(Tous sortent.)
SCÈNE III
Londres.--La maison de l'hôtesse Quickly, dans East-Cheap.
_Entrent_ PISTOL, NYM, BARDOLPH, LE PAGE DE FALSTAFF ET L'HÔTESSE
QUICKLY.
L'HÔTESSE, _à Pistol_.--Je t'en prie, mon coeur, mon cher petit mari,
souffre que je te ramène à Staines.
PISTOL.--Non, mon grand coeur est tout navré. Allons, Bardolph, réveille
ton humeur joviale; Nym, ranime tes bravades et ta verve; et toi, petit
drôle, arme ton courage, car Falstaff est mort: il nous faut témoigner
nos regrets.
BARDOLPH.--Je voudrais être avec lui quelque part, soit au ciel ou en
enfer.
_L'HÔTESSE._--Oh! certainement il n'est pas en enfer: il est dans le
sein d'Arthur, si jamais homme y fut. Il a fait la plus belle fin; il a
passé comme un enfant dans sa robe baptismale! Il était entre midi et
une heure, quand il a passé: oui, précisément à la descente de la
marée[12]; quand une fois j'ai vu qu'il commençait à chiffonner ses
draps, à jouer avec des fleurs[13], et à rire en regardant le bout de
ses doigts, j'ai bien vu qu'il n'y avait plus pour lui qu'un chemin à
prendre; car il avait le nez aussi pointu que le bec d'une plume, et il
parlait des champs verdoyants.--«Comment donc, sir John, lui dis-je?
Qu'est-ce donc, cher homme? allons, prenez courage.» Mais il se mit à
crier: Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu? trois ou quatre fois; et pour le
réconforter, je lui dis qu'il ne devait pas penser à Dieu, que je ne
croyais pas qu'il fût encore nécessaire de s'embarrasser la tête de ces
pensées-là; mais il me dit pour toute réponse de lui couvrir davantage
les pieds. Je mis ma main dans le lit pour les tâter, et ils étaient
froids comme marbre. Je lui tâtai les genoux, et puis un peu plus haut,
et de là un peu plus haut encore, mais tout était déjà froid comme
marbre!
[Note 12: Le docteur Mead cite une opinion de son temps, et semble
croire lui-même qu'on ne mourait jamais qu'à la descente de la marée. Du
temps de Johnson, c'était encore une opinion de bonne femme.]
[Note 13: C'est madame de Staël qui dit quelque part que Shakspeare
avait décrit en médecin les maladies morales. Voici un passage qui
prouve son exactitude dans l'histoire des symptômes qui précèdent la
mort dans certaines maladies: _Manus ante faciem attollere, muscas quasi
venari manus operâ; flocos carpere de vestibus, vel pariete_. (Von
Swieten.)]
NYM.--On dit qu'il criait après le vin d'Espagne?
L'HÔTESSE.--Oh! cela est bien vrai.
BARDOLPH.--Et après les femmes.
L'HÔTESSE.--Ah! cela n'est pas vrai, par exemple.
LE PAGE.--Très-vrai; car il a dit que c'étaient des diables incarnés.
L'HÔTESSE.--Il est vrai qu'il n'a jamais pu souffrir la carnation.....
C'était une couleur qui ne lui revenait point.
LE PAGE.--Il disait un jour que le diable l'emporterait à cause des
femmes.
L'HÔTESSE.--Il est bien vrai qu'il déclamait de temps en temps contre
les femmes; mais c'est qu'il était goutteux dans ce temps-là, et puis
c'était de la prostituée de Babylone qu'il parlait.
LE PAGE.--Ne vous souvenez-vous pas d'un jour qu'il aperçut une mouche
sur le nez de Bardolph, et qu'il dit que c'était une âme damnée qui
brûlait dans l'enfer?
BARDOLPH.--Eh bien, eh bien! l'aliment qui entretenait ce feu-là est au
diable. Ce nez rubicond est toute la fortune que j'aie amassée à son
service.
NYM.--Décamperons-nous, enfin? Le roi sera parti de Southampton.
PISTOL.--Allons, partons. Tends-moi tes lèvres, mon amour; aie bien soin
de mes effets et de mes meubles; prends le bon sens pour guide.
_Choisissez et payez comptant_, voilà tout ce que tu as à dire. Ne fais
crédit à personne; car les serments ne sont que paille légère, et la foi
des hommes ne vaut pas une feuille d'oublie; _tiens bien_ est le
meilleur chien de basse-cour, ma poulette; c'est pourquoi, prends
_caveto_[14] pour ton conseiller. Va à présent essuyer tes yeux[15].
Allons, camarades, aux armes, partons pour la France; et comme des
sangsues, mes amis, suçons, suçons jusqu'au sang.
[Note 14: _Caveto_, prends garde, de la prudence.]
[Note 15: Quelques commentateurs disent: «Va essuyer les verres de ton
hôtellerie.»]
LE PAGE.--Ma foi, c'est une mauvaise nourriture, à ce qu'on dit.
PISTOL, _au page_.--Prends un baiser sur ses douces lèvres, et marche:
allons.
BARDOLPH.--Adieu, notre hôtesse.
NYM.--Je ne saurais t'embrasser, moi; voilà le plaisant de la chose;
mais ça n'y fait rien.--Adieu toujours.
PISTOL.--Fais voir que tu es une bonne ménagère; sois sédentaire, je te
l'ordonne.
L'HÔTESSE.--Bon voyage: adieu.
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
France.--Appartement dans le palais du roi de France.
_Entrent_ LE ROI, LE DAUPHIN, LE DUC DE BOURGOGNE, LE CONNÉTABLE, _et
suite._ _Fanfares._
LE ROI DE FRANCE.--Ainsi l'Anglais s'avance contre nous avec une armée
nombreuse. Il est important de lui répondre par une défense digne de
notre trône. Les ducs de Berry, de Bretagne, de Brabant et d'Orléans
vont partir; et vous aussi, dauphin, pour visiter, réparer et fortifier
nos villes de guerre, les pourvoir de braves soldats, et de toutes les
munitions nécessaires; car l'Angleterre s'approche avec une violence
égale à celle d'eaux qui se précipitent vers un gouffre. Il est donc à
propos de prendre toutes les mesures que la prévoyance et la crainte
nous conseillent, à la vue des traces récentes qu'a laissées sur nos
plaines l'Anglais fatal à la France, qui l'a trop méprisé.
LE DAUPHIN.--Mon auguste père, il convient, sans doute, de nous armer
contre l'ennemi. La paix elle-même, quand la guerre serait douteuse, et
qu'il ne s'agirait d'aucune querelle, la paix ne doit jamais assez
endormir un royaume, pour dispenser de lever, d'assembler des troupes,
d'entretenir les places fortes, et de faire tous les préparatifs comme
si l'on était menacé d'une guerre: c'est d'après ce principe que je dis
qu'il est à propos que nous partions tous pour visiter les parties
faibles et endommagées de la France; mais faisons-le sans montrer aucune
alarme. Non, sans plus de crainte que si nous apprenions que
l'Angleterre fût en mouvement pour une danse moresque de la Pentecôte;
car, mon respectable souverain, l'Angleterre a sur son trône un si
pauvre roi, son sceptre est le jouet d'un jeune homme si frivole, si
extravagant, si superficiel, qu'elle n'est pas dans le cas d'inspirer la
crainte.
