LE ROI RICHARD.--Mais je les ensevelis dans le sein de votre fille, et
dans ce nid brûlant ils renaîtront de leurs cendres, pour votre
consolation et votre félicité.
ÉLISABETH.--Irai-je presser ma fille de céder à tes désirs?
LE ROI RICHARD.--Oui, et par là devenez une heureuse mère.
ÉLISABETH.--Eh bien, j'y vais.--Écris-moi une lettre très-courte, et tu
connaîtras par moi ses sentiments.
LE ROI RICHARD.--Portez-lui le baiser de mon tendre amour; adieu. (_Il
l'embrasse; Élisabeth sort._) O femme imbécile, légère, changeante et
prompte à pardonner! (_Entrent Ratcliff et ensuite Catesby._) Eh bien,
quelles nouvelles?
RATCLIFF.--Très-puissant souverain, une flotte redoutable paraît sur la
côte occidentale. Sur le rivage accourent une foule d'amis douteux, au
coeur dissimulé, sans armes, et ne paraissant pas disposés à s'opposer à
la descente des ennemis. On croit que Richmond est l'amiral de la
flotte, et qu'ils longent la côte, en attendant que Buckingham vienne
leur prêter son appui, et les recevoir sur le rivage.
LE ROI RICHARD.--Que quelque ami rapide dans sa course se rende
promptement auprès du duc de Norfolk. Ratcliff, que ce soit toi,.... ou
Catesby: où est-il?
CATESBY.--Ici, mon bon seigneur.
LE ROI RICHARD.--Catesby, vole vers le duc.
CATESBY.--Je pars, seigneur, avec toute la célérité possible.
LE ROI RICHARD.--Ratcliff, approche: cours à Salisbury, et quand tu
reviendras.... (_A Catesby._) Traître d'imbécile, pourquoi restes-tu là
au lieu d'aller trouver le duc?
CATESBY.--Dites-moi d'abord, mon souverain, les ordres de Votre Majesté;
que veut-elle que je dise au duc?
LE ROI RICHARD.--Oh! tu as raison, bon Catesby.--Dis-lui de lever
sur-le-champ la plus forte armée qu'il pourra rassembler, et de venir me
joindre au plus tôt à Salisbury.
CATESBY.--Je pars. (Catesby sort.)
RATCLIFF.--Que désirez-vous que je fasse à Salisbury?
LE ROI RICHARD.--Eh! qu'y veux-tu faire, avant que j'y sois arrivé?
RATCLIFF.--Votre Majesté m'avait dit de prendre les devants.
LE ROI RICHARD.--J'ai changé d'avis. (Entre Stanley.) Stanley, quelles
nouvelles?
STANLEY.--Seigneur, pas d'assez bonnes pour être entendues de vous avec
plaisir, ni d'assez mauvaises pour qu'on n'ose vous les annoncer.
LE ROI RICHARD.--Bon, des énigmes? Ni bonnes, ni mauvaises! Qu'as-tu
besoin de venir ainsi d'une lieue, quand tu peux arriver à dire ton
affaire par le plus court chemin? Encore une fois, quelle nouvelles?
STANLEY.--Richmond est en mer.
LE ROI RICHARD.--Eh bien, qu'il s'y abîme, et que la mer l'engloutisse.
Que fait là ce vagabond sans courage?
STANLEY.--Mon souverain, je ne le sais que par conjecture.
LE ROI RICHARD.--Eh bien, voyons votre conjecture.
STANLEY.--C'est qu'excité par Buckingham, Dorset et Morton, il fait
voile vers l'Angleterre pour revendiquer la couronne.
LE ROI RICHARD.--Le trône est-il vacant? l'épée sans maître? le roi
est-il mort? l'empire sans possesseur? Quel autre héritier d'York est en
vie que nous? et qui est roi d'Angleterre, que l'héritier du grand York?
D'après cela dites-moi donc ce qu'il fait sur la mer.
STANLEY.--Si ce n'est pas là son projet, seigneur, j'ignore ses
desseins.
LE ROI RICHARD.--A moins qu'il ne vienne pour être votre souverain, vous
ne pouvez deviner ce qui attire ce Gallois sur nos bords?.... Tu te
révolteras, et tu iras te joindre à lui, j'en ai peur.
STANLEY.--Non, mon puissant souverain: n'ayez donc de moi aucune
défiance.
LE ROI RICHARD.--En ce cas, où sont tes troupes pour le repousser? où
sont tes vassaux, tes soldats? Ne sont-ils pas plutôt actuellement sur
la côte occidentale, à seconder la descente des rebelles sur le rivage?
STANLEY.--Non, mon bon seigneur: tous mes amis sont dans le nord.
LE ROI RICHARD.--De froids amis pour moi! Que font-ils dans le nord,
lorsqu'ils devraient servir leur souverain dans l'occident?
STANLEY.--Ils n'en ont pas reçu l'ordre, puissant roi. Si Votre Majesté
veut bien m'y autoriser, je vais rassembler mes amis, et je rejoindrai
Votre Grâce au temps et dans le lieu qu'il lui plaira de me prescrire.
LE ROI RICHARD.--Oui, oui, tu voudrais déjà être parti pour joindre
Richmond. Je ne me fierai point à vous, Mortimer.
STANLEY.--Très-puissant souverain, vous n'avez aucun sujet de douter de
mon attachement: jamais je ne fus et jamais je ne serai un traître.
LE ROI RICHARD.--Allez donc, et rassemblez vos forces.--Mais écoutez;
laissez avec moi votre fils George Stanley. Songez à être ferme dans
votre fidélité; autrement la tête de votre fils est mal assurée.
