LE CONNÉTABLE.--Ma foi, l'autre jour il m'a semblé que votre maîtresse
vous a durement mené.
LE DAUPHIN.--Peut-être la vôtre en a fait de même.
LE CONNÉTABLE.--La mienne n'était pas bridée.
LE DAUPHIN.--Elle était donc vieille et tranquille, et vous galopâtes
comme un kerne d'Irlande[26], sans votre haut-de-chausse français et
avec des caleçons étroits.
[Note 26: Kerne, chevalier irlandais.]
LE CONNÉTABLE.--Vous vous connaissez en équitation.
LE DAUPHIN.--Recevez donc une leçon de moi. Ceux qui chevauchent ainsi
et sans précaution tombent dans de sales fondrières: je préfère mon
cheval à ma maîtresse.
LE CONNÉTABLE.--J'aimerais autant que ma maîtresse fût une rosse.
LE DAUPHIN.--Je te dis, connétable, que ma maîtresse porte ses propres
cheveux.
LE CONNÉTABLE.--Je pourrais en dire autant si j'avais une truie pour
maîtresse.
LE DAUPHIN.--_Le chien est retourné à son vomissement, et la truie lavée
au bourbier[27]._ Tu te sers de tout.
[Note 27: Ce proverbe est en français dans le texte, comme tout ce que
nous mettons en italiques.]
LE CONNÉTABLE.--Cependant je ne me sers pas de mon cheval pour
maîtresse, ou d'un pareil proverbe mal à propos.
RAMBURE.--Seigneur connétable, sont-ce des étoiles ou des soleils qui
brillent sur l'armure que j'ai vue ce soir dans votre tente?
LE CONNÉTABLE.--Ce sont des étoiles.
LE DAUPHIN.--Il en tombera quelques-unes demain, j'espère.
LE CONNÉTABLE.--Et cependant mon ciel n'en manquera pas encore pour
cela.
LE DAUPHIN.--Cela peut bien être, car vous en avez tant de superflues!
et cela vous ferait plus d'honneur qu'il y en eût quelques-unes de
moins.
LE CONNÉTABLE.--C'est comme votre cheval qui porte tant de louanges, et
qui n'en trotterait pas moins bien quand quelques-unes de vos
forfanteries seraient démontrées.
LE DAUPHIN.--Ne fera-t-il donc jamais jour?--Je veux trotter demain
l'espace d'un mille, et que mon chemin soit pavé de faces anglaises.
LE CONNÉTABLE.--Moi je n'en dirai pas autant de peur qu'on ne me fît en
face l'affront de me démentir; mais je voudrais en effet de tout mon
coeur qu'il fît jour, pour bien frotter les oreilles aux Anglais.
LE DAUPHIN.--Qui veut courir avec moi le risque de leur faire une
vingtaine de prisonniers?
LE CONNÉTABLE.--Il faut que vous commenciez par vous exposer au risque
de l'être vous-même.
LE DAUPHIN.--Allons, il est minuit: je vais m'armer.
(Il sort.)
LE DUC D'ORLÉANS.--Le dauphin soupire après le jour.
RAMBURE.--Il meurt d'envie de manger les Anglais.
LE CONNÉTABLE.--Je crois qu'il peut bien manger tous ceux qu'il tuera.
LE DUC D'ORLÉANS.--Par la blanche main de ma dame, c'est un aimable
prince.
LE CONNÉTABLE.--Jurez plutôt par son pied, afin qu'elle puisse d'un pas
effacer le serment.
LE DUC D'ORLÉANS.--Tout ce qu'on peut dire de lui, c'est que c'est
peut-être l'homme de France le plus actif.
LE CONNÉTABLE.--Agir c'est être actif, et il sera toujours agissant.
LE DUC D'ORLÉANS.--Je n'ai jamais ouï dire qu'il ait fait de mal à
personne.
LE CONNÉTABLE.--Et je vous jure qu'il ne commencera pas encore demain;
il conservera cette bonne réputation.
LE DUC D'ORLÉANS.--Je sais qu'il a du courage.
LE CONNÉTABLE.--Je me suis laissé dire la même chose par quelqu'un qui
le connaît mieux que vous.
LE DUC D'ORLÉANS.--Qui cela?
LE CONNÉTABLE.--Pardieu! c'est lui-même qui me l'a dit, et il a ajouté
qu'il ne se souciait pas qu'on le sût.
LE DUC D'ORLÉANS.--Il n'a pas besoin de cette précaution; son mérite
n'est point caché.
LE CONNÉTABLE.--Sur ma foi, très-caché. Il n'y a jamais eu que son
laquais qui l'ait vu; mais sa valeur est comme le faucon encore coiffé
de son chaperon: quand on le lâchera, on verra son essor.
LE DUC D'ORLÉANS.--Jamais la haine n'a dit du bien de son ennemi.
LE CONNÉTABLE.--Je payerai ce proverbe d'un autre: Jamais l'amitié n'est
exempte de flatterie.
LE DUC D'ORLÉANS.--Et moi je répondrai par cet autre: Rendez même au
diable ce qui lui est dû.
LE CONNÉTABLE.--C'est bien dit. Vous avez votre âme pour jouer le rôle
du diable. Je riposte à ce proverbe par ces mots: La peste du diable!
LE DUC D'ORLÉANS.--Vous êtes le plus fort de nous deux aux proverbes. Le
trait d'un fou est bientôt lancé.
LE CONNÉTABLE.--Vous avez lancé le vôtre de travers.
LE DUC D'ORLÉANS.--Ce n'est pas la première fois que vous avez été
manqué.
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Seigneur connétable, les Anglais ne sont plus qu'à quinze
cents pas de votre tente.
LE CONNÉTABLE.--Qui en a mesuré l'espace?
LE MESSAGER.--Le seigneur Grandpré.
LE CONNÉTABLE.--C'est un brave homme, et qui a une grande
expérience.--Je voudrais qu'il fît jour. Hélas! le pauvre Henri
d'Angleterre ne soupire pas comme nous, je crois, après la naissance du
jour.
LE DUC D'ORLÉANS.--Qui est donc ce maussade et pauvre roi d'Angleterre,
pour venir rêver avec ses stupides Anglais si loin des lieux de sa
connaissance?
LE CONNÉTABLE.--Si les Anglais avaient un grain de bon sens, ils se
sauveraient.
LE DUC D'ORLÉANS.--Oh! c'est de bon sens qu'ils manquent; car si leurs
cervelles avaient la moindre défense intellectuelle, jamais ils ne
pourraient porter des casques si pesants.
RAMBURE.--Il faut avouer que cette île d'Angleterre produit de
valeureuses créatures: leurs dogues, par exemple, sont d'un courage sans
pareil.
LE DUC D'ORLÉANS.--Oh! pardieu! oui; voilà d'excellents chiens qui vont
se jeter les yeux fermés dans la gueule d'un ours, qui leur écrase la
tête d'un coup de dent comme des pommes cuites. C'est comme si vous
disiez que c'est une mouche bien courageuse que celle qui ose aller
prendre son déjeuner sur les lèvres d'un lion.
