William Shakespear

Henri V
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GOWER.--Notre roi ne lui ressemble pas en ce cas-là; car il n'a jamais
tué aucun de ses amis.

FLUELLEN.--Cela n'est pas bien de votre part, voyez-vous, de m'arracher
la parole de la bouche avant que mon conte soit fait et fini. Je ne
parle qu'en figures et en comparaisons de l'histoire: de même
qu'Alexandre tua son ami Clitus étant dans son vin et à boire, de même
aussi Henri Monmouth, étant dans son bon sens et sain de jugement, a
chassé le gros et gras baron, qui avait ce gros ventre, celui qui était
si plein de bons mots, de plaisanteries, de bons tours et de
bouffonneries.... j'ai oublié son nom....

GOWER.--Quoi! le chevalier Falstaff?

FLUELLEN.--Précisément, c'est lui-même. Je vous dis qu'il y a de braves
gens nés à Monmouth.

GOWER.--Voilà Sa Majesté.

(Bruit de guerre. Entrent le roi Henri, Warwick, Glocester, Exeter,
Fluellen, etc. Fanfare.)

LE ROI.--Depuis que j'ai posé le pied en France, je ne me suis senti en
colère que dans cet instant. Prends ta trompette, héraut: vole à ces
cavaliers que tu vois là-bas sur la colline. S'ils veulent combattre,
dis leur de descendre, sinon qu'ils évacuent la plaine: leur vue nous
offense. S'ils ne veulent prendre ni l'un ni l'autre parti, nous irons
les trouver, et nous les précipiterons de cette colline, aussi
rapidement que la pierre lancée par les frondes de l'antique Assyrie. En
outre, nous couperons la gorge de ceux que nous avons ici, et pas un de
ceux que nous prendrons ne trouvera miséricorde.--Va le leur dire.

(Entre Montjoie.)

EXETER.--Voici le héraut de France, mon prince, qui vient vers nous.

GLOCESTER.--Son regard est plus humble que de coutume.

LE ROI.--Quoi donc! Que veut dire ceci, héraut? Ne sais-tu pas que j'ai
dévoué ces ossements au payement de ma rançon? Viens-tu encore me parler
de rançon?

MONTJOIE.--Non, grand roi. Je viens te demander, au nom de l'humanité,
la permission de parcourir cette plaine sanglante, d'y compter nos morts
pour les ensevelir, et séparer les nobles des morts vulgaires. Car les
vils paysans baignent leurs membres dans le sang des princes; et nombre
de princes, ô malédiction sur cette journée! sont noyés dans un sang vil
et mercenaire, tandis que leurs coursiers, blessés et enfoncés jusqu'au
poitrail dans le sang, s'indignent, et dans leur fureur, foulent sous
leurs pieds armés de fer leurs maîtres déjà morts, et les tuent deux
fois. O permets-nous, grand roi, d'errer en sûreté dans la plaine, et de
disposer de leurs cadavres!

LE ROI.--Je te dirai franchement, héraut, que je ne sais pas si la
victoire est à nous, ou non; car je vois encore de nombreux escadrons de
vos cavaliers galoper sur la plaine.

MONTJOIE.--La victoire est à vous.

LE ROI.--Louanges en soient rendues à Dieu, et non pas à notre
force!--Comment appelle-t-on ce château, qui est tout près d'ici?

MONTJOIE.--On l'appelle Azincourt.

LE ROI.--Nous nommerons donc ce combat la bataille d'Azincourt, donnée
le jour des saints Crépin et Crépinien.

FLUELLEN.--Plaise à Votre Majesté, votre grand-père, de fameuse mémoire,
et votre grand-oncle, Edouard le Noir, prince de Galles, à ce que j'ai
lu dans les chroniques, ont soutenu une bien brave bataille ici en
France.

LE ROI.--Il est vrai, Fluellen.

FLUELLEN.--Votre Majesté dit bien vrai. Si Votre Majesté s'en souvient,
les Gallois ont été bien utiles dans un jardin où il y avait des
poireaux, en portant des poireaux à leurs bonnets à la Monmouth; ce que
Votre Majesté sait bien être encore aujourd'hui une marque honorable de
ce service-là; et je crois bien aussi que Votre Majesté ne dédaigne pas,
sans doute, de porter aussi le poireau à la Saint-David.

LE ROI.--Je le porte, sans doute, en signe d'un honneur mémorable; car
je suis Gallois aussi moi-même, vous le savez, mon cher compatriote.

FLUELLEN.--Toute l'eau de la rivière Wye ne laverait pas le sang gallois
qui coule dans les veines de Votre Majesté; je peux vous dire cela. Dieu
vous bénisse, et vous conserve autant qu'il plaira à Sa Grâce et à Sa
Majesté aussi.

LE ROI.--Je te rends grâces, mon cher compatriote.

FLUELLEN.--Par mon Jésus! je suis le compatriote de Votre Majesté, le
sache qui voudra; je l'avouerai à toute la terre, je n'ai pas lieu de
rougir de Votre Majesté. Dieu soit loué, tant que Votre Majesté sera un
honnête homme.

LE ROI.--Dieu veuille me conserver tel. (_Montrant le héraut de
France._) Que nos hérauts l'accompagnent. Rapportez-moi au juste le
nombre des morts de l'une et l'autre armée. (_Le roi montrant
Williams._) Qu'on m'appelle ce soldat que voilà.

EXETER.--Soldat, venez parler au roi.

LE ROI.--Soldat, pourquoi portes-tu ce gant à ton chapeau?

WILLIAMS.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, c'est le gage d'un
homme avec lequel je dois me battre, s'il est encore en vie.

LE ROI.--Est-ce un Anglais?

WILLIAMS.--Sous le bon plaisir de Votre Majesté, c'est un drôle avec qui
j'ai eu dispute la nuit dernière, et à qui, s'il est en vie et si jamais
il ose réclamer ce gant-là, j'ai juré d'appliquer un soufflet; ou bien,
si je puis apercevoir mon gant à son bonnet, comme il a juré foi de
soldat qu'il l'y porterait (s'il est en vie), je le lui ferai sauter de
la tête d'une belle manière.

LE ROI.--Que pensez-vous de ceci, capitaine Fluellen?--Est-il à propos
que ce soldat tienne son serment?

FLUELLEN.--C'est un fanfaron et un lâche s'il ne le fait pas; plaise à
Votre Majesté, en conscience.

LE ROI.--Peut-être que son ennemi est un homme d'un rang supérieur, qui
n'est pas dans le cas de lui faire raison.

FLUELLEN.--Quand il serait aussi bon gentilhomme que le diable, que
Lucifer et Belzébuth lui-même, il est nécessaire, voyez-vous, sire,
qu'il tienne son voeu et son serment. S'il se parjurait, voyez-vous, sa
réputation serait celle d'un insigne poltron, comme il est vrai que son
soulier noir a foulé la terre de Dieu, sur mon âme et conscience.