STANLEY.--Agissez avec lui, seigneur, selon que vous me trouverez fidèle
envers vous.
(Stanley sort.)
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Mon gracieux souverain, j'ai reçu par des amis l'avis
certain que sir Édouard Courtney, et ce hautain prélat, l'évêque
d'Exeter, son frère aîné, sont actuellement en armes dans le Devonshire,
à la tête d'un parti nombreux.
(Entre un autre messager.)
SECOND MESSAGER.--Dans la province de Kent, mon souverain, les Guilford
sont en armes: et à chaque instant une foule de partisans vient se
joindre aux rebelles; leur armée grossit de plus en plus.
(Entre un autre messager.)
TROISIÈME MESSAGER.--Seigneur, l'armée du puissant Buckingham...
LE ROI RICHARD.--Soyez maudits, oiseaux de malheur! Quoi, rien que des
chants de mort! (_Il le frappe._) Tiens, reçois cela jusqu'à ce que tu
m'apportes de meilleures nouvelles.
TROISIÈME MESSAGER.--La nouvelle que j'apporte à Votre Majesté, c'est
qu'un violent orage et des débordements soudains ont mis en désordre et
dispersé l'armée de Buckingham, et qu'il erre abandonné, sans qu'on
puisse savoir où.
LE ROI RICHARD.--Oh! je te demande pardon. Tiens, voilà ma bourse, pour
te guérir du coup que je t'ai donné.--Quelque ami bien conseillé a-t-il
proclamé une récompense pour celui qui m'amènera le traître?
TROISIÈME MESSAGER.--Cette proclamation a été faite, seigneur.
(Entre un autre messager.)
QUATRIÈME MESSAGER.--On dit, mon souverain, que sir Thomas Lovel et le
lord marquis de Dorset sont soulevés dans la province d'York. Mais j'ai
une nouvelle consolante à apprendre à Voire Majesté: c'est que la
tempête a dispersé la flotte de Bretagne. Richmond, sur la côte du comté
de Dorset, a détaché une chaloupe au rivage pour savoir si ceux qu'il
voyait sur la côte étaient de son parti. Ils lui ont répondu qu'ils
venaient de la part de Buckingham pour le seconder. Lui, se méfiant
d'eux, a remis à la voile, et a repris sa course vers la Bretagne.
LE ROI RICHARD.--Marchons, marchons, puisque nous sommes sur pied, si ce
n'est pour combattre des ennemis étrangers, du moins pour réprimer les
rebelles de l'intérieur.
(Entre Catesby.)
CATESBY.--Seigneur, le duc de Buckingham est pris; voilà la meilleure
nouvelle que j'aie à vous donner, car il y en a une plus fâcheuse, mais
qu'il faut pourtant vous dire: c'est que le comte de Richmond est
débarqué à Milford avec une nombreuse armée.
LE ROI RICHARD.--Marchons vers Salisbury: tandis que nous demeurons ici
à raisonner, une bataille gagnée ou perdue aurait déjà pu affermir une
couronne.--Que quelqu'un de vous se charge de faire amener Buckingham à
Salisbury, et que le reste me suive.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Une pièce dans la maison de lord Stanley.
_Entrent_ STANLEY ET SIR CHRISTOPHE URSWICK.
STANLEY.--Sir Christophe, dites à Richmond, de ma part, que mon fils
George Stanley est retenu en otage dans le repaire de ce féroce
sanglier. Si je me révolte, la tête de mon jeune George va tomber; c'est
cette crainte qui m'empêche de lui prêter mon appui: mais apprenez-moi
où est actuellement le noble Richmond.
CHRISTOPHE.--A Pembroke, ou à Harford-West, dans la province de Galles.
STANLEY.--Quels hommes de nom se sont joints à lui?
CHRISTOPHE.--Sir Walter Herbert, guerrier renommé; sir Gilbert Talbot et
sir William Stanley; Oxford, le terrible Pembroke, sir James Blunt, et
Ricep Thomas, avec une vaillante troupe, et plusieurs autres guerriers
de distinction et de mérite. Ils dirigent leur marche vers Londres, si
on ne leur livre pas bataille en chemin.
STANLEY.--Va, hâte-toi de rejoindre ton seigneur; porte-lui mon hommage,
et annonce-lui que la reine a consenti avec joie à lui donner pour
épouse sa fille Élisabeth. Ces lettres l'instruiront de mes
dispositions. Adieu.
(Il donne des papiers à sir Christophe. Ils sortent.)
FIN DU QUATRIEME ACTE.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
A Salisbury.
_Entrent_ LE SHÉRIF _et ses gardes, conduisant_ BUCKINGHAM _au
supplice_.
BUCKINGHAM.--Le roi Richard ne veut donc pas m'accorder un moment
d'entretien?
LE SHÉRIF.--Non, mon bon lord: ainsi résignez-vous.
BUCKINGHAM.--Hastings, et vous, enfants d'Édouard, Rivers, Grey! saint
roi Henri! Édouard, son aimable fils! Vaughan! et vous tous qui êtes
tombés en trahison sous la main corrompue de l'odieuse injustice, si vos
âmes offensées et irritées contemplent, au travers des nuages, le
spectacle de cette heure fatale, pour votre vengeance, insultez à ma
destruction!--Amis, n'est-ce pas aujourd'hui le jour des Morts?
LE SHÉRIF.--Oui, milord.