LE CONNÉTABLE.--Précisément: vous avez raison, et les hommes de ce
pays-là ressemblent aussi un peu à leurs dogues dans leur manière lourde
et pesante d'attaquer, et de laisser leur esprit avec leurs femmes; car
donnez-leur bien à mâcher de grosses tranches de boeuf, et puis
fournissez-les de fer et d'acier, ils dévoreront comme des loups, et se
battront comme des diables.
LE DUC D'ORLÉANS.--Oui, mais ces pauvres Anglais sont diablement à court
de boeuf.
LE CONNÉTABLE.--Eh bien, s'il en est ainsi, vous verrez que demain ils
n'auront d'appétit que pour manger, et point du tout pour se battre:
allons, il est temps de nous armer. Irons-nous nous équiper?
LE DUC D'ORLÉANS.--Il est deux heures.--Eh bien, avant qu'il en soit
dix, nous aurons chacun une centaine d'Anglais.
(Ils partent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE QUATRIÈME
LE CHOEUR.
Maintenant figurez-vous ce temps de la nuit où l'on n'entend plus qu'un
faible murmure, où les aveugles ténèbres remplissent l'immense vaisseau
de l'univers. De l'un à l'autre camp, dans le sein obscur de la nuit, le
bourdonnement des deux armées diminue par degrés. Les sentinelles, de
leurs postes éloignés, s'entendent presque parler. Les feux des deux
camps se répondent, et, à leurs pâles lueurs, chaque armée voit les
casques et les visages ennemis dessinés dans l'ombre. Le coursier menace
le coursier, et perce l'oreille engourdie de la nuit de ses fiers et
longs hennissements. Des tentes s'élève un bruit de hâtifs marteaux qui,
sous leurs coups précipités, achèvent ou polissent l'armure des
chevaliers, signal de terribles apprêts. Les coqs des hameaux voisins
chantent, les cloches sonnent, et nomment la troisième heure du
paresseux. Fiers de leur nombre, et pleins de sécurité, les Français
présomptueux jouent aux dés les Anglais qu'ils dédaignent: dans leur
impatience, ils querellent la marche rampante de la nuit, qui, comme une
fée difforme et boiteuse, se traîne à pas si lents. Les malheureux
Anglais, condamnés à périr comme des victimes, sont assis et mornes
auprès de leurs feux, et ruminent en eux-mêmes les dangers du lendemain.
A leur triste maintien, à leurs visages hâves et décharnés, à leurs
habits usés par la guerre, on les prendrait, aux rayons de la lune, pour
autant de fantômes hideux.--Que celui qui suivra de l'oeil le chef royal
de ces troupes délabrées, marchant de garde en garde, et d'une tente à
l'autre, crie en le voyant: Louange et gloire sur sa tête! Il visite
sans cesse toute son armée; et adresse à tous le salut du malin, avec un
modeste sourire, les appelant: mes frères, mes amis, mes compatriotes.
Sur son noble visage, on ne voit rien qui fasse songer à l'armée
formidable dont il est environné; nulle impression de pâleur ne trahit
ses veilles et la fatigue de la nuit. Son air est dispos; une douce
majesté, une sérénité gaie brillent dans ses yeux, où le soldat, pâle
auparavant et abattu, puise l'espérance et la force. Ainsi que le
soleil, son oeil généreux verse dans tous les coeurs une douce influence
qui dissout les glaces de la crainte. Donc, vous tous, petits et grands,
contemplez ici un faible portrait de Henri, sous le voile de la nuit,
tel que mes débiles pinceaux peuvent l'ébaucher. De là notre scène doit
passer au champ de bataille. Mais, ô pitié! Combien nous allons
déshonorer le nom fameux d'Azincourt par le spectacle de quelques
fleurets émoussés et gauchement engagés dans une ridicule pantomime de
combat! Cependant, asseyez-vous, et regardez, en vous figurant la vérité
au moyen d'une imitation imparfaite.
(Le choeur sort.)
SCÈNE I
Le camp anglais, près d'Azincourt.
LE ROI, BEDFORD ET GLOCESTER.
LE ROI.--Glocester, il faut l'avouer, nous sommes dans un grand péril:
notre courage doit donc devenir plus grand encore. (_Au duc de
Bedford._) Bonjour, mon frère.--Dieu tout-puissant! toujours quelque
dose de bien repose dans le sein du mal lui-même, si les hommes se
donnent la peine de l'y chercher. Ce dangereux voisin qui est si près de
nous nous rend diligents et matinaux; et c'est à la fois très-salutaire
à la santé et d'une bonne économie. L'ennemi est aussi pour nous une
sorte de conscience extérieure, qui nous prêche notre devoir: elle nous
avertit de nous bien préparer pour notre but. C'est ainsi que l'homme
peut cueillir du miel sur la ronce la plus sauvage, et tirer une morale
de l'enfer lui-même. (_Entre Erpingham._) Bonjour, vieux sir Thomas
Erpingham; un bon coussin pour cette tête à cheveux blancs te siérait
mieux que l'aride gazon de France.
ERPINGHAM.--Non, mon souverain: cette tente me plaît davantage, puisque
je puis dire: je suis couché comme un roi.
LE ROI.--Il est bon que l'homme apprenne de l'exemple d'autrui à chérir
ses peines: cela soulage l'âme; et quand le coeur est excité, les
organes, quoique morts auparavant, brisent le tombeau qui les enterre,
et, débarrassés de leur lenteur, se meuvent de nouveau avec une vive
légèreté. Prête-moi ton manteau, sir Thomas. (_A Bedford et Glocester._)
Mes deux frères, recommandez-moi aux princes qui sont dans notre camp:
saluez-les de ma part, et dites-leur de se rendre, sans délai, dans ma
tente.
GLOCESTER.--Nous le ferons, mon souverain.
ERPINGHAM.--Suivrai-je Votre Majesté?
LE ROI.--Non, mon brave chevalier. Va, avec mes frères, trouver les
lords d'Angleterre: nous avons, mon âme et moi, quelque chose à débattre
ensemble, et je serai bien aise d'être seul.
ERPINGHAM.--Que le Dieu des cieux vous comble de ses bénédictions, noble
Henri!
LE ROI.--Grand merci, coeur fidèle; tes paroles rendent l'assurance.
(Ils sortent.)
(Entre Pistol.)
PISTOL.--Qui va là?
LE ROI.--Ami.
PISTOL.--Raisonne un peu avec moi. Es-tu officier, ou es-tu d'extraction
basse et populaire?
LE ROI.--Je suis officier dans une compagnie.
PISTOL.--Portes-tu la pique guerrière?
LE ROI.--Précisément. Et vous, qui êtes-vous?
PISTOL.--Aussi bon gentilhomme que l'empereur.
LE ROI.--Vous êtes donc plus que le roi?
PISTOL.--Le roi est un bon enfant et un coeur d'or: c'est un brave
homme, un vrai fils de la gloire, de bonne famille, et d'un bras robuste
et vaillant. Je baise son soulier crotté, et du plus profond de mon âme.
J'aime cet aimable ferrailleur.--Comment t'appelles-tu, toi?
LE ROI.--Henri _le Roi_.
PISTOL.--_Le Roi?_ Ce nom sent le Cornouailles. Es-tu de ce pays-là?
LE ROI.--Non, je suis Gallois.
PISTOL.--Connais-tu Fluellen?
LE ROI.--Oui.
PISTOL.--Dis-lui que je lui frotterai la tête avec son poireau, le jour
de Saint-David.
