

GLOCESTER.--Cher prince, l'innocente pureté de votre âge n'a pas encore
pénétré les mensonges du monde. Vous ne pouvez discerner dans un homme
que ce que son extérieur offre à vos yeux; et les dehors, Dieu le sait,
s'accordent rarement, pour ne pas dire jamais, avec le coeur. Ces
oncles, que vous auriez voulu voir ici, étaient des hommes dangereux.
Votre Grâce ne sentait que le miel de leurs paroles, et n'apercevait pas
le poison de leurs coeurs. Dieu vous préserve d'eux, et d'amis aussi
perfides!

LE PRINCE.--Dieu me préserve d'amis perfides! Mais ils ne l'étaient pas.

GLOCESTER.--Milord, voici le maire de Londres qui vient vous rendre son
hommage.

(Entre le lord maire et son cortége.)

LE MAIRE.--Que le Ciel accorde à Votre Grâce la santé et des jours
prospères!

LE PRINCE.--Je vous remercie tous. (_Sortent le maire_, etc.)--Je
croyais que ma mère et mon frère York seraient venus, il y a longtemps,
nous joindre en chemin.--Quel indigne paresseux que ce Hastings, qui ne
vient pas nous dire s'ils arrivent ou non!

(Entre Hastings.)

BUCKINGHAM.--Le voici fort à propos, et tout en nage.

LE PRINCE.--Soyez le bienvenu, milord. Eh bien, notre mère vient-elle?

HASTINGS.--La reine votre mère, et votre frère York, ont été, à propos
de quoi, Dieu le sait et non pas moi, se réfugier dans le
sanctuaire.--Le jeune prince aurait bien souhaité venir avec moi
au-devant de Votre Grâce, mais sa mère l'a retenu malgré lui.

BUCKINGHAM.--Fi donc! quelle conduite déplacée et maussade! (_A
l'archevêque_.) Lord cardinal, Votre Grâce veut-elle aller déterminer la
reine à envoyer sur-le-champ le duc d'York à son auguste frère? Si elle
s'y oppose, milord Hastings, allez avec le cardinal, et alors
arrachez-le par force de ses bras jaloux.

L'ARCHEVÊQUE.--Milord Buckingham, si ma faible éloquence peut obtenir de
sa mère le jeune duc d'York, attendez-vous à le voir ici dans un moment:
mais, si elle s'obstine à résister à des instances amicales, que le Dieu
du ciel ne permette pas que nous violions jamais le saint privilége du
bienheureux sanctuaire! Pour le royaume entier, je ne voudrais pas me
rendre coupable d'un si noir péché.

BUCKINGHAM.--Vous vous entêtez ici contre toute raison, milord, pour de
pures formes et de vieilles traditions. Considérez la chose même
conformément aux idées grossières de ce siècle, vous trouverez que vous
ne violez point les droits du sanctuaire en forçant le prince d'en
sortir. Le bénéfice de l'asile n'est accordé qu'à ceux à qui leurs
actions l'ont rendu nécessaire, et qui ont assez de jugement pour le
réclamer. Mais le prince ne peut ni le réclamer ni en avoir besoin. Il
n'est donc pas, à mon avis, en droit de l'obtenir; ainsi, en le faisant
sortir de là où il ne peut être, vous ne violez aucun privilège, aucune
charte. J'ai souvent ouï parler d'hommes réfugiés dans le sanctuaire;
mais d'enfants, jamais jusqu'à présent.

L'ARCHEVÊQUE.--Milord, pour cette fois votre opinion l'emporte sur la
mienne[14].--Allons, milord Hastings, voulez-vous venir avec moi?

[Note 14: L'archevêque ne céda point ainsi, mais voyant que, malgré ses
protestations, on était résolu à employer la force, il fit comprendre à
la reine que la résistance était inutile.]

HASTINGS.--Je vous suis, milord.

LE PRINCE.--Chers lords, faites, je vous prie, toute la diligence qui
vous sera possible. (_Sortent le cardinal et Hastings._) Dites, mon
oncle Glocester, si notre frère vient, où logerons-nous jusqu'au jour de
notre couronnement?

GLOCESTER.--Dans le lieu qui plaira le plus à Votre Altesse. Si vous
voulez suivre mon conseil, vous vous reposerez un ou deux jours à la
Tour, et ensuite dans le lieu qui vous plaira, et qui sera jugé le plus
favorable à votre santé et à vos amusements.

LE PRINCE.--La Tour est l'endroit du monde qui me plaît le
moins.--Est-il vrai, mon oncle, que ce soit Jules César qui l'ait bâtie?

GLOCESTER.--C'est lui, mon gracieux seigneur, qui l'a bâtie d'abord;
puis dans la suite des siècles elle a été rebâtie plusieurs fois.

LE PRINCE.--Ce fait est-il constaté par des actes, ou bien a-t-on
seulement raconté d'âge en âge que c'est lui qui l'avait bâtie?

BUCKINGHAM.--Par des actes, milord.

LE PRINCE.--Mais supposez, milord, que cela n'eût pas été consigné dans
les archives, il me semble que la vérité devrait vivre d'âge en âge,
comme un héritage transmis à la postérité, jusqu'au jour de la fin
universelle.

GLOCESTER, _à part_.--Des enfants si précoces et si sages, dit-on, ne
vivent pas longtemps.

LE PRINCE.--Que dites-vous, mon oncle?

GLOCESTER.--Je disais que, sans le secours des caractères, la renommée
vit longtemps[15]. (_A part._) Ainsi, comme l'Iniquité personnifiée sur
nos théâtres, je moralise avec des mots à double sens.

[Note 15: Without characters, fame lives long.]

LE PRINCE.--Ce Jules César était un homme bien fameux! Sa valeur a
illustré son génie, et son génie a déposé dans ses écrits de quoi faire
vivre sa valeur. La mort n'a pu faire de ce conquérant sa conquête, car
il est encore vivant par la gloire, bien qu'il ait perdu la vie.--Je
veux vous dire une chose, mon cousin Buckingham.

BUCKINGHAM.--Quoi, mon gracieux seigneur?

LE PRINCE.--Si j'atteins l'âge d'homme, je veux ou reconquérir nos
anciens droits sur la France, ou mourir en soldat, comme j'aurai vécu en
roi.

GLOCESTER.--Les courts étés ont eu ordinairement un printemps
très-précoce.

(Entre York, Hastings et le cardinal.)

BUCKINGHAM.--Ah! voici le duc d'York qui vient comme nous l'avions
désiré.

LE PRINCE.--Richard d'York, comment se porte notre cher frère?

YORK.--Bien, mon redouté seigneur; car c'est ainsi que je dois vous
nommer désormais.

LE PRINCE.--Oui, mon frère, à notre grande douleur ainsi qu'à la vôtre:
il est trop vrai qu'il vient de mourir celui qui eût dû plus longtemps
conserver ce titre, auquel sa mort a ôté beaucoup de majesté.