BUCKINGHAM.--Eh bien, ce jour des Morts est le jour de ma mort. C'est
aussi le jour que, sous le règne d'Édouard, j'ai prié le Ciel de me
rendre fatal, si je devenais perfide à ses enfants, ou aux parents de
son épouse. C'est le jour où je formai le souhait de périr victime de la
perfidie de l'homme en qui j'aurais le plus de confiance. Ce jour où
tant d'âmes de morts assiégent mon âme tremblante est le terme marqué à
mes forfaits. Ce Dieu tout puissant, qui voit tout, et dont je me
jouais, a fait tomber sur ma tête l'effet de ma feinte prière; et il me
donne en réalité tout ce que je lui demandais en riant. C'est ainsi
qu'il force l'épée du méchant de tourner sa pointe contre le sein de son
maître. Ainsi tombe de tout son poids sur ma tête la malédiction de
Marguerite. _Lorsqu'il brisera ton coeur de douleur, me disait-elle,
souviens-toi que Marguerite te l'a prédit._--Allons, conduisez-moi à ce
honteux échafaud. L'injustice recueille l'injustice, et l'infamie est
payée par l'infamie.
(Buckingham sort avec le shérif et les gardes.)
SCÈNE II
Une plaine près de Tamworth.
_Entrent avec des tambours et des drapeaux_ RICHMOND, FORD, SIR JAMES
BLUNT, SIR WALTER HERBERT, _et autres avec des troupes en marche_.
RICHMOND.--Mes compagnons d'armes et mes bien chers amis, froissés sous
le joug de la tyrannie, nous voici parvenus sans obstacle jusque dans le
sein de l'Angleterre; et nous recevons ici de notre père Stanley une
lettre bien propre à nous soutenir et à nous encourager. Le sanguinaire
usurpateur, l'infâme sanglier qui a ravagé vos récoltes de l'été et vos
vignes fertiles, et va jusque dans vos entrailles, dont il a fait son
auge, engloutir, comme l'eau immonde dont il se nourrit, votre sang
encore fumant, cet odieux pourceau est, à ce que nous apprenons, gîté au
centre de cette île, près de la ville de Leicester; de Tamworth
jusque-là nous n'avons qu'un jour de marche. Au nom de Dieu, courageux
amis, allons d'un coeur allègre, dans les sanglants hasards d'un combat
dangereux, mais unique, recueillir la moisson d'une paix éternelle.
OXFORD.--La conscience de notre droit vaut en chacun de nous mille
épées, pour combattre ce sanguinaire homicide.
HERBERT.--Je ne doute pas que ses amis ne l'abandonnent pour se joindre
à nous.
BLUNT.--Il n'a d'amis que ceux que retient la crainte, et qui
l'abandonneront au moment où il aura le plus besoin de leur secours.
RICHMOND.--Tout est pour nous. Ainsi, marchons au nom de Dieu.
L'espérance légitime avance rapidement et vole sur les ailes de
l'hirondelle: des rois elle fait des dieux, et des créatures moins
nobles elle fait des rois.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
La plaine de Bosworth.
_Entrent_ LE ROI RICHARD _et des troupes_; LE DUC DE NORFOLK, LE COMTE
DE SURREY, _et autres lords_.
LE ROI RICHARD.--Plantons ici nos tentes dans la plaine de Bosworth.
Milord Surrey, pourquoi avez-vous l'air si triste?
SURREY.--Mon coeur est dix fois plus gai que mes yeux.
LE ROI RICHARD.--Milord de Norfolk?
NORFOLK.--Mon souverain?....
LE ROI RICHARD.--Norfolk, nous aurons des coups; ah! n'est-ce pas que
nous en aurons?
NORFOLK.--Nous en donnerons et nous en recevrons, mon cher seigneur.
LE ROI RICHARD.--Qu'on dresse ma tente. Je passerai la nuit ici. (_Des
soldats viennent dresser la tente du roi_.) Mais où la passerai-je
demain?--Allons, n'importe.--Qui de vous a reconnu le nombre des
rebelles?
NORFOLK.--Ils sont tout au plus six à sept mille hommes.
LE ROI RICHARD.--Eh quoi? notre armée est trois fois plus nombreuse.
D'ailleurs, le nom du roi est une puissante citadelle qui manque au
parti de nos ennemis. Dressez cette tente.--Venez, nobles lords, allons
reconnaître le terrain.--Qu'on fasse appeler quelques hommes de bon
jugement: observons avec soin la discipline, et ne perdons pas une
minute; car demain, mes lords, sera une laborieuse journée.
(Ils sortent.)
(Entrent de l'autre côté du champ de bataille Richmond, sir William
Brandon, Oxford et d'autres lords. Quelques soldats sont occupés à
dresser la tente de Richmond.)
RICHMOND.--Le soleil fatigué s'est couché dans des nuages d'or, et la
trace brillante qu'a laissée son char enflammé nous promet pour demain
un beau jour. Sir William Brandon, vous porterez mon étendard.--Qu'on
m'apporte de l'encre et du papier dans ma tente.--Je veux tracer le plan
figuré de notre ordre de bataille, distribuer à chaque chef son poste et
ses fonctions, et régler sur de justes proportions le partage de notre
petite armée.--Milord d'Oxford, et vous, sir William Brandon, et vous,
sir Walter Herbert, restez avec moi. Le comte de Pembroke commandera son
régiment.--Bon capitaine Blunt, saluez-le de ma part, et priez-le de me
venir trouver dans ma tente vers deux heures du matin. Faites-moi encore
un plaisir, mon bon capitaine: où est le quartier de milord Stanley? le
savez-vous?
BLUNT.--Ou je me suis bien trompé sur ses couleurs, et je suis sûr du
contraire, ou son régiment est à un demi-mille au moins au midi de la
puissante armée du roi.