LE ROI.--Cela étant, tiens ton serment, soldat, quand tu rencontreras ce
drôle-là.

WILLIAMS.--Aussi ferai-je, sire, comme il est vrai que je vis.

LE ROI.--Sous qui sers-tu?

WILLIAMS.--Sous le capitaine Gower, sire.

FLUELLEN.--Gower est un bon capitaine, et qui a son bon savoir et une
bonne littérature dans la guerre.

LE ROI.--Va le chercher, soldat, et me l'amène.

WILLIAMS.--J'y vais, sire.

(Williams sort.)

LE ROI.--Tiens, Fluellen, porte cette faveur pour moi, et mets-la à ton
chapeau. Tandis qu'Alençon et moi nous étions par terre, j'ai arraché ce
gant de son casque. Si quelqu'un le réclame, il faut que ce soit un ami
d'Alençon, et notre ennemi par conséquent: ainsi, si tu le rencontres,
arrête-le si tu m'aimes.

FLUELLEN.--Votre Grâce me fait un aussi grand honneur que puisse en
désirer le coeur de ses sujets. Je voudrais, de toute mon âme, trouver
l'homme planté sur deux jambes qui se trouvera offensé à la vue de ce
gant: voilà tout; mais je voudrais bien le voir une fois. Dieu veuille,
de sa grâce, que je le voie!

LE ROI.--Connais-tu Gower?

FLUELLEN.--C'est mon cher ami, sous le bon plaisir de Votre Majesté.

LE ROI.--Je t'en prie, va donc le chercher, et amène-le à ma tente.

FLUELLEN.--Je pars.

LE ROI.--Lord Warwick, et vous, mon frère Glocester, suivez de près
Fluellen: le gant que je lui ai donné comme une faveur pourrait bien lui
attirer un affront. C'est le gant d'un soldat que je devrais, d'après la
convention, porter moi-même. Suivez-le, cousin Warwick. Si le soldat le
frappait, comme je présume à son maintien brutal qu'il tiendra sa
parole, il pourrait en arriver quelque malheur soudain; car je connais
Fluellen pour un homme courageux et, quand on l'irrite, vif comme le
salpêtre: il sera prompt à lui rendre injure pour injure. Suivez-le, et
veillez à ce qu'il n'arrive aucun malheur entre eux deux. Venez avec
moi, vous, mon oncle Exeter.




SCÈNE VIII

Devant la tente du roi.

_Entrent_ GOWER ET WILLIAMS.


WILLIAMS.--Je gage que c'est pour vous faire chevalier, capitaine.

(Arrive Fluellen.)

FLUELLEN.--La volonté de Dieu soit faite et son bon plaisir. Capitaine,
je vous supplie, venez-vous-en bien vite chez le roi; il se prépare
peut-être plus de bien pour vous par hasard, que vous ne sauriez vous
imaginer.

WILLIAMS.--Monsieur, connaissez-vous ce gant-là?

FLUELLEN.--Ce gant-là? Je sais que ce gant est un gant.

WILLIAMS.--Et moi, je connais celui-ci, et voilà comme je le réclame.

(Il le frappe.)

FLUELLEN.--Sang-Dieu! voilà un traître s'il y en a un dans le monde
universel, en France ou en Angleterre.

GOWER.--O Dieu! qu'est-ce qu'il y a donc? (_A Williams._) Vous,
misérable....

WILLIAMS.--Croyez-vous que je veuille être parjure?

FLUELLEN.--Retirez-vous, capitaine Gower; je m'en vais le traiter, le
traître, comme il le mérite, et je l'arrangerai d'importance, je vous
assure.

WILLIAMS.--Je ne suis point un traître.

FLUELLEN.--C'est un mensonge: qu'il t'étrangle. Je vous ordonne à vous
présent, et au nom de Sa Majesté, de l'arrêter. C'est un ami du duc
d'Alençon.

(Entrent Warwick et Glocester.)

WARWICK.--Qu'est-ce que c'est? Qu'y a-t-il donc là? De quoi s'agit-il?

FLUELLEN.--Monseigneur, voilà, Dieu soit béni, une des plus contagieuses
trahisons qui vient de se découvrir, voyez-vous, que vous puissiez voir
dans le plus beau jour d'été.--Voici Sa Majesté.

(Entrent le roi Henri et Exeter.)

LE ROI.--Comment? De quoi s'agit-il donc ici?

FLUELLEN.--Sire, voici un scélérat, un traître, qui a, voyez-vous, sire,
frappé le gant que Votre Majesté a arraché du casque d'Alençon.

WILLIAMS.--Sire, c'était là mon gant, car voilà le pareil, et celui à
qui je l'ai donné en échange m'a promis de le porter à son bonnet: je
lui ai promis de le frapper s'il osait le faire; j'ai rencontré cet
homme avec mon gant à son bonnet, et j'ai tenu ma parole.

FLUELLEN.--Or, écoutez à présent, sire, sous le bon plaisir de votre
vaillance, quel misérable maraud c'est là. J'espère que Votre Majesté
assurera, attestera, témoignera, et protestera bien, que c'est là le
gant d'Alençon que Votre Majesté m'a donné, en votre conscience, là.

LE ROI.--Donne-moi ton gant, soldat; vois-tu, voilà le pareil. C'est
moi, je te l'assure, que tu as promis de frapper, et tu peux te
ressouvenir que tu t'es servi de termes très-durs à mon égard.

FLUELLEN.--Eh bien, plaise à Votre Majesté, que la tête en réponde s'il
y a des lois martiales dans le monde.

LE ROI.--Comment peux-tu me faire satisfaction pour cette offense?

WILLIAMS.--Toutes les offenses, mon prince, viennent du coeur, et je
proteste qu'il n'est jamais rien sorti du mien qui puisse offenser Votre
Majesté.

LE ROI.--C'est nous-même cependant que tu as insulté.

WILLIAMS.--Vous ne vous êtes pas présenté alors sous les traits de Votre
Majesté; vous ne m'avez paru que comme un soldat ordinaire, témoin la
nuit qu'il faisait, votre uniforme et votre air soumis; et ce que Votre
Altesse a souffert sous cette forme, je vous supplie de le regarder
comme votre faute et non comme la mienne; car si vous eussiez été ce que
je vous croyais, il n'y avait point d'offense: c'est pourquoi je supplie
Votre Altesse de me pardonner.

LE ROI.--Tenez, mon oncle Exeter, remplissez ce gant d'écus, et
donnez-le à ce soldat.--Garde-le, soldat, et porte-le à ton bonnet comme
une marque d'honneur, jusqu'à ce que je le réclame: donnez-lui les écus.
(_A Fluellen._) Et vous, capitaine, il faut être aussi de ses amis.