LE ROI.--Prenez garde, vous-même, de ne pas porter votre poignard trop
près de votre chapeau, de peur qu'il ne vous en frotte la vôtre.
PISTOL.--Est-ce que tu es son ami?
LE ROI.--Et son parent aussi.
PISTOL.--Eh bien, alors, figue pour toi.
LE ROI.--Grand merci. Dieu vous conduise!
PISTOL.--Je m'appelle Pistol.
(Il s'en va.)
LE ROI.--Votre nom s'accorde bien avec votre air bouillant.
(Entrent Fluellen et Gower.)
GOWER.--Capitaine Fluellen....
FLUELLEN.--Enfin, au nom de Jésus-Christ, parlez plus bas: il n'y a rien
dans le monde de plus étonnant que de voir qu'on n'observe pas les
anciennes prérogatives et lois de la guerre. Si vous vouliez seulement
prendre la peine d'examiner les guerres de Pompée le Grand, vous
verriez, je vous assure, qu'il n'y a point de bavardage, ni
d'enfantillage dans le camp de Pompée; je vous assure que vous verriez
les cérémonies de la guerre, et les soins de la guerre, et les formes de
la guerre être tout autrement.
GOWER.--Quoi! l'ennemi fait tant de bruit! vous l'avez entendu toute la
nuit?
FLUELLEN.--Et si l'ennemi est un âne, un sot, un bavard fanfaron,
faut-il, croyez-vous, que nous soyons aussi, voyez-vous, âne, sot, et
bavard et fanfaron? En bonne conscience, que pensez-vous?
GOWER.--Je parlerai plus bas.
FLUELLEN.--Je vous en prie et je vous en supplie.
(Ils s'en vont.)
LE ROI.--Quoiqu'il paraisse un peu de la vieille méthode, il y a
beaucoup d'exactitude et de valeur dans ce Gallois.
(Entrent John Bates, Court et Williams.)
COURT.--Frère John Bates, n'est-ce pas là le jour qui pointe là-bas?
BATES.--Je m'imagine que oui; mais, ma foi, nous n'avons pas sujet de
souhaiter l'arrivée du jour.
WILLIAMS.--Oui, c'est bien le commencement du jour que nous voyons
là-bas; mais en verrons-nous la fin? Qui va là?
LE ROI.--Ami.
WILLIAMS.--De quelle compagnie?
LE ROI.--De celle de sir Thomas Erpingham.
WILLIAMS.--Ah! c'est un bon vieux commandant, et le plus excellent des
hommes. Et que pense-t-il, je vous prie, de notre présente situation?
LE ROI.--Il nous regarde comme des gens jetés sur un banc de sable par
un coup de vent, et qui n'attendent plus que la prochaine marée pour
être tout à fait engloutis.
BATES.--Il n'a pas dit sa pensée au roi, n'est-ce pas?
LE ROI.--Non; il ne serait pas fort à propos qu'il lui fit cette
confidence; car, je vous le dis, même à vous, que je regarde le roi,
après tout, comme n'étant qu'un homme comme moi. La violette n'a pas
d'autre odeur pour lui que pour moi; l'air agit sur lui comme sur moi;
enfin ses sens sont affectés des objets comme les sens des autres
hommes. Mettez à part cette pompe qui l'environne; une fois dépouillé et
nu, vous ne verrez plus en lui qu'un homme; et quoique ses affections
soient montées plus haut que les nôtres, cependant quand elles
s'affaissent, elles descendent aussi rapidement qu'elles étaient
montées. Par conséquent, quand il voit qu'il a sujet d'appréhender,
comme nous le voyons, il n'est pas douteux que la crainte doit produire
chez lui la même sensation que chez nous: c'est pourquoi il ne
conviendrait pas que personne lui inspirât la moindre alarme, de peur
que, s'il venait à la laisser voir, cela ne décourageât son armée.
BATES.--Qu'il montre autant de courage qu'il voudra, je gage que, malgré
tout le froid qu'il fait cette nuit, il ne serait pas fâché de se voir
plongé dans la Tamise jusqu'au cou; pour moi, je vous assure que je
voudrais l'y voir, et moi y être à côté de lui à toute aventure, pourvu
que nous fussions hors d'ici.
LE ROI.--Ma foi, je vous dirai franchement, d'après ma conscience, ce
que je pense du roi. Je crois, sur mon honneur, qu'il ne souhaite pas de
se voir ailleurs que là où il est.
BATES.--Dans ce cas, je voudrais qu'il fût ici tout seul: cela ferait
qu'il serait bien sûr d'être rançonné, et cela sauverait la vie à bien
des pauvres malheureux.
LE ROI.--Je suis persuadé que vous ne lui voulez pas assez de mal pour
souhaiter qu'il fût ici tout seul. Tout ce que vous dites là, j'en suis
sûr, n'est que pour sonder les gens, et savoir ce qu'ils pensent. Quant
à moi, il me semble que je ne pourrais désirer de mourir en aucun autre
endroit qu'en la compagnie du roi, surtout sa cause étant aussi juste,
et sa querelle aussi honorable.
WILLIAMS.--C'est plus que nous n'en savons.
BATES.--Ou plus que nous ne devrions chercher à pénétrer; car tout ce
que nous avons besoin de savoir, c'est que nous sommes sujets du roi. Si
sa cause est injuste, l'obéissance que nous lui devons efface pour nous
le crime, et nous en absout.
WILLIAMS.--Mais aussi, si la cause est injuste, le roi lui-même a un
terrible compte à rendre, lorsque toutes ces jambes, ces bras et ces
têtes, qui auront été coupés dans une bataille, se rejoindront au jour
du jugement, et lui crieront: Nous sommes morts à tel endroit. Les uns
en jurant, d'autres en implorant un chirurgien, d'autres laissant leurs
pauvres femmes derrière eux, d'autres sans payer leurs dettes, d'autres
laissant leurs enfants orphelins et nus. J'ai grand'peur encore qu'il y
en ait bien peu qui meurent bien, de tous ceux qui sont tués dans une
bataille; car enfin, comment peuvent-ils disposer charitablement de
quelque chose, quand ils n'ont que le sang en vue? Or, si ces gens-là ne
meurent pas bien, ce sera une mauvaise affaire pour le roi qui les aura
conduits là, puisque lui désobéir serait contre tous les devoirs d'un
sujet.