GLOCESTER.--Comment se porte notre cousin le noble duc d'York?

YORK.--Je vous remercie, cher oncle. O milord! c'est vous qui avez dit
que mauvaise herbe croît bien vite: le prince, mon frère, a grandi
beaucoup plus que moi.

GLOCESTER.--Il est vrai, milord.

YORK.--Il est donc mauvais?

GLOCESTER.--O mon beau cousin! je ne dis pas cela du tout.

YORK.--En ce cas, il vous a plus d'obligation que moi.

GLOCESTER.--Il peut me commander, lui, à titre de mon souverain; et
vous, vous avez sur moi le pouvoir d'un parent.

YORK.--Je vous prie, mon oncle, donnez-moi ce poignard.

GLOCESTER.--Mon poignard, petit cousin? De tout mon coeur.

LE PRINCE.--Mendie-t-on comme cela, mon frère?

YORK.--Ce n'est qu'à mon cher oncle, qui, je le sais bien, me le donnera
volontiers: ce n'est qu'une bagatelle qu'il ne peut pas avoir de peine à
me donner.

GLOCESTER.--Je veux faire à mon cousin un plus beau présent.

YORK.--Un plus beau présent! Oh! vous voulez donc y joindre l'épée?

GLOCESTER.--Oui, mon beau cousin, si elle était assez légère.

YORK.--Oh! je vois bien que vous n'aimez à me faire que des dons légers;
et, dans des demandes d'un plus grand poids, vous refuseriez au
mendiant.

GLOCESTER.--Mais elle est, pour vous, trop pesante à porter.

YORK.--Fût-elle plus pesante, je la manierais très-facilement.

GLOCESTER.--Quoi! vous voudriez avoir mon épée, petit lord?

YORK.--Oui, je le voudrais, pour vous remercier de l'épithète que vous
me donnez.

GLOCESTER.--Quelle épithète?

YORK.--Petit.

LE PRINCE.--Milord d'York sera toujours contrariant dans ses discours:
mais, mon oncle, Votre Grâce sait comment le supporter.

YORK.--Vous voulez dire me porter, et non pas me supporter.--Mon oncle,
mon frère se moque de vous et de moi. Parce que je suis aussi petit
qu'un singe, il croit que vous pourriez me porter sur votre épaule.

BUCKINGHAM, _à part_.--Avec quelle finesse et quelle promptitude
d'esprit il raisonne! Pour adoucir le sarcasme qu'il lance à son oncle,
il se raille lui-même avec toute sorte de grâce et d'adresse. Tant de
malice à cet âge est une chose étonnante!

GLOCESTER.--Mon gracieux seigneur, voulez-vous continuer votre route?
Mon bon cousin Buckingham et moi, nous allons nous rendre auprès de
votre mère pour la presser de venir vous trouver à la Tour et vous
féliciter sur votre arrivée.

YORK.--Quoi! vous voulez aller à la Tour, mon prince?

LE PRINCE.--Milord protecteur dit qu'il le faut.

YORK.--Je ne dormirai pas tranquillement dans la Tour.

GLOCESTER.--Et pourquoi, mon ami? Qu'y voyez-vous à craindre?

YORK.--Vraiment, l'âme irritée de mon oncle Clarence. Ma grand'mère m'a
dit qu'il y avait été assassiné.

LE PRINCE.--Je ne crains pas les oncles morts.

GLOCESTER.--Ni les vivants non plus, je m'en flatte.

LE PRINCE.--Oui, s'ils vivent, je n'ai, je l'espère, rien à
craindre.--Mais marchons, milord: et, le coeur plein de tristesse, je
vais, en songeant à eux, me rendre à la Tour.

(Sortent le prince, York, Hastings et le cardinal.)

BUCKINGHAM.--Pensez-vous, milord, que ce petit babillard d'York n'ait
pas été excité par son artificieuse mère à vous poursuivre de ses
sarcasmes insultants?

GLOCESTER.--Il n'y a pas de doute, il n'y a pas de doute. C'est un petit
raisonneur, hardi, vif, spirituel, prompt et capable. C'est tout le
portrait de sa mère, de la tête aux pieds.

BUCKINGHAM.--Laissons-les pour ce qu'ils sont.--Approche, cher Catesby.
Tu t'es engagé aussi fortement à exécuter les intentions que nous
t'avons communiquées, qu'à garder soigneusement le secret de la
confidence que nous t'avons faite. Tu as entendu nos raisons pendant la
route?--Qu'en penses-tu? Serait-il si difficile de faire entrer le lord
Hastings dans le projet que nous avons d'installer cet illustre duc sur
le trône royal de cette île fameuse?

CATESBY.--Il aime si tendrement le jeune prince, à cause de son père,
qu'il ne sera pas possible de l'engager à rien de contraire à ses
intérêts.

BUCKINGHAM.--Et Stanley, qu'en penses-tu? S'y refusera-t-il?

CATESBY.--Stanley fera tout ce que fera Hastings.

BUCKINGHAM.--En ce cas, il faut s'en tenir à ceci. Va, cher Catesby,
sonde de loin lord Hastings pour savoir de quel oeil il verrait notre
projet; et invite-le à se rendre demain à la Tour, pour assister au
couronnement. Si tu trouves qu'on puisse le disposer pour nous, alors
encourage-le, et dis-lui toutes nos raisons. S'il est de plomb, de
glace, froid, et mal disposé, sois de même, romps aussitôt l'entretien,
et viens nous instruire de ses dispositions.--Demain nous tenons deux
conseils séparés où tu joueras un grand rôle.

GLOCESTER.--Assure lord William de mon attachement, et dis-lui, Catesby,
que l'ancienne ligue de ses dangereux ennemis va verser son sang demain
au château de Pomfret; et recommande de ma part à mon ami de donner, en
signe de joie de cette bonne nouvelle, un doux baiser de plus à mistriss
Shore[16].

[Note 16: Jeanne Shore avait été maîtresse d'Edouard, et à ce qu'il
paraît de lord Hastings. Elle fut comprise dans l'accusation intentée
contre lui après sa mort, et subit une pénitence publique. Elle mourut
dans la misère, abandonnée de tous ceux auxquels elle avait rendu des
services pendant sa faveur.]

BUCKINGHAM.--Va, cher Catesby: exécute habilement ta commission.

CATESBY.--Mes bons lords, je vous promets à tous deux d'y donner tous
les soins dont je suis capable.

GLOCESTER.--Catesby, aurons-nous de vos nouvelles, avant de nous mettre
au lit?

CATESBY.--Vous en aurez, milord.

GLOCESTER.--A Crosby: tu nous trouveras là tous deux.

(Catesby sort.)

BUCKINGHAM.--Que ferons-nous, milord, si nous voyons que Hastings ne se
prête pas à nos projets?