FLUELLEN.--Par ce jour et par cette lumière, ce drôle-là a du courage et
du feu dans le ventre. Tiens, voilà un écu pour toi, et je te recommande
de servir bien Dieu, et de te préserver des brouilleries, des vacarmes
et des querelles, et des discussions, et je t'assure que tu t'en
trouveras mieux.

WILLIAMS.--Je ne veux point de votre argent.

FLUELLEN.--C'est de bon coeur: moi je te dis que cela te servira pour
raccommoder ton havre-sac: allons, pourquoi faire le honteux comme cela?
Ton havre-sac n'est déjà pas si bon. C'est un bon écu, je t'assure, ou
bien attends, je le changerai.

(Entre un héraut.)

LE ROI.--Eh bien, héraut, les morts sont-ils comptés?

LE HÉRAUT.--Voici la liste de ceux de l'armée française.

LE ROI.--Digne oncle, quels sont les prisonniers de marque que nous
avons faits?

EXETER.--Charles, duc d'Orléans, neveu du roi; Jean, duc de Bourbon, et
le seigneur Boucicaut, et des autres seigneurs, barons, chevaliers,
gentilshommes, quinze cents, sans compter les soldats.

LE ROI.--Cette liste porte dix mille Français morts restés sur le champ
de bataille. Dans ce nombre, il y en a cent vingt-six, tant princes que
nobles, portant bannière; ajoutez huit mille quatre cents, tant
chevaliers, écuyers et autres guerriers distingués, dont il y en a cinq
cents qui n'ont été faits chevaliers que d'hier; en sorte que, dans les
dix mille hommes qu'ils ont perdus, il n'y a que six cents mercenaires:
le reste sont tous princes, barons, seigneurs, chevaliers, écuyers et
gentilshommes de naissance et de qualité. Les noms de leurs nobles qui
ont été tués: Charles d'Albret, grand connétable de France; Jacques
Châtillon, amiral de France; le grand maître des arbalétriers; le
seigneur Rambure; le brave Guichard Dauphin, grand maître de France;
Jean, duc d'Alençon; Antoine, duc de Brabant, frère du duc de Bourgogne;
Edouard, duc de Bar; parmi les hauts comtes: Grandpré, Roussi,
Fauconberg et de Foix, Beaumont, Merle, Vaudemont et Lestrelles. Voilà
une société de morts illustres.--Où est la liste des morts anglais? (_Le
héraut lui présente un autre papier._) Edouard, duc d'York; le comte de
Suffolk; sir Richard Kelty; David Gam, écuyer, point d'autre de marque;
et des soldats, vingt-cinq en tout. O Dieu du ciel! ton bras s'est
signalé ici; et c'est à toi seul, et non pas à nous, que nous devons
rendre tout l'honneur de cette journée! Quand jamais a-t-on vu, dans la
mêlée d'une bataille rangée, et sans ruse ni stratagème, une si grande
perte d'un côté, une si légère de l'autre? Prends-en tout l'honneur,
grand Dieu, car il t'appartient tout entier.

EXETER.--Cela est miraculeux!

LE ROI.--Allons, marchons en procession au village prochain, et
proclamons dans notre armée la défense, sous peine de mort, de se vanter
de cette victoire, et d'en enlever à Dieu l'hommage; il n'appartient
qu'à lui seul.

FLUELLEN.--Ne peut-on pas sans crime, s'il plaît à Votre Majesté, dire
le nombre des morts?

LE ROI.--Oui, capitaine; mais avec l'aveu que Dieu a combattu pour nous.

FLUELLEN.--Oui, sur ma conscience, il nous a fait grand bien.

LE ROI.--Remplissons tous les devoirs religieux. Qu'on chante le _Non
nobis_[34] et le _Te Deum_. Après avoir pieusement enseveli les morts,
nous marcherons vers Calais, et de là en Angleterre, où jamais
n'abordèrent de France des mortels plus fortunés que nous.

(Ils sortent.)

[Note 34: Dans le psaume _In exitu_, que le roi fit chanter après la
victoire, se trouve, selon la Vulgate, celui qui commence par _Non
nobis_, _Domine_.]

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                            ACTE CINQUIÈME




LE CHOEUR.

Permettez, vous qui n'avez pas lu l'histoire, que je vous en retrace les
événements; et vous qui la connaissez, pardonnez mes écarts sur les
temps, le nombre et l'ordre exact des faits, qui ne peuvent être
présentés ici dans leurs vastes détails, et leur vivante
réalité.--Maintenant c'est vers Calais que nous transportons Henri.
Admettez-le dans le port, et ensuite portez-le sur l'aile de vos pensées
au travers des mers: voyez autour du rivage anglais cette large ceinture
d'hommes, de femmes et d'enfants, dont les acclamations et les
applaudissements surmontent la vaste voix de l'Océan; et l'Océan, qui,
comme un puissant héraut, semble lui préparer sa route: voyez le roi
descendre au milieu de son peuple, et s'avancer en pompe solennelle vers
Londres. La pensée court d'un pas si rapide, que vous pouvez déjà le
suivre sur Blackheath. Là ses lords lui demandent de porter devant lui,
jusqu'à la cité, son casque brisé, et son épée ployée dans le combat.
Exempt de vanité et d'orgueil, il défend cet honneur, et se refuse tout
trophée, tout appareil, toute ostentation de gloire, pour les réserver à
Dieu seul. Mais animez encore la forge active et l'atelier de la pensée,
et voyez avec quelle impétuosité Londres verse les flots de ses
habitants; voyez sortir de ses portes le lord maire et tous ses
collègues, dans leur plus riche parure; semblables aux sénateurs de
l'antique Rome; suivent les plébéiens en foule pressée, pour aller
recevoir en triomphe leur conquérant César; ou bien, par une image moins
grande, mais gracieuse pour nous, figurez-vous le général de notre
souveraine[35] revenant aujourd'hui, comme il pourra revenir dans un
temps heureux, des terres de l'Irlande, portant sur son glaive les
trophées de la rébellion domptée. O quelle multitude immense quitterait
le sein paisible de Londres pour courir saluer son retour glorieux! Plus
grande était la foule qui volait au-devant de Henri, et plus grande
aussi fut sa victoire. A présent, placez-le dans le palais de Londres,
où l'humble plainte des Français gémissants invite le roi d'Angleterre à
établir son séjour; où l'empereur, s'intéressant pour la France, vient
régler les articles de la paix; franchissez tous les événements qui se
succédèrent jusqu'au retour de Henri en France: c'est là qu'il faut le
ramener. Moi-même j'ai employé l'intervalle à vous rappeler.... qu'il
est passé. Souffrez donc cette abréviation; et que vos yeux, suivant le
vol de vos idées, reportent leurs regards sur la France.