RICHMOND.--S'il était possible, sans danger, cher Blunt, de trouver
quelque moyen de vous aboucher avec lui, et de lui remettre de ma part
cette note extrêmement importante....
BLUNT.--Fût-ce au péril de ma vie, milord, je le tenterai; et, sur ce,
Dieu vous envoie un sommeil tranquille cette nuit!
RICHMOND.--Bonne nuit, mon bon capitaine Blunt!--Venez, messieurs;
allons nous consulter sur les opérations de demain. Entrons dans ma
tente; l'air devient âpre et froid.
(Ils se retirent sous la tente du comte.) (Entre dans sa tente le roi
Richard avec Norfolk, Ratcliff et Catesby.)
LE ROI RICHARD.--Quelle heure est-il?
CATESBY.--Il est temps de souper, seigneur; il est neuf heures.
LE ROI RICHARD.--Je ne soupe point ce soir.--Donne-moi de l'encre et du
papier.--A-t-on arrangé la visière de mon casque de manière qu'elle ne
me gêne plus?--Toute mon armure est-elle dans ma tente?
CATESBY.--Oui, mon souverain; et tout est prêt.
LE ROI RICHARD.--Mon bon Norfolk, rends-toi sur-le-champ à ton poste.
Fais la garde avec soin, choisis des sentinelles sûres.
NORFOLK.--J'y vais, seigneur.
LE ROI RICHARD.--Levez-vous demain avec l'alouette, cher Norfolk.
NORFOLK.--Vous pouvez y compter, mon prince.
(Il sort.)
LE ROI RICHARD.--Ratcliff?
RATCLIFF.--Seigneur?
LE ROI RICHARD.--Envoie un sergent d'armes au quartier de Stanley. Qu'il
lui porte l'ordre d'amener sa troupe avant le lever du soleil, s'il ne
veut pas que son fils George tombe dans la sombre caverne de la nuit
éternelle.--Remplis-moi un verre de vin. Qu'on me donne une garde[32].
(A Catesby.) Tu selleras mon cheval blanc, Surrey, pour la bataille de
demain. Aie soin que le bois de mes lances soit solide et point trop
lourd.--Ratcliff?
[Note 32: Give me a watch.
On est incertain sur le sens de ces paroles. _A watch_ veut dire _une
montre_, veut dire _une sentinelle_, peut vouloir dire une lumière pour
passer la nuit, une de ces sortes de bougies sur lesquelles était
indiqué, par des marques placées de distance en distance, le nombre
d'heures qu'elles devaient durer. On ne connaissait pas les montres en
Angleterre du temps de Richard; mais ce ne serait pas une raison pour
Shakspeare; et d'ailleurs, selon toute apparence, le nom de _watch_
(veille) avait été donné d'abord aux instruments tels que sabliers,
clepsydres, destinés à mesurer le temps dans l'absence du soleil. On
pourrait donc alors assez arbitrairement choisir entre cette
interprétation du mot watch, et celle par laquelle il signifierait
_flambeau de veille_. C'est à ce dernier sens que se sont arrêtés les
commentateurs, observant, sans doute avec beaucoup de raison, qu'il va
sans dire qu'on mettra une garde à la tente du roi, et qu'il n'a pas
besoin de la demander. Cependant une autre observation qui leur a
échappé, c'est le soin qu'a apporté le poëte à mettre en opposition les
inquiétudes de Richard avec la tranquille confiance de Richmond. La peur
d'être trahi le poursuit; il va épier ce qui se passe dans le camp,
avertit le duc de Norfolk de choisir des sentinelles sûres, recommande,
au moment où l'on se retire, que la garde veille avec soin, tandis que
Richmond s'endort remettant à Dieu le soin de le garder. Cette
opposition est trop marquée pour que Shakspeare n'ait pas eu intention
de la faire ressortir, et rien n'est plus propre à indiquer l'agitation
de l'esprit de Richard que ce soin inutile de demander une garde. Il
n'est pas d'ailleurs bien rare de voir Shakspeare sacrifier la
vraisemblance à l'effet: c'est donc ce sens du mot watch qu'on a cru
devoir choisir.]
RATCLIFF.--Seigneur?
LE ROI RICHARD.--As-tu vu le mélancolique lord Northumberland?
RATCLIFF.--Je les ai vus, le comte de Surrey et lui, à l'heure du
crépuscule, aller de quartier en quartier, parcourant l'armée, et
animant les soldats.
LE ROI RICHARD.--J'en suis bien aise. Donne-moi un verre de vin.--Je ne
me sens point cette allégresse de coeur, cette gaieté d'esprit à
laquelle j'étais accoutumé. Bon, mets-le là.--M'as-tu préparé de l'encre
et du papier?
RATCLIFF.--Oui, seigneur.
LE ROI RICHARD.--Va recommander à ma garde de veiller avec soin, et
laisse-moi. Vers le milieu de la nuit, tu reviendras dans ma tente, et
tu m'aideras à m'armer.--Va-t'en, te dis-je.
(Ratcliff sort.)
(La tente de Richmond s'ouvre, on voit le comte avec ses officiers.)
(Entre Stanley.)
STANLEY.--Que la fortune et la victoire reposent sur ton casque!
RICHMOND.--Que tout le bonheur que peut donner la sombre nuit
t'accompagne, mon noble beau-père!--Dis-moi comment se porte notre
tendre mère?