GLOCESTER.--Nous ferons tomber sa tête, mon cher.--Nous viendrons à bout
de quelque chose.--Et souviens-toi, lorsque je serai roi, de me demander
le comté d'Hereford, dont le roi mon frère était en possession, avec
toutes ses dépendances.

BUCKINGHAM.--Je réclamerai de Votre Grâce l'effet de cette promesse.

GLOCESTER.--Et compte qu'elle te sera accordée en toute
affection.--Allons, il faut souper de bonne heure afin d'avoir ensuite
le temps de digérer nos projets et de leur donner une certaine forme.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

Devant la maison de lord Hastings.

_Entre_ UN MESSAGER.


LE MESSAGER, _frappant à la porte_.--Milord, milord?

HASTINGS, _en dedans_.--Qui est là?

LE MESSAGER.--Quelqu'un de la part de lord Stanley.

HASTINGS.--Quelle heure est-il?

LE MESSAGER.--Vous allez entendre sonner quatre heures.

(Entre Hastings.)

HASTINGS.--Ton maître trouve-t-il donc la nuit trop longue pour dormir?

LE MESSAGER.--Il y a toute apparence, d'après ce que j'ai à vous dire.
D'abord, il me charge de présenter ses salutations à Votre Seigneurie.

HASTINGS.--Et après...

LE MESSAGER.--Ensuite il vous annonce qu'il a rêvé, cette nuit, que le
sanglier lui avait jeté son casque à bas. Il vous informe aussi qu'on
tient deux conseils, et qu'il serait possible que, dans l'un des deux,
on prît un parti qui pourrait à tous deux vous faire déplorer l'autre.
C'est ce qui l'a déterminé à m'envoyer savoir vos intentions; et si, à
l'instant même, vous voulez monter à cheval avec lui, et vous réfugier
en toute hâte dans le nord pour éviter le danger que pressent son âme.

HASTINGS.--Va, mon ami, retourne vers ton maître. Dis-lui que nous
n'avons rien à craindre de ces deux conseils séparés. Son Honneur et moi
nous serons de l'un des deux, et mon bon ami Catesby doit se trouver à
l'autre; il ne peut rien s'y passer relativement à nous que je n'en sois
instruit. Dis-lui que ses craintes sont vaines et sans motifs; et quant
à ses songes, je m'étonne qu'il soit assez simple pour ajouter foi aux
illusions d'un sommeil agité. Fuir le sanglier avant qu'il nous
poursuive, ce serait l'exciter à courir sur nous, et diriger sa
poursuite vers la proie qu'il n'avait pas intention de chasser. Va, dis
à ton maître de se lever, et de venir me joindre; nous irons ensemble à
la Tour, où il verra que le sanglier nous traitera bien.

LE MESSAGER.--J'y vais, milord; et lui rapporterai vos paroles.

(Il sort.)

(Entre Catesby.)

CATESBY.--Mille bonjours à mon noble lord.

HASTINGS.--Bonjour, Catesby. Vous êtes bien matinal aujourd'hui. Quelles
sont les nouvelles, dans ce temps d'incertitude?

CATESBY.--En effet, milord, les choses sont peu stables; et je crois
qu'elles ne reprendront point de solidité, que Richard ne porte le
bandeau royal.

HASTINGS.--Comment! le bandeau royal? Veux-tu dire la couronne?

CATESBY.--Oui, mon bon lord.

HASTINGS.--La couronne de ma tête tombera de dessus mes épaules avant
que je voie la couronne si odieusement déplacée. Mais crois-tu
t'apercevoir qu'il y vise?

CATESBY.--Oui, sur ma vie: il se flatte de vous voir ardent à le
soutenir dans ses projets pour y parvenir; et c'est dans cette confiance
qu'il m'envoie vous apprendre l'agréable nouvelle que, ce jour même, vos
ennemis, les parents de la reine, doivent mourir à Pomfret.

HASTINGS.--J'avoue que cette nouvelle ne m'afflige pas, car ils ont
toujours été mes ennemis; mais que je donne jamais ma voix à Richard, au
préjudice du droit des légitimes héritiers de mon maître! Dieu sait que
je n'en ferai rien, dût-il m'en coûter la vie.

CATESBY.--Dieu conserve Votre Seigneurie dans ces bons sentiments!

HASTINGS.--Mais je rirai pendant un an d'avoir assez vécu pour voir la
fin tragique de ceux qui m'avaient attiré la haine de mon maître. Va,
va, Catesby, avant que je sois plus vieux de quinze jours, j'en ferai
dépêcher encore quelques-uns qui ne s'y attendent guère.

CATESBY.--C'est une vilaine chose, mon cher lord, de mourir sans
préparation, et lorsqu'on s'y attend le moins.

HASTINGS.--Oh! affreux, affreux. Et c'est pourtant ce qui arrive à
Rivers, Vaughan et Grey; et il en arrivera autant à quelques autres, qui
se croient aussi en sûreté que toi et moi, qui, tu le sais, sommes aimés
du prince Richard et de Buckingham.

CATESBY.--Oh! ils vous tiennent en très-haute estime, (_à part_) car ils
estiment que sa tête sera bientôt sur le pont.

HASTINGS.--Je sais qu'il en est ainsi, et je l'ai bien mérité. (_Entre
Stanley._) Comment! comment! mon cher, où est donc votre épieu, mon
cher? Quoi! vous craignez le sanglier, et vous marchez sans armes?

STANLEY.--Bonjour, milord.--Bonjour, Catesby.--Vous pouvez plaisanter;
mais, par la sainte croix, je n'aime point ces conseils séparés, moi.

HASTINGS.--Milord, j'aime autant ma vie, que vous la vôtre; et même je
vous proteste qu'elle ne me fut jamais aussi précieuse qu'elle me l'est
en ce moment. Croyez-vous, de bonne foi, que, si je n'étais pas certain
de notre sûreté, vous me verriez un air aussi triomphant?

STANLEY.--Les lords qui sont à Pomfret étaient joyeux aussi, lorsqu'ils
partirent de Londres; ils s'y croyaient bien en sûreté; ils n'avaient,
en effet, aucun sujet de défiance, et pourtant vous voyez combien
promptement le jour s'est obscurci pour eux: ce coup, si soudainement
porté par la haine, éveille mes inquiétudes; veuille le Ciel que ma peur
n'ait pas le sens commun!--Eh bien! nous rendrons-nous à la Tour? Le
jour s'avance.

HASTINGS.--Allons, allons; j'ai quelque chose à vous dire...
Devinez-vous ce que c'est, milord? Aujourd'hui, les lords dont vous
parlez sont décapités.

STANLEY.--Hélas! pour la fidélité, ils méritent mieux de porter leurs
têtes que quelques-uns de ceux qui les ont accusés de porter leurs
chapeaux. Mais, venez, milord; partons.