LE ROI.--Ainsi donc, si un fils que son père envoie faire négoce se
corrompt sur la mer, et manque l'objet de sa mission, son crime, suivant
votre règle, doit retomber sur son père qui l'a envoyé; ou bien encore,
si un domestique, qui par ordre de son maître, portant une somme
d'argent, est attaqué par des voleurs, meurt chargé d'un amas
d'iniquités, vous accuserez le maître d'être l'auteur de la damnation de
son domestique? Mais il n'en est pas ainsi. Le roi n'est pas obligé de
répondre des fautes personnelles et particulières de ses soldats, non
plus que le père de celles de son fils, ni le maître de celles de son
domestique: car il ne projette nullement leur mort quand il exige leur
service. De plus, il n'est point de roi, quelque bonne que puisse être
sa cause, qui puisse se flatter, lorsqu'il en faut venir à la décider
par les armes, de la disputer avec une armée de soldats sans tache et
sans reproche. Il y en aura peut-être parmi eux qui seront coupables
d'avoir comploté quelque meurtre; d'autres, d'avoir séduit quelques
vierges innocentes par un odieux parjure; d'autres se seront servis du
prétexte de la guerre pour se mettre à l'abri des poursuites de la
justice, après avoir troublé la paix publique par leurs brigandages et
leurs vols. Or, si ces sortes de gens ont su tromper la vigilance des
lois, et se soustraire à la punition qui leur était due, quoiqu'ils
puissent se sauver des mains des hommes, ils n'ont point d'ailes pour
échapper à celles de Dieu. La guerre est son prévôt, la guerre est sa
vengeance; en sorte que ces hommes se trouvent, pour leurs anciennes
offenses contre les lois du roi, punis ensuite dans la querelle de ce
même roi. Ils ont sauvé leur vie des lieux où ils craignaient de la
perdre, pour la venir perdre là où ils croyaient la sauver. Alors, s'ils
meurent sans y être préparés, le roi n'est pas plus coupable de leur
damnation qu'il ne l'était auparavant des crimes et des iniquités pour
lesquels la vengeance céleste les a visités. Le service de chaque sujet
appartient au roi, mais à chaque soldat appartient son âme. Tout soldat
devrait donc faire comme un malade sur son lit de mort, purger sa
conscience de tout ce qui peut la souiller; et alors, s'il meurt dans
cet état, la mort devient pour lui un avantage; s'il survit, c'est
toujours avoir bien heureusement perdu son temps, que de l'avoir passé à
cette préparation; et celui qui échappe au trépas ne pèche sûrement
point, en pensant que c'est à l'offrande volontaire qu'il a faite à Dieu
de sa vie, qu'il doit l'avantage d'avoir survécu ce jour-là, afin de
rendre témoignage à sa grandeur et d'enseigner aux autres comment ils
doivent se préparer.
WILLIAMS.--Il est certain que les crimes de chaque homme qui meurt mal
ne peuvent retomber que sur lui, et que le roi ne saurait en répondre.
BATES.--Je n'exige pas qu'il réponde pour moi, quoique je sois bien
déterminé à me battre vigoureusement pour lui.
LE ROI.--J'ai moi-même entendu le roi dire de sa propre bouche, qu'il ne
voudrait pas être rançonné.
WILLIAMS.--Ah! il a dit cela pour nous faire combattre de meilleur
coeur; mais quand notre tête sera tombée de nos épaules, on peut bien le
rançonner alors; nous n'en serons pas plus avancés.
LE ROI.--Si je vis assez pour voir cela, je ne me fierai jamais plus à
sa parole.
WILLIAMS.--Vous nous chargerez donc de lui demander compte; c'est
s'exposer au danger de faire éclater un vieux fusil, que de se livrer à
un ressentiment particulier contre un monarque. Autant vaudrait essayer
de faire un glaçon du soleil, en le rafraîchissant avec une plume de
paon en guise d'éventail. «Vous ne vous fierez plus à sa parole.»
Allons, sottise que vous avez dite là.
LE ROI.--Votre reproche a quelque chose de trop franc, et je m'en
fâcherais, si le temps était propice.
WILLIAMS.--Eh bien, faisons-en un sujet de querelle, que nous viderons,
si tu survis.
LE ROI.--Je l'accepte.
WILLIAMS.--Mais comment te reconnaîtrai-je?
LE ROI.--Donne-moi quelque gage, et je le porterai à mon chapeau: alors,
si tu oses le reconnaître, j'en ferai le sujet de ma querelle.
WILLIAMS.--Tiens, voilà mon gant: donne-moi le tien.
LE ROI.--Le voilà.
WILLIAMS.--Je le porterai aussi à mon chapeau; et si jamais, demain une
fois passé, tu oses me venir dire: C'est là mon gant, par la main que
voilà, je t'appliquerai un soufflet.
LE ROI.--Si jamais je vis assez pour le voir, je t'en ferai raison.
WILLIAMS.--Tu aimerais autant être pendu.
LE ROI.--Oui, je le ferai, fusses-tu en la compagnie du roi.
WILLIAMS.--Tiens ta parole, adieu.
BATES.--Quittez-vous bons amis, enfants que vous êtes; soyez amis: nous
avons assez à démêler avec les Français, si nous savions bien compter.
LE ROI.--Sans doute, les Français peuvent parier vingt têtes[28] contre
nous, qu'ils nous battront: mais ce n'est pas trahir l'Angleterre, que
de couper des têtes françaises; et demain le roi lui-même se mettra à en
rogner. (_Les soldats sortent._) Sur le compte du roi! notre vie, nos
âmes, nos dettes, nos tendres épouses, nos enfants, et nos péchés,
mettons tout sur le compte du roi!--Il faut donc que nous soyons chargés
de tout.--O la dure condition, soeur jumelle de la grandeur, que d'être
soumis aux propos de chaque sot qui n'a d'autre sentiment que celui de
ses contrariétés! Combien de paisibles jouissances de l'âme dont sont
privés les rois, et que goûtent leurs sujets! Eh! que possèdent donc les
rois, que leurs sujets ne partagent pas aussi, si ce n'est ces
grandeurs, et ces pompes publiques! et qu'es-tu, idole qu'on appelle
grandeur? Quelle espèce de divinité es-tu, toi dont tout le privilége
est de souffrir mille chagrins mortels, dont sont exempts tes
adorateurs? Quel est ton produit annuel? quelles sont tes prérogatives?
O grandeur! montre-moi donc ta valeur? Qu'avez-vous de réel, vains
hommages? Es-tu rien de plus que la place, le degré, une illusion, une
forme extérieure, qui imprime le respect et la crainte aux autres
hommes? Et le monarque est plus malheureux d'être craint que ses sujets
de le craindre. Que reçois-tu souvent? Le poison de la flatterie, au
lieu des douceurs d'un hommage sincère? O superbe majesté, la maladie te
saisit! commande donc alors à tes grandeurs de te guérir. Penses-tu que
la brûlante fièvre sera chassée de tes veines par de vains titres enflés
par l'adulation? Cédera-t-elle à des génuflexions respectueuses?
peux-tu, quand tu dis au pauvre de fléchir le genou, en exiger et
obtenir la santé? Non, rêve de l'orgueil, toi qui enlèves si adroitement
à un roi son repos, je suis un roi, moi, qui t'apprécie; je sais que ni
le baume qui consacre les rois, ni le sceptre, ni le globe, ni l'épée,
ni le bâton de commandement, ni la couronne impériale, ni la robe de
pourpre, tissue d'or et de perles, ni l'amas des titres exagérés qui
précèdent le nom de roi, ni le trône sur lequel il s'assied, ni ces
flots de pompe qui battent ces hautes régions du monde, rien de tout cet
attirail, posé sur la couche royale, ne les fait dormir d'un sommeil
aussi profond que le dernier des esclaves, qui, l'esprit vide et le
corps rempli du pain amer de l'indigence, va chercher le repos: jamais
il ne voit l'horrible spectre de la nuit, fille des enfers: le jour,
depuis son lever jusqu'à son coucher, il se couvre de sueur sous l'oeil
de Phoebus; mais toute la nuit il dort en paix dans un tranquille
Elysée; et le lendemain, à la naissance du jour, il se lève, il aide à
Hypérion à atteler ses coursiers à son char, et il suit la même
carrière, pendant le cours éternel de l'année, dans la chaîne d'un
travail utile, jusqu'à son tombeau. Aux vaines grandeurs près, ce
misérable, dont les jours se succèdent dans les travaux, et les nuits
dans le repos, aurait l'avantage sur le monarque. Le dernier des sujets,
membre qui contribue à la paix de sa patrie, en jouit; et dans son
cerveau grossier, le paysan ne sait guère combien de veilles il en coûte
au roi pour maintenir cette paix, dont il goûte mieux les douces heures!