LE CONNÉTABLE.--Ah! doucement, prince dauphin: vous vous méprenez trop
sur le caractère de ce roi. Que Votre Altesse interroge les derniers
ambassadeurs; sachez d'eux avec quelle grandeur il a reçu leur
ambassade; de quel nombre de sages conseillers il est environné; combien
il est modeste dans ses objections; mais aussi combien il est redoutable
par la constance de ses projets, et vous vous convaincrez que ses folies
passées n'étaient que le masque du Brutus de Rome, qui cachait la
prudence sous le manteau de la folie, comme des jardiniers couvrent de
fumier les plantes qui poussent les premières et sont les plus
délicates.
LE DAUPHIN.--Non, connétable, il n'en est pas ainsi; mais quoique votre
opinion ne soit pas la nôtre, il n'importe. Lorsqu'il est question de se
défendre, le mieux est de supposer l'ennemi plus fort qu'il ne le
paraît; c'est le moyen d'avoir prévu tous les moyens de défense; car, si
ces moyens sont faibles et mesquins, c'est imiter l'avare qui pour
épargner un peu d'étoffe gâte son vêtement.
LE ROI DE FRANCE.--Voyons dans Henri un ennemi puissant, et vous,
princes, armez-vous énergiquement pour le combattre. Sa race s'est
engraissée de nos dépouilles, et il est sorti de cette famille
sanguinaire qui nous vint effrayer comme des fantômes jusque dans nos
foyers: témoin ce jour trop mémorable de notre honte, où les champs de
Crécy virent cette bataille si fatale à la France, lorsque tous nos
princes furent enchaînés par le bras de ce prince au nom sinistre, de
cet Édouard, dit le prince Noir, tandis que son père, sur le sommet
d'une montagne, et placé à une grande élévation où les rayons dorés du
soleil venaient le couronner, contemplait son héroïque fils, souriant de
le voir mutiler l'ouvrage de la nature, et défigurer toute cette belle
jeunesse que Dieu et les pères français avaient créée depuis vingt
années. Il est un rejeton de cette tige victorieuse: craignons sa
vigueur native et ses hautes destinées.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Des ambassadeurs d'Henri, roi d'Angleterre, demandent
audience à Votre Majesté.
LE ROI DE FRANCE.--Nous la donnerons dans l'instant même. Allez, et
introduisez-les. (_Le messager sort avec une partie des seigneurs._)
Vous voyez, mes amis, avec quelle ardeur cette chasse est suivie.
LE DAUPHIN.--Tournez la tête, et vous arrêterez sa course. Les chiens
les plus lâches poussent leurs plus bruyants abois, lorsque la proie
qu'ils ont l'air de menacer court bien loin devant eux. Mon respectable
souverain, prenez les Anglais de court, et montrez-leur de quelle
monarchie vous êtes le chef. Trop de confiance, mon prince, n'est pas un
vice aussi bas que le mépris de soi.
(Les seigneurs rentrent avec Exeter et une suite.)
LE ROI DE FRANCE.--Venez-vous de la part de notre frère d'Angleterre?
EXETER.--De sa part; et voici le salut qu'il adresse à Votre Majesté. Il
vous demande, au nom du Dieu tout-puissant, de vous dépouiller
vous-même, et de déposer cet éclat et ces grandeurs empruntées qui, par
le don du ciel, par la loi de la nature et des nations, lui
appartiennent à lui et à ses héritiers: c'est-à-dire de lui rendre cette
couronne et tous ces honneurs multipliés, que la force et la coutume
attribuent à la couronne de France. Et afin que vous soyez convaincu que
ce n'est pas de sa part une réclamation injuste et téméraire, tirée de
parchemins vermoulus dans la nuit des siècles, et arrachés de la
poussière antique de l'oubli, il vous envoie cette mémorable généalogie
dont chaque branche est une preuve démonstrative. (_Il remet un papier
au roi._) Il vous somme de considérer ce lignage; et après que vous
aurez vu qu'il descend directement du plus fameux de ses glorieux
ancêtres, d'Édouard III, il vous enjoint de renoncer à votre couronne et
à votre royaume, que vous ne tenez que par usurpation sur lui, qui est
né le véritable et le seul propriétaire.
LE ROI DE FRANCE.--Et si on le refuse, qu'arrivera-t-il?
EXETER.--Une contrainte sanglante; car vous cacheriez sa couronne dans
les derniers replis de vos coeurs, qu'il irait l'y déterrer: et c'est
dans ce projet qu'il s'avance avec des tempêtes menaçantes, des foudres
et des tremblements de terre comme Jupiter. Si sa requête n'est pas
écoutée, il vient lui-même vous l'imposer. Il vous enjoint, au nom de
l'Éternel, de lui remettre sa couronne, et de prendre en pitié toutes
les malheureuses victimes que la guerre affamée s'apprête à dévorer; il
rejette sur votre tête les larmes des veuves, les cris des orphelins, le
sang du peuple égorgé, les gémissements des jeunes filles qui pleureront
leurs pères et leurs fiancés engloutis dans cette querelle. Voilà sa
réclamation, sa menace, et mon message: à moins que le dauphin ne soit
présent. S'il est dans cette assemblée, je suis chargé aussi d'un
message pour lui.
LE ROI DE FRANCE.--Quant à nous, nous voulons examiner plus à loisir
cette réclamation. Demain vous porterez nos dernières intentions à notre
frère d'Angleterre.
LE DAUPHIN.--Quant au dauphin, je répondrai pour lui. Que lui
apportez-vous d'Angleterre?
EXETER.--Le dédain et le défi, le plus profond mépris, et tout ce qui
peut vous l'exprimer, sans avilir sa propre grandeur: voilà l'opinion et
le salut que vous adresse mon roi. Ainsi a-t-il dit, et si votre père ne
répare pas, en satisfaisant sans réserve à toutes ses demandes, l'amère
raillerie dont vous avez insulté sa majesté, il vous en punira si
sévèrement, que les échos des cavernes et des souterrains de France
résonneront de la réponse à vos outrages et des accents de ses canons.
LE DAUPHIN.--Dites-lui que si mon père lui rend une réponse gracieuse,
c'est contre ma volonté; car je ne désire rien tant que de lier une
partie avec le roi d'Angleterre; et c'est dans cette vue que, pour
assortir le présent à sa frivolité et à sa jeunesse, je lui ai fait
l'envoi de ces balles de paume de Paris.
EXETER.--Et en revanche il fera trembler jusqu'aux fondements votre
Louvre de Paris, fût-il la cour souveraine de la puissante Europe. Et
soyez bien sûr que vous serez grandement étonné, comme nous, ses sujets,
nous l'avons été, de trouver une si grande différence entre ce
qu'annonçaient les jours de sa jeunesse et ce qu'il est aujourd'hui.
Aujourd'hui, il pèse le temps jusqu'au dernier grain de sable, et vos
pertes vous l'apprendront s'il reste en France.