(Entre un sergent d'armes.)

HASTINGS.--Allez toujours devant, je veux dire un mot à ce brave homme.
(_Sortent Stanley et Catesby._)--Eh bien, ami, comment va?

LE SERGENT.--D'autant mieux, que Votre Seigneurie veut bien s'en
informer.

HASTINGS.--Je te dirai, mon ami, que les choses vont mieux pour moi,
aujourd'hui, que la dernière fois que tu me rencontras ici. On me
conduisait en prison à la Tour où j'étais envoyé par les menées des
parents de la reine; mais maintenant je te dirai (garde cela pour toi)
qu'aujourd'hui ces mêmes ennemis sont mis à mort, et que je suis en
meilleure position que je n'étais alors.

LE SERGENT.--Dieu veuille vous y maintenir, à la satisfaction de Votre
Honneur.

HASTINGS.--Mille grâces, ami. Tiens, bois à ma santé.

(Il lui jette sa bourse.)

LE SERGENT.--Je remercie Votre Honneur.

(Sort le sergent.)

(Entre un prêtre.)

LE PRÊTRE.--Bienheureux de vous rencontrer, milord, je suis fort aise de
voir Votre Honneur.

HASTINGS.--Je te remercie de tout mon coeur, mon bon sir John. Je vous
suis redevable pour votre dernier office. Venez chez moi dimanche
prochain, et je m'acquitterai avec vous.

(Entre Buckingham.)

BUCKINGHAM.--Quoi! en conversation avec un prêtre, lord chambellan? Ce
sont vos amis de Pomfret qui ont besoin du ministère d'un prêtre; mais
vous, je ne crois pas que vous ayez occasion de vous confesser.

HASTINGS.--Non, ma foi; et lorsque j'ai rencontré ce saint homme, j'ai
songé à ceux dont vous parlez.--Eh bien, allez-vous à la Tour?

BUCKINGHAM.--J'y vais, milord: mais je n'y resterai pas longtemps; j'en
reviendrai avant vous.

HASTINGS.--Cela est assez probable; car j'y resterai à dîner.

BUCKINGHAM, _à part_.--Et à souper aussi, quoique tu ne t'en doutes
pas.--Allons, voulez-vous venir?

HASTINGS.--Je vous suis, milord.

(Ils sortent.)




SCÈNE III

A Pomfret.--Devant le château.

_Entre_ RATCLIFF, _conduisant, avec une escorte_, RIVERS, GREY ET
VAUGHAN _à la mort_.


RATCLIFF.--Allons, conduisez les prisonniers.

RIVERS.--Sir Richard Ratcliff, laisse-moi te dire ceci: tu vois mourir
aujourd'hui un sujet fidèle, puni de son zèle et de sa loyauté.

GREY.--Dieu garde le prince de votre clique à tous! Vous êtes là une
troupe liguée de damnés vampires.

VAUGHAN.--Il y en a parmi vous qui un jour crieront malheur sur tout
ceci.

RATCLIFF.--Dépêchons; le terme de votre vie est arrivé.

RIVERS.--O Pomfret, Pomfret! ô toi, prison sanglante, prison fatale et
de mauvais augure aux nobles pairs de ce royaume! Dans la coupable
enceinte de tes murs fut massacré Richard II; et pour rendre plus odieux
ton sinistre séjour, nous allons te donner à boire encore notre sang
innocent.

GREY.--C'est maintenant que tombe sur nos têtes la malédiction de
Marguerite, lorsqu'elle reprocha à Hastings, à vous et à moi, d'être
restés spectateurs tranquilles, pendant que Richard poignardait son
fils.

RIVERS.--Elle maudit aussi Hastings, elle maudit Buckingham, elle maudit
Richard. Souviens-toi, ô Dieu, d'exaucer contre eux ses prières, comme
tu les exauces contre nous!--Mais ma soeur, et les princes ses
enfants... ô Dieu miséricordieux, contente-toi de notre sang fidèle,
qui, tu le vois, va être injustement versé!

RATCLIFF.--Finissons: l'heure marquée pour votre mort est déjà passée.

RIVERS.--Allons, Grey,--allons, Vaughan. Embrassons-nous ici.--Adieu,
jusqu'à notre réunion dans le ciel.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

A Londres.--Un appartement dans la Tour.

BUCKINGHAM, STANLEY, HASTINGS, L'ÉVÊQUE D'ÉLY, CATESBY, LOVEL _et
autres, autour d'une table, les officiers du conseil sont présents_.


HASTINGS.--Nobles pairs, nous sommes ici rassemblés pour fixer le jour
du couronnement; au nom de Dieu, parlez, quel jour nommez-vous pour
cette auguste cérémonie?

BUCKINGHAM.--Tout est-il préparé pour ce grand jour?

STANLEY.--Tout: il ne reste plus qu'à le fixer.

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--Demain serait, ce me semble, un jour heureusement
choisi.

BUCKINGHAM.--Qui de vous ici connaît les intentions du protecteur? quel
est le confident le plus intime du noble duc?

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--C'est vous, milord, à ce que nous croyons, qui
connaissez le mieux sa pensée.

BUCKINGHAM.--Nous connaissons tous les visages l'un de l'autre: mais
pour nos coeurs.... Il ne connaît pas plus le mien que moi le vôtre: et
je ne connais pas plus le sien, milord, que vous le mien.--Lord
Hastings, vous êtes liés tous deux d'une étroite amitié.

HASTINGS.--Je sais que Sa Grâce a la bonté de m'accorder beaucoup
d'affection. Mais quant à ses vues sur le couronnement, je ne l'ai point
sondé, et il ne m'a fait connaître en aucune manière ses gracieuses
volontés à ce sujet. Mais vous, noble lord, vous pourriez nommer le
jour: et je donnerai ma voix au nom du duc; j'ose espérer qu'il ne le
prendra pas en mauvaise part.

(Entre Glocester.)

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--Voici le duc lui-même, qui vient fort à propos.

GLOCESTER--Mes nobles lords et cousins, je vous souhaite à tous le
bonjour. J'ai dormi tard; mais je me flatte que mon absence n'a pas
empêché qu'on s'occupât d'aucun des objets importants qui devaient se
régler en ma présence.

BUCKINGHAM.--Si vous n'aviez pas fait votre entrée à point nommé,
milord, voilà lord Hastings qui allait se charger de votre rôle; je veux
dire qu'il aurait donné votre voix pour le couronnement du roi.

GLOCESTER.--Personne ne pouvait le faire avec plus de confiance que
milord Hastings. Il me connaît bien; il m'est tendrement
attaché.--Milord d'Ély, la dernière fois que je me trouvai à Holborn, je
vis des fraises dans votre jardin[17]. Je vous prie, envoyez-m'en
quelques-unes.

