William Shakespear

La vie et la mort du roi Richard III
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Note du transcripteur.

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     Ce document est tiré de:

     OEUVRES COMPLÈTES DE
     SHAKSPEARE

     TRADUCTION DE
     M. GUIZOT

     NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
     AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
     DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES.

     Volume 8
     La vie et la mort du roi Richard III
     Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus
     POEMES ET SONNETS:
     Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce
     La plainte d'une amante
     Le Pèlerin amoureux.--Sonnets.

     PARIS
     A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
     DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
     35, QUAI DES AUGUSTINS
     1863

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                          LA VIE ET LA MORT
                         DU ROI RICHARD III

                              TRAGÉDIE



                               NOTICE
                 SUR LA VIE ET LA MORT DE RICHARD III

Richard III est l'un de ces hommes qui ont fait sur leur temps cette
impression d'horreur et d'effroi toujours fondée sur quelque cause
réelle, bien qu'ensuite elle porte à exagérer les réalités. Hollinshed
le met au nombre de «ces personnes mauvaises qui ne vivront une heure
exemptes de faire et exercer cruauté, méchef et outrageuse façon de
vivre.» Sans doute, et la critique historique en a fourni la preuve, la
vie de Richard a été chargée de plusieurs crimes qui ne lui ont pas
appartenu; mais ces erreurs et ces exagérations, fruit naturel du
sentiment populaire, expliquent, sans la justifier, la bizarre fantaisie
qu'a eue Horace Walpole de réhabiliter la mémoire de Richard, en le
déchargeant de la plupart des crimes dont on l'accuse. C'est là une de
ces questions paradoxales sur lesquelles s'échauffe l'imagination du
critique qui s'en est laissé saisir, et où la plus ingénieuse discussion
ne sert ordinairement qu'à prouver jusqu'à quel point l'esprit peut
s'employer à embarrasser la marche simple et ferme de la vérité. Sans
doute il ne faut pas juger un personnage de ces temps de désordre
d'après les habitudes douces et régulières de nos idées modernes, et
beaucoup de choses doivent être mises sur le compte de l'entourage
d'hommes et de faits au milieu desquels apparaissent les caractères
historiques; mais lorsqu'à l'époque où a vécu Richard III, après les
horreurs de la Rose rouge et de la Rose blanche, la haine publique va
choisir un homme entre tous pour le présenter comme un modèle de cruauté
et de perfidie, il faut assurément qu'il y ait eu dans ses crimes
quelque chose d'extraordinaire, ne fût-ce que cet éclat que peut y
ajouter la supériorité des talents et du caractère qui, lorsqu'elle
s'emploie au crime, le rend à la fois plus dangereux et plus insultant.

L'opinion généralement établie sur Richard a pu contribuer au succès de
la pièce qui porte son nom: aucun peut-être des ouvrages de Shakspeare
n'est demeuré aussi populaire en Angleterre. Les critiques ne l'ont pas
eu général traité aussi favorablement que le public; quelques-uns, entre
autres Johnson, se sont étonnés de son prodigieux succès; on pourrait
s'étonner de leur surprise si l'on ne savait, par expérience, que le
critique, chargé de mettre de l'ordre dans les richesses dont le public
a joui d'abord confusément, s'affectionne quelquefois tellement à cet
ordre et surtout à la manière dont il l'a conçu, qu'il se laisse
facilement induire à condamner les beautés auxquelles, dans son système,
il ne sait pas trouver une place convenable.

_Richard III_ présente, plus qu'aucun des grands ouvrages de Shakspeare,
les défauts communs aux pièces historiques qui étaient avant lui en
possession du théâtre; on y retrouve cet entassement de faits, cette
accumulation de catastrophes, cette invraisemblance de la marche
dramatique et de l'exécution théâtrale, résultats nécessaires de tout ce
mouvement matériel que Shakspeare a réduit, autant qu'il l'a pu, dans
les sujets dont il disposait plus librement, mais qui ne pouvait être
évité dans des sujets nationaux d'une date si récente, et dont tous les
détails étaient si présents à la mémoire des spectateurs. Peut-être en
doit-on admirer davantage le génie qui a su se tracer sa route dans ce
chaos, et diriger à travers ce labyrinthe un fil qui ne s'interrompt et
ne se perd jamais. Une idée domine toute la pièce, c'est celle de la
juste punition des crimes qui ont ensanglanté les querelles d'York et de
Lancaster. Exemple et organe à la fois de la colère céleste, Marguerite,
par les cris de sa douleur, appelle sans cesse la vengeance sur ceux qui
ont commis tant de forfaits, sur ceux même qui en ont profité; c'est
elle qui leur apparaît quand cette vengeance les a atteints; son nom se
mêle à l'effroi de leurs derniers moments, c'est sous sa malédiction
qu'ils croient succomber autant que sous les coups de Richard,
sacrificateur du temple sanglant dont Marguerite est la sibylle, et qui
lui-même tombera, dernière victime de l'holocauste, emportant avec lui
tous les crimes qu'il a vengés et tous ceux qu'il a commis.

Cette fatalité qui, dans _Macbeth_, se révèle sous la figure des
sorcières, et dans _Richard III_ sous celle de Marguerite, n'est
cependant en aucune façon la même dans les deux pièces. Macbeth,
entraîné de la vertu dans le crime, offre à notre imagination l'image
effrayante de la puissance de l'ennemi de l'homme, puissance soumise
cependant au maître éternel et suprême qui, du même coup dont il décide
la chute, prépare la punition. Richard, agent bien plus direct, bien
plus volontaire de l'esprit du mal, semble plutôt jouter avec lui que
lui obéir; et dans ce jeu terrible des pouvoirs infernaux, c'est comme
en passant que s'exerce la justice du ciel jusqu'au moment où elle
éclatera sans équivoque sur l'insolent coupable qui s'imaginait la
braver en accomplissant ses desseins.

Cette différence dans la marche des idées se peint dans tous les détails
du caractère et de la destinée des personnages. Macbeth, une fois tombé,
ne se soutient que par l'ivresse du sang où il se plonge toujours
davantage; et il arrive à la fin fatigué de ce mouvement étranger à sa
nature, désabusé des biens qui lui ont coûté si cher, et ne puisant que
dans l'élévation naturelle de son caractère la force de défendre ce
qu'il n'a presque plus le désir de conserver. Richard, inférieur à
Macbeth pour la profondeur des sentiments autant qu'il lui est supérieur
par la force de l'esprit, a cherché, dans le crime même, le plaisir
d'exercer des facultés comprimées, et de faire sentir aux autres une
supériorité ignorée ou dédaignée. Il trompe à la fois pour réussir et
pour tromper, pour s'assujettir les hommes et pour se donner le plaisir
de les mépriser; il se moque de ses dupes et des moyens qu'il a employés
pour les duper; et à la satisfaction qu'il ressent de les voir vaincus,
s'allie celle d'avoir acquis la preuve de leur faiblesse. Cependant ce
qu'il en découvre ne suffit pas encore à la tyrannie de ses volontés; la
bassesse ne va jamais tout à fait aussi loin qu'il l'a conçu, et qu'il a
eu besoin de le concevoir: obligé de sacrifier ensuite ce qu'il a
d'abord corrompu, il faut que sans cesse il séduise de nouveaux agents
pour abattre de nouvelles victimes. Mais arrive enfin le moment où ses
moyens de séduction ne suffisent plus à surmonter les difficultés qu'il
s'est créées, où l'appât qu'il peut présenter aux passions des hommes
n'est plus de force à surmonter l'effroi qu'il leur a inspiré sur leurs
intérêts les plus pressants; alors ceux qu'il avait divisés pour les
faire succomber l'un par l'autre se réunissent contre lui. Il se sentait
trop fort pour chacun d'eux, il est seul contre tous, et il a cessé
d'espérer en lui-même; il se rend justice alors, mais sans s'abandonner,
et, par un dernier effort, il se brise contre l'obstacle qu'il s'indigne
de ne pouvoir plus vaincre.