LE ROI DE FRANCE.--Demain vous serez amplement instruit de nos
résolutions.
EXETER.--Expédiez-nous promptement, de crainte que notre roi ne vienne
ici lui-même nous demander raison de nos délais: il est déjà descendu
sur vos rivages.
LE ROI DE FRANCE.--Vous serez bientôt congédié avec des propositions
avantageuses. Ce n'est pas trop d'une courte nuit pour répondre sur des
objets de cette importance.
(Ils sortent.)
FIN DU DEUXIÈME ACTE.
ACTE TROISIÈME
LE CHOEUR.
Ainsi, d'une vitesse égale à celle de la pensée, la scène vole sur une
aile imaginaire. Figurez-vous le roi dans l'appareil de la guerre, sur
la jetée de Hampton[16], montant sur l'Océan, suivi de sa belle flotte,
dont les pavillons de soie éventent le jeune Phébus: livrez-vous à votre
imagination, qu'elle vous montre les mousses gravissant le long des
cordages: écoutez le sifflet perçant qui met de l'ordre dans les sons
confus: voyez les voiles, enflées par le souffle insinuant des vents
invisibles, entraîner, au travers de la mer sillonnée, ces masses
énormes qui offrent leurs flancs aux vagues superbes: imaginez que vous
êtes debout sur le rivage; voyez une cité qui danse sur les vagues
inconstantes: tel est le tableau que présente cette flotte royale,
dirigeant sa course vers Harfleur. Suivez! suivez! Attachez votre pensée
à la poupe des vaisseaux, et quittez votre Angleterre silencieuse comme
la nuit profonde, gardée par des vieillards, des enfants et des femmes,
qui tous ont passé ou n'ont pas atteint encore l'âge de la force et de
la vigueur. Car quel est celui dont un léger duvet ait orné le menton
qui n'aura pas voulu suivre cette brave élite de guerriers aux rives de
la France?--Que votre pensée travaille et vous y montre un siége:
contemplez les canons sur leurs affûts, ouvrant leurs bouches fatales
sur Harfleur bloqué.--Supposez que l'ambassadeur revient de la cour des
Français, et annonce à Henri que le roi lui offre sa fille Catherine, et
avec elle, en dot, quelques vains et stériles duchés.--L'offre ne plaît
point à Henri, et déjà l'actif canonnier touche de sa mèche le bronze
infernal (_bruits de combat; on entend une décharge d'artillerie_), et
tout se renverse devant ses foudres. Continuez d'être favorables, et que
vos pensées complètent notre représentation.
(Le choeur sort.)
[Note 16: «La plaine où campa Henri V est aujourd'hui couverte en entier
par la mer.» (Warton.)]
SCÈNE I
Harfleur assiégé.--Bruit de combat.
_Entrent_ LE ROI HENRI, EXETER, BEDFORD, GLOCESTER, _et des soldats avec
des échelles de siége_.
LE ROI.--Allons, encore une fois à la brèche, chers amis, encore une
fois: emportez-la d'assaut, ou comblez-la de morts. Dans la paix, rien
ne sied tant à un homme que la modeste douceur et l'humilité; mais
lorsque la tempête de la guerre souffle à nos oreilles, alors imitez
l'active fureur du tigre: roidissez vos muscles, réveillez tout votre
sang, défigurez vos traits naturels sous ceux d'une rage farouche,
prêtez à votre oeil un aspect terrible; qu'il sorte de son orbite, comme
le canon d'airain; que votre sourcil l'ombrage et inspire autant
d'effroi qu'un rocher ruiné, qui semble rejeter sa base minée par le
sauvage et pernicieux Océan; montrez les dents, ouvrez de larges
narines, contenez votre haleine, et tendez tous vos esprits jusqu'à leur
dernier effort.--Courage! courage! nobles Anglais, dont le sang découle
d'aïeux à l'épreuve de la guerre, d'ancêtres qui, comme autant
d'Alexandres, ont, dans ces contrées, combattu depuis le soleil naissant
jusqu'à son coucher, et n'ont reposé leurs épées que lorsque les ennemis
leur ont manqué. Ne déshonorez pas vos mères: prouvez aujourd'hui que
ceux à qui vous donnez le nom de pères vous ont réellement engendrés;
servez de modèle aux hommes d'un sang moins noble, et enseignez-leur à
combattre. Et vous, braves milices, dont les membres ont été formés dans
l'Angleterre, montrez-nous ici la vigueur du sol qui vous a nourris:
faites-nous jurer que vous êtes dignes de votre race. Et je n'en doute
point; car il n'en est aucun de vous, quelle que soit la bassesse
obscure de sa condition, dont je ne voie les yeux briller d'un noble
feu.--Je vous vois tous ardents comme le chien à la laisse, qui n'attend
que le signal pour s'élancer. Eh bien, la chasse est ouverte: suivez
l'ardeur qui vous emporte, et, dans l'assaut, criez: Dieu pour Henri!
Angleterre et Saint-George!
(Le roi sort avec sa suite.)
(Bruit de combat; on entend une décharge d'artillerie.)
SCÈNE II
Les troupes défilent.
_Entrent_ NYM, BARDOLPH ET LE PAGE.
BARDOLPH.--Allons, avance, avance; à la brèche, à la brèche.
NYM.--Caporal, je t'en prie, ne nous presse pas si fort, il fait un peu
chaud. Quant à moi, je n'ai pas un magasin de vies. La plaisanterie n'en
vaut rien; voilà le fin mot de l'histoire.
PISTOL.--Ce mot est des plus justes; car les mauvaises plaisanteries
abondent ici, «les coups pleuvent de droite et de gauche, les pauvres
vassaux du bon Dieu tombent et meurent par milliers, et l'épée et le
bouclier s'acquièrent d'immortels honneurs dans des champs de sang.»
LE PAGE.--Pour moi, je voudrais être dans une taverne à Londres; je
donnerais bien toute ma gloire à venir pour un pot de bière et ma
sûreté.
PISTOL.--Et moi, «s'il ne tenait qu'à faire des souhaits, je ne
resterais pas ici non plus, et je ne serais pas dix minutes à t'y
rejoindre[17].»
[Note 17: Les mots entre guillemets sont en vers dans le texte.]
LE PAGE.--Voilà qui est aussi bien, mais non pas aussi vrai que le chant
d'un oiseau sur la branche.
(Arrive Fluellen.)
FLUELLEN, _les poussant._--A la brèche, vous chiens, avancez, canaille!
PISTOL.--Doucement, doucement, grand duc; ne soyez pas si dur pour des
hommes d'argile; calmez cette rage, ralentissez cette fougue; allons, de
la douceur, mon poulet.
NYM, _à Pistol._--Voilà ce qu'on appelle de la belle humeur, (_à
Fluellen_) et Votre Seigneurie n'en a que de la mauvaise.
(Nym, Pistol et Bardolph sortent suivis de Fluellen.)