STANLEY.--Je suis chargé par procuration de te bénir au nom de ta mère,
qui ne cesse de prier pour le bonheur de Richmond. C'en est assez
là-dessus.--Les heures silencieuses de la nuit s'écoulent, et l'ombre
éclaircie commence à s'entr'ouvrir dans l'Orient. Pour abréger, car le
temps nous l'ordonne, ce que tu as à faire, c'est de ranger ton armée en
bataille dès le point du jour, et de confier ta fortune à la sanglante
décision des coups et de la guerre aux regards meurtriers. Moi, autant
que je le pourrai (car je ne puis faire tout ce que je désirerais), je
chercherai les moyens d'éluder et de te secourir dans la confusion du
combat; mais je ne peux me déclarer trop ouvertement pour toi, de
crainte que, si mes mouvements étaient aperçus, ton jeune frère George
ne fût exécuté à la vue de son père. Adieu. Le temps et le danger
coupent court aux témoignages usités d'attachement; et à cet abondant
échange de discours affectueux dont auraient besoin des amis séparés
depuis si longtemps. Dieu veuille nous donner le loisir de vaquer à ce
culte de l'amitié! Encore une fois, adieu. Vaillance et succès!
RICHMOND.--Chers lords, conduisez-le jusqu'à son quartier. Je vais
tâcher, au milieu du trouble de mes pensées, de prendre quelque repos,
de crainte qu'un sommeil de plomb ne m'accable demain, lorsqu'il me
faudra monter sur les ailes de la Victoire. Encore une fois, bonne nuit,
chers lords, et messieurs. (Sortent les lords avec Stanley.) O toi dont
je me regarde ici comme le capitaine, jette sur mes soldats un regard
favorable! Mets dans leurs mains les massues meurtrières de ta
vengeance, et que de leur chute pesante elles écrasent les casques
usurpateurs de nos ennemis! Fais de nous les ministres de ta justice,
afin que nous puissions te glorifier dans la victoire! C'est sur toi que
je me repose des soins qui occupent mon âme, tandis que je vais laisser
tomber le rideau de mes paupières. Soit que je dorme ou que je veille,
oh! ne cesse pas de me défendre!
(Il s'endort.)
(L'ombre du prince Édouard, fils de Henri VI, sort de terre entre les
deux tentes.)
L'OMBRE, à Richard.--Que demain je pèse sur ton âme! Souviens-toi comme
tu m'as assassiné dans la fleur de ma jeunesse à Tewksbury. Désespère
donc, et meurs. (A Richmond.) Aie bon courage, Richmond: les âmes
irritées des princes égorgés combattent pour toi: c'est le fils du roi
Henri, Richmond, qui vient t'encourager.
(L'ombre du roi Henri VI sort de terre.)
L'OMBRE, _à Richard_.--Lorsque j'étais mortel, mon corps oint du
Seigneur, a été par toi percé de mille coups meurtriers. Songe à la Tour
et à moi. Désespère et meurs. C'est Henri VI qui vient te le souhaiter;
désespère et meurs. (_A Richmond._) Vertueux et pieux, tu seras
vainqueur. Henri, qui t'a prédit que tu serais roi, vient t'encourager
dans ton sommeil. Vis et prospère.
(L'ombre de Clarence sort de terre.)
L'OMBRE, _à Richard_.--Que demain je pèse sur ton âme! Moi qui péris
noyé dans un vin doucereux, moi pauvre Clarence, que ta perfidie fit
tomber dans les piéges de la mort; pense à moi demain dans la bataille,
et que ton épée tombe émoussée! Désespère et meurs. (_A Richmond._)
Rejeton de la maison de Lancastre, les héritiers d'York, victimes de
l'injustice, prient pour toi. Que les anges te protégent dans le combat!
Vis et prospère.
(Les ombres de Rivers, Grey et Vaughan, sortent de terre.)
L'OMBRE DE RIVERS, _à Richard_.--Que demain je pèse sur ton âme! C'est
Rivers, mort à Pomfret. Désespère et meurs!
L'OMBRE DE GREY.--Souviens-toi de Grey; et que ton âme désespère!
L'OMBRE DE VAUGHAN.--Souviens-toi de Vaughan; et plein de la terreur du
crime, laisse tomber ta lance! Désespère et meurs!
TOUTES TROIS, _à Richmond_.--Éveille-toi avec la pensée que nos injures
attachées au coeur de Richard vont le faire succomber: éveille-toi et
remporte la victoire.
(L'ombre de lord Hastings sort de terre.)
L'OMBRE, _à Richard_.--Couvert de sang et de crimes, réveille-toi du
réveil du crime, et finis tes jours dans une bataille sanglante. Pense à
lord Hastings. Désespère et meurs! (_A Richmond._) Ame calme et
tranquille, éveille-toi, éveille-toi. Prends tes armes, combats, et
triomphe pour le bonheur de l'Angleterre!
(Les ombres des deux jeunes princes sortent de terre.)
LES OMBRES, _à Richard_.--Rêve de tes neveux étouffés dans la Tour. Que
nous soyons dans ton sein, Richard, un plomb qui t'entraîne à ta ruine,
à l'infamie et à la mort! Les âmes de tes neveux viennent te le
souhaiter. Désespère et meurs! (_A Richmond._) Dors, Richmond, dors en
paix, et réveille-toi dans la joie. Que les bons anges te gardent du
sanglier! Vis et sois le père d'une race heureuse de rois! Les
malheureux enfants d'Édouard font des voeux pour ta prospérité!
(L'ombre de la reine Anne sort de terre.)