La peinture d'un pareil personnage, et des passions qu'il sait mettre en
jeu pour les faire servir à ses intérêts, offre un spectacle d'autant
plus frappant qu'on voit clairement que l'hypocrisie de Richard n'agit
que sur ceux qui ont intérêt à s'en laisser aveugler; le peuple demeure
muet à ces lâches appels par lesquels on l'invite à s'unir aux hommes en
pouvoir qui vont donner leur voix pour l'injustice; ou si quelques voix
inférieures s'élèvent, c'est pour exprimer un sentiment général
d'éloignement et d'inquiétude, et faire entrevoir, à côté d'une cour
servile, une nation mécontente. L'attente qui en résulte, le pathétique
de quelques scènes, la sombre énergie du caractère de Marguerite,
l'inquiète curiosité qui s'attache à ces projets si menaçants et si
vivement conduits, achèvent de répandre sur cet ouvrage un intérêt qui
explique la constance de son succès.

Le style de Richard III est assez simple et, si l'on en excepte un ou
deux dialogues, il offre peu de ces subtilités qui fatiguent quelquefois
dans les plus belles pièces de Shakspeare. Dans le rôle de Richard, l'un
des plus spirituels de la scène tragique, l'esprit est presque
entièrement exempt de recherche.

Ce drame comprend un espace de quatorze ans, depuis 1471 jusqu'en 1485.

Il paraît avoir été représenté en 1597: on avait, avant cette époque,
plusieurs pièces sur le même sujet.




                          LA VIE ET LA MORT
                         DU ROI RICHARD III

                              TRAGÉDIE



PERSONNAGES

    ÉDOUARD IV, roi d'Angleterre.

    ÉDOUARD, prince     }
    de Galles, ensuite  }
    Édouard V.          } fils d'Édouard IV.
                        }
    RICHARD, duc        }
    d'York.             }

    GEORGE, duc de Clarence.  }
                              } frères du
    RICHARD, duc de Glocester,} roi.
    ensuite Richard III.      }

    UN JEUNE FILS du duc de Clarence.
    HENRI, comte de Richmond, ensuite Henri VII.
    LE CARDINAL BOURCHIER, archevêque de Cantorbéry.
    THOMAS ROTHERAM, archevêque d'York.
    JOHN MORTON, évêque d'Ély.
    LE DUC DE BUCKINGHAM.
    LE DUC DE NORFOLK.
    LE COMTE DE SURREY, son fils.
    LE COMTE RIVERS, frère de la reine Élisabeth, femme d'Édouard.

    LE MARQUIS DE DORSET,}
                         } fils de la
    LORD GREY.           } reine.

    LE COMTE D'OXFORD.
    LORD HASTINGS.
    LORD STANLEY.
    LORD LOVEL.
    SIR THOMAS VAUGHAN.
    SIR RICHARD RATCLIFF.
    SIR WILLIAM CATESBY.
    SIR JAMES TYRREL.
    SIR JAMES BLUNT.
    SIR WALTER HERBERT.
    SIR ROBERT BRAKENBURY, lieutenant de la Tour de Londres.
    CHRISTOPHE URSWICK, prêtre.
    UN AUTRE PRETRE.
    LE LORD MAIRE DE LONDRES.
    LE SHERIF DE WILTSHIRE.
    LA REINE ÉLISABETH, femme d'Édouard IV.
    LA REINE MARGUERITE D'ANJOU, veuve de Henri VI.
    LA DUCHESSE D'YORK, mère d'Édouard IV, duc de Clarence, et du
           duc de Glocester.
    LADY ANNE, veuve d'Édouard, prince de Galles, fils de Henri VI,                  mariée ensuite au duc de Glocester.
    UNE FILLE du duc de Clarence.

    LORDS, et autres personnes de la suite. DEUX GENTILSHOMMES, UN
    POURSUIVANT, UN CLERC, CITOYENS, MEURTRIERS, MESSAGERS, SPECTRES,
    SOLDATS, ETC.

La scène est en Angleterre.




                             ACTE PREMIER




SCÈNE I

A Londres.--Une rue.

_Entre_ LE DUC DE GLOCESTER.


GLOCESTER.--Enfin le soleil d'York a changé en un brillant été l'hiver
de nos disgrâces, et les nuages qui s'étaient abaissés sur notre maison
sont ensevelis dans le sein du profond Océan. Maintenant notre front est
ceint des guirlandes de la victoire, et nos armes brisées sont
suspendues pour lui servir de monument. Le funeste bruit des combats a
fait place à de joyeuses réunions, nos marches guerrières à des danses
agréables. La guerre au visage renfrogné a aplani son front chargé de
rides, et maintenant, au lieu de monter des coursiers armés pour le
combat, et de porter l'effroi dans l'âme des ennemis tremblants, elle
danse d'un pied léger dans les appartements des femmes, charmée par les
sons d'un luth voluptueux. Mais moi qui ne suis point formé pour ces
jeux badins, ni tourné de façon à caresser de l'oeil une glace
amoureuse; moi qui suis grossièrement bâti et qui n'ai point cette
majesté de l'amour qui se pavane devant une nymphe folâtre et légère;
moi en qui sont tronquées toutes les belles proportions, moi dont la
perfide nature évita traîtreusement de tracer les traits lorsqu'elle
m'envoya avant le temps dans ce monde des vivants, difforme, ébauché, à
peine à moitié fini, et si irrégulier, si étrange à voir, que les chiens
aboient contre moi quand je m'arrête auprès d'eux; moi qui, dans ces
ébats efféminés de la paix, n'ai aucun plaisir auquel je puisse passer
le temps, à moins que je ne le passe à observer mon ombre au soleil, et
à deviser sur ma propre difformité;--si je ne puis être amant et
contribuer aux plaisirs de ces beaux jours de galanterie, je suis décidé
à me montrer un scélérat, et je hais les amusements de ces jours de
frivolité. J'ai ourdi des plans, j'ai fait servir de radoteuses
prophéties, des songes, des libelles à élever de dangereux soupçons,
propres à animer l'un contre l'autre d'une haine mortelle mon frère
Clarence et le roi; et pour peu que le roi Édouard soit aussi franc,
aussi fidèle à sa parole, que je suis rusé, fourbe et traître, ce jour
doit voir Clarence mis en cage d'après une prédiction qui annonce que
G... donnera la mort aux héritiers d'Édouard. Pensées, replongez-vous
dans le fond de mon âme. Voilà Clarence. _(Entre Clarence avec des
gardes et Brakenbury_.) Bonjour, mon frère. Que signifie cette garde
armée qui suit Votre Grâce?