LE PAGE.--Tout jeune que je suis, j'ai bien observé ces trois
ferrailleurs. Je ne suis certainement qu'un enfant auprès d'eux trois;
mais tels qu'ils sont, s'ils voulaient me servir, il n'y en a pas un
d'eux qui fût mon fait; car, par ma foi, ces trois originaux ne font pas
ensemble la valeur d'un homme. Ce Bardolph, par exemple, il a le sang
blanc et la figure rouge; il a du front, mais il ne se bat pas.--Et ce
Pistol: il a une langue à tout tuer et une épée pacifique; ce qui fait
qu'il estropie des mots tant qu'on veut, mais il n'entame pas une
lance.--Quant à Nym, il a entendu dire que ceux qui parlent le moins
sont les plus braves; voilà pourquoi il dédaigne de dire même ses
prières, de peur de passer pour un lâche: mais s'il ne parle guère, il
agit encore moins; car il n'a jamais cassé d'autre tête que la sienne,
et encore était-ce contre une borne, un jour qu'il était ivre. Ces gens
sont capables de voler tout ce qu'ils trouvent sous leurs mains; et le
_vol_, ils l'appellent une _acquisition_. Bardolph a volé l'autre jour
un étui de luth, l'a porté pendant douze lieues, et puis l'a vendu pour
trois demi-sous. Ah! pour Nym et Bardolph, ce sont, ma foi! les deux
doigts de la main en fait de filouterie. A Calais, je les ai vus voler
une pelle à feu: ce qui m'a fait penser que ces gens-là avaient envie de
devenir un jour porteurs de charbon[18]. Si je les avais crus, ils
avaient bonne envie de me rendre aussi familier avec les poches des
autres, que le sont les gants et le mouchoir, mais il n'est pas du tout
dans mon caractère d'ôter de la bourse d'autrui pour mettre dans la
mienne; car c'est le moyen d'empocher des affronts.... Ma foi, il faut
que je les plante là et que je cherche quelque meilleure condition. Leur
lâcheté me soulève le coeur; oui, il faut que je les plante là.
(Il s'en va.)
[Note 18: Il paraît que porter des charbons était, du temps de
Shakspeare, une expression proverbiale pour dire supporter un affront.]
(Rentre Fluellen suivi de Gower.)
GOWER.--Capitaine Fluellen, il faut vous rendre à l'instant aux mines:
le duc de Glocester veut vous parler.
FLUELLEN.--Aux mines? Allez-vous-en dire au duc qu'il n'est pas bon
d'aller aux mines; car, voyez-vous, ces mines ne sont pas suivant la
discipline de la guerre. Les concavités ne sont pas suffisantes; car,
voyez-vous, l'adversaire (vous pouvez dire ça au duc, voyez-vous) a
creusé lui-même douze pieds plus bas que les contre-mines[19]. Par
Jésus, j'ai peur qu'il ne nous fasse tous sauter, si l'on ne donne pas
de meilleurs ordres.
[Note 19: Fluellen veut dire que l'ennemi a contre-miné douze pieds plus
bas que la mine.]
GOWER.--Le duc de Glocester, qui a la conduite du siége, est dirigé par
un Irlandais qui est ma foi un brave homme.
FLUELLEN.--Oh! c'est le capitaine Macmorris, n'est-ce pas?
GOWER.--Oui, je crois.
FLUELLEN.--Par Jésus, c'est un âne, s'il y en a un dans le monde; et je
le prouverai à sa barbe. Il ne connaît pas plus les vraies disciplines
des guerres, voyez-vous, les disciplines des Romains, qu'un petit chien.
(Entrent Macmorris et le capitaine Jamy.)
GOWER.--Le voilà qui vient, accompagné du capitaine écossais, le
capitaine Jamy.
FLUELLEN.--Le capitaine Jamy est un bien merveilleux et valeureux
capitaine: ça n'est pas douteux, et un homme de grande expédition et
connaissances dans les anciennes guerres, d'après la science
particulière que j'ai moi-même de ses règles. Par Jésus! il soutiendra
sa thèse aussi bien qu'aucun militaire dans le monde, sur les
disciplines des anciennes guerres des Romains.
JAMY.--Je vous donne le bonjour, capitaine Fluellen.
FLUELLEN.--Bonjour à Votre Seigneurie, bon capitaine Jamy.
GOWER.--Oh çà! capitaine Macmorris, venez-vous des mines? Les pionniers
ont-ils fini?
MACMORRIS.--Par Jésus, ça ne vaut pas le diable. L'ouvrage est
abandonné, la trompette sonnant la retraite; par ma main que voilà, et
par l'âme de mon père, je jure que l'ouvrage ne vaut rien. On y a
renoncé, sans quoi j'aurais fait sauter la ville, Dieu me pardonne! en
moins d'une heure. Oh! c'est fort mal fait, c'est fort mal fait: par ce
bras! c'est mal fait.
FLUELLEN.--Capitaine Macmorris, je vous en prie, voudriez-vous bien
m'accorder, voyez-vous, quelques petits colloques avec vous, comme qui
dirait, pour ainsi dire, touchant, ou comme à l'égard des disciplines de
la guerre, les guerres des Romains, par manière de conversation,
voyez-vous, et de pure communication d'amitié; et comme qui dirait, pour
ainsi dire, pour la satisfaction de mon esprit. Pour à l'égard de ce qui
concerne les règles de la discipline militaire, voilà le point....
JAMY.--De bonne foi ce sera la meilleure chose du monde, mes bons
capitaines, et je m'en vais profiter de cette occasion pour prendre
congé de vous, avec votre permission.
MACMORRIS.--Ce n'est pas ici le temps de discourir, Dieu me pardonne! Le
jour est chaud, et le temps, et la guerre, et le roi, et les ducs: ce
n'est pas là le temps de discourir: la ville est assiégée, et la
trompette nous appelle à la brèche, et nous voilà à causer. Et par le
Christ, nous ne faisons rien; c'est honteux à nous tous tant que nous
sommes: Dieu me pardonne! C'est une honte de rester tranquilles, c'est
une honte, je le jure; et il y a tant de gorges à couper et d'ouvrages à
faire; et il n'y a rien de fait, le Christ me pardonne!
JAMY.--Par la sainte messe, avant que ces yeux-là que vous voyez soient
assoupis, je ferai de la bonne ouvrage, ou je serai sur le carreau: oui,
et je travaillerai aussi courageusement que je pourrai; c'est bien sûr
cela, en deux paroles comme en quatre. Cependant, sur ma foi, je serai
bien aise d'entendre quelques questions entre vous deux.
FLUELLEN.--Capitaine Macmorris, je pense, voyez-vous, sauf votre
correction, qu'il n'y en pas beaucoup de votre nation....
MACMORRIS.--De ma nation? Qu'est-ce que c'est que ma nation? Est-ce une
nation de lâches, de bâtards, de gredins? Qu'est-ce que c'est que ma
nation? Qui parle de ma nation?
FLUELLEN.--Voyez-vous, si vous prenez les choses autrement qu'on ne les
dit, capitaine Macmorris, par aventure je pourrais bien penser que vous
ne me traitiez pas avec cette affabilité, comme en toute discrétion vous
devez me traiter, voyez-vous, d'autant que je suis autant que vous, tant
dans la discipline de la guerre, que par mon lignage et en tout autre
genre.