[Note 35: Le comte d'Essex, alors favori d'Elisabeth.]




SCÈNE I

France.--Corps de garde anglais.

FLUELLEN ET GOWER.


GOWER.--Oh! pour cela vous avez raison: mais pourquoi portez-vous encore
votre poireau à votre chapeau? La Saint-David est passée.

FLUELLEN.--Il y a des occasions et des causes, des pourquoi dans toutes
choses. Tenez, je vous le dirai en ami, capitaine Gower, ce coquin, ce
misérable mendiant, ce fanfaron, ce pendard de Pistol, que vous,
vous-même, comme tout le monde, savez ne valoir pas mieux qu'un drôle,
voyez-vous, qui n'a aucun mérite: eh bien, il est venu à moi hier
m'apporter du pain et du sel, voyez-vous, et m'a dit de manger mon
poireau. Or, c'était dans un endroit où je ne pouvais pas élever de
dispute avec lui; mais je prendrai la liberté de le porter en emblème à
mon chapeau, jusqu'à ce que je le retrouve, et puis je lui dirai un
petit morceau de mon sentiment.

(Entre Pistol.)

GOWER.--Ma foi, le voilà qui vient en se rengorgeant comme un paon.

FLUELLEN.--Tous ses rengorgements et ses paons n'y font rien.--Dieu vous
assiste, vieux Pistol, infâme et misérable vaurien, Dieu vous assiste!

PISTOL.--Ah! sors-tu de Bedlam[36], toi? Est-ce que tu veux, vil Troyen,
que je déchire la toile fatale dont la Parque ourdit ta trame.
Retire-toi de moi; l'odeur du poireau me donne des vapeurs.

FLUELLEN.--Je vous prie en grâce, monsieur le drôle, l'impertinent, à
mon désir, à ma requête et à ma supplique, de manger, voyez-vous, ce
poireau: précisément, voyez-vous, parce que vous ne l'aimez pas, et vos
affections, vos appétits et vos digestions ne s'accordent point avec
cela: je vous prie de vouloir bien le manger.

PISTOL.--Non, pardieu, pour _Cadwallader_[37], et toutes ses chèvres, je
ne le mangerai pas.

[Note 36: _Bedlam_, les Petites-Maisons de l'Angleterre.]

[Note 37: Allusion à quelque roman.]

FLUELLEN.--Tiens, voilà une chèvre pour toi. (_Il le
frappe._)--Voudriez-vous avoir la bonté de le manger tout à l'heure?

PISTOL.--Infâme Troyen, tu mourras.

FLUELLEN.--Vous avez raison, maraud; quand il plaira à Dieu: en même
temps je vous prierai de vouloir vivre, afin de manger votre dîner.
Tiens, voilà un peu d'assaisonnement avec. (_Il le frappe._) Vous m'avez
appelé hier gentilhomme de montagne; mais je vous ferai aujourd'hui
gentilhomme de bas étage. Je vous en prie, commencez donc: pardieu, si
vous pouvez bien goguenarder un poireau, vous pouvez bien le manger
aussi.

GOWER.--Allons, en voilà assez, capitaine: vous l'avez étourdi du coup.

FLUELLEN.--Je dis que je lui ferai manger ce poireau, ou je lui
frotterai la tête quatre jours de suite.--Allons, mordez, je vous en
prie, cela fera du bien à votre maladie et à votre crête rouge de fat.

PISTOL.--Quoi! faut-il que je morde?

FLUELLEN.--Oui, sans doute, sans question, et sans ambiguïtés.

PISTOL.--Par ce poireau, je m'en vengerai horriblement. Je mange, mais
aussi je jure....

FLUELLEN, _tenant la canne levée_.--Mangez, je vous prie. Est-ce que
vous voudriez encore un peu d'épices pour votre poireau? Il n'y a pas
encore là assez de poireau, pour jurer par lui.

PISTOL.--Tiens ta canne en repos; tu vois bien que je mange.

FLUELLEN.--Grand bien te fasse, lâche poltron; c'est de bon coeur.--Oh!
mais je vous en prie, n'en jetez pas la moindre miette par terre; la
pelure est bonne pour raccommoder votre crête déchirée. Quand vous
trouverez l'occasion de voir des poireaux, vous m'obligerez beaucoup de
les goguenarder, entendez-vous? Voilà tout.

PISTOL.--Fort bien.

FLUELLEN.--Ah! c'est une bien bonne chose que les poireaux! Tenez, voilà
quatre sous pour guérir votre tête.

PISTOL.--A moi, quatre sous!

FLUELLEN.--Oui, certainement; et en vérité vous les prendrez; ou bien
j'ai encore un poireau dans ma poche que vous mangerez.

PISTOL.--Je prends tes quatre sous comme des arrhes de vengeance.

FLUELLEN.--Si je vous dois quelque chose, je vous payerai en coups de
canne: vous serez marchand de bois, et vous n'achèterez de moi que des
bâtons. Dieu vous accompagne, vous conserve et vous guérisse la tête!

(Il sort.)

PISTOL.--Mort de ma vie! je remuerai tout l'enfer pour venger cet
affront.

GOWER.--Allez, vous n'êtes qu'un lâche rodomont. Comment osez-vous vous
moquer d'une ancienne tradition, qui a pris sa source dans une
circonstance honorable, et dont l'emblème se porte aujourd'hui comme un
trophée, en mémoire de la mort des braves gens; surtout lorsque vous
n'osez pas soutenir vos paroles par vos actions! Je vous ai déjà vu deux
ou trois fois badiner, invectiver ce galant homme. Vous avez cru sans
doute que, parce qu'il ne pouvait pas parler aussi bon anglais que ceux
du pays, il ne saurait pas non plus manier un bâton anglais. Vous voyez
aujourd'hui qu'il en est tout autrement. A commencer donc de ce jour,
prenez cette correction galloise comme une bonne leçon anglaise. Adieu,
portez-vous bien. (Il sort.)

PISTOL, _seul_.--Est-ce que la Fortune se joue de moi à présent! Je
viens d'apprendre que ma chère Hélène est morte à l'hôpital, de la
maladie de France, et voilà mon rendez-vous manqué. Je me fais vieux, et
l'honneur vient d'être expulsé de mes membres affaiblis, à grands coups
de bâton. Eh bien! je m'en vais me faire agent de plaisir, et suivre un
peu mon penchant pour couper les bourses avec dextérité. Je m'en irai
secrètement en Angleterre, et là je filouterai, et je mettrai des
emplâtres sur ces cicatrices, et je jurerai que je les ai attrapées dans
les guerres de France.




SCÈNE II

Troyes en Champagne.--Appartement dans le palais du roi de France.