CLARENCE.--C'est Sa Majesté qui, chérissant la sûreté de ma personne, me
l'a donnée pour me conduire à la Tour.

GLOCESTER.--Et pour quelle cause?

CLARENCE.--Parce que mon nom est _George_.

GLOCESTER.--Hélas! milord, cette faute n'est pas la vôtre. Ce sont vos
parrains qu'il devrait faire mettre en prison pour cela. Oh! selon toute
apparence, Sa Majesté a le projet de vous faire baptiser de nouveau dans
la Tour.--Mais au vrai, Clarence, quelle est la raison?--Puis-je le
savoir?

CLARENCE.--Oui, Richard, quand je le saurai: car je proteste que, quant
à présent, je l'ignore: mais autant que j'ai pu comprendre, il prête
l'oreille à des prophéties, à des songes; il veut ôter de l'alphabet la
lettre G, et il dit qu'un sorcier lui a annoncé que G... priverait ses
enfants de sa succession: et parce que mon nom commence par un G, il en
conclut dans sa tête que c'est moi qui suis désigné. Ce sont ces
sottises-là et quelques autres du même genre qui, à ce que j'apprends,
ont déterminé Sa Majesté à me faire emprisonner.

GLOCESTER.--Oui, voilà ce qui arrive lorsque les hommes sont gouvernés
par les femmes.--Ce n'est pas le roi qui vous envoie à la Tour: c'est sa
femme milady Grey: Clarence, c'est elle qui pousse à cette extrémité.
N'est-ce pas elle, et cet honnête homme de bien Antoine Woodville son
frère, qui ont fait envoyer lord Hastings à la Tour, dont il vient de
sortir ce jour même? Nous ne sommes pas en sûreté, Clarence, nous ne
sommes pas en sûreté.

CLARENCE.--Par le Ciel, je crois en effet que personne n'est en sûreté
ici que les parents de la reine, et les messagers nocturnes qui se
fatiguent à aller et venir entre le roi et sa maîtresse Jeanne Shore.
N'avez-vous pas su quelles humbles supplications lui a faites le lord
Hastings pour obtenir sa délivrance?

GLOCESTER.--C'est par ses humbles prières à cette divinité que milord
chambellan a obtenu sa liberté. Je vous le dis: si nous voulons nous
conserver dans les bonnes grâces du roi, je pense que le meilleur moyen
est de nous mettre au nombre de ses gens, de porter sa livrée. La
vieille et jalouse veuve et celle-ci, depuis que notre frère en a fait
des dames, sont de puissantes commères dans cette monarchie.

BRAKENBURY.--Je demande pardon à Vos Grâces: mais Sa Majesté m'a
expressément enjoint de ne permettre à aucun homme, de quelque rang
qu'il puisse être, un entretien particulier avec son frère.

GLOCESTER.--Oui? Eh bien, s'il plaît à Votre Seigneurie, Brakenbury,
vous pouvez être en tiers dans tout ce que nous disons: il n'y a nul
crime de trahison dans nos paroles, mon cher.--Nous disons que le roi
est sage et vertueux, et que la noble reine est d'âge à plaire, belle et
point jalouse.--Nous disons que la femme de Shore a le pied mignon, les
lèvres vermeilles comme la cerise, un oeil charmant, le discours
infiniment agréable; que les parents de la reine sont devenus de beaux
gentilshommes: qu'en dites-vous, mon ami? Tout cela n'est-il pas vrai?

BRAKENBURY.--Milord, je n'ai rien à faire de tout cela.

GLOCESTER.--Rien à faire avec mistriss Shore? Je te dis, ami, que celui
qui a quelque chose à faire avec elle, hors un seul, ferait bien de le
faire en secret et quand ils seront seuls.

BRAKENBURY.--Hors un seul! lequel, milord?

GLOCESTER.--Eh! son mari, apparemment.--Voudrais-tu me trahir?

BRAKENBURY.--Je supplie Votre Grâce de me pardonner, et aussi de cesser
cet entretien avec le noble duc.

CLARENCE.--Nous connaissons le devoir qui t'est imposé, Brakenbury, et
nous allons obéir.

GLOCESTER.--Nous sommes les sujets méprisés[1] de la reine, et il nous
faut obéir!--Adieu, mon frère. Je vais trouver le roi, et à quoi que ce
soit qu'il vous plaise de m'employer, fût-ce d'appeler ma soeur la veuve
que s'est donnée le roi Édouard, je ferai tout pour hâter votre
délivrance.--En attendant, ce profond outrage fait à l'union fraternelle
m'affecte plus profondément que vous ne pouvez l'imaginer.

[Note 1: We are the queen abjects.

_Nous sommes les abjects de la reine._ Il a fallu renoncer à rendre
cette amère plaisanterie de Richard, qui ne pouvait conserver en
français le sel qu'elle a en anglais, où _abjects et subjects_ ayant la
même terminaison, l'un peut être substitué à l'autre sans laisser aucune
équivoque sur l'intention de l'interlocuteur.]

CLARENCE.--Je sais qu'il ne plaît à aucun de nous.

GLOCESTER.--Allez, votre emprisonnement ne sera pas long: je vous en
délivrerai, ou je prendrai votre place. En attendant, tâchez d'avoir
patience.

CLARENCE.--Il le faut bien. Adieu.

(Clarence sort avec Brakenbury et les gardes.)

GLOCESTER.--Va, suis ton chemin, par lequel tu ne repasseras jamais,
simple et crédule Clarence. Je t'aime tant, que dans peu j'enverrai ton
âme dans le ciel, si le ciel veut en recevoir le présent de ma main.
Mais qui s'approche? C'est Hastings, tout nouvellement élargi.

(Entre Hastings.)

HASTINGS.--Bonjour, mon gracieux lord.

GLOCESTER.--Bonjour, mon digne lord chambellan. Je me félicite de vous
voir rendu au grand air. Comment Votre Seigneurie a-t-elle supporté son
emprisonnement?

HASTINGS.--Avec patience, mon noble lord, comme il faut que fassent les
prisonniers. Mais j'espère vivre, milord, pour remercier les auteurs de
mon emprisonnement.

GLOCESTER.--Oh! sans doute, sans doute; et Clarence l'espère bien aussi:
car ceux qui se sont montrés vos ennemis sont aussi les siens, et ils
ont réussi contre lui, comme contre vous.

HASTINGS.--C'est pitié que l'aigle soit mis en cage, tandis que les
vautours et les étourneaux pillent en liberté.

GLOCESTER.--Quelles nouvelles du dehors?