[Note 28: Jeu de mots sur _Crown_, tête, couronne, écu, etc., etc.]
(Entre Erpingham.)
ERPINGHAM.--Mon prince, vos lords, impatients de votre absence,
parcourent le camp pour vous rencontrer.
LE ROI.--Mon bon vieux chevalier, va les rassembler dans ma tente; j'y
serai avant toi.
ERPINGHAM.--Je vais remplir vos ordres, sire.
(Il sort.)
LE ROI.--O Dieu des batailles! fortifie le coeur de mes soldats! Écarte
d'eux la peur! Ote-leur la faculté de compter le nombre de leurs
ennemis. Ne leur enlève pas aujourd'hui leur courage, ô Seigneur! oh!
pas aujourd'hui! ne te souviens point de la faute que mon père a commise
pour saisir la couronne! J'ai rendu de nouveaux honneurs aux cendres de
Richard, et j'ai versé sur lui plus de larmes de repentir que le coup
mortel n'a fait sortir de son sein de gouttes de sang: j'entretiens
d'une aumône journalière cinq cents pauvres qui, deux fois le jour,
lèvent vers le ciel leurs mains flétries, et le prient de pardonner le
sang répandu: j'ai bâti deux chapelles, où des prêtres austères
entonnent leurs chants solennels pour le repos de l'âme de Richard; je
ferai plus encore, quoique, hélas! tout ce que je peux faire ne soit
d'aucune valeur, et le repentir vient encore implorer de toi le pardon.
(Entre Glocester.)
GLOCESTER.--Mon souverain!
LE ROI.--Est-ce la voix de mon frère Glocester que j'entends?--Oui, je
connais le sujet qui vous amène.--Je vais m'y rendre avec vous.--Le
jour, mes amis, tout m'attend.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Le camp des Français.
LE DAUPHIN, LE DUC D'ORLÉANS, RAMBURE, _et autres_.
LE DUC D'ORLÉANS.--Le soleil dore notre armure; allons, mes pairs.
LE DAUPHIN.--_Montez à cheval._--Mon cheval! Holà, _valets_, _laquais_.
LE DUC D'ORLÉANS.--O noble courage!
LE DAUPHIN.--_Via[29]!_--_Les eaux et la terre_...
[Note 29: Allusion à la chasse du faucon.]
LE DUC D'ORLÉANS.--_Rien puis? L'air et le feu_?...
LE DAUPHIN.--_Ciel_! Cousin Orléans!... (_Entre le connétable_.) Allons,
seigneur connétable.
LE CONNÉTABLE.--Ecoutez comme nos coursiers hennissent et appellent
leurs cavaliers.
LE DAUPHIN.--Montez-les, creusez dans leurs flancs de profondes plaies;
que leur sang bouillant jaillisse jusqu'aux yeux des Anglais, et les
épouvante de l'excès de leur courage. Allons!
RAMBURE.--Quoi, voulez-vous leur faire pleurer le sang à nos chevaux?
Comment distinguerons-nous alors leurs larmes naturelles?
(Arrive un messager.)
LE MESSAGER.--Pairs de France, les Anglais sont rangés en bataille.
LE CONNÉTABLE.--A cheval, vaillants princes! à cheval sans délai. Jetez
seulement un regard sur cette troupe chétive et affamée, et la seule
présence de votre belle armée va sucer le reste de leur courage, et ne
laisser d'eux que des squelettes et des cadavres de soldats. Il n'y a
pas de quoi employer tous nos bras. A peine reste-t-il dans leurs veines
épuisées assez de sang pour teindre d'une marque d'honneur chacune de
nos haches; il faudra que nous les renfermions aussitôt faute de
victimes. Le souffle de votre valeur les renversera. Non, n'en doutez
pas, mes nobles seigneurs, le superflu de nos valets et nos paysans,
peuple inutile qui s'attroupe en tumulte autour de nos escadrons de
bataille, suffirait pour purger la plaine de cet ennemi méprisable; et
nous pourrions rester au pied de la montagne, spectateurs oisifs. Mais
l'honneur nous le défend. Que dirai-je de plus? Nous n'avons que peu à
faire, et tout sera fini. Ainsi, que les trompettes sonnent la chasse et
le signal du combat; car notre approche doit répandre une si grande
terreur sur le champ de bataille, que les Anglais vont se coucher à
terre et se rendre.
(Entre Grandpré.)
GRANDPRÉ.--Pourquoi tardez-vous si longtemps, nobles seigneurs de
France? Là-bas ces cadavres insulaires, presque réduits à leurs os,
figurent bien mal, aux clartés du matin, sur un champ de bataille. Leurs
enseignes délabrées flottent en déplorables lambeaux, et notre souffle
les agite en passant avec mépris. Le farouche Mars semble sans ressource
dans leur armée ruinée, et ne jette sur cette plaine qu'un regard
indifférent au travers de la visière de son casque rouillé. Leurs
cavaliers semblent autant de candélabres immobiles[30] qui portent leurs
torches; et leurs pauvres montures, dont les flancs et la peau sont
pendants, laissent tomber la tête; elles ouvrent à demi des yeux pâles
et éteints, et la bride, souillée d'herbes remâchées, reste sans
mouvement dans leur bouche inanimée: déjà leurs derniers exécuteurs, les
funestes corbeaux, volent au-dessus de leurs têtes, impatients
d'entendre sonner leur heure. Il n'y a point de mots qui puissent rendre
la vie d'une telle bataille dans une créature aussi inanimée que cette
armée.
[Note 30: Allusion aux anciens candélabres qui représentaient souvent
des hommes ou des anges.]
LE CONNÉTABLE.--Ils ont récité leurs dernières prières, et n'attendent
plus que la mort.
LE DAUPHIN.--Voulez-vous que nous envoyions de la nourriture et des
habits neufs aux soldats, et des fourrages à leurs chevaux affamés, et
que nous les combattions ensuite?
LE CONNÉTABLE.--Je n'attends que mon guidon: allons, au champ de
bataille! Je vais prendre pour étendard la banderole d'une trompette,
afin de prévenir tout retard. Allons, partons: le soleil est déjà haut,
et nous dépensons le jour dans l'inaction.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Le camp anglais.
_L'armée anglaise_, GLOCESTER, BEDFORD, EXETER, ERPINGHAM, SALISBURY ET
WESTMORELAND.
GLOCESTER.--Où est le roi?
BEDFORD.--Il est monté à cheval pour aller reconnaître leur armée.
WESTMORELAND.--Ils ont soixante mille combattants.
EXETER.--C'est cinq contre un! et des troupes toutes fraîches.