MACMORRIS.--Je ne vous reconnais pas autant de bravoure qu'à moi, et le
Christ me pardonne! Je vous couperai la tête.
GOWER.--Amis, amis! allons, vous vous trompez tous les deux: c'est faute
de vous entendre.
JAMY.--Oh! voilà une vilaine sottise.
(On sonne un pourparler.)
GOWER.--La ville demande à parlementer.
FLUELLEN.--Capitaine Macmorris, quand il se trouvera une meilleure
occasion, voyez-vous, je prendrai la liberté de vous dire que je connais
les disciplines de la guerre; et voilà tout.
(Ils partent.)
SCÈNE III
LE GOUVERNEUR _et quelques citoyens sont sur les remparts; au bas sont
les troupes anglaises_. LE ROI HENRI _entre avec sa suite_.
LE ROI.--Quelle est enfin la résolution du gouverneur? Voici le dernier
pourparler que nous admettrons encore. Rendez-vous donc à notre
clémence; ou, si vous êtes jaloux de votre destruction, défiez notre
dernière fureur. Car, comme il est vrai que je suis soldat, nom qui,
dans mes pensées, est celui qui me sied davantage, si je recommence à
battre vos murailles, je ne quitterai plus Harfleur, déjà à demi démoli,
qu'il ne soit enseveli sous ses cendres. Les portes de la clémence
seront fermées alors, et le soldat, au carnage animé, le coeur endurci
et féroce, donnant carrière à sa main sanguinaire, parcourra vos foyers,
avec une conscience large comme l'enfer, moissonnant comme l'herbe vos
vierges dans l'éclat de leur fraîcheur et vos enfants dans la fleur de
leur âge. Que m'importe à moi, si la guerre impie, couronnée de flammes
comme le prince des démons, et le front tout noirci de feux, exerce
toutes les horreurs barbares qui suivent l'assaut et le pillage? Que
m'importe à moi, lorsque vous seuls en êtes la cause, si vos chastes
vierges tombent sous la main brûlante du viol effréné? Quel mors peut
arrêter la licence et ses fureurs, lorsqu'elle roule abandonnée sur la
pente de son cours impétueux? Nous épuiserons en vain nos ordres, pour
rappeler des soldats acharnés sur leur proie; autant commander à
l'immense Léviathan de venir sur le rivage. Ainsi, habitants d'Harfleur,
prenez pitié de votre ville et de votre peuple, tandis que mes soldats
sont encore soumis à mes ordres, tandis que le souffle paisible de la
clémence écarte encore les nuages impurs et contagieux du meurtre, du
pillage et des excès: sinon, attendez-vous à voir dans un moment le
soldat aveugle et sanglant, salir d'une main impure les cheveux de vos
filles qui pousseront en vain des cris aigus, vos vieillards saisis par
leurs barbes d'argent, et leurs têtes vénérables écrasées contre les
murs, et vos enfants empalés nus sur les lances, à la vue de leurs mères
égarées et perçant les nuages de leurs hurlements, comme jadis les
veuves de Judée poursuivaient de leurs clameurs les bourreaux d'Hérode.
Que répondez-vous? Voulez-vous céder et prévenir ces maux; ou, coupables
d'une défense trop obstinée, vous voir détruits?
LE GOUVERNEUR.--Ce jour est le terme de notre attente. Le dauphin, dont
nous avions pressé les secours, nous fait répondre que ses troupes ne
sont pas encore prêtes, ni en état de faire lever un si grand siége.
Ainsi, roi redouté, nous cédons notre ville et notre vie à votre
généreuse clémence: entrez dans notre port, disposez de nous et de nos
biens; nous ne pouvons nous défendre plus longtemps.
LE ROI.--Ouvrez vos portes.--Allons, cher oncle Exeter, entrez dans
Harfleur, restez-y, et fortifiez la ville contre les Français. Faites
grâce à tous.--Pour nous, cher oncle, l'hiver qui s'approche, et la
maladie qui se répand sur nos soldats, nous déterminent à nous retirer
vers Calais. Ce soir nous serons votre hôte dans Harfleur, et demain
prêts à nous mettre en marche.
(Fanfares: ils entrent dans la ville.)
SCÈNE IV
Rouen.--Appartement du palais.
_Entrent_ CATHERINE ET ALIX.
CATHERINE.--Alix, tu as été en Angleterre, et tu parles bien le langage?
ALIX.--Un peu, madame.
CATHERINE.--Je te prie de m'enseigner; il faut que j'apprenne à parler.
Comment appelez-vous la main, en anglais?
ALIX.--La main? Elle est appelée _de hand_.
CATHERINE.--Et les doigts?
ALIX.--Les doigts? Ma foi, j'ai oublié les doigts; mais je me
souviendrai. Les doigts, je pense qu'ils sont appelés _de fingres_; oui,
_de fingres_.
CATHERINE.--La main, _de hand_; les doigts, _de fingres_. Je pense que
je suis un bon écolier. J'ai gagné deux mots d'anglais vitement. Comment
appelez-vous les ongles?
ALIX.--Les ongles? Nous les appelons _de nails_.
CATHERINE.--_De nails_. Écoutez; dites-moi si je parle bien: _de hand_,
_de fingres_, _de nails_.
ALIX.--C'est bien dit, madame; c'est du fort bon anglais.
CATHERINE.--Dites-moi l'anglais pour le bras?
ALIX.--_De arm_, madame.
CATHERINE.--Et le coude?
ALIX.--_De elbow._
CATHERINE.--_De elbow._ Je fais la répétition de tous les mots que vous
m'avez appris jusqu'à présent.
ALIX.--C'est trop difficile, madame, je pense.
CATHERINE.--Excusez-moi, Alix. Écoutez; _De hand_, _de fingres_, _de
nails_, _de arm_, _de bilbow_.
ALIX.--_De elbow_, madame.
CATHERINE.--O seigneur Dieu! je m'oublie; _de elbow_. Comment
appelez-vous le cou?
ALIX.--_De nick_, madame.
CATHERINE.--_De nick?_ Et le menton?
ALIX.--_De chin._
CATHERINE.--_De jin?_ Le cou, _de nick_, le menton, _de jin_.
ALIX.--Oui: sauf votre honneur, en vérité, vous prononcez les mots aussi
droit que les natifs d'Angleterre.
CATHERINE.--Je ne doute point d'apprendre par la grâce de Dieu, et en
peu de temps.
ALIX.--N'avez-vous pas déjà oublié ce que je vous ai enseigné?
CATHERINE.--Non, je vous le réciterai promptement, _de hand_, _de
fingres_, _de mails_.
ALIX.--_De nails_, madame.
CATHERINE.--_De nails_, _de arm_, _de ilbow_.
ALIX.--Sauf votre honneur, _de elbow_.
CATHERINE.--Aussi dis-je _de elbow_, _de neck_ et _de chin_. Comment
appelez-vous les pieds et la robe?
ALIX.--_De foot_, madame, et _de coun_.