HASTINGS.--Il n'y a rien au dehors d'aussi fâcheux que ce qui se passe
ici.--Le roi est en mauvais état, faible, mélancolique, et ses médecins
en sont fort inquiets.

GLOCESTER.--Oui, par saint Paul; voilà une nouvelle bien fâcheuse en
effet! oh! il a suivi longtemps un mauvais régime; et il a par trop
épuisé sa royale personne: cela est triste à penser. Mais quoi,
garde-t-il le lit?

HASTINGS.--Il est au lit.

GLOCESTER.--Allez-y le premier, et je vais vous suivre. _(Hastings
sort_.) Il ne peut vivre; je l'espère: mais il ne faut pas qu'il meure
avant que George ait été dépêché en poste pour le ciel.--Je vais entrer,
pour irriter encore plus sa haine contre Clarence par des mensonges
armés d'arguments qui aient du poids; et si je n'échoue pas dans mes
profondes machinations, Clarence n'a pas un jour de plus à vivre. Cela
fait, que Dieu dispose du roi Édouard dans sa miséricorde, et me laisse
à mon tour la scène du monde pour m'y démener.--Alors j'épouserai la
fille cadette de Warwick.... Quoi, après avoir tué son mari et son
père?--Le moyen le plus court de donner satisfaction à cette pauvre
créature, c'est de devenir son mari et son père; et c'est ce que je veux
faire, non pas tant par amour que pour certaine autre vue secrète à
laquelle je dois parvenir en l'épousant.--Mais me voilà toujours à
courir au marché avant mon cheval. Clarence respire encore, Édouard vit
et règne: c'est quand ils n'y seront plus que je pourrai faire le compte
de mes bénéfices.

(Il sort.)




SCÈNE II

Toujours à Londres.--Une rue.

_Entre le convoi du roi Henri VI; son corps est porté dans un cercueil
découvert et entouré de troupes avec des hallebardes; _LADY ANNE
_suivant le deuil_.


ANNE.--Déposez, déposez ici votre honorable fardeau (si du moins
l'honneur peut s'ensevelir dans un cercueil): laissez-moi un moment
répandre les pleurs du deuil sur la mort prématurée du vertueux
Lancastre.--Pauvre image glacée d'un saint roi! pâles cendres de la
maison de Lancastre! restes privés de sang royal, qu'il me soit permis
d'adresser à ton ombre la prière d'écouter les lamentations de la pauvre
Anne, de la femme de ton Édouard, de ton fils massacré, percé de la même
main qui t'a fait ces blessures! Vois; dans ces ouvertures par où ta vie
s'est écoulée, je verse le baume inutile de mes pauvres yeux. Oh!
maudite soit la main qui a ouvert ces larges plaies! maudit soit le
coeur qui en eut le courage! maudit le sang qui fit couler ce sang! Que
des calamités plus désastreuses que je n'en peux souhaiter aux serpents,
aux aspics, aux crapauds, à tous les reptiles venimeux qui rampent en ce
monde tombent sur l'odieux misérable qui, par ta mort, causa notre
misère! Si jamais il a un fils, que ce fils, avorton monstrueux, amené
avant terme à la lumière du jour, effraye de son aspect hideux et contre
nature la mère qui l'attendait pleine d'espérance; et qu'il soit
l'héritier du malheur qui accompagne son père! Si jamais il a une
épouse, qu'elle devienne, par sa mort, plus misérable encore que je ne
le suis par la perte de mon jeune seigneur et par la sienne!--Allons,
marchez maintenant vers Chertsey, avec le saint fardeau que vous avez
tiré de Saint-Paul, pour l'inhumer en ce lieu.--Et toutes les fois que
vous serez fatigués de le porter, reposez-vous, tandis que je ferai
entendre mes lamentations sur le corps du roi Henri.

(Les porteurs reprennent le corps et se remettent en marche.)

(Entre Glocester.)

GLOCESTER.--Arrêtez, vous qui portez ce corps; posez-le à terre.

ANNE.--Quel noir magicien évoque ici ce démon, pour venir mettre
obstacle aux oeuvres pieuses de la charité?

GLOCESTER.--Misérables, posez ce corps, vous dis-je; ou, par saint Paul,
je fais un corps mort du premier qui me désobéira.

ANNE.--Milord, rangez-vous, et laissez passer ce cercueil.

GLOCESTER.--Chien mal-appris! Arrête quand je te l'ordonne: relève ta
hallebarde de dessous ma poitrine; ou, par saint Paul, je t'étends à
terre d'un seul coup, et je te foule sous mes pieds, malotru, pour punir
ton audace.

(Les porteurs déposent le corps.)

ANNE.--Quoi! vous tremblez? vous avez peur?--Hélas! je ne vous blâme
point. Vous êtes des mortels, et les yeux des mortels ne peuvent
soutenir la vue du démon... Eloigne-toi, effroyable ministre des
enfers!--Tu n'avais de pouvoir que sur son corps mortel: tu ne peux en
avoir sur son âme; ainsi, va-t'en.

GLOCESTER.--Douce sainte, au nom de la charité, point tant
d'imprécations.

ANNE.--Horrible démon, au nom de Dieu, loin d'ici, et laisse-nous en
paix. Tu as établi ton enfer sur cette heureuse terre que tu as remplie
de cris de malédiction, et de profondes exclamations de douleur. Si tu
te plais à contempler tes odieux forfaits, regarde cet échantillon de
tes assassinats. Oh! voyez, voyez! les blessures de Henri mort rouvrent
leurs bouches glacées, et saignent de nouveau. Rougis, rougis de honte,
masse odieuse de difformités: car c'est ta présence qui fait sortir le
sang de ces vides et froides veines qui ne contenaient plus de sang.
C'est ton forfait inhumain et contre nature qui provoque ce déluge
contre nature.--O Dieu, qui formas ce sang, venge sa mort! Terre qui
bois ce sang, venge sa mort! Ciel, d'un trait de ta foudre frappe à mort
le meurtrier; ou bien ouvre ton soin, ô terre, et dévore-le à l'instant
comme tu engloutis le sang de ce bon roi, qu'a assassiné son bras
conduit par l'enfer.

GLOCESTER.--Madame, vous ignorez les règles de la charité, qui rend le
bien pour le mal, et bénit ceux qui nous maudissent.

ANNE.--Scélérat, tu ne connais aucune loi, ni divine ni humaine: il
n'est point de bête si féroce qui ne sente quelque atteinte de pitié.

GLOCESTER.--Je n'en sens aucune, preuve que je ne suis point une de ces
bêtes.

ANNE.--O prodige! entendre le diable dire la vérité!

GLOCESTER.--Il est encore plus prodigieux de voir un ange se mettre
ainsi en colère.--Souffrez, divine perfection entre les femmes, que je
puisse me justifier en détail de ces crimes supposés.

ANNE.--Souffre plutôt, monstre d'infection entre tous les hommes, que,
pour ces crimes bien connus, je maudisse en détail ta personne maudite.

GLOCESTER.--Toi, qui es trop belle pour que des noms puissent exprimer
ta beauté, accorde-moi avec patience quelques instants pour m'excuser.