SALISBURY.--Que le bras de Dieu combatte avec nous! c'est une périlleuse
partie! Dieu soit avec vous tous, princes! Je vais à mon poste. Si nous
ne devons plus nous revoir que dans les cieux, nous nous reverrons alors
dans la joie. Mon noble lord Bedford, mon cher lord Glocester;--et vous,
mon digne lord Exeter, et toi, mon tendre parent:--braves guerriers,
adieu tous.
BEDFORD.--Adieu, brave Salisbury; que le bonheur t'accompagne!
EXETER.--Adieu, cher lord: combats vaillamment aujourd'hui; mais je te
fais injure en t'y exhortant: tu es pétri de valeur.
BEDFORD.--Sa valeur égale sa bonté: ce sont la valeur et la bonté d'un
prince.
WESTMORELAND.--Oh! que nous eussions seulement ici dix mille de ces
hommes qui se reposent aujourd'hui en Angleterre!
(Entre le roi.)
LE ROI.--Quel est celui qui fait ce voeu? Vous, cousin Westmoreland?
Non, mon beau cousin: si nous sommes destinés à mourir, nous sommes
assez nombreux, et notre patrie perd assez en nous perdant: si nous
sommes destinés à vivre, moins nous serons de combattants, plus notre
part de gloire sera riche. Que la volonté de Dieu soit faite! je te prie
de ne pas souhaiter un seul homme de plus. Par Jupiter, je ne convoite
point l'or, ni ne m'inquiète qui vit et prospère à mes dépens: peu
m'importe si d'autres usent mes vêtements: tous ces biens extérieurs ne
touchent point mes désirs; mais si c'est un crime de convoiter
l'honneur, je suis le plus coupable de tous les hommes qui respirent.
Non, non, mon cousin, ne souhaitez pas un Anglais de plus. Par la paix
de Dieu, je ne voudrais pas, dans l'espérance dont mon coeur est plein,
perdre de cette gloire, ce qu'il en faudrait seulement partager avec un
homme de plus. Oh! n'en souhaitez pas un de plus! Allez plutôt,
Westmoreland, publier, au milieu de mon camp, que celui qui ne se sent
pas d'humeur d'être de ce combat, ait à partir: son passe-port sera
signé, et sa bourse remplie d'écus pour le reconduire chez lui. Je ne
voudrais pas mourir dans la compagnie d'un soldat qui craindrait de
mourir de société avec nous. Ce jour est appelé la fête de
Saint-Crépin[31]. Celui qui survivra à cette journée, et retournera dans
son pays, sautera de joie, quand on nommera cette fête, et
s'enorgueillira au nom de Crépin. S'il voit un long âge, il fêtera tous
les ans ses amis, la veille de ce grand jour, et il dira: C'est demain
la Saint-Crépin: et alors il ôtera sa manche, et montrera ses
cicatrices. Les vieillards oublient; mais quand ils oublieraient tout le
reste, ils se souviendront toujours avec orgueil, et se vanteront avec
emphase, des exploits qu'ils auront faits en cette journée; et alors nos
noms seront aussi familiers dans leur bouche que ceux de leur propre
famille. Le roi Henri, Bedford, Exeter, Warwick et Talbot, Salisbury et
Glocester seront toujours rappelés de nouveau, et salués à pleines
coupes. Le bon vieillard racontera cette histoire à son fils; et
d'aujourd'hui à la fin des siècles, ce jour solennel ne passera jamais,
qu'il n'y soit fait mention de nous; de nous, petit nombre d'heureux,
troupe de frères: car celui qui verse aujourd'hui son sang avec moi sera
mon frère. Fût-il né dans la condition la plus vile, ce jour va
l'anoblir: et les gentilshommes d'Angleterre, qui reposent en ce moment
dans leur lit se croiront maudits de ne s'être pas trouvés ici. Comme
ils se verront petits dans leur estime, quand ils entendront parler l'un
de ceux qui auront combattu avec nous le jour de Saint-Crépin!
[Note 31: La bataille d'Azincourt eut lieu le 25 octobre, jour de
Saint-Crépin et de Saint-Crépinien.]
(Entre Salisbury.)
SALISBURY.--Mon souverain, hâtez-vous de vous préparer: les Français
sont rangés dans un bel ordre de bataille, et vont nous charger avec
impétuosité.
LE ROI.--Tout est prêt, si nos coeurs le sont.
WESTMORELAND.--Périsse l'homme dont le coeur recule en ce moment!
LE ROI.--Quoi, cousin, tu ne souhaites donc pas à présent de nouveaux
secours d'Angleterre?
WESTMORELAND.--Par l'esprit de Dieu, mon prince, je voudrais que vous et
moi tout seuls, sans autre secours, pussions expédier ce combat!
LE ROI.--Allons, tu viens de rétracter ton voeu et de retrancher cinq
mille hommes, et cela me plaît bien plus que de nous en souhaiter un
seul de plus. (_A tous les chefs._) Vous connaissez tous vos postes:
Dieu soit avec vous!
(Fanfares. Entre Montjoie.)
MONTJOIE.--Une seconde fois, je viens savoir de toi, roi Henri, si tu
veux à présent composer pour ta rançon, avant ta ruine certaine: car, tu
n'en peux douter, tu es si près de l'abîme, que tu ne peux éviter d'y
être englouti. De plus, par pitié, le connétable te prie d'avertir ceux
qui te suivent de songer à se repentir de leurs fautes, afin que leurs
âmes puissent, dans une douce et paisible retraite, sortir de ces
plaines, où les corps de ces infortunés doivent rester gisants et
pourrir.
LE ROI.--Qui t'a envoyé cette fois?
MONTJOIE.--Le connétable de France.
LE ROI.--Je te prie, reporte-lui ma première réponse: dis-leur qu'ils
achèvent ma ruine, et qu'alors ils vendent mes ossements. Grand Dieu!
pourquoi prennent-ils à tâche d'insulter ainsi des hommes infortunés?
Celui qui jadis vendit la peau du lion, tandis que l'animal vivait
encore, fut tué en le chassant. Nombre de nos corps, je n'en doute
point, trouveront leur tombeau dans le sein de leur patrie; et je me
flatte qu'au-dessus d'eux, le bronze attestera aux siècles futurs
l'ouvrage de cette journée; et ceux qui laisseront leurs honorables
ossements dans la France, mourant en hommes courageux, quoique ensevelis
dans votre fange, y trouveront la gloire: le soleil viendra les y saluer
de ses rayons, et exaltera leur honneur jusqu'aux cieux: il ne vous
restera que les parties terrestres pour infecter votre climat et
enfanter une peste sur la France[32]. Songe bien à la bouillante valeur
de nos Anglais: quoique mourante, comme un boulet amorti qui ne fait
plus que glisser sur le sable, elle se relève et détruit encore dans son
nouveau cours; ses derniers bonds donnent une mort aussi fatale.