[Note 17: La demande des fraises est historique, et donnée comme un
échantillon de la bonne humeur qu'affecta ce jour-là Richard au
commencement du conseil. Probablement Shakspeare en a profité pour faire
sortir l'évêque d'Ély, afin qu'il ne s'établît pas de discussion entre
ce prélat, qui a demandé que le couronnement d'Édouard V eût lieu le
lendemain, et Stanley à qui un instant de prudence fait exprimer le
désir qu'il soit retardé. C'est ce que n'ont point aperçu les
commentateurs.]

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--Oui-dà, milord, et de tout mon coeur.

(L'évêque d'Ély sort.)

GLOCESTER.--Cousin Buckingham, un mot. (_Il le prend à part:_)--Catesby
a sondé Hastings sur notre projet, et il a trouvé cet entêté-là si
violent qu'il perdra, dit-il, sa tête avant de consentir à ce que le
fils de son maître, comme il l'appelle respectueusement, perde la
souveraineté du trône d'Angleterre.

BUCKINGHAM.--Sortez un moment, je vous accompagnerai.

(Sortent Glocester et Buckingham.)

STANLEY.--Nous n'avons pas encore fixé ce jour solennel. Demain, à mon
avis, est trop précipité. Pour moi, je ne suis pas aussi bien préparé
que je le serais si l'on éloignait ce jour.

(Rentre l'évêque d'Ély.)

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--Où est milord protecteur? Je viens d'envoyer chercher
les fraises.

HASTINGS.--Le duc paraît ce matin bien disposé et de bonne humeur. Il
faut qu'il soit occupé de quelque idée qui lui plaît, pour nous avoir
souhaité le bonjour d'un air si animé. Je ne crois pas qu'il y ait, dans
toute la chrétienté, un homme moins capable de cacher sa haine ou son
amitié que lui: vous lisez d'abord sur son visage ce qu'il a dans le
coeur.

STANLEY.--Et quels traits de son âme voyez-vous donc aujourd'hui sur son
visage, d'après les apparences qu'il a laissé voir?

HASTINGS.--Hé! j'y vois clairement qu'il n'est irrité contre personne,
car, si cela était, on l'aurait vu dans ses yeux.

(Rentrent Richard et Buckingham.)

GLOCESTER.--Je vous le demande à tous, dites-moi ce que méritent ceux
qui conspirent ma mort par les pratiques diaboliques d'une damnable
sorcellerie, et qui sont parvenus à soumettre mon corps à leurs charmes
infernaux?

HASTINGS.--Le tendre attachement que j'ai pour Votre Grâce, milord,
m'enhardit à prononcer le premier, dans cette illustre assemblée,
l'arrêt des coupables. Quels qu'ils soient, je soutiens, milord, qu'ils
ont mérité la mort.

GLOCESTER.--Eh bien, que vos yeux soient donc témoins du mal qu'ils
m'ont fait. Voyez comme ils m'ont ensorcelé: regardez, mon bras est
desséché comme une jeune perche frappée de la gelée. C'est l'ouvrage de
cette épouse d'Édouard, de cette horrible sorcière, liguée avec cette
malheureuse, cette prostituée, la Shore: ce sont elles qui m'ont ainsi
marqué de leurs sortilèges.

HASTINGS.--Si elles sont les auteurs de ce forfait, milord....

GLOCESTER.--Si! que prétends-tu avec tes si, toi, le protecteur de cette
odieuse prostituée?--Tu es un traître.--A bas sa tête.--Oui, je jure ici
par saint Paul, que je ne dînerai pas que je ne l'aie vue à bas.--Lovel
et Catesby, ayez soin que cela s'exécute.--Pour vous autres, qui m'aime
se lève et me suive.

(Tout le conseil se lève, et suit Richard et Buckingham.)

HASTINGS.--Malheur, malheur à l'Angleterre! car de moi je n'en donnerais
pas cela. Imbécile que je suis, j'aurais pu prévenir ce qui m'arrive.
Stanley avait vu en songe le sanglier lui abattre son casque; mais j'ai
méprisé cet avis, et j'ai dédaigné de fuir. Trois fois aujourd'hui mon
cheval caparaçonné a bronché et a fait un écart à l'aspect de la Tour,
comme s'il eût refusé de me mener à la boucherie.--Ah! j'ai besoin
maintenant du prêtre à qui je parlais tantôt. Je me repens à présent
d'avoir dit à ce sergent, d'un air de triomphe, que mes ennemis
périssaient aujourd'hui à Pomfret d'une mort sanglante, et que moi
j'étais sûr d'être en grâce et en faveur. O Marguerite, Marguerite!
c'est maintenant que ta funeste malédiction tombe sur la tête infortunée
du pauvre Hastings!

CATESBY.--Allons, milord, abrégez: le duc attend pour dîner. Faites une
courte confession; il est pressé de voir votre tête.

HASTINGS.--O faveur momentanée des mortels que nous poursuivons avec
plus d'ardeur que la grâce de Dieu! Celui qui bâtit son espérance sur
ton fantastique sourire est comme le matelot ivre au haut d'un mât,
toujours prêt à tomber à la moindre secousse, dans les fatales
entrailles de l'abîme.

LOVEL.--Allons, allons, finissons: ces lamentations sont inutiles.

HASTINGS.--O sanguinaire Richard!--Malheureuse Angleterre! je te prédis
les jours les plus effroyables qu'aient encore vus les siècles les plus
malheureux.--Allons, conduisez-moi à l'échafaud: portez-lui ma
tête.--J'en vois sourire à mon malheur qui ne me survivront pas
longtemps.

(Ils sortent.)




SCÈNE V

Toujours à Londres.--Les murs de la Tour.

_Entrent_ GLOCESTER ET BUCKINGHAM _vêtus d'armures rouillées et
singulièrement en désordre_.


GLOCESTER.--Dis-moi, cousin, peux-tu trembler et changer de couleur,
perdre la respiration au milieu d'un mot, recommencer ton discours et
t'arrêter encore comme si tu avais la tête perdue, l'esprit égaré de
frayeur?

BUCKINGHAM.--Bon! je suis en état d'égaler le plus grand tragédien, de
parler en regardant en arrière, et promenant autour de moi un oeil
inquiet, de trembler et tressaillir au mouvement d'un brin de paille,
comme assailli d'une crainte profonde. Le regard épouvanté et le sourire
forcé sont également à mes ordres; ils sont toujours prêts, chacun dans
son emploi, à donner à mes stratagèmes l'apparence convenable. Mais
Catesby est-il parti?

GLOCESTER.--Oui, et le voilà qui ramène avec lui le maire.

BUCKINGHAM.--Laissez-moi lui parler. (_Entrent le lord maire et
Catesby._) Lord maire....

GLOCESTER.--Prenez garde au pont.

BUCKINGHAM.--Écoutez, écoutez le tambour.