ANNE.--Toi qui es plus odieux que le coeur ne peut le concevoir, il
n'est pour toi d'autre excuse admissible que d'aller te pendre.

GLOCESTER.--Par un pareil désespoir je m'accuserais moi-même.

ANNE.--Et c'est par le désespoir que tu pourrais t'excuser, en faisant
sur toi-même une juste vengeance de l'injuste carnage que tu fais des
autres.

GLOCESTER.--Dites, si je ne les avais pas tués?

ANNE.--Eh bien, alors ils ne seraient pas morts! mais ils sont morts, et
par toi, scélérat diabolique.

GLOCESTER.--Je n'ai point tué votre mari.

ANNE.--Il est donc vivant?

GLOCESTER.--Non, il est mort; il a été tué de la main d'Édouard.

ANNE.--Tu as menti par ton infâme gorge.--La reine Marguerite a vu ton
épée meurtrière fumante de son sang, cette même épée que tu allais
ensuite diriger contre elle-même, si tes frères n'en eussent écarté la
pointe.

GLOCESTER.--Je fus provoqué par sa langue calomnieuse, qui chargeait de
leur crime ma tête innocente.

ANNE.--Tu fus provoqué par ton âme sanguinaire, qui ne rêva jamais que
sang et carnage.--N'as-tu pas tué ce roi?

GLOCESTER.--Je vous l'accorde.

ANNE.--Tu l'accordes, porc-épic? Eh bien, que Dieu m'accorde donc aussi
que tu sois damné pour cette action maudite!--Oh! il était bon, doux,
vertueux.

GLOCESTER.--Il n'en était que plus digne du Roi du ciel, qui le possède
maintenant.

ANNE.--Il est dans le ciel, où tu n'entreras jamais.

GLOCESTER.--Qu'il me remercie donc de l'y avoir envoyé: il était plus
fait pour ce séjour que pour la terre.

ANNE.--Et toi, tu n'es fait pour aucun autre séjour que l'enfer.

GLOCESTER.--Il y aurait encore une autre place, si vous me permettiez de
la nommer.

ANNE.--Quelque cachot, sans doute.

GLOCESTER.--Votre chambre à coucher.

ANNE.--Que l'insomnie habite la chambre où tu reposes!

GLOCESTER.--Elle l'habitera, madame, jusqu'à ce que j'y repose entre vos
bras[2].

[Note 2: _Till I lie with you_.]

ANNE.--Je l'espère ainsi.

GLOCESTER.--Et moi, j'en suis sûr.--Mais, aimable lady Anne, finissons
cet assaut de mots piquants, et discutons d'une manière plus
posée.--L'auteur de la mort prématurée de ces Plantagenet, Henri et
Édouard, n'est-il pas aussi condamnable que celui qui en a été
l'instrument?

ANNE.--Tu en as été la cause, et de toi est sorti cet effet maudit.

GLOCESTER.--C'est votre beauté qui a été la cause de cet effet. Oui,
votre beauté qui m'obsédait pendant mon sommeil, et me ferait
entreprendre de donner la mort au monde entier, si je pouvais à ce prix
vivre seulement une heure sur votre sein charmant.

ANNE.--Si je pouvais le croire, je te déclare, homicide, que tu me
verrais déchirer de mes ongles la beauté de mon visage.

GLOCESTER.--Jamais mes yeux ne supporteraient la destruction de cette
beauté. Vous ne parviendrez pas à l'outrager, tant que je serai présent.
C'est elle qui m'anime comme le soleil anime le monde: elle est ma
lumière, ma vie.

ANNE.--Que la sombre nuit enveloppe ta lumière, que la mort éteigne ta
vie!

GLOCESTER.--Ne prononce pas de malédictions contre toi-même, belle
créature; tu es pour moi l'une et l'autre.

ANNE.--Je le voudrais bien, pour me venger de toi.

GLOCESTER.--C'est une haine bien contre nature, que de vouloir te venger
de celui qui t'aime!

ANNE.--C'est une haine juste et raisonnable, que de vouloir être vengée
de celui qui a tué mon mari.

GLOCESTER.--Celui qui t'a privée de ton mari ne l'a fait que pour t'en
procurer un meilleur.

ANNE.--Il n'en existe point de meilleur que lui sur la terre.

GLOCESTER.--Il en est un qui vous aime plus qu'il ne vous aimait.

ANNE.--Nomme-le.

GLOCESTER.--Plantagenet.

ANNE.--Eh! c'était lui.

GLOCESTER.--C'en est un du même nom; mais d'une bien meilleure nature.

ANNE.--Où donc est-il?

GLOCESTER.--Le voilà. (_Elle lui crache au visage_.) Pourquoi me
craches-tu au visage?

ANNE.--Je voudrais, à cause de toi, que ce fût un mortel poison.

GLOCESTER.--Jamais poison ne vint d'un si doux endroit.

ANNE.--Jamais poison ne tomba sur un plus odieux crapaud.--Ote-toi de
mes yeux; ta vue finirait par me rendre malade.

GLOCESTER.--C'est de tes yeux, douce beauté, que les miens ont pris mon
mal.

ANNE.--Que n'ont-ils le regard du basilic pour te donner la mort!

GLOCESTER.--Je le voudrais, afin de mourir tout d'un coup, au lieu
qu'ils me font mourir sans m'ôter la vie. Tes yeux ont tiré des miens
des larmes amères. Ils les ont fait honteusement rougir de pleurs
puérils, ces yeux qui ne versèrent jamais une larme de pitié, ni quand
mon père York et Édouard pleurèrent au douloureux gémissement que poussa
Rutland dans l'instant où l'affreux Clifford le perça de son épée; ni
lorsque ton belliqueux père, me faisant le funeste récit de la mort de
mon père, s'interrompit vingt fois pour pleurer et sangloter comme un
enfant, et que tous les assistants avaient les joues trempées de larmes,
comme des arbres chargés des gouttes de la pluie; en ces tristes
instants mes yeux virils ont dédaigné de s'humecter d'une seule larme;
mais ce que n'ont pu faire toutes ces douleurs, ta beauté l'a fait, et
mes yeux sont aveuglés de pleurs. Jamais je n'ai supplié ni ami ni
ennemi; jamais ma langue ne put apprendre un doux mot capable d'adoucir
la colère; mais aujourd'hui que ta beauté peut en être le prix, mon
coeur superbe sait supplier, et pousse ma langue à parler. (_Anne le
regarde avec dédain_.) Ah! n'enseigne pas à tes lèvres cette expression
de mépris: elles ont été faites pour le baiser et non pour l'outrage. Si
ton coeur vindicatif ne sait pas pardonner, tiens, je te prête cette
épée acérée: si tel est ton désir, enfonce-la dans ce coeur sincère, et
fais enfuir une âme qui t'adore: j'offre mon sein nu au coup mortel, et
à tes genoux je te demande humblement la mort. (_Il découvre son sein:
Anne dirige l'épée contre lui_.) Non, n'hésite pas: j'ai tué le roi
Henri.--Mais ce fut ta beauté qui m'y entraîna. Allons, hâte-toi.--C'est
moi qui ai poignardé le jeune Édouard. (_Elle dirige de nouveau l'épée
contre lui_.) Mais ce fut ce visage céleste qui poussa mes coups. (_Elle
laisse tomber l'épée_.) Relève cette épée ou relève-moi.