Laisse-moi te parler fièrement.--Dis au connétable que nous sommes des
guerriers mal vêtus comme en un jour de travail; que notre éclat et
notre dorure sont ternis par une marche pénible, pendant la pluie, dans
vos sillons. Il ne reste pas dans notre armée, et c'est, je pense, une
assez bonne preuve que nous ne fuirons pas, une seule plume aux
panaches, et le temps et l'action ont usé notre parure guerrière. Mais,
par la messe, nos coeurs sont parés, et mes pauvres soldats me
promettent qu'avant que la nuit vienne, ils seront vêtus de robes
fraîches et nouvelles, ou qu'ils arracheront ces panaches neufs et
brillants qui ornent la tête des Français, et qu'ils les mettront hors
d'état de servir. S'ils tiennent leur parole, comme ils la tiendront,
s'il plaît à Dieu, ma rançon alors sera facile à recueillir. Héraut,
épargne tes peines. Officieux héraut, ne viens plus me parler de rançon:
ils n'en auront point d'autre, je le jure, que ces membres; et s'ils les
ont dans l'état où je compte les laisser, ils n'en retireront pas grande
valeur: annonce-le au connétable.
[Note 32: Cette idée n'est pas particulière à Shakspeare; il se
rencontre ici avec Lucain, liv. VII, v. 821:
_Quid fugis hanc cladem? quid olentes deseris agros?
Has trahe, Cæsar, aquas; hoc, si potes, utere coelo.
Sed tibi tabentes populi Pharsalica rura
Eripiunt, camposque tenent victore fugato._
Corneille a imité ce passage dans _Pompée_:
............de chars
Sur ses champs empestés confusément épars;
Ces montagnes de morts, privés d'honneurs suprêmes,
Que la nature force à se venger eux-mêmes;
Et de leurs troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants.
Voltaire, dans sa lettre à l'Académie française, oppose les vers qui
précèdent à un passage de Shakspeare, mais il s'est prudemment arrêté à
ce vers que nous venons de citer. (Steevens.)]
MONTJOIE.--Je le ferai, roi Henri; et je prends congé de toi: tu
n'entendras plus la voix du héraut.
(Il sort.)
LE ROI.--Et moi, j'ai bien peur que tu ne reviennes encore parler de
rançon.
(Entre le duc d'York.)
YORK.--Mon souverain, je vous demande à genoux la grâce de conduire
l'avant-garde.
LE ROI.--Conduis-la, brave York. Allons, soldats, marchons en avant.--Et
toi, grand Dieu, dispose à ta volonté de cette journée!
(Ils _sortent_.)
SCÈNE IV
Le champ de bataille. Bruits de guerre, combats, etc.
_Arrivent_ PISTOL, UN SOLDAT FRANÇAIS, ET _l'ancien_ PAGE _de Falstaff_.
PISTOL.--Rends-toi, canaille!
LE SOLDAT FRANÇAIS.--_Je pense que vous êtes le gentilhomme de bonne
qualité._
PISTOL.--_Qualité_, dis-tu?--Es-tu gentilhomme? Comment t'appelles-tu?
Réponds-moi?
LE SOLDAT FRANÇAIS.--_O Seigneur Dieu!_
PISTOL.--_O Seigneur Diou_ doit être un gentilhomme! Fais bien attention
à ce que je te vais dire, ô Seigneur Diou, et observe-le. Tu meurs par
l'épée, à moins, ô Seigneur Diou, que tu ne me donnes une grosse rançon.
LE SOLDAT FRANÇAIS.--_Oh! prenez miséricorde._--_Ayez pitié de moi._
PISTOL.--_Moy_ ne fera pas mon affaire; il m'en faut quarante
_moys_[33], ou bien je t'arracherai les entrailles sanglantes.
[Note 33: _Moy_, pièce de monnaie. Équivoque qui va être répétée sur le
mot _bras_, que l'interlocuteur prend pour _brass_, cuivre.]
LE SOLDAT FRANÇAIS.--_Est-il impossible d'échapper à la force de ton
bras?_
PISTOL.--_Brass!_ Roquet! Quoi, du cuivre? Tu m'offres du cuivre à
présent, maudit bouc des montagnes?
LE SOLDAT FRANÇAIS.--Oh! _pardonnez-moi!_
PISTOL.--Ah! est-ce là ce que tu veux dire? Est-ce là une tonne de
_moys_? Écoute un peu ici, page, demande pour moi à ce vil Français
comment il s'appelle.
LE PAGE, _au Français_.--_Écoutez: comment êtes-vous appelé?_
LE SOLDAT FRANÇAIS.--Monsieur le Fer.
LE PAGE.--Il dit qu'il s'appelle Monsieur Fer.
PISTOL.--Monsieur Fer! Ah! par Dieu, je le ferrerai, je le ferlherai, je
le ferrèterai. Rends-lui cela en français.
LE PAGE.--Je ne sais pas ce que c'est que ferrer, ferreter et ferlher en
français.
PISTOL.--Dis-lui qu'il se prépare; car je vais lui couper le cou.
LE SOLDAT FRANÇAIS, _au page_.--_Que dit-il, Monsieur?_
LE PAGE.--_Il me commande de vous dire que vous faites-vous prêt: car ce
soldat-ci est disposé, tout à cette heure, à couper votre gorge._
PISTOL.--i, _couper gorge_, _par ma foi_, _paysan_, à moins que tu ne me
donnes des écus, et de bons écus, ou je te mets en pièces avec cette
épée que voilà.
LE SOLDAT FRANÇAIS.--Oh! je vous supplie, pour l'amour de Dieu, de me
pardonner. Je suis un gentilhomme de bonne maison: gardez ma vie, et je
vous donnerai deux cents écus.
PISTOL.--Qu'est-ce qu'il dit?
LE PAGE.--_Il vous prie d'épargner sa vie, parce qu'il est un homme de
bonne famille, et qu'il vous donnera, pour sa rançon, deux cents écus._
PISTOL.--Dis-lui que ma fureur s'apaisera, et que je prendrai ses écus.
LE SOLDAT FRANÇAIS.--_Petit monsieur, que dit-il?_
LE PAGE.--_Encore qu'il est contre son jurement de pardonner aucun
prisonnier: néanmoins, pour les écus que vous promettez, il est content
de vous donner la liberté et le franchissement._
LE SOLDAT FRANÇAIS.--_Sur mes genoux, je vous donne mille remercîments,
et je m'estime heureux d'être tombé entre les mains d'un chevalier, je
pense, le plus brave, et le plus distingué seigneur de l'Angleterre._
PISTOL.--Interprète-moi cela, page.
LE PAGE.--Il dit qu'il vous fait à genoux mille remercîments, et qu'il
s'estime très-heureux d'être tombé entre les mains d'un seigneur, à ce
qu'il croit, le plus brave, le plus généreux et le plus distingué de
toute l'Angleterre.
PISTOL.--Comme il est vrai que je respire, je veux montrer quelque
clémence. Allons, suis-moi!
LE PAGE.--_Suivez_, _vous_, _le grand capitaine_. (_Le soldat et Pistol
s'en vont._) Je n'ai, ma foi, encore jamais vu une voix aussi bruyante
sortir d'un coeur aussi vide: aussi cela vérifie bien le proverbe qui
dit: Que les tonneaux vides sont les plus sonores. Bardolph et Nym
avaient cent fois plus de courage que ce diable de hurleur qui, comme
celui de nos antiques farces, se rogne les ongles avec un poignard de
bois. Tout le monde en peut faire autant. Ils sont pourtant tous deux
pendus: et il y a longtemps que celui-ci aurait été leur tenir
compagnie, s'il osait voler quelque chose sans regarder derrière lui. Il
faut donc que je reste, moi, avec les goujats qui ont la garde du bagage
de notre camp. Les Français feraient un beau butin sur nous, s'ils le
savaient; car il n'y a personne pour le garder que des enfants.