_Par une porte entrent_ LE ROI HENRI, EXETER, BEDFORD, WARWICK, _et
autres lords anglais; et par l'autre_ LE ROI DE FRANCE, LA REINE
ISABELLE, LA PRINCESSE CATHERINE, LE DUC DE BOURGOGNE _et autres
seigneurs français_.


LE ROI.--Que la paix, qui est l'objet de notre entrevue, y
préside!--Santé et bonheur à notre frère de France, et à notre illustre
soeur!--Beaux jours et prospérité à notre belle princesse et cousine
Catherine! Et vous, membre et rejeton de cette cour, vous dont les soins
ont formé cette auguste assemblée, brave duc de Bourgogne, recevez notre
salut, et vous aussi, princes et pairs de France.

LE ROI DE FRANCE.--Nous sommes dans la joie de vous voir, digne frère
d'Angleterre. Vous êtes le bienvenu! et vous tous aussi, princes
anglais.

LA REINE ISABELLE.--Puisse la fin de ce beau jour, ô grand roi! et
l'issue de cette gracieuse assemblée, être aussi heureuses, qu'est
grande notre joie de vous voir, et d'envisager ces yeux terribles qui
ont eu pour les Français qu'ils ont fixés l'effet mortel de ceux du
basilic. Nous avons le doux espoir que ces regards ont perdu leur venin,
et que ce jour va changer en amour toutes les haines et tous les griefs.

LE ROI.--C'est pour dire _amen_ à ce voeu que nous nous montrons ici.

LA REINE ISABELLE.--Princes de l'Angleterre, je vous salue tous.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Vous qui m'êtes également chers, puissants rois de
France et d'Angleterre, recevez mes respectueux hommages.--Que j'ai
déployé toutes les ressources de mon esprit, prodigué tous mes efforts
et tous mes soins, pour amener Vos Majestés à ce rendez-vous royal;
c'est ce que vous pouvez attester tous les deux, chacun de votre côté.
Puisque ma médiation a réussi à vous rapprocher l'un de l'autre, au
point de vous voir face à face, les yeux fixés l'un sur l'autre, qu'on
ne me fasse pas un crime de demander, en présence de cette assemblée de
rois, quel est donc l'obstacle qui retarde la paix; qui empêche que
cette tendre nourrice des arts, de l'abondance et de toutes les
productions heureuses, maintenant indigente et nue, et le sein, déchiré
de plaies, ne puisse enfin de nouveau montrer ses aimables traits dans
ce beau jardin de l'univers, dans notre fertile France? Hélas! depuis
trop longtemps elle est bannie de ce royaume, dont toutes les richesses
naturelles languissent en groupes informes et stériles, et se corrompent
dans leur propre fécondité. Ses vignes, dont les esprits réjouissent le
coeur, meurent non émondées. Ses vergers, comme des prisonniers dont la
chevelure s'est allongée en désordre, poussent des rameaux entremêlés.
Ses terres en friche se couvrent d'ivraie, de ciguë et de triste
fumeterre; et le soc, qui devait extirper ces plantes ennemies, se
rouille dans le repos. Ses vastes prairies, jadis couronnées d'une
agréable moisson de primevères veinées, de pimprenelle, et de trèfle
verdoyant, privées aujourd'hui de la faux, sont dégénérées, et
n'enfantent que des herbes paresseuses. Rien ne prospère, que l'odieuse
bougrande, le chardon épineux, et le vil glouteron: elles ont perdu leur
belle et utile parure. Tels que nos vignobles, nos champs, nos prés et
nos vergers, qui, dépravés dans leurs qualités natives, ne produisent
plus que de sauvages avortons; nous aussi, nos familles et nos enfants,
nous avons oublié ou cessé d'apprendre, faute de temps, les sciences,
ornement de notre patrie. Nous devenons comme des sauvages, comme des
soldats, qui ne méditent plus rien que le sang; livrés aux imprécations
grossières, aux regards féroces, au costume barbare de la guerre, et à
toutes sortes d'habitudes étranges et indignes de l'homme. C'est pour
rétablir les choses dans leur ancien état de splendeur, que vous êtes
ici présents; et ce discours est une prière que je vous adresse, pour
savoir pourquoi la paix ne repousserait pas tous ces maux et ne nous
rendrait pas le bonheur de ses anciennes faveurs.

LE ROI.--Duc de Bourgogne, si vous voulez la paix, dont l'absence laisse
le champ libre à tous les vices que vous avez dénombrés, il faut que
vous l'achetiez par un consentement sans réserve à toutes nos justes
demandes. Vous en avez dans vos mains les articles et les clauses
détaillés en peu de mots.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Le roi de France en a entendu la lecture, et il
n'y a point encore donné sa réponse.

LE ROI.--Eh bien, c'est de sa réponse que dépend la paix que vous
sollicitez avec tant d'ardeur.

LE ROI DE FRANCE.--Je n'ai parcouru tous ces articles que d'un oeil
rapide. S'il plaît à Votre Grâce de nommer quelques lords parmi ceux qui
sont présents à ce conseil, pour les relire avec nous, et les examiner
avec plus d'attention, nous allons, sans délai, accepter ce que nous
approuvons, et donner sur le reste notre réponse décisive.

LE ROI.--Volontiers, mon frère.--Allez, mon oncle Exeter, et vous aussi,
mon frère Glocester; et vous, Warwick, Huntington, suivez le roi; et je
vous donne le plein pouvoir de ratifier, d'augmenter, ou de changer,
selon que votre prudence le jugera avantageux à notre dignité, tous les
articles compris ou non compris dans nos demandes; et nous y apposerons
notre sceau royal. (_A la reine._) Voulez-vous, aimable soeur, suivre
les princes, ou rester avec nous?

LA REINE.--Mon gracieux frère, je vais les suivre. Quelquefois la voix
d'une femme peut être utile au bien, lorsque les hommes se débattent
trop longtemps sur des articles trop obstinément exigés.

LE ROI.--Du moins laissez-nous notre belle cousine. Catherine est
l'objet de notre principale demande, et cet article est le premier de
tous.

LA REINE ISABELLE.--Elle est libre de rester.

(Tous sortent excepté Henri, Catherine et sa suivante.)

LE ROI.--Belle Catherine, la plus belle des princesses, voudriez-vous me
faire la grâce d'enseigner à un soldat des termes propres à flatter
l'oreille d'une dame, et à plaider près de son tendre coeur la cause de
l'amour?

CATHERINE.--Votre Majesté se moquerait de moi; je ne saurais parler
votre _Angleterre_.

LE ROI.--O belle Catherine! si vous voulez bien m'aimer de tout votre
coeur français, j'aurai bien du plaisir à vous entendre avouer votre
amour en mauvais anglais.--M'aimez-vous, Catherine?