L'OMBRE, _à Richard_.--C'est ta femme, Richard, la malheureuse Anne, ta
femme, qui ne goûta jamais près de toi une heure d'un tranquille
sommeil; c'est elle qui remplit ton sommeil de trouble. Pense à moi
demain dans la bataille, et que ton épée tombe émoussée. Désespère et
meurs! (_A Richmond._) Et toi, âme paisible, dors d'un paisible sommeil;
rêve de succès et d'une heureuse victoire. La femme de ton adversaire
prie pour toi!
(L'ombre de Buckingham sort de terre.)
L'OMBRE, _à Richard_.--C'est moi qui le premier t'aidai à monter sur le
trône; c'est moi qui le dernier éprouvai ta tyrannie. Oh! pense à
Buckingham dans la bataille, et meurs dans les terreurs de tes forfaits.
Rêve, rêve de faits sanglants et de mort, de défaite, de désespoir, et
dans le désespoir rends ton dernier soupir! (_A Richmond._) J'ai péri
pour t'avoir voulu seconder, avant que je pusse te prêter mon appui.
Mais que ton coeur s'affermisse et ne sois point effrayé: Dieu et les
bons anges combattent pour Richmond, et Richard va tomber de toute la
hauteur de son orgueil.
(Les ombres disparaissent.)
(Le roi Richard sort en sursaut de son rêve.)
LE ROI RICHARD.--Donnez-moi un autre cheval.--Bandez mes plaies.--Jésus,
aie pitié de moi!--Mais doucement, ce n'est qu'un rêve. O lâche
conscience, comme tu me tourmentes! Ce flambeau jette une flamme
bleuâtre. Nous sommes au plus profond de la nuit. La sueur froide de la
crainte couvre mon corps tremblant.--De quoi ai-je donc peur? De moi? Il
n'y a ici que moi. Richard aime Richard.--Y a-t-il ici quelque
meurtrier? Non.--Oui, moi. Fuyons donc. Quoi, me fuir moi-même? Beau
projet! et pourquoi? De peur que je ne me venge... Quoi! que je me venge
sur moi-même? Je m'aime... Et pourquoi? Pour quelque bien que je me sois
fait à moi-même? Oh! non, hélas! Je me hais plutôt moi-même, pour les
actions haïssables commises par moi. Je suis un misérable... Mais non,
je mens, cela n'est pas vrai. Imbécile, parle donc bien de toi...
Imbécile, pas de flatterie. Ma conscience a mille langues et chacune
répète son histoire, et chaque histoire me déclare un misérable. Le
parjure, le parjure au plus haut degré! Le meurtre, le meurtre féroce,
au degré le plus abominable! Tous les crimes divers, tous commis sous
toutes les formes, se pressent en foule au tribunal et crient tous:
Coupable! coupable! Je tomberai dans le désespoir.--Il n'y a pas une
créature qui m'aime; et si je meurs, pas une âme n'aura pitié de moi...
Et pourquoi auraient-ils pitié de moi? Moi-même je n'en trouve aucune
pour moi dans mon coeur. Il m'a semblé que toutes les âmes de ceux que
j'ai fait périr étaient venues dans ma tente, et chacune d'elles avait
pour demain crié vengeance sur la tête de Richard.
(Entre Ratcliff.)
RATCLIFF.--Seigneur?...
LE ROI RICHARD.--Qui est là?
RATCLIFF.--Ratcliff, seigneur, c'est moi. Le coq matineux du village a
déjà salué deux fois l'aurore. Vos amis sont debout et se couvrent de
leur armure.
LE ROI RICHARD.--O Ratcliff, j'ai eu un songe effrayant.--Qu'en
penses-tu? Nos amis seront-ils tous fidèles?
RATCLIFF.--N'en doutez pas, seigneur.
LE ROI RICHARD.--Ratcliff, je crains, je crains...
RATCLIFF.--Allons, mon bon seigneur, ne vous laissez pas effrayer par
des visions.
LE ROI RICHARD.--Par l'apôtre saint Paul! Les ombres que j'ai vues cette
nuit ont jeté plus de terreur dans l'âme de Richard que ne pourraient
faire dix mille soldats, en chair et en os, armés à toute épreuve, et
conduits par l'écervelé Richmond.--Le jour n'est pas encore prêt à
paraître. Viens avec moi, je vais faire dans le camp le métier
d'écouteur aux portes, pour savoir s'il y en a qui méditent de
m'abandonner dans le combat.
(Le roi Richard sort avec Ratcliff.)
(Richmond s'éveille.--Entrent Oxford et autres.)
LES LORDS.--Bonjour, Richmond!
RICHMOND.--Je vous demande pardon, milords, et à vous, officiers
diligents, de ce que vous surprenez un paresseux dans sa tente.
LES LORDS.--Comment avez-vous dormi, milord?
RICHMOND.--Du plus doux sommeil, depuis l'instant de votre départ,
milords, et avec les songes les plus favorables qui soient jamais entrés
dans la tête d'un homme endormi. J'ai cru voir les âmes de tous ceux que
Richard a assassinés, venir à ma tente, et me crier: Victoire! Je vous
proteste que mon coeur est tout réjoui du souvenir d'un si beau songe. A
quelle heure du matin sommes-nous, milords?
LES LORDS.--Quatre heures vont sonner.