CATHERINE.--_De foot_, _de coun_[20]? O seigneur Dieu! ce sont des mots
d'un son mauvais, corruptible, grossier et impudique, et dont les dames
d'honneur ne peuvent user. Je ne voudrais pas prononcer ces mots devant
les seigneurs de France pour tout le monde: il faut _de foot_ et _de
coun_ néanmoins. Je réciterai une autre fois ma leçon ensemble; _de
hand_, _de fingres_, _de nails_, _de arm_, _de elbow_, _de neck_, _de
chin_, _de foot_ et _de coun_.
[Note 20: _The gown_, la robe, _et cætera_.]
ALIX.--Excellent, madame.
CATHERINE.--C'est assez pour une fois. Allons-nous-en dîner.
SCÈNE V
Autre salle du même palais.
LE ROI DE FRANCE, LE DAUPHIN, LE DUC DE BOURBON, LE CONNÉTABLE DE
FRANCE, ET AUTRES SEIGNEURS.
LE ROI DE FRANCE.--Il est certain qu'il a passé la rivière de Somme.
LE CONNÉTABLE.--Si nous n'allons pas le combattre, mon roi, renonçons
donc à vivre en France; abandonnons tout, cédons nos riches vignobles à
ce peuple barbare.
LE DAUPHIN.--_O Dieu vivant!_ quelques boutures sorties de nous, le
superflu du luxe de nos ancêtres, nos rejetons, entés sur un tronc
sauvage et inculte, s'élèveront-ils si rapidement jusqu'aux nues, et
surpasseront-ils en hauteur la tige dont ils sont sortis?
BOURBON.--Des Normands; oui, des bâtards normands! Mort de ma vie! s'il
faut qu'ils traversent ainsi le royaume sans combat, je veux vendre mon
duché pour acheter une chaumière et quelque marais fangeux dans cette
île irrégulière d'Albion.
LE CONNÉTABLE.--_Dieu des batailles!_ où donc ont-ils puisé cette
ardeur? Leur climat n'est-il pas couvert de brouillards et engourdi par
le froid? Le soleil ne jette qu'à regret sur leur île de pâles rayons;
il tue leurs fruits de ses sombres regards: leur bière, de l'eau et de
l'orge fermentée, boisson faite pour des rosses surmenées, peut-elle
donc échauffer à ce degré leur sang épais, et l'enflammer de cette
bouillante valeur? Et le sang français, avivé encore par les esprits du
vin, paraîtra-t-il glacé auprès du leur? Oh! pour l'honneur de notre
patrie, ne restons pas oisifs et immobiles comme ces glaçons que l'hiver
suspend au bord de nos toits, tandis qu'un peuple, né dans le berceau
des frimas, répand des flots de braves jeunes gens dans nos riches
campagnes; pauvres, il faut en convenir, par les maîtres qu'elles
nourrissent.
LE DAUPHIN.--Par l'honneur et la foi des chevaliers, nos dames se
raillent de nous; elles disent hautement que notre vigueur est épuisée,
et qu'elles prodigueront leurs faveurs à la jeunesse anglaise, pour
repeupler la France de bâtards belliqueux.
BOURBON.--Elles nous renvoient aux écoles de danse de l'Angleterre, et
nous conseillent d'apprendre leurs cabrioles et leurs lavoltes[21],
disant que toutes nos grâces sont dans nos talons, et que c'est dans la
fuite que nos sublimes talents se déploient.
[Note 21: Espèce de danse.]
LE ROI DE FRANCE.--Où est le héraut Montjoie? Ordonnez-lui de partir
sur-le-champ. Qu'il aille saluer l'Anglais d'un insultant défi.--Allons,
princes, volez sur le champ de bataille, et que l'honneur et le courage
donnent à vos coeurs une trempe plus dure que l'acier de vos épées.
Charles d'Albret, grand connétable de France; vous aussi, d'Orléans,
Bourbon et Berri, Alençon, Brabant, Bar, Bourgogne; et vous, Jacques
Châtillon, Rambure, Vaudemont, Beaumont, Grandpré, Roussi et Fauconberg,
Foix, Lestrelles, Boucicaut et Charolais; grands ducs, princes, comtes,
barons, lords et chevaliers, grands par vos titres, allez vous laver de
ce grand opprobre: arrêtez dans sa course Henri d'Angleterre qui
traverse en vainqueur notre royaume, et vengez l'insulte de ses
panonceaux teints du sang de Harfleur. Fondez sur son armée comme un
torrent de neiges fond sur les vallées dont l'humble profondeur reçoit
les flots que vomissent les Alpes! tombez sur lui; vous avez assez de
forces: ramenez-le dans les murs de Rouen captif, enchaîné sur un char
victorieux.
LE CONNÉTABLE.--Voilà le rôle qui sied aux grands d'une nation! J'ai un
regret, c'est que l'ennemi soit si peu nombreux et si faible, que ses
soldats soient épuisés de faim et des fatigues de leur marche: car, j'en
suis sûr, aussitôt qu'il verra paraître notre armée, son coeur s'abîmera
dans la crainte, et son plus grand exploit sera de nous offrir sa
rançon.
LE ROI DE FRANCE.--Allez donc, lord connétable: hâtez le départ de
Montjoie; qu'il déclare à l'Anglais que nous envoyons savoir de lui
quelle rançon il veut donner. Vous, prince dauphin, vous resterez avec
nous dans Rouen.
LE DAUPHIN.--Non, mon père, j'en conjure Votre Majesté.
LE ROI DE FRANCE.--N'insistez point: vous resterez avec nous.--Allons,
partez, connétable; et vous aussi, princes, et rapportez-nous
promptement la nouvelle du désastre de l'Anglais.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Le camp anglais en Picardie.
GOWER ET FLUELLEN.
GOWER.--Eh bien, capitaine Fluellen, venez-vous du pont?
FLUELLEN.--Je vous assure qu'il y a d'excellente besogne à ce pont.
GOWER.--Le duc d'Exeter est-il en sûreté?
FLUELLEN.--Le duc d'Exeter est aussi magnanime qu'Agamemnon, et c'est un
homme que j'aime et que j'honore de toute mon âme, de tout mon coeur, de
tout mon respect, pour toute ma vie, de toutes mes forces et de tout mon
pouvoir. Il n'a pas eu (Dieu soit loué et béni!) le plus petit accident
du monde. Il a conservé le pont le plus facilement, avec une excellente
discipline. Il y a là, au pont, un ancien lieutenant; je crois, sur ma
conscience, que c'est un autre Marc Antoine pour la valeur; cependant
c'est un homme qui n'a pas la moindre réputation dans le monde; mais je
lui ai vu faire des choses vaillantes.
GOWER.--Comment l'appelez-vous?
FLUELLEN.--On l'appelle l'_enseigne Pistol_.
GOWER.--Je ne le connais pas.
(Entre Pistol.)
FLUELLEN.--Le voilà.
PISTOL.--Capitaine, je te prie de me faire un plaisir. Le duc d'Exeter a
beaucoup d'amitié pour toi.
FLUELLEN.--Moi, j'en remercie Dieu; il est vrai que j'ai mérité d'avoir
quelque part dans son amitié.