CATHERINE.--_Pardonnez-moi; je ne saurais dire ce qui me ressemble[38]._

[Note 38: Equivoque sur le mot _like_, semblable, et _to like_, aimer.]

LE ROI.--Un ange, Catherine: et vous ressemblez à un ange.

CATHERINE.--_Que dit-il, que je suis semblable à ces anges?_

ALIX.--_Oui vraiment (sauf votre grâce), ainsi dit-il._

LE ROI.--Je l'ai dit, Catherine, et ne rougis point de l'affirmer.

CATHERINE.--_Oh! bon Dieu! les langues des hommes sont pleines de
tromperies._

LE ROI, _à la dame d'honneur_.--Que dit-elle, belle dame? _que les
langues des hommes sont pleines de tromperies_?

LA DAME.--Oui, que les langues de les hommes _sont pleines de
perfidies_! Voilà le dire de la princesse.

LE ROI.--La princesse n'en est que meilleure Anglaise. Sur ma foi, ma
chère Catherine, ma manière de vous faire la cour va, on ne peut pas
mieux, avec votre peu de connaissance dans ma langue. Je suis bien aise
que vous ne sachiez pas mieux parler anglais; car, si vous le saviez,
vous me trouveriez si uni et si fort sans façon pour un roi, que vous
croiriez que je viens de vendre ma ferme pour en acheter ma couronne. Je
ne sais ce que c'est que de filer en propos galants une déclaration
d'amour; je dis tout rondement, _je vous aime_; et si vous me pressez,
si vous m'en demandez plus que cette question, _est-il bien vrai que
vous m'aimez_? je suis au bout de mon rôle. Donnez-moi votre réponse;
là, du coeur; en même temps frappons-nous dans la main, et tout est dit:
c'est un marché conclu.--Que répondez-vous, madame?

CATHERINE.--_Sauf votre honneur_, moi entendre bien vous.

LE ROI.--Sainte Marie! si vous exigiez de moi des vers ou une danse,
pour vous plaire, chère Catherine, ma foi, ce serait fait de moi; car
pour les vers, je n'ai ni mots ni mesure; et pour la danse je n'ai ni
_mesure_ ni cadence, quoique je sois en bonne mesure pour la force. S'il
ne fallait pour gagner le coeur d'une dame, que sauter en selle, ma
cuirasse sur le dos, sans me vanter, je suis sûr que je ne serais pas
long à sauter sur elle: ou bien, s'il était question de combattre pour
ma maîtresse, ou de faire volter mon cheval pour obtenir ses faveurs, je
me sens en état de m'en tirer aussi bien que le plus hardi, et de me
tenir en selle comme un singe. Mais sur mon Dieu, Catherine, je
n'entends rien à faire les yeux doux, ni à débiter avec grâce mon
éloquence, et je ne sais mettre aucun art dans mes protestations: je ne
sais faire que des serments tout ronds, que je ne profère jamais que je
n'y sois forcé, mais aussi qu'on ne peut jamais me forcer de violer. Si
tu te sens capable, Catherine, d'aimer un cavalier de cette trempe, dont
la figure ne craint plus le hâle, qui ne se regarde jamais dans un
miroir, pour le plaisir de s'y voir, allons, qu'un coup d'oeil déclare
ton choix. Je te parle en soldat: si cette franchise peut t'engager à
m'aimer, accepte-moi; sinon, quand je te dirai que je mourrai, cela sera
bien vrai un jour; mais que je mourrai d'amour pour toi, pardieu, je
mentirais; et cependant je t'aime bien: et tant que tu vivras, chère
Catherine, souviens-toi de prendre un époux d'une trempe d'amour toute
brute et sans artifice; car alors il faut, de toute nécessité, qu'il te
rende ce qui t'appartient, attendu qu'il n'a pas le don d'aller faire sa
cour ailleurs. Il est de beaux diseurs, dont la langue ne tarit jamais,
et qui ont le talent d'attraper avec des rimes les faveurs des dames;
mais leurs beaux discours les en privent bientôt. Après tout, qu'est-ce
qu'un beau parleur? un bavard. Les vers? une ballade. Une bonne jambe
peut se casser, un dos bien droit se courbera, une barbe bien noire
blanchira un jour, une tête bien frisée deviendra chauve, une belle
figure se fanera, un oeil bien saillant se creusera; mais un bon coeur,
Catherine, vaut le soleil et la lune, on plutôt le soleil et non la
lune: car ce coeur brille toujours et ne change jamais dans son cours
invariable. Si tu veux un coeur de cette trempe, prends le mien, prends
un soldat, prends un roi. Eh bien, que réponds-tu à présent à mon amour?
Parlez, ma belle; et avec franchise, je vous en conjure.

CATHERINE.--_Est-il possible à moi de aimer le ennemi de France?_

LE ROI.--Non; il n'est pas possible, sans doute, que vous aimiez
l'ennemi de la France, belle Catherine; mais en m'aimant vous aimeriez
l'ami de la France. Car j'aime si bien la France, que je ne me déferai
pas d'un seul de ses villages: je veux l'avoir à moi tout entière.
Alors, Catherine, quand toute la France m'appartiendra, et que je vous
appartiendrai, toute la France sera à vous, et vous serez à moi.

CATHERINE.--Je ne sais ce que c'est que cela.

LE ROI.--Non? Eh bien! Catherine, je vais essayer de vous le dire en
mots français, lesquels, j'en suis sûr, vont rester suspendus au bout de
ma langue, comme une nouvelle mariée au cou de son époux, c'est-à-dire
de façon à ne pouvoir s'en détacher: essayons. _Quand j'ai la possession
de France, et quand vous avez la possession de moi_ (attendez....
Quoi?.... Morbleu! saint Denis, aide-moi), _donc vôtre est France, et
vous estes mienne_. Il me serait aussi facile, chère Catherine, de
conquérir tout le royaume, que de dire encore autant de français. Je
suis sûr que je ne vous engagerai jamais à rien en parlant français,
sinon à vous moquer de moi.

CATHERINE.--_Sauf votre honneur, le français que vous parlez est
meilleur que l'anglais que je parle_.

LE ROI.--Non pardieu, Catherine, cela n'est pas vrai; mais il faut
avouer que nous parlons tous deux, vous ma langue, et moi la vôtre, on
ne peut pas plus _faux,_ et que nous sommes bien de niveau là-dessus.
Mais enfin, chère Catherine, entendez-vous au moins assez d'anglais pour
comprendre ceci: _Peux-tu m'aimer?_

CATHERINE.--C'est ce que je ne puis dire.