RICHMOND.--Allons, il est temps de s'armer, et de donner les ordres pour
le combat.--(_Il s'avance vers les troupes._) Le temps et la nécessité
qui nous pressent ne me permettent pas, mes chers compatriotes, de rien
ajouter à ce que je vous ai dit.--Souvenez-vous seulement de ceci.--Dieu
et la justice de notre cause combattent pour nous; les prières des
saints et celles des âmes irritées contre Richard se placent devant nous
comme un rempart fort élevé. A l'exception du seul Richard, ceux que
nous allons combattre nous souhaitent la victoire, plutôt qu'à celui qui
les conduit; car, qui les conduit? vous le savez, messieurs; un tyran
sanguinaire, un homicide, élevé par le sang, et qui par le sang
seulement a pu se maintenir; qui, pour parvenir, s'est servi de tous les
moyens, et a mis à mort ceux qui lui avaient servi de moyen pour
parvenir; une pierre impure et vile, qui n'est devenue précieuse que par
l'éclat du trône d'Angleterre dans lequel il s'est illégitimement
enchâssé; un homme qui a toujours été l'ennemi de Dieu: ainsi, puisque
vous combattez un ennemi de Dieu, Dieu, dans sa justice, ne manquera pas
de protéger en vous ses soldats. S'il en coûte des efforts pour
renverser le tyran, le tyran mort, vous dormez en paix. Si vous
combattez les ennemis de votre patrie, la prospérité de votre patrie
vous payera de vos travaux; si vous combattez pour défendre vos femmes,
vos femmes vous recevront avec joie en vainqueurs; si vous délivrez vos
enfants du glaive de la tyrannie, les enfants de vos enfants vous en
récompenseront dans votre vieillesse. Ainsi, au nom de Dieu et de tous
ces droits, déployez vos étendards, et tirez vos épées de bon coeur.
Pour moi, si mon entreprise est téméraire, je la payerai de ce corps qui
demeurera froid sur la froide surface de la terre; mais, si je réussis,
le dernier de vous tous recueillera sa part des fruits de ma victoire.
Trompettes et tambours, sonnez hardiment et gaiement, Dieu et saint
George! Richmond et victoire!
(Ils sortent.)
(Rentrent le roi Richard, Ratcliff, suite, troupes.)
LE ROI RICHARD.--Que disait Northumberland, au sujet de Richmond[33]?
[Note 33: Il ne croyait pas que lord Northumberland combattît pour lui
de bon coeur. En effet, Northumberland ne donna point dans le combat.]
RATCLIFF.--Qu'il n'a jamais été formé au métier de la guerre.
LE ROI RICHARD.--Il disait la vérité.--Et Surrey, que disait-il?
RATCLIFF.--Il disait, en souriant: Tant mieux pour nous.
LE ROI RICHARD.--Il avait raison, et cela est vrai en
effet.--(_L'horloge sonne._) Quelle heure est-il? Donnez-moi un
calendrier.--Qui a vu le soleil aujourd'hui?
RATCLIFF.--Je ne l'ai pas aperçu, seigneur.
LE ROI RICHARD.--Il dédaigne apparemment de se montrer; car, d'après le
calendrier, il devrait embellir l'orient depuis une heure. Ce jour sera
lugubre pour quelqu'un.--Ratcliff?
RATCLIFF.--Seigneur?
LE ROI RICHARD.--Le soleil ne veut point se laisser voir aujourd'hui. Le
ciel se noircit et les nuages s'abaissent sur notre camp. Je voudrais
que ces gouttes de rosée vinssent de la terre. Point de soleil
aujourd'hui! Eh bien, que m'importe, à moi, plus qu'à Richmond? Le ciel
sinistre pour moi est également sinistre pour lui.
NORFOLK.--Aux armes! aux armes, seigneur! l'ennemi nous brave dans la
plaine.
(Entre Norfolk.)
LE ROI RICHARD.--Allons. En mouvement, en mouvement.--Qu'on caparaçonne
mon cheval. Allez chercher lord Stanley: dites-lui d'amener ses
troupes.--Je veux conduire mon armée dans la plaine, et voici mon ordre
de bataille.--Mon avant-garde se déploiera sur une ligne, composée d'un
nombre égal de cavalerie et d'infanterie. Nos archers seront placés dans
le centre. John, duc de Norfolk, et Thomas, comte de Surrey, auront le
commandement de cette infanterie et de cette cavalerie. Eux ainsi
placés, nous les suivrons avec le corps de bataille, dont les ailes
seront fortifiées par nos meilleurs cavaliers. Après cela, que saint
George nous seconde!--Qu'en penses-tu, Norfolk?
NORFOLK.--C'est un très-bon plan, mon guerrier souverain. J'ai trouvé
cela ce matin sur ma tente.
(Il lui donne un papier.)
LE ROI RICHARD, _lisant_.--«Jockey de Norfolk, point trop d'audace; ton
maître Dickon est vendu et acheté.» Invention de l'ennemi.--Allons,
messieurs, que chacun se place à son poste, ne laissons pas effrayer nos
âmes par de vains songes. La conscience est un mot à l'usage des lâches,
et inventé pour tenir le fort en respect; que la vigueur de nos bras
soit notre conscience, nos épées notre loi. En avant, joignons
courageusement l'ennemi, jetons-nous dans la mêlée, et si ce n'est au
ciel, allons ensemble en enfer.--Que vous dirai-je de plus que ce que je
vous ai dit? Rappelez-vous à qui vous avez affaire. A un ramas de
vagabonds, de misérables, de proscrits, l'écume de la Bretagne; de vils
et ignobles paysans, vomis du sein de leur terre surchargée, pour se
lancer dans les aventures désespérées, où ils vont trouver une perte
certaine. Vous qui dormiez en paix, ils viennent vous arracher au repos;
vous qui avez des terres et le bonheur de posséder de belles femmes, ils
veulent taxer les unes, déshonorer les autres. Et qu'est le chef qui les
conduit, qu'un pauvre misérable nourri longtemps en Bretagne, aux dépens
de notre patrie? Une vraie soupe au lait, qui n'a jamais de sa vie senti
seulement ce qu'on a de froid en enfonçant le pied dans la neige jusque
par-dessus la chaussure! Repoussons à coups de fouet ces bandits sur les
mers; chassons à coups de lanières cette canaille téméraire échappée de
la France; ces mendiants affamés, lassés de vivre, qui, sans le rêve
insensé qu'ils ont fait sur cette folle entreprise, gueux comme des
rats, se seraient pendus eux-mêmes. Si nous avons à être vaincus, que ce
soit du moins par des hommes, et non par ces bâtards de Bretons que nos
pères ont battus, insultés, assommés, et dont ils ont perpétué la honte
par des ignominies authentiques. Quoi! ces gens-là prendraient nos
terres, coucheraient avec nos femmes, raviraient nos filles?--Écoutez,
j'entends leurs tambours. (On entend les tambours de l'ennemi.) Au
combat, gentilshommes anglais! au combat, brave milice; tirez, archers,
vos flèches à la tête. Enfoncez l'éperon dans les flancs de vos fiers
chevaux et galopez dans le sang. Effrayez le firmament des éclats de vos
lances. (Entre un messager.) Que dit lord Stanley? il amènera ses
troupes.