GLOCESTER.--Catesby, veillez sur les remparts.

BUCKINGHAM.--Lord maire, la raison qui nous a fait vous mander....

GLOCESTER.--Prends garde, défends-toi....--Voilà les ennemis.

BUCKINGHAM.--Que Dieu et notre innocence nous défendent et nous
protègent!

(Entrent Lovel et Catesby, portant la tête de Hastings.)

GLOCESTER.--Non, rassurez-vous, ce sont nos amis: Lovel et Catesby.

LOVEL.--Voilà la tête de cet ignoble traître, de ce dangereux Hastings
qu'on était si loin de soupçonner.

GLOCESTER.--J'ai tant aimé cet homme que je ne puis m'empêcher de
pleurer. Je l'avais toujours cru le plus sincère et le meilleur humain
qui jamais sur terre ait porté le nom de chrétien. Il était pour moi
comme un livre où mon âme déposait le récit de ses plus secrètes
pensées. Il savait couvrir ses vices d'un vernis de vertu si séduisant,
que, sauf une faute notoire et visible à tous les yeux (je parle de son
commerce déclaré avec la femme de Shore), il vivait à l'abri du plus
léger soupçon.

BUCKINGHAM.--Oh! c'était bien le traître le plus caché, le plus
habilement déguisé qui ait jamais vécu!--Voyez, lord maire, auriez-vous
jamais imaginé, et pourriez-vous même le croire encore, si la Providence
ne nous avait pas conservés vivants pour vous le dire, que ce rusé
traître avait comploté de nous assassiner, moi et le bon duc de
Glocester, aujourd'hui même dans la chambre du conseil?

LE MAIRE.--Quoi, est-il vrai?

GLOCESTER.--Quoi? nous prenez-vous pour des Turcs et des infidèles? Et
pensez-vous que nous eussions ainsi, contre la forme des lois, procédé
si violemment à la mort du scélérat, si l'extrême danger de la chose, le
repos de l'Angleterre et la sûreté de nos personnes ne nous eussent pas
forcés à cette rapide exécution?

LE MAIRE.--Puisse-t-il vous bien arriver! Il a mérité la mort; et Vos
Grâces ont très-sagement procédé, en faisant un exemple capable
d'effrayer les faux traîtres qui voudraient renouveler de pareilles
tentatives. Je n'ai rien espéré de mieux de sa part, depuis que je l'ai
vu en relation avec mistriss Shore.

BUCKINGHAM.--Et cependant notre intention n'était pas qu'il fût exécuté
avant que vous fussiez arrivé, milord, pour être présent à sa fin. Mais
le zèle affectionné de nos amis a empêché, un peu contre notre
intention, que cela ne fût ainsi. Nous aurions été bien aises que vous
eussiez entendu le traître parler, et confesser en tremblant les détails
et le but de sa trahison, afin que vous eussiez pu en rendre compte aux
citoyens qui seraient peut-être tentés de mal interpréter cette
exécution, et de plaindre sa mort.

LE MAIRE.--La parole de Votre Grâce, mon bon lord, vaudra autant que si
je l'avais vu et entendu parler: et ne doutez nullement ni l'un ni
l'autre, nobles princes, que je n'informe nos fidèles citoyens de la
justice avec laquelle vous avez agi en cette occasion.

GLOCESTER.--C'était pour cela que nous souhaitions la présence de Votre
Seigneurie, afin d'éviter la censure des langues mal intentionnées.

BUCKINGHAM.--Mais enfin, puisque vous êtes arrivé trop tard pour remplir
nos intentions, vous pouvez du moins attester tout ce que nous venons de
vous en apprendre. Et sur ce, mon bon lord maire, nous vous souhaitons
le bonjour.

(Le lord maire sort.)

GLOCESTER.--Allons, suivez, suivez-le, cousin Buckingham. Le maire va se
rendre en diligence à Guild-Hall. Là, lorsque vous trouverez le moment
favorable, mettez en avant la bâtardise des enfants d'Edouard.
Dites-leur comment Edouard fit mettre à mort un citoyen[18], pour avoir
dit qu'il ferait son fils héritier de la couronne, lorsqu'il n'entendait
parler que de sa maison, dont l'enseigne portait ce nom. Ensuite
insistez sur ses abominables débauches, et la brutalité de ses penchants
inconstants, qui s'étendaient jusqu'à leurs servantes, leurs filles,
leurs femmes, partout où son oeil lascif et son coeur dévorant
s'arrêtaient pour chercher une proie. De là vous pouvez, dans un besoin,
ramener le discours sur ma personne.--Dites-leur que, lorsque ma mère
devint grosse de cet insatiable Édouard, le duc d'York, mon illustre
père, était occupé dans les guerres de France; et qu'en faisant une
supputation exacte des dates, il reconnut évidemment que l'enfant ne lui
appartenait pas; vérité confirmée encore par sa physionomie, qui n'avait
aucun des traits du noble duc mon père; cependant touchez cela
légèrement, et comme en passant, car vous savez, milord, que ma mère vit
encore.

[Note 18: Un riche mercier de la Cité, nommé Walker. Ce fut en chaire
que Richard fit d'abord attaquer les actes d'Édouard, la légitimité de
ses enfants, et la sienne propre, par un docteur Shand, frère du maire
de Londres.]

BUCKINGHAM.--Reposez-vous sur moi, milord; je vais parler avec autant
d'éloquence que si la brillante récompense qui fait l'objet de mon
plaidoyer devait être pour moi-même; et sur ce, adieu, milord.

GLOCESTER.--Si vous réussissez, amenez-les au château de Baynard; vous
m'y trouverez vertueusement entouré de révérends pères et de savants
évêques.

BUCKINGHAM.--Je pars; et comptez que vers les trois ou quatre heures,
vous recevrez des nouvelles de ce qui se sera passé à Guild-Hall.

(Buckingham sort.)

GLOCESTER.--Lovel, allez chercher promptement le docteur Shaw.--Et vous,
Catesby, amenez-moi le moine Penker. Dites-leur de venir me trouver
avant une heure d'ici, au château de Baynard. (_Lovel et Catesby
sortent._) Je vais rentrer. Il faut que je donne des ordres secrets pour
mettre hors de vue cette petite race de Clarence, et recommander qu'on
ne souffre pas que personne au monde approche les princes.

(Ils sortent.)




SCÈNE VI

Une rue de Londres.

_Entre_ UN CLERC.