LE ROI.--Y a-t-il quelqu'un de vos voisins, Catherine, qui puisse m'en
instruire? Je les prierai de me le dire.--Allons, je sais que vous
m'aimez; et ce soir, quand vous serez retirée dans votre cabinet, vous
questionnerez cette dame à mon sujet: et je sais bien encore, Catherine,
que les qualités que vous aimerez le mieux en moi sont celles que vous
priserez le moins devant elle. Mais, chère Catherine, daigne épargner
mes ridicules, d'autant plus, aimable princesse, que je t'aime à la
fureur. Si jamais tu es à moi, Catherine (et j'ai en moi une ferme foi,
qui me dit que cela sera), comme je t'aurai conquise par la victoire, il
faut que tu deviennes une mère féconde de bons soldats. Est-ce que nous
ne pourrons pas, toi et moi, entre saint Denis et saint George, former
un garçon, moitié français et moitié anglais, qui aille un jour jusqu'à
Constantinople et y tire la barbe du Grand-Turc[39]. Hem! que dis-tu à
cela, ma belle fleur de lis?

CATHERINE.--Je ne sais pas cela.

LE ROI.--Non, pas à présent; c'est dans la suite que tu le sauras: mais
aujourd'hui tenons-nous-en à la promesse. Promettez-moi donc seulement,
belle Catherine, que de votre côté vous ferez bien votre rôle de
Française, pour former un tel héritier; et pour ma moitié anglaise du
rôle, recevez ma parole, foi de roi et de garçon, que je saurai m'en
acquitter. _Que répondez-vous à cela, la plus belle Catherine du monde,
ma très-chère et divine déesse?_

CATHERINE.--_Your_ majesté _have_ fausse _french enough to deceive de
most_ sage demoiselle _dat is_ en France[40].

[Note 39: Les Turcs ne se sont emparés de Constantinople qu'en l'année
1453, et il y avait déjà trente-un ans que Henri était mort.]

[Note 40: Dialogue moitié français, moitié anglais.]

LE ROI.--Oh! fi de mon mauvais français! Sur mon honneur, en bon anglais
je t'aime, chère Catherine. Je n'oserais pas faire le même serment, que
tu m'aimes et en jurer aussi par mon honneur: cependant le frémissement
de mon coeur commence à me flatter qu'il en est quelque chose, malgré le
peu de pouvoir de ma figure. Je maudis en ce moment l'ambition de mon
père; c'était un homme qui avait la tête pleine de guerres civiles,
quand il m'a engendré: voilà pourquoi j'ai apporté en naissant cet air
déterminé, cet aspect d'acier qui fait que, quand je veux courtiser les
dames, je leur fais peur; mais au fond, Catherine, plus je vieillirai,
et plus je changerai en bien. Ma consolation est que l'âge (ce
destructeur de la beauté) ne saurait enlaidir ma figure. Tu m'auras, si
tu m'as, dans le pire état où je puisse être; et si tu me supportes, tu
me supporteras de mieux en mieux. Ainsi, dis-moi donc, belle Catherine,
veux-tu de moi?--Mettez de côté cette rougeur virginale; déclarez les
pensées de votre coeur avec le regard décidé d'une impératrice;
prenez-moi par la main, et dites: _Henri d'Angleterre, je suis à toi_;
et tu n'auras pas plus tôt enchanté mon oreille de cette douce parole,
que je te répondrai à haute voix: _Chère Catherine, l'Angleterre est à
toi, l'Irlande est à toi, et Henri Plantagenet est à toi_; et ce Henri,
j'ose le dire en sa présence, s'il n'est pas le meilleur des rois, tu le
trouveras le roi des bons garçons. Allons, répondez en musique
discordante; car le son de votre voix est une musique, et c'est votre
anglais qui détonne. Allons, reine des reines, belle Catherine,
ouvre-moi ton coeur quoique en mauvais anglais; dis, veux-tu de moi?

CATHERINE.--C'est comme il plaira au roi mon père.

LE ROI.--Oh! cela lui plaira, Catherine, celui lui plaira.

CATHERINE.--Eh bien, j'en serai contente aussi.

LE ROI.--Oh! cela étant, je vous baise la main, et je vous nomme ma
reine.

CATHERINE.--_Laissez, mon seigneur, laissez, laissez; sur mon honneur,
je ne souffrirai pas que vous abaissiez votre grandeur en baisant la
main de votre indigne serviteure_: excusez-moi, je vous supplie, mon
très-puissant seigneur.

LE ROI.--Eh bien, je vous baiserai donc les lèvres, Catherine.

CATHERINE.--_Les dames et demoiselles de France pour être baisées devant
leurs nopces, il n'est pas la coutume de France._

LE ROI.--Madame mon interprète, que dit-elle?

ALIX.--Que ne pas être de mode par les ladies de France, je ne sais pas
dire _baisers_ en english.

LE ROI.--Baiser!

ALIX.--Votre Majesté entendre mieux que moi.

LE ROI.--Ce n'est pas la mode des filles en France de baiser avant
d'être mariées. N'est-ce pas ce qu'elle a voulu dire?

ALIX.--Oui vraiment.

LE ROI.--Oh! Catherine, les vaines modes cèdent à la puissance des rois.
Ma chère Catherine, nous ne saurions, vous et moi, être compris dans la
liste vulgaire de ceux qui doivent se soumettre aux usages d'un pays.
C'est nous, Catherine, qui faisons les usages; et la liberté, qui marche
à notre suite, ferme la bouche à la censure, comme je veux, pour vous
punir de votre attachement aux petites modes de votre pays, fermer la
vôtre par un baiser: ainsi, de la complaisance.... et de bonne grâce, je
vous prie. (_Il l'embrasse._) Vous avez un charme sur les lèvres! La
seule impression de leur douce ambroisie a plus d'éloquence que toutes
les voix du conseil de France, et elles persuaderaient bien plus vite
Henri d'Angleterre qu'une pétition générale des monarques. Votre père
vient à nous.

(Entrent le roi et la reine de France, le duc de Bourgogne, Bedford,
Glocester, Exeter, Westmoreland et autres seigneurs anglais et
français.)

LE DUC DE BOURGOGNE.--Dieu garde Votre Majesté! Étiez-vous là, mon
cousin, occupé à enseigner l'anglais à notre princesse?

LE ROI.--Je voulais lui enseigner, mon beau cousin, combien je l'aime;
et c'est là, je vous l'assure, du bon anglais.

LE DUC DE BOURGOGNE.--A-t-elle des dispositions?

LE ROI.--Notre langue est un peu dure, cousin, et mon caractère n'est
pas doucereux; de sorte que n'ayant pour moi ni la voix, ni le coeur de
l'adulation, je n'ai pas l'art magique de conjurer en elle l'esprit
d'amour, de manière à l'engager à se montrer sans voile et sous ses
traits naturels.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Pardonnez à la franchise de ma gaieté si je vous
réponds à cela. Si vous voulez conjurer en elle, il vous faut faire un
cercle; si vous voulez conjurer l'amour en elle tel qu'il est, il faut
qu'il paraisse nu et aveugle. Or, en ce cas, pouvez-vous blâmer une
jeune fille qui n'a encore été colorée que du seul vermillon de la
pudeur virginale, si elle refuse qu'on lui présente un enfant nu et
aveugle? C'était là sûrement, seigneur, faire une dure proposition à une
jeune princesse.