LE MESSAGER.--Seigneur, il refuse de marcher.
LE ROI RICHARD.--Qu'on tranche sur-le-champ la tête à son fils George!
NORFOLK.--Mon prince, l'ennemi a passé le marais. Remettez après la
bataille à faire mourir George Stanley.
LE ROI RICHARD.--Un millier de coeurs grandissent dans mon sein. En
avant nos étendards! Fondons sur l'ennemi; que notre ancien cri de
guerre, beau saint George! nous inspire la rage de dragons enflammés! A
l'ennemi! La victoire est sur nos panaches.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Une autre partie du champ de bataille.
_Entrent_ NORFOLK _avec des troupes_; CATESBY _vient à lui_.
CATESBY.--Du secours, milord de Norfolk! Du secours! du secours! Le roi
a fait des prodiges au-dessus des forces d'un homme. Il brave
audacieusement tous les dangers. Son cheval est tué, et il combat à
pied, cherchant Richmond jusque dans le sein de la mort. Du secours,
cher lord, ou la bataille est perdue!
(Une alarme. Entrent le roi Richard, Catesby.)
LE ROI RICHARD.--Un cheval! un cheval! Mon royaume pour un cheval!
CATESBY.--Retirez-vous, seigneur, et je vous ferai trouver un cheval!
LE ROI RICHARD.--Lâche, j'ai joué ma vie sur un coup de dés, j'en veux
courir les risques.--Je crois en vérité qu'il y a six Richmond sur le
champ de bataille; j'en ai déjà tué cinq pour celui que je cherche! Un
cheval! un cheval! mon royaume pour mon cheval!
(Ils sortent.)
(Alarmes. Entrent le roi Richard et Richmond; ils sortent en combattant.
Retraite et fanfares. Entrent ensuite Richmond, Stanley apportant la
couronne; plusieurs autres lords et des troupes.)
RICHMOND.--Louange à Dieu, et à vos armes, victorieux amis! La journée
est à nous; ce chien sanguinaire est mort.
STANLEY.--Vaillant Richmond, tu as bien rempli ton rôle. Tiens, j'ai
arraché, pour en orner ta tête, du front inanimé de ce misérable couvert
de sang, la couronne qu'il a si longtemps usurpée. Porte-la, possède-la
et connais-en tout le prix.
RICHMOND.--Grand Dieu du ciel, je dis amen à tout cela.--Mais, avant
tout dites-moi, le jeune George Stanley est-il vivant?
STANLEY.--Oui, milord; il est sain et sauf à Leicester, où nous pouvons,
si vous voulez, nous retirer à présent.
RICHMOND.--Quels hommes de marque ont péri dans l'autre armée?
STANLEY.--John, duc de Norfolk, Walter, lord Ferrers, sir Robert
Brakenbury et sir William Brandon.
RICHMOND.--Qu'on les enterre avec les honneurs dus à leur
naissance.--Qu'on proclame le pardon pour les soldats fugitifs qui
reviendront se soumettre à nous, et ensuite, comme nous en avons pris
l'engagement sacré, nous réunirons enfin la rose blanche et la rose
rouge.--Puisse le ciel si longtemps irrité de leurs haines, sourire à la
beauté de leur union! Quel est le traître qui pourrait m'entendre, et ne
pas dire amen? Longtemps l'Angleterre en délire s'est déchirée
elle-même; le frère a versé aveuglément le sang de son frère; le père
dans son emportement massacrait son fils, et le fils était forcé de
devenir l'assassin de son père, tous divisés par les détestables
divisions d'York et de Lancastre. O qu'aujourd'hui enfin, Richmond et
Élisabeth, légitimes héritiers des deux maisons royales, s'unissent
ensemble de l'aveu de l'Éternel! Et que leurs successeurs (grand Dieu!
si c'est ta volonté) donnent aux générations à venir le riche présent de
la paix au doux visage, de la riante abondance, et des beaux jours de la
prospérité! fais tomber, ô Dieu bienfaisant, l'épée des traîtres qui
voudraient ramener ces jours meurtriers, et faire verser à la pauvre
Angleterre des ruisseaux de larmes sanglantes. Qu'ils ne vivent pas pour
jouir de la prospérité de leur patrie, ceux qui voudraient par la
trahison déchirer ce beau pays; enfin les plaies de la guerre civile
sont fermées, et la paix revit. Puisse-t-elle vivre longtemps! ô Dieu,
dis-nous amen.
(Tous sortent.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.