(Il sort.)
SCÈNE V
Autre partie du champ de bataille. Bruits de guerre.
LE CONNÉTABLE, LE DUC D'ORLÉANS, BOURBON LE DAUPHIN ET RAMBURE.
LE CONNÉTABLE.--O diable!
LE DUC D'ORLÉANS.--_Ah! seigneur! le jour est perdu, tout est perdu!_
LE DAUPHIN.--_Mort de ma vie!_ tout est détruit: tout! La honte se pose
avec un rire moqueur sur nos panaches, et nous couvre d'un opprobre
éternel. _O méchante fortune!_--Ne nous abandonne pas.
(Bruit de guerre d'un moment.)
LE CONNÉTABLE.--Allons, tous nos rangs sont rompus.
LE DAUPHIN.--O honte qui ne passera point! Poignardons-nous nous-mêmes.
Sont-ce là ces misérables soldats dont nous avons joué le sort aux dés?
LE DUC D'ORLÉANS.--Est-ce là le roi à qui nous avons envoyé demander sa
rançon?
BOURBON.--Opprobre! éternel opprobre! Partout la honte!--Mourons à
l'instant.--Retournons encore à la charge; et que celui qui ne voudra
pas suivre Bourbon se sépare de nous, et aille, son bonnet à la main
comme un lâche entremetteur, se tenir à la porte pendant qu'un esclave
aussi grossier que mon chien souille de ses embrassements la plus belle
de ses filles.
LE CONNÉTABLE.--Que le désordre, qui nous a perdus, nous sauve
maintenant! Allons par pelotons offrir notre vie à ces Anglais.
LE DUC D'ORLÉANS.--Nous sommes encore assez d'hommes vivants dans cette
plaine pour étouffer les Anglais dans la presse, au milieu de nous, s'il
est possible encore de rétablir un peu d'ordre.
BOURBON.--Au diable l'ordre, à présent!--Je vais me jeter dans le fort
de la mêlée. Abrégeons la vie: autrement notre honte durera trop
longtemps.
(Ils sortent.)
SCÈNE VI
Autre partie du champ de bataille.
_Bruits de guerre_. LE ROI HENRI _entre avec ses soldats, puis_ EXETER
_et suite_.
LE ROI.--Nous nous sommes conduits à merveille, braves compatriotes:
mais tout n'est pas fait; les Français tiennent encore la plaine.
EXETER.--Le duc d'York se recommande à Votre Majesté.
LE ROI.--Vit-il, ce cher oncle? Trois fois, dans l'espace d'une heure,
je l'ai vu terrassé, et trois fois se relever et combattre. De son
casque à son éperon, il n'était que sang.
EXETER.--C'est en cet état, le brave guerrier, qu'il est couché,
engraissant la plaine; et à ses côtés sanglants est aussi gisant le
noble Suffolk, compagnon fidèle de ses honorables blessures! Suffolk a
expiré le premier et York, tout mutilé, se traîne auprès de son ami, se
plonge dans le sang figé où baigne son corps, et soulevant sa tête par
sa chevelure, il baise les blessures ouvertes et sanglantes de son
visage, et lui crie: «Arrête encore, cher Suffolk, mon âme veut
accompagner la tienne dans son vol vers les cieux. Chère âme, attends la
mienne; elles voleront unies ensemble, comme dans cette plaine glorieuse
et dans ce beau combat, nous sommes restés unis en chevaliers.» Au
moment où il disait ces mots, je me suis approché et je l'ai consolé. Il
m'a souri, m'a tendu sa main, et serrant faiblement la mienne, il m'a
dit:--Cher lord, recommande mes services à mon souverain. Ensuite il
s'est retourné, et il a jeté son bras blessé autour du cou de Suffolk,
et a baisé ses lèvres; et ainsi marié à la mort, il a scellé de son sang
le testament de sa tendre amitié, qui a si glorieusement fini. Cette
noble et tendre scène m'a arraché ces pleurs que j'aurais voulu
étouffer; mais j'ai perdu le mâle courage d'un homme; toute la faiblesse
d'une femme a amolli mon âme, et a fait couler de mes yeux un torrent de
larmes.
LE ROI.--Je ne blâme point vos armes; car, à votre seul récit, il me
faut un effort pour contenir ces yeux couverts d'un nuage, et prêts à en
verser aussi. (_Un bruit de guerre._) Mais écoutons! Quelle est cette
nouvelle alarme? Les Français ont rallié leurs soldats épars! Allons,
que chaque soldat tue ses prisonniers. Donnez-en l'ordre dans les rangs.
(Ils sortent.)
SCÈNE VII
Autre partie du champ de bataille.
_On voit entrer_ FLUELLEN ET GOWER.
FLUELLEN.--Comment! on a tué les enfants et le bagage! C'est contre les
lois expresses de la guerre; c'est un trait de bassesse aussi grand,
voyez-vous, qu'on en puisse offrir dans le monde. En votre conscience,
là, n'est-ce pas?
GOWER.--Il est certain qu'il n'est pas resté un seul de ces jeunes
enfants en vie; et ce sont ces infâmes poltrons qui se sauvent de la
bataille qui ont fait ce carnage: ils ont encore, outre cela, brûlé ou
emporté tout ce qui était dans la tente du roi; aussi le roi a-t-il,
très à propos, ordonné à chaque soldat d'égorger chacun leurs
prisonniers. Oh! c'est un brave roi!
FLUELLEN.--Il est né à Monmouth, capitaine Gower. Comment appelez-vous
la ville où Alexandre _le gros_ est né?
GOWER.--Alexandre le Grand, vous voulez dire?
FLUELLEN.--Quoi, je vous prie, est-ce que _le gros_ et _le grand_ ne
sont pas la même chose? Le gros, ou le grand, ou le puissant, ou le
magnanime, reviennent toujours au même, sinon que la phrase varie un
peu.
GOWER.--Je crois qu'Alexandre le Grand est né en Macédoine. Son père
s'appelait.... Philippe de Macédoine, à ce que je crois.
FLUELLEN.--Je crois aussi que c'est en Macédoine qu'Alexandre est né. Je
vous dirai, capitaine, si vous cherchez dans les cartes du monde, je
vous assure que vous trouverez, en comparant Macédoine avec Monmouth,
que leur situation, voyez-vous, sont toutes deux les mêmes. Il y a une
rivière en Macédoine, il y en a une aussi à Monmouth. Celle de Monmouth
s'appelle Wye; mais pour le nom de l'autre rivière, cela m'a passé de la
cervelle; mais ça n'y fait rien; c'est aussi semblable l'un à l'autre,
comme mes doigts sont avec mes doigts, et elles ont toutes deux du
saumon. Si vous faites bien attention à la vie d'Alexandre, la vie de
Henri de Monmouth lui ressemble passablement bien aussi, dans ses rages
et dans ses furies, et dans ses emportements et dans ses colères, et
dans ses humeurs et dans ses chagrins, et dans ses indignations; et
aussi étant un peu enivré dans sa cervelle, il a, dans son vin et sa
fureur, tué son meilleur ami Clitus.