LE ROI.--Cependant, tout en fermant les yeux, elles y consentent toutes.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Elles sont donc excusables, seigneur, puisqu'elles
ne voient pas ce qu'elles font.

LE ROI.--Eh bien, mon cher duc, enseignez donc à votre belle cousine à
consentir de fermer les yeux pour moi.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Je le veux bien, seigneur, si vous voulez lui
enseigner à comprendre ce que je vais dire. Les filles sont comme les
mouches qui, pendant les chaleurs de l'été, sont fières et rétives; mais
une fois la Saint-Barthélemy passée, elles semblent aveugles,
quoiqu'elles aient leurs yeux: alors elles souffrent qu'on les touche,
tandis qu'auparavant elles fuyaient jusqu'aux regards.

LE ROI.--Le sens de cela, c'est que me voilà forcé d'attendre le temps
et un été bien chaud. Enfin, du moins, je puis prendre la mouche, votre
cousine, et la faire consentir à être aveugle.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Comme l'est l'amour, seigneur, avant d'aimer.

LE ROI.--Il est vrai: et vous avez bien des grâces à rendre à l'amour
sur mon aveuglement, qui m'empêche de voir un si grand nombre de belles
villes françaises, à cause d'une belle fille de France qui se trouve
entre elles et moi.

LE ROI DE FRANCE.--Seigneur, ce n'est qu'en perspective que vous voyez
ces villes: elles sont devenues autant de pucelles; car elles ont toutes
une ceinture de murailles vierges, que la guerre n'a encore jamais
forcées.

LE ROI.--Catherine sera-t-elle ma femme?

LE ROI DE FRANCE.--Oui, comme vous le désirez.

LE ROI.--Je suis satisfait. Ainsi ces villes pucelles dont vous parlez
peuvent lui rendre grâce. Si la beauté vierge qui s'est trouvée sur ma
route s'oppose à l'accomplissement de mes désirs de conquête, elle me
promet de combler mes voeux d'amour.

LE ROI DE FRANCE.--Nous avons consenti à toutes les conditions
raisonnables.

LE ROI.--Cela est-il vrai, mes lords d'Angleterre?

WESTMORELAND.--Le roi a accordé tous les articles: d'abord sa fille, et
ensuite tout le reste, dans toute la rigueur des termes.

EXETER.--Il n'y a qu'une chose à laquelle il n'a pas consenti: c'est
l'article où Votre Majesté demande que le roi de France, ayant
l'occasion d'écrire au sujet de quelques provisions d'offices, traite
Votre Altesse dans la formule suivante, en ajoutant ces termes français:
_Notre très-cher fils Henri d'Angleterre, héritier de France_; et en
latin, ainsi: _Præclarissimus filius noster Henricis, Rex Angliæ et
hæres Franciæ_.

LE ROI DE FRANCE.--Cependant, mon frère, je ne l'ai pas si fort refusé,
que si vous le désirez absolument, je n'y souscrive encore.

LE ROI.--En ce cas, je vous prie, d'amitié et en bonne alliance, de
laisser cet article passer avec les autres: et pour conclusion,
donnez-moi votre fille.

LE ROI DE FRANCE.--Prenez-la, mon fils; et, de son sang, donnez-moi des
enfants qui puissent enfin éteindre la haine qui a si longtemps subsisté
entre ces deux royaumes, rivaux jaloux, toujours en querelle, et dont
les rivages mêmes pâlissent à la vue du bonheur l'un de l'autre. Puisse
cette union établir dans leur sein l'harmonie et une paix digne de deux
monarques chrétiens! Puisse la guerre ne plus présenter jamais son épée
tirée entre la France et l'Angleterre!

TOUS LES SEIGNEURS.--_Amen!_

LE ROI.--A présent, chère Catherine, soyez la bienvenue. (_A
l'assemblée._) Et soyez-moi tous témoins qu'ici j'embrasse mon épouse et
ma reine.

(Fanfares.)

ISABELLE.--Que Dieu, le premier auteur de tous les mariages, confonde en
un seul vos deux royaumes et vos deux coeurs! Comme l'époux et l'épouse,
quoique deux êtres séparés, n'en font plus qu'un par l'amour, qu'il
règne de même entre la France et l'Angleterre une si parfaite union, que
jamais aucun acte malfaisant ne l'altère. Que la cruelle jalousie, qui
trouble trop souvent la couche des mariages fortunés, ne vienne jamais
se glisser dans le pacte de ces royaumes, pour les désunir par un
divorce fatal! que l'Anglais accueille le Français en Anglais, et le
Français l'Anglais en Français!--Dieu exauce ce voeu!

TOUS ENSEMBLE.--Qu'il l'exauce!

LE ROI.--Préparons-nous pour notre hymen.--Ce jour, duc de Bourgogne,
sera celui où nous recevrons votre serment et celui de tous les pairs
pour garants de notre union: ensuite je jurerai ma foi à Catherine
(_s'adressant à elle_), et vous me jurerez la vôtre. Et puissent tous
nos serments être fidèlement gardés et suivis du bonheur!

LE CHOEUR.--Jusqu'ici au moyen d'une plume grossière et inhabile notre
noble auteur a poursuivi son histoire. Courbé sous le poids de sa tâche,
obligé de resserrer dans un champ étroit les plus grands personnages, et
de ne montrer que par intervalles quelques points du cours de leur
gloire, il demande votre indulgence. Henri, cet astre de l'Angleterre,
n'a vécu que peu de jours; mais ce court espace, il l'a rempli d'une
gloire immense. La Fortune avait forgé l'épée avec laquelle il conquit
le plus beau jardin de l'univers, dont il laissa son fils le maître
souverain. Henri VI, couronné dans les langes de l'enfance roi de France
et de l'Angleterre, monta après lui sur le trône; mais tant de mains
embarrassèrent les rênes de son gouvernement, qu'elles laissèrent
échapper la France, et firent couler le sang de l'Angleterre. Nous vous
avons souvent offert ces tableaux sur notre théâtre: daignez donc faire
à celui-ci un accueil favorable[41].

[Note 41: Il y eut une pièce composée sur le même sujet (Henri V) vers
le temps de Shakspeare, mais on ne sait pas positivement si elle parut
avant ou après son _Henri V_. Il paraît cependant assez probable qu'elle
est antérieure. Cette pièce anonyme est fort courte et très-médiocre.]

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
                
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