ANNE.--Lève-toi, fourbe: quoique je désire ta mort, je ne veux pas être
ton bourreau.

GLOCESTER.--Eh bien, ordonne-moi de me tuer, et je t'obéirai.

ANNE.--Je te l'ai déjà dit.

GLOCESTER.--C'était dans ta colère.... Redis-le encore; et au moment où
tu auras prononcé l'ordre, cette main qui, par amour pour toi, tua
l'objet de ton amour, tuera encore, par amour pour toi, un amant bien
plus sincère. Tu auras contribué à leur mort à tous deux.

ANNE.--Plût à Dieu que je pusse connaître ton coeur!

GLOCESTER.--Ma langue vous le représente.

ANNE.--Je crains bien qu'ils ne soient faux tous deux.

GLOCESTER.--Il n'y eut donc jamais d'homme sincère.

ANNE.--Bien, bien; reprenez votre épée.

GLOCESTER.--Dis donc que tu m'as pardonné.

ANNE.--Vous le saurez par la suite.

GLOCESTER.--Mais puis-je avoir de l'espérance?

ANNE.--Tous les hommes l'ont: espère.

GLOCESTER.--Daigne porter cet anneau.

ANNE _met l'anneau à son doigt_.--Recevoir n'est pas donner.

GLOCESTER.--Vois comme cet anneau entoure ton doigt: c'est ainsi que mon
pauvre coeur est enfermé dans ton sein. Use de tous deux, car tous deux
sont à toi; et si ton pauvre et dévoué serviteur peut encore solliciter
de ta gracieuse beauté une seule faveur, tu assures son bonheur pour
jamais.

ANNE.--Quelle est cette faveur?

GLOCESTER.--Qu'il vous plaise de laisser ce triste emploi à celui qui a
plus que vous sujet de se couvrir de deuil; et d'aller d'ici vous
reposer à Crosby où, dès que j'aurai solennellement fait inhumer ce
noble roi dans le monastère de Chertsey, et arrosé son tombeau des
larmes de mon repentir, j'irai vous retrouver encore avec un vertueux
empressement. Pour plusieurs raisons que vous ignorez, je vous en
conjure, accordez-moi cette grâce.

ANNE.--De tout mon coeur; et j'ai bien de la joie de vous voir si touché
de repentir.--Tressel, et vous, Berkley, accompagnez-moi.

GLOCESTER.--Dites-moi donc adieu?

ANNE.--C'est plus que vous ne méritez: mais puisque vous m'instruisez à
vous flatter, imaginez-vous que je vous ai dit adieu.

(Lady Anne sort avec Tressel et Berkley).

GLOCESTER.--Allons, vous autres, emportez ce corps.

UN DES OFFICIERS.--A Chertsey, noble lord?

GLOCESTER.--Non, à White-Friars.--Et attendez-moi là. (_Le cortège sort
avec le corps_.) A-t-on jamais fait la cour à une femme de cette
manière? a-t-on jamais fait de cette manière la conquête d'une femme? Je
l'aurai, mais je ne compte pas la garder longtemps.--Quoi! moi qui ai
tué son époux et son père, l'attaquer au plus fort de la haine qu'elle a
pour moi dans le coeur, les malédictions à la bouche, les larmes dans
les yeux, et en présence de l'objet sanglant qui excite sa vengeance!
Dieu, sa conscience et ce cercueil sollicitaient contre moi; et moi,
sans aucun ami pour appuyer mes sollicitations, que le diable en
personne et mes regards dissimulés! Et en venir à bout! c'est du moins
ce qu'on peut parier, le monde contre rien.--Ah! a-t-elle donc déjà
oublié son époux, ce brave Édouard, que j'ai, il y a à peu près trois
mois, poignardé à Tewksbury dans ma fureur? Le plus gracieux et le plus
aimable gentilhomme que puisse jamais offrir l'univers entier, formé par
la nature avec prodigalité; jeune, vaillant, sage, et l'on n'en peut
douter, tout fait pour être roi? Et elle abaisse ses regards sur moi qui
ai moissonné dans son riche printemps cet aimable prince, et qui ai fait
de son lit le séjour d'un douloureux veuvage! sur moi, qui tout entier
ne vaux pas la moitié de ce que valait Édouard! sur moi, boiteux et si
horriblement contrefait! Mon duché contre un misérable denier, que je me
suis mépris tout ce temps sur ma personne. Sur ma vie, elle trouve,
quoique je n'en puisse faire autant, que je suis un homme singulièrement
bien tourné. Allons, je veux faire emplette de miroirs, et entretenir à
mes frais quelques douzaines de tailleurs, pour étudier les modes et en
parer ma personne: puisque me voilà parvenu à gagner ses bonnes grâces,
je ferai bien quelques frais pour me maintenir dans cette heureuse
situation.--Mais commençons par faire loger le compagnon dans son
tombeau, et ensuite je reviendrai soupirer aux genoux de ma
belle.--Brillant soleil, luis en attendant que j'achète un miroir, afin
qu'en marchant je puisse voir mon ombre.

(Il sort.)




SCÈNE III

Toujours à Londres.--Un appartement dans le palais.

_Entrent_ LA REINE ELISABETH, LORD RIVERS ET LORD GREY.


RIVERS.--Madame, calmez-vous: il n'est pas douteux que Sa Majesté ne
recouvre bientôt sa santé accoutumée.

GREY.--Vos inquiétudes ne font qu'aggraver son mal. Ainsi, au nom de
Dieu, prenez meilleure espérance, et tâchez de réjouir Sa Majesté par
des discours gais et animés.

ÉLISABETH.--S'il était mort, que deviendrais-je?

GREY.--Vous n'auriez d'autre malheur que la perte d'un tel époux.

ÉLISABETH.--La perte d'un tel époux renferme tous les malheurs.

GREY.--Le ciel vous a fait don d'un excellent fils pour être votre
consolateur et votre appui quand le roi ne sera plus.

ÉLISABETH.--Ah! il est jeune, et sa minorité est confiée aux soins de
Richard de Glocester, à un homme qui ne m'aime point, ni aucun de vous.

RIVERS.--Est-il décidé qu'il sera protecteur?

ÉLISABETH.--Cela est décidé. Cela n'est pas encore fait, mais cela sera
nécessairement si le roi vient à manquer.

(Entrent Buckingham et Stanley).

GREY.--Voici les lords Buckingham et Stanley.

BUCKINGHAM.--Mes bons souhaits à Votre royale Majesté.

STANLEY.--Dieu veuille rendre à Votre Majesté le bonheur et la joie.