LE CLERC.--Voilà les chefs d'accusation intentés contre ce bon lord
Hastings, grossoyés dans une belle écriture à main posée, pour être lus
tantôt publiquement dans l'église de Saint-Paul! Et remarquez comme tout
cela est d'accord!--J'ai employé onze heures entières à les mettre au
net; car ce n'est que d'hier au soir que Catesby me les a envoyés;
l'original avait coûté au moins autant de temps à rédiger, et pourtant
il n'y a pas cinq heures que Hastings vivait encore, et sans avoir été
ni accusé, ni interrogé, en pleine liberté. Il faut avouer que nous
sommes dans un joli monde!--Qui serait assez stupide pour ne pas voir ce
grossier artifice? Et cependant qui serait assez hardi pour avoir le
courage de ne pas dire qu'il ne le voit pas? Le monde est mauvais; et
tout est perdu sans ressource, quand il faut, en voyant de pareilles
actions, se contenter de penser.

(Il sort.)




SCÈNE VII

Toujours à Londres.--La cour du château de Baynard[19].

GLOCESTER ET BUCKINGHAM _entrent par différents côtés_.

[Note 19: Le château de Baynard était, à ce qu'il paraît, une habitation
fortifiée, bâtie par un des gentilshommes qui accompagnèrent Guillaume
le Conquérant. Elle était située dans Londres même, au bord de la
Tamise, où l'on en aperçoit encore les fondations lorsque les eaux sont
basses.]


GLOCESTER.--Eh bien? eh bien? Que disent nos bourgeois?

BUCKINGHAM.--Par la sainte Mère de notre Sauveur, les bourgeois ont la
bouche close, et ne disent pas un mot!

GLOCESTER.--Avez-vous touché l'article de la bâtardise des enfants
d'Édouard?

BUCKINGHAM.--Oui; j'ai parlé de son contrat de mariage avec lady Lucy,
et de celui qui a été fait en France par ses ambassadeurs; de
l'insatiable voracité de ses désirs, et de ses violences sur les femmes
de la Cité; de sa tyrannie à propos de rien; j'ai dit que lui-même était
bâtard puisqu'il avait été conçu lorsque votre père était en France;
qu'il n'avait point de ressemblance avec le duc; j'ai en même temps
rappelé vos traits et je vous ai montré comme la véritable image de
votre père, tant par la physionomie que par la noblesse de l'âme. J'ai
fait valoir toutes vos victoires dans l'Écosse, votre science dans la
guerre, votre sagesse dans la paix, vos vertus, la bonté de votre
naturel, et votre humble modestie; enfin, rien de ce qui pouvait tendre
à vos vues n'a été laissé de côté dans ma harangue, ni touché avec
négligence. Et lorsque je suis venu à la fin, j'ai sommé ceux qui
aimaient le bien de leur pays, de crier: Dieu conserve Richard, roi
d'Angleterre!

GLOCESTER.--Et l'ont-ils fait?

BUCKINGHAM.--Non. Que Dieu me soit aide! ils n'ont pas dit un mot. Mais
tous, comme de muettes statues ou des pierres insensibles, sont demeurés
à se regarder l'un l'autre, et pâles comme des morts.--Quand j'ai vu
cela, je les ai réprimandés, et j'ai demandé au maire ce que signifiait
ce silence obstiné. Sa réponse a été, que le peuple n'était pas
accoutumé à se voir haranguer par d'autres que par le greffier. Alors on
l'a pressé de répéter mon discours: mais il n'a parlé que d'après moi;
_voilà ce qu'a dit le duc, voilà comment le duc a conclu_; sans rien
prendre sur lui. Lorsqu'il a eu fini, un certain nombre de mes gens,
apostés dans le bas de la salle, ont jeté leurs bonnets en l'air, et
environ une douzaine de voix ont crié: _Dieu conserve le roi Richard!_
J'ai saisi l'occasion qu'ils me donnaient. _Je vous remercie, bons
citoyens, braves amis, leur ai-je dit. Cette acclamation générale et ces
cris de joie prouvent votre discernement, et votre affection pour
Richard:_ et j'ai fini là, et me suis retiré.

GLOCESTER.--Quels muets imbéciles! Quoi! Ils n'ont pas voulu
parler?--Mais le maire et ses adjoints ne viendront-ils pas?

BUCKINGHAM.--Le maire est tout près d'ici, milord. Montrez quelque
crainte. Ne leur donnez audience qu'après de vives instances; et ayez
soin, mon bon lord, de paraître devant eux un livre de prières à la
main, et entre deux ecclésiastiques: car je veux sur ce texte faire un
sermon édifiant. Et ne vous laissez pas aisément gagner à nos
sollicitations. Jouez le rôle de la jeune fille: répondez toujours non,
tout en acceptant.

GLOCESTER.--Je rentre: et, si vous plaidez aussi bien pour eux que je
saurai répondre non pour mon propre compte, nul doute que nous ne
conduisions notre projet à une heureuse issue.

BUCKINGHAM.--Allez, allez, montez sur la terrasse; voilà le maire qui
frappe. (_Sort Glocester._)--(_Entrent le lord maire, les aldermen, des
citoyens._)--Soyez le bienvenu, milord. Je perds mon temps à attendre le
duc. Je ne crois pas qu'il veuille nous recevoir. (_Entre Catesby,
venant du château._) Eh bien, Catesby, qu'a répondu le duc à ma requête?

CATESBY.--Il prie Votre Grâce, mon noble lord, de remettre votre visite
à demain, ou au jour suivant. Il est enfermé avec deux vénérables
ecclésiastiques, et saintement occupé de méditations, et désire
qu'aucune affaire temporelle ne vienne le distraire de son pieux
exercice.

BUCKINGHAM.--Retournez, bon Catesby, vers le gracieux duc. Dites-lui que
le maire, les aldermen et moi, nous sommes venus pour conférer avec Sa
Grâce sur des affaires de la dernière conséquence, sur des projets
très-importants, et qui se rattachent au bien général de l'État.

CATESBY.--Je vais l'en instruire sur-le-champ.

(Il sort.)

BUCKINGHAM, _au maire_.--Ha! ha! milord: ce prince-là n'est pas un
Edouard. Il n'est pas à se bercer sur un voluptueux canapé. Il est sur
ses genoux, occupé à la contemplation. On ne le trouve pas se
divertissant avec une couple de courtisanes: mais il médite avec deux
profonds et savants docteurs. Il n'est pas à dormir pour engraisser son
corps indolent: mais il prie pour enrichir son âme vigilante. Heureuse
l'Angleterre, si ce vertueux prince voulait se charger d'en être le
souverain! Mais, je le crains bien, jamais nous n'obtiendrons cela de
lui.

LE MAIRE.--Vraiment, Dieu nous préserve d'un refus de sa part!

BUCKINGHAM.--Ah! je crains bien qu'il ne refuse.--Voilà Catesby qui
revient. (_Entre Catesby._) Eh bien, Catesby, que dit Sa Grâce?

CATESBY.--Elle ne conçoit pas dans quel but vous avez réuni un si grand
nombre de citoyens, pour les amener chez elle, sans l'en avoir prévenue
auparavant; elle craint, milord, que vous n'ayez de mauvais desseins
contre elle.