PISTOL.--Un certain Bardolph, soldat intrépide et courageux, a, par un
sort cruel et par un tour furieux de l'inconstante roue de cette
écervelée de Fortune, cette aveugle déesse qui se balance sur une pierre
qui roule sans fin....
FLUELLEN.--Avec votre permission, enseigne Pistol, la déesse Fortune est
représentée aveugle avec un bandeau tenant les yeux pour vous faire
entendre que la fortune est aveugle: et on la peint aussi avec une roue,
pour vous faire voir, et c'est la morale qu'il en faut tirer, qu'elle
tourne toujours et qu'elle est inconstante, et qu'elle n'est que
mutabilités et vicissitudes: et son pied, voyez-vous, est posé sur une
pierre sphérique qui roule, roule, roule.... A dire vrai, le poëte en
fait une très-excellente description: la fortune, voyez-vous, est une
excellente morale.
PISTOL.--La fortune est l'ennemie de Bardolph, et le regarde d'un
mauvais oeil; car il a volé un ciboire, et il doit être pendu: cela fait
une vilaine mort. Le gibet est bon pour les chiens; mais l'homme devrait
en être exempt. Ne souffre donc pas que le chanvre lui coupe le sifflet.
Exeter a prononcé l'arrêt de mort, pour un ciboire de peu de valeur:
ainsi, va donc, et parle; le duc t'écoutera: empêche que le fil de la
vie du pauvre Bardolph ne soit coupé avec une ficelle d'un sou et d'une
manière ignominieuse. Parle, capitaine, en faveur de sa vie, et je serai
reconnaissant de ce service.
FLUELLEN.--Enseigne Pistol, je vois bien à peu près ce que vous voulez
dire.
PISTOL.--Allons, tant mieux pour vous.
FLUELLEN.--Certainement, Pistol, il n'y a pas là de quoi dire tant
mieux; car, voyez-vous, il serait mon frère, que je prierais le duc de
suivre son bon plaisir, et de le faire exécuter; car il faut observer la
discipline.
PISTOL.--Meurs, et va à tous les diables, et figue pour ton amitié.
FLUELLEN.--Fort bien.
PISTOL.--Je te souhaite une figue d'Espagne[22]!
(Pistol sort.)
[Note 22: Allusion aux figues empoisonnées, instruments de la vengeance
italienne et espagnole.]
FLUELLEN.--Fort bon.
GOWER.--Cet homme-là, c'est le plus fieffé misérable qui fut jamais. Je
le remets bien à présent; c'est un infâme entremetteur, un coupe-jarret.
FLUELLEN.--Je vous assure qu'il proférait sur le pont les plus braves
paroles qu'on puisse jamais voir dans les plus beaux jours de l'été;
mais cela est égal, ce qu'il vient de me dire.... C'est fort bien.... Je
vous assure que quand l'occasion se trouvera....
GOWER.--Par Dieu! c'est un filou, un bouffon, un fripon, qui de temps en
temps va à la guerre, pour avoir l'avantage, à son retour à Londres, de
se parer du costume d'un militaire. Ces drôles-là savent, à point nommé,
les noms de tous les chefs d'une armée; ils vous diront par coeur tout
ce qui s'est passé dans le service, et où il s'est fait; ils vous
nommeront les lieux où il y aura eu la moindre escarmouche: _c'était à
tel endroit, à telle brèche, à tel ou tel convoi_; ils vous diront qui
s'est distingué, qui fut tué, qui s'est déshonoré, quels étaient les
postes de l'ennemi; et ils vous rendent cela dans les meilleurs termes
de guerre, qu'ils vous assaisonnent des jurements les plus nouveaux[23].
Et vous ne sauriez vous imaginer l'effet merveilleux que des moustaches
taillées sur le patron de celles du général, et d'horribles cris,
contrefaisant ceux d'un camp, font parmi des bouteilles fumantes et des
esprits abreuvés de bière mousseuse. Oh! il faut apprendre à connaître
ces misérables, qui font la honte du siècle; ou bien vous feriez
d'étranges méprises.
[Note 23: On se rappelle ici le passage du _Menteur_:
Ah! le beau compliment à charmer une dame!
............................................
On s'introduit bien mieux à titre de vaillant.
Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimaces,
Qu'à mentir à propos, _qu'à jurer avec grâce_.
]
FLUELLEN.--Tenez, capitaine Gower, je vous dirai bien une chose, c'est
que je m'aperçois bien qu'il n'est pas tout ce qu'il voudrait bien faire
accroire au monde qu'il est. A la première occasion que je pourrai
trouver le moindre trou dans son pourpoint, je lui ferai sentir ma façon
de penser.--Écoutez; voilà le roi qui vient: il faut que je lui parle
sur ce qui se passe au pont. (_Entrent le roi, Glocester, des soldats._)
Dieu bénisse Votre Majesté!
LE ROI.--Eh bien, Fluellen, venez-vous du pont?
FLUELLEN.--Moi! Oui, sous le bon plaisir de Votre Majesté. Le duc
d'Exeter a très-galamment conservé le pont. Les Français se sont
retirés, voyez-vous, et il y a de beaux et libres passages à présent.
Par sainte Marie, l'adversaire aurait eu la possession du pont; mais il
a été forcé de se retirer, et le duc d'Exeter est le maître du pont. Ah!
je peux bien assurer Votre Majesté que c'est un brave homme que ce duc.
LE ROI.--Combien avez-vous perdu de monde, Fluellen?
FLUELLEN.--La _perdition_ de l'adversaire a été très-grande, fort
raisonnablement grande. Sainte Marie! pour moi, je pense que le duc n'a
pas perdu un seul homme, sinon un qui a bien l'air d'être pendu pour
avoir volé une église, un certain Bardolph.... Si Votre Majesté sait qui
c'est; c'est un homme qui a le visage bourgeonné et tout couvert de
boutons, et comme une flamme ardente, et dont les lèvres étoupent le
nez, et sont comme un charbon de feu, tantôt bleues et tantôt rouges;
mais son nez est expédié à présent, et son feu est éteint; ainsi n'en
parlons plus.
LE ROI.--Je voudrais nous voir défaits ainsi de tous les pillards de son
espèce.--Et nous enjoignons expressément que, dans notre marche au
travers des campagnes, on n'enlève rien des villages par violence, qu'on
ne prenne rien sans le payer, qu'on n'insulte pas le dernier des
Français d'aucune parole de mépris ou de reproche. Quand la douceur et
la cruauté jouent à qui aura un royaume, c'est le joueur le plus doux
qui gagne.
(On entend la trompette du héraut.)
(Montjoie s'avance.)
MONTJOIE.--Vous me reconnaissez à mon habillement[24]?
[Note 24: Le costume du roi d'armes, appelé Montjoie, est décrit dans
nos anciens chroniqueurs.]
LE ROI.--Oui, je te reconnais. Qu'as-tu à m'apprendre?
MONTJOIE.--Les intentions de mon maître.
LE ROI.--Déclare-les.