ÉLISABETH.--La comtesse de Richmond[3], mon cher lord Stanley, aurait
bien de la peine à dire _amen_ à cette bonne prière. Cependant, Stanley,
quoiqu'elle soit votre femme et qu'elle ne m'aime pas, soyez bien sûr,
mon bon lord, que son orgueilleuse arrogance ne vous attire point ma
haine.

[Note 3: La comtesse du Richmond, mère du jeune comte de Richmond depuis
Henri VII, avait épousé en secondes noces lord Stanley.]

STANLEY.--Je vous supplie, ou de ne pas ajouter foi aux propos
calomnieux de ses jaloux et perfides accusateurs, ou, quand l'accusation
sera fondée, d'avoir de l'indulgence pour sa faiblesse, résultat de
l'aigreur que donne la maladie, et non d'aucune mauvaise volonté réelle.

ÉLISABETH.--Avez-vous vu le roi aujourd'hui, milord?

STANLEY.--Nous sortons dans le moment, le duc de Buckingham et moi, de
faire visite à Sa Majesté.

ÉLISABETH.--Voyez-vous, milords, quelque apparence que sa santé puisse
s'améliorer?

BUCKINGHAM.--Madame, il y a tout lieu d'espérer. Sa Majesté parle avec
gaieté.

ÉLISABETH.--Que Dieu lui accorde la santé! Avez-vous parlé d'affaires
avec lui?

BUCKINGHAM.--Oui, madame. Il désire fort pacifier les différends du duc
de Glocester avec vos frères, et ceux de vos frères avec milord
chambellan: il vient de les mander tous devant lui.

ÉLISABETH.--Dieu veuille que tout s'arrange! mais cela ne sera
jamais.--Je crains bien que notre bonheur ait atteint son dernier terme.

(Entrent Glocester, Hastings et Dorset.)

GLOCESTER.--Ils me calomnient, et je ne le souffrirai pas.--Qui
sont-ils, ceux qui se plaignent au roi que je leur fais mauvaise mine,
et que je ne les aime pas? Par saint Paul! ils aiment bien peu Sa Grâce,
ceux qui remplissent ses oreilles de semblables tracasseries! Parce que
je ne sais pas flatter, dire de belles paroles, sourire aux gens,
cajoler, feindre, tromper, saluer d'un coup de tête à la française, et
avec des singeries de politesse, il faudra qu'on m'accuse de rancune et
d'inimitié! Un homme franc et qui ne pense point à mal ne saurait-il
éviter que sa sincérité ne soit mal interprétée par de fourbes et
insinuants faquins vêtus de soie?

GREY.--A qui, dans cette assemblée, Votre Grâce nous fait-elle l'honneur
de s'adresser?

GLOCESTER.--A toi, qui n'as pas plus de probité que[4] d'honneur. Quand
t'ai-je fait tort? ou à toi, ou à toi (_en montrant les autres lords_),
à aucun de votre cabale? Dieu vous confonde tous! Sa Majesté..... (que
Dieu veuille conserver plus longtemps que vous ne le souhaitez!) ne peut
respirer un moment tranquille, que vous n'alliez la fatiguer de vos
infâmes délations.

[Note 4:

    _To whom in all this presence speaks your grace?_
    _--To thee that hast nor honesty nor grace_.

Il a fallu, pour conserver quelque chose de la forme de cette réplique
de Glocester, substituer le mot _honneur_ au mot _grâce_, qui ne peut
s'entendre en français dans le sens qu'il a ici en anglais.]

ÉLISABETH.--Mon frère de Glocester, vous avez mal pris la chose. Le roi,
de sa propre et royale volonté, et sans en avoir été sollicité par
personne, ayant en vue, apparemment, la haine que vous nourrissez dans
votre coeur, et qui éclate dans votre conduite, contre mes enfants, mes
frères et moi-même, vous mande auprès de lui, afin de prendre
connaissance des motifs de votre mauvaise volonté pour travailler à les
écarter.

GLOCESTER.--Je ne saurais dire, mais le monde est devenu si pervers, que
le roitelet vient picoter là où n'oserait percher l'aigle.--Depuis que
tant de Gros-Jean sont devenus gentilshommes, bien des gentilshommes
sont redevenus Gros-Jean.

ÉLISABETH.--Allons, allons, mon frère Glocester, nous devinons votre
pensée. Vous êtes blessé de mon élévation et de l'avancement de mes
amis: Dieu nous fasse la grâce de n'avoir jamais besoin de vous!

GLOCESTER.--En attendant, Dieu nous fait la grâce, madame, d'avoir
besoin de vous: c'est par vos menées que mon frère est emprisonné, que
je suis moi-même disgracié, et que la noblesse du royaume est tenue en
mépris; tandis qu'on fait tous les jours de nombreuses promotions pour
anoblir des personnages qui, deux jours auparavant, avaient à peine un
noble.

ÉLISABETH.--Au nom de Celui qui, du sein de la destinée tranquille où je
vivais satisfaite, m'a élevée à cette grandeur pleine d'inquiétudes, je
jure que jamais je n'ai aigri Sa Majesté contre le duc de Clarence, et
qu'au contraire j'ai plaidé sa cause avec chaleur. Milord, vous me
faites une honteuse injure de jeter sur moi, contre toute vérité, ces
soupçons déshonorants.

GLOCESTER.--Vous êtes capable de nier que vous avez été la cause de
l'emprisonnement de milord Hastings?

RIVERS.--Elle le peut, milord; car...

GLOCESTER.--Elle le peut, lord Rivers? et qui ne le sait pas qu'elle le
peut? Elle peut vraiment faire bien plus que le nier: elle peut encore
vous faire obtenir nombre d'importantes faveurs et nier après que sa
main vous ait secondé, et faire honneur de toutes ces dignités à votre
rare mérite. Que ne peut-elle pas? Elle peut!... oui, par la messe[5],
elle peut...

[Note 5:

    _Ay marry may she_!
    --_What marry may she_?
    --_What marry may she? marry with a king_.

Il y a ici un jeu de mots entre le mot _marry_, espèce de serment, et
_marry_, qui signifie marier, épouser. Il a fallu, pour conserver
quelque sens à cette partie du dialogue, substituer à _marry_ le serment
par la _messe_, assez familier aux Anglais de cette époque.]

RIVERS.--Eh bien! par la messe, que peut-elle?...

GLOCESTER.--Ce qu'elle peut, par la messe! épouser un roi, un beau jeune
adolescent. Nous savons que votre grand'mère n'a pas trouvé un si bon
parti.

ÉLISABETH.--Milord de Glocester, j'ai trop longtemps enduré vos insultes
grossières, et vos brocards amers. Par le ciel! j'informerai Sa Majesté
de ces odieux outrages que j'ai tant de fois soufferts avec patience.
J'aimerais mieux être servante de ferme que d'être une grande reine à
cette condition d'être ainsi tourmentée, insultée, et en butte à vos
emportements. Je trouve bien peu de joie à être reine d'Angleterre!

(Entre la reine Marguerite, qui demeure en arrière).

MARGUERITE.--Et ce peu, puisse-t-il être encore diminué! Mon Dieu, je te
le demande! Tes honneurs, ta grandeur, et le trône où tu t'assieds, sont
à moi.