BUCKINGHAM.--Je suis mortifié que mon noble cousin puisse me soupçonner
de mauvais desseins contre lui. Par le ciel! nous venons à lui remplis
d'affection; retournez encore, je vous prie, et assurez-en Sa Grâce.
(_Catesby sort._) Quand ces hommes pieux et d'une dévotion profonde sont
à leur chapelet, il est bien difficile de les en retirer: tant sont doux
les plaisirs d'une fervente contemplation.

(Glocester paraît sur un balcon élevé, entre deux évêques. Catesby
revient avec lui.)

LE MAIRE.--Eh! tenez, voilà Sa Grâce qui arrive entre deux
ecclésiastiques.

BUCKINGHAM.--Deux appuis pour la vertu d'un prince chrétien, et qui le
préservent des chutes de la vanité! Voyez! dans sa main un livre de
prières: ce sont là les véritables parures auxquelles se fait
reconnaître un saint.--Fameux Plantagenet, très-gracieux prince, prête
une oreille favorable à notre requête, et pardonne-nous d'interrompre
les dévots exercices de ton zèle vraiment chrétien.

GLOCESTER.--Milord, vous n'avez pas besoin d'apologie. C'est moi qui
vous prie de m'excuser si mon ardeur pour le service de mon Dieu m'a
fait négliger la visite de mes amis. Mais laissons cela; que désire
Votre Grâce?

BUCKINGHAM.--Une chose qui, j'espère, sera agréable à Dieu, et réjouira
tous les bons citoyens de cette île dans l'anarchie.

GLOCESTER.--Vous me faites craindre d'avoir commis quelque faute
répréhensible aux yeux de cette ville, et vous venez sans doute me
reprocher mon ignorance?

BUCKINGHAM.--Vous avez deviné juste, milord. Votre Grâce
daignerait-elle, à nos instantes prières, réparer sa faute?

GLOCESTER.--Comment pourrais-je autrement vivre dans un pays chrétien?

BUCKINGHAM.--Sachez donc que vous êtes coupable d'abandonner le siége
suprême, le trône majestueux, les fonctions souveraines de vos ancêtres,
les grandeurs qui vous appartiennent, les droits de votre naissance et
la gloire héréditaire de votre royale maison, au rejeton corrompu d'une
tige souillée; tandis que vous êtes plongé dans le calme de vos pensées
assoupies, dont nous venons de vous réveiller aujourd'hui pour le bien
de notre patrie, cette belle île se voit mutilée dans plusieurs de ses
membres, son visage est défiguré par des marques d'infamie, la tige de
ses rois est greffée sur d'ignobles sauvageons, et elle-même se voit
presque entièrement ensevelie dans l'abîme profond de la honte et de
l'oubli. C'est pour la sauver que nous venons vous solliciter ardemment,
gracieux seigneur, de prendre sur vous le fardeau et le gouvernement de
ce pays qui est le vôtre, non plus comme protecteur, régent, lieutenant,
ou comme agent subalterne qui travaille pour le profit d'un autre, mais
comme héritier qui a reçu de génération en génération les droits
successifs à un empire qui vous appartient en propre. Voilà ce que,
d'accord avec les citoyens, vos amis sincères et dévoués, et sur leurs
ardentes sollicitations, je suis venu demander à Votre Grâce avec de
légitimes instances.

GLOCESTER.--Je suis incertain, s'il convient mieux à mon rang et aux
sentiments où vous êtes, que je me retire en silence, ou que je réponde
pour vous adresser d'amers reproches. Car, si je ne réponds pas, vous
pourriez peut-être imaginer que ma langue, liée par l'ambition, consent
par son silence à ce joug doré de la souveraineté, que vous voulez
follement m'imposer ici. Et si, d'un autre côté, je vous reproche les
offres que vous me faites, et qui me touchent par l'expression de votre
fidèle attachement pour moi, j'aurai maltraité mes amis.... Pour vous
répondre donc et éviter ce premier inconvénient, et ne pas tomber, en
m'expliquant, dans le second, voici définitivement ma réponse. Votre
amour mérite mes remerciements; mais mon mérite, qui n'est d'aucune
valeur, se refuse à de si hautes propositions. D'abord, quand tous les
obstacles seraient écartés, et que le chemin au trône me serait aplani,
quand il me reviendrait comme une succession ouverte, et par les droits
de ma naissance, telle est la pauvreté de mes talents, et telles sont la
grandeur et la multitude de mes imperfections, que je chercherais à me
dérober à mon élévation, frêle barque que je suis, peu faite pour
affronter une mer puissante, plutôt que de m'exposer à me voir caché
sous ma grandeur, et englouti dans les vapeurs de ma gloire. Mais, Dieu
merci, on n'a pas besoin de moi; et je répondrais bien peu à votre
besoin, si c'était à moi à vous secourir. La tige royale nous a laissé
un fruit royal, qui, mûri par les heures que nous dérobe le temps, sera
digne de la majesté du trône, et nous rendra, je n'en doute point, tous
heureux sous son règne. C'est sur lui que je dépose ce que vous voudriez
placer sur moi, ce qui lui appartient par les droits de sa naissance, et
par son heureuse étoile.--Et Dieu me préserve de vouloir le lui ravir.

BUCKINGHAM.--Milord, c'est une preuve des délicatesses de la conscience
de Votre Grâce; mais ses scrupules sont frivoles et sans importance, dès
qu'on vient à bien considérer les choses. Vous dites qu'Édouard est le
fils de votre frère: nous en convenons avec vous; mais il n'est pas né
de l'épouse légitime d'Édouard; car celui-ci s'était engagé auparavant
avec lady Lucy; et votre mère peut servir de témoin à son
engagement[20]. Ensuite il s'est fiancé par ambassadeur à la princesse
Bonne, soeur du roi de France. Ces deux épouses mises à l'écart, il
s'est présenté une pauvre suppliante, une mère accablée des soins d'une
nombreuse famille, une veuve dans la détresse, qui, bien que sur le
déclin de sa beauté, a conquis et charmé l'oeil lascif d'Édouard, et l'a
fait tomber de la hauteur et de l'élévation de ses premières pensées,
dans le honteux abaissement d'une dégoûtante et vile bigamie: c'est de
cette veuve, et dans sa couche illégitime, qu'il a engendré cet Édouard,
que, par courtoisie, nous appelons le prince. Je pourrais m'en plaindre
ici en termes plus amers, si, retenu par les égards que je dois à
certaine personne vivante, je n'imposais à ma langue une prudente
circonspection. Ainsi, mon bon seigneur, prenez pour votre royale
personne cette dignité qui vous est offerte; si ce n'est pour nous
rendre heureux, et avec nous tout le pays, que ce soit du moins pour
retirer votre noble race de la corruption que lui ont fait contracter
les abus du temps, et pour la rendre à son cours direct et légitime.
                
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