MONTJOIE.--Voici ce que dit mon roi.--«Annonce à Henri d'Angleterre que,
quoique nous ayons paru morts, nous n'étions qu'endormis. La prudence
est un meilleur soldat que la témérité. Dis-lui que nous aurions pu le
repousser à Harfleur, mais que nous n'avons pas jugé à propos de venger
l'injure qu'elle ne fût à son comble.--Maintenant c'est à notre tour à
parler, et notre voix est la voix d'un souverain. L'Anglais se repentira
de sa folie; il sentira sa faiblesse et admirera notre patience. Dis-lui
de songer à sa rançon: elle doit être proportionnée aux pertes que nous
avons essuyées, au nombre de sujets que nous avons perdus, à l'insulte
que nous avons dévorée; et si la réparation égalait la grandeur des
offenses, sa faiblesse succomberait sous le poids. Pour payer nos
pertes, son trésor est trop pauvre: pour payer l'effusion de notre sang,
les troupes de son royaume entier sont un nombre insuffisant. Et quant à
l'insulte qui nous a été faite, sa personne même, à nos pieds
prosternée, ne serait qu'une faible et indigne satisfaction. A ce
discours ajoute le défi; et finis par lui déclarer qu'il a dévoué et
perdu ceux qui le suivent, et que leur condamnation est
prononcée.»--Ainsi parle le roi mon maître: là finit mon ministère.
LE ROI.--Je connais ton rang. Quel est ton nom?
MONTJOIE.--Montjoie.
LE ROI.--Tu remplis bien ton office. Retourne sur tes pas, et dis à ton
roi:--Qu'en ce moment je ne le cherche pas, et que je serais bien aise
de marcher sans empêchement jusqu'à Calais. Car, pour avouer la vérité,
quoique la prudence défende un pareil aveu devant un ennemi rusé, qui
sait prendre avantage de tout, mes soldats sont considérablement
affaiblis par la maladie[25]; leur nombre est diminué, et le peu qui
m'en reste ne vaut guère mieux qu'un pareil nombre de Français.--Tant
que mes soldats étaient frais et pleins de santé, je te dis, héraut, que
je croyais voir sur deux jambes anglaises marcher trois Français.--Que
Dieu me pardonne si je me vante à ce point. C'est votre air de France
qui souffle ce vice en moi; et je dois pourtant me le reprocher.--Pars,
et dis à ton maître que tu m'as trouvé ici: ma rançon est ce corps frêle
et chétif, mon armée n'est plus qu'une garde faible et consumée par la
maladie. Cependant, que Dieu soit mon guide, et nous marcherons en
avant, quand le roi de France lui-même, ou tout autre voisin,
s'opposerait à notre passage. (_Il lui remet une bourse._) Voilà pour te
payer ton message, Montjoie. Va: dis à ton maître de bien se consulter.
Si nous pouvons passer, nous passerons; si l'on veut nous en empêcher,
nous rougirons de votre sang vos noirs sillons. Adieu, Montjoie. En deux
mots, voici notre réponse: Dans l'état où nous sommes, nous n'irons pas
chercher le combat: et dans l'état où nous sommes, nous déclarons que
nous ne l'éviterons pas. Rends cette réponse à ton roi.
[Note 25: L'armée anglaise était attaquée de la dysenterie.]
MONTJOIE.--Elle sera fidèlement rendue. Je remercie Votre Majesté.
(Montjoie s'en va.)
GLOCESTER.--J'espère qu'ils ne viendront pas nous attaquer à présent.
LE ROI.--Nous sommes dans la main de Dieu, frère, et non pas dans les
leurs.--Marchez au pont: la nuit s'approche.--Nous camperons au delà de
la rivière; et demain matin, ordonnez qu'on marche en avant.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Le camp français, à Azincourt.
_Entrent_ LE CONNÉTABLE DE FRANCE, LE DUC D'ORLÉANS, LE DAUPHIN,
RAMBURES, ET AUTRES SEIGNEURS.
LE CONNÉTABLE.--Par Dieu! j'ai bien la meilleure armure du monde. Que
n'est-il jour!
LE DUC D'ORLÉANS.--J'avouerai que vous avez une excellente armure; mais
aussi vous rendrez justice à mon cheval.
LE CONNÉTABLE.--Oh! cela est vrai; c'est le meilleur cheval de l'Europe.
LE DUC D'ORLÉANS.--Le matin n'arrivera-t-il donc jamais!
LE DAUPHIN.--Duc d'Orléans, et vous seigneur connétable, vous parlez de
cheval et d'armure?....
LE DUC D'ORLÉANS.--Oh! en fait de ces deux meubles, vous êtes aussi bien
pourvu qu'aucun prince du monde.
LE DAUPHIN.--Que cette nuit est longue!--Je ne changerais pas mon cheval
pour aucun qui ne marche que sur quatre pieds; il bondit au-dessus de
terre comme une balle garnie de crin: c'est le _cheval volant_, le
Pégase _aux narines de feu_. Une fois en selle, je vole, je suis un
faucon; il trotte dans l'air, et la terre résonne quand il la touche:
oui, la corne de son sabot est plus musicale et plus harmonieuse que la
flûte d'Hermès.
LE DUC D'ORLÉANS.--Il est couleur de muscade.
LE DAUPHIN.--Et chaud comme le gingembre. C'est un coursier digne de
Persée: il n'est formé que d'air et de feu. Si l'on découvre en lui
quelque mélange des grossiers éléments de la terre et de l'eau, ce n'est
que dans sa patiente tranquillité, lorsque son maître le monte. C'est là
ce qui s'appelle un cheval; et tous les autres, auprès de lui, ne
méritent que le nom de bêtes de somme.
LE CONNÉTABLE.--Oui, prince, on peut dire que c'est le cheval le plus
accompli et le plus excellent qu'il y ait.
LE DAUPHIN.--C'est le prince des coursiers: son hennissement ressemble à
la voix impérieuse d'un monarque, et son port majestueux vous force à
lui rendre hommage....
LE DUC D'ORLÉANS.--Allons, en voilà assez sur ce sujet, mon cousin.
LE DAUPHIN.--Je dis plus encore, il faut n'avoir pas l'ombre d'esprit
pour n'être pas en état, depuis le lever de l'alouette jusqu'au coucher
de l'agneau, de chanter les louanges de mon cheval sans se répéter:
c'est un sujet aussi inépuisable que la mer. Faites des langues
éloquentes de tous les grains de sable, mon cheval peut les occuper
toutes. Il est digne d'être loué par un souverain et monté par le
souverain d'un souverain. Enfin, il mérite que tout l'univers, connu et
inconnu, ne fasse autre chose que de l'admirer. J'ai fait un jour un
sonnet à sa louange, qui commençait ainsi: _Merveille de la nature_.
LE DUC D'ORLÉANS.--J'ai vu un sonnet pour une maîtresse qui commençait
de même.
LE DAUPHIN.--Eh bien, ils auront donc imité celui que j'ai composé pour
mon coursier, car mon cheval est ma maîtresse.
LE DUC D'ORLÉANS.--Votre maîtresse porte bien.
LE DAUPHIN.--Oui, moi seul; c'est là le mérite, la perfection exigée
d'une bonne maîtresse.