GLOCESTER, _à Élisabeth_.--Quoi! vous me menacez de vous plaindre au
roi? Allez l'instruire, et ne m'épargnez pas: comptez que ce que je vous
ai dit, je le soutiendrai en présence du roi: je brave le danger d'être
envoyé à la Tour. Il est temps que je parle: on a tout à fait oublié mes
travaux.

MARGUERITE, _toujours derrière_.--Odieux démon! Je ne m'en souviens que
trop. Tu as tué, dans la Tour, mon époux Henri, et mon pauvre fils
Édouard à Tewksbury.

GLOCESTER, _à Élisabeth_.--Avant que vous fussiez reine, ou votre époux
roi, j'étais le cheval de peine dans toutes ses affaires,
l'exterminateur de ses fiers ennemis, le rémunérateur prodigue de ses
amis; pour couronner son sang, j'ai versé le mien.

MARGUERITE.--Oui, et un sang bien meilleur que le sien ou le tien.

GLOCESTER, _à Élisabeth_.--Et pendant tout ce temps, vous et votre mari
Grey, combattiez pour la maison de Lancastre; et vous aussi,
Rivers.--Votre mari n'a-t-il pas été tué dans le parti de Marguerite, à
la bataille de Saint-Albans? Laissez-moi vous remettre en mémoire, si
vous l'oubliez, ce que vous étiez alors, et ce que vous êtes
aujourd'hui; et en même temps ce que j'étais moi, et ce que je suis.

MARGUERITE.--Un infâme meurtrier, et tu l'es encore.

GLOCESTER.--Le pauvre Clarence abandonna son père Warwick, et se rendit
parjure. Que Jésus le lui pardonne!....

MARGUERITE.--Que Dieu l'en punisse!

GLOCESTER.--Pour combattre en faveur des droits d'Édouard à la couronne,
et pour son salaire, ce pauvre lord est dans les fers! Plût à Dieu que
j'eusse comme Édouard un coeur de roche, ou que celui d'Édouard fût
tendre et compatissant comme le mien! Je suis, pour le monde où nous
vivons, d'une sensibilité vraiment trop puérile.

MARGUERITE.--Fuis donc aux enfers, de par l'honneur, et quitte ce monde,
démon infernal; c'est là qu'est ton royaume.

RIVERS.--Milord de Glocester, dans ces temps difficiles, où vous nous
reprochez d'avoir été les ennemis de votre maison, nous avons suivi
notre maître, notre légitime souverain; nous en ferions de même pour
vous si vous deveniez notre roi.

GLOCESTER.--Si je le devenais? J'aimerais mieux être porte-balle: loin
de mon coeur une pareille pensée!

ÉLISABETH.--Milord, quand vous vous figurez qu'il y ait si peu de joie à
être roi d'Angleterre, vous pouvez vous figurer aussi que je n'ai pas
plus de joie à en être reine.

MARGUERITE.--La reine d'Angleterre goûte, en effet, très peu de joie,
car c'est moi qui le suis, et je n'en ai plus aucune.--Je ne peux me
contenir plus longtemps. (_Elle s'avance_.) Écoutez-moi, pirates
querelleurs, qui vous disputez le partage des dépouilles que vous m'avez
enlevées: qui de vous peut me regarder sans trembler? Si vous ne vous
inclinez pas comme des sujets soumis, devant moi votre reine, c'est
comme des rebelles que vous frissonnez devant moi que vous avez déposée.
(_A Glocester_.) Ah! brigand de noble race, ne te détourne pas.

GLOCESTER.--Abominable sorcière ridée, que viens-tu offrir à ma vue?

MARGUERITE.--L'image de ce que tu as détruit; c'est là ce que je veux
faire, avant de te laisser partir.

GLOCESTER.--N'as-tu pas été bannie sous peine de mort?

MARGUERITE.--Oui, je l'ai été: mais je trouve l'exil plus cruel que ne
serait la mort pour être restée en ces lieux.--Tu me dois un époux et un
fils!--(_à la reine Élisabeth_) et toi, un royaume; (_à l'assemblée_) et
vous tous l'obéissance: mes douleurs vous appartiennent de droit, et
tous les biens que vous usurpez sont à moi.

GLOCESTER.--La malédiction qu'appela sur toi mon noble père, lorsque tu
ceignis son front belliqueux d'une couronne de papier, et que par tes
outrages tu fis couler de ses yeux des torrents de larmes, et
qu'ensuite, pour les essuyer, tu lui présentas un mouchoir trempé dans
le sang innocent du charmant Rutland; ces malédictions que, dans
l'amertume de son coeur, il invoqua contre toi, sont tombées sur sa
tête: c'est Dieu, et non pas nous, qui a puni ton action sanguinaire.

ÉLISABETH.--Dieu montre sa justice en faisant droit à l'innocent!

HASTINGS.--Oh! ce fut l'action la plus odieuse, d'égorger cet enfant; le
trait le plus impitoyable dont on ait jamais entendu parler!

RIVERS.--Les tyrans mêmes pleurèrent, quand on leur en fit le récit.

DORSET.--Il n'est personne qui n'en ait prédit la vengeance.

BUCKINGHAM.--Northumberland qui y était présent en pleura.

MARGUERITE.--Quoi! vous étiez à vous quereller et tout prêts à vous
prendre à la gorge avant que j'arrivasse, et maintenant vous tournez
toutes vos haines contre moi! Les malédictions d'York ont-elles donc eu
tant de pouvoir sur le ciel, que la mort de Henri, la mort de mon
aimable Édouard, la perte de leur couronne, et mon déplorable
bannissement aient seulement servi de satisfaction pour la mort de ce
méchant petit morveux? Les malédictions peuvent-elles percer les nuages
et pénétrer dans les cieux? S'il en est ainsi, nuages épais, donnez
passage à mes rapides imprécations.--Qu'au défaut de la guerre, votre
roi périsse par la débauche, comme le nôtre a péri par le meurtre, pour
le faire roi! (_A la reine_.) Qu'Édouard ton fils, aujourd'hui prince de
Galles, pour me payer Édouard, mon fils, avant lui prince de Galles,
périsse dans sa jeunesse, par une fin violente! Et toi, qui es reine,
pour ma vengeance à moi qui étais reine, puisses-tu survivre à tes
grandeurs, comme moi, malheureuse que je suis! Puisses-tu vivre
longtemps pour pleurer longtemps la perte de tes enfants, et en voir une
autre parée de tes dépouilles, comme je te vois aujourd'hui à ma place!
Que tes jours de bonheur expirent longtemps avant ta mort, et après de
longues heures de peine; meurs après avoir cessé d'être mère, d'être
épouse, d'être reine d'Angleterre! Rivers, et toi, vous étiez présents,
et tu l'étais aussi, lord Hastings, lorsque mon fils fut percé de leurs
poignards sanglants. Que Dieu, je l'en conjure, ne laisse vivre aucun de
vous, jusqu'au terme naturel de sa vie, mais qu'un accident imprévu
tranche vos jours!
                
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