Note du transcripteur.
=================================================
Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 7
Henri IV (2e partie)
Henri V
Henri VI (1re, 2e et 3e partie)
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
==================================================
HENRI V
TRAGÉDIE
NOTICE SUR HENRI V
C'est à tort que la plupart des critiques ont regardé _Henri V_ comme
l'un des plus faibles ouvrages de Shakspeare. Le cinquième acte, il est
vrai, est vide et froid, et les conversations qui le remplissent ont
aussi peu de mérite poétique que d'intérêt dramatique. Mais la marche
des quatre premiers actes est simple, rapide, animée; les événements de
l'histoire, plans de gouvernement ou de conquête, complots,
négociations, guerres, s'y transforment sans effort en scènes de théâtre
pleines de vie et d'effet; si les caractères sont peu développés, ils
sont bien dessinés et bien soutenus; et le double génie de Shakspeare,
moraliste profond et poëte brillant, même dans les formes pénibles et
bizarres qu'il donne à sa pensée et à son imagination, y conserve son
abondance et son éclat.
On rencontre aussi, dans les paroles du choeur qui remplit les
entr'actes, des preuves remarquables du bon sens de Shakspeare et de
l'instinct qui lui faisait sentir les inconvénients de son système
dramatique: «Permettez, dit-il aux spectateurs dès le début de la pièce,
que nous fassions travailler la force de votre imagination.... C'est à
votre pensée à créer en ce moment nos rois pour les transporter d'un
lieu à l'autre, franchissant les temps et resserrant les événements de
plusieurs années dans l'espace d'une heure.» Et ailleurs: «Accordez-nous
votre patience et pardonnez l'abus du changement de lieu auquel nous
sommes réduits pour resserrer la pièce dans son cadre.»
La partie populaire et comique du drame, bien que la verve originale de
Falstaff n'y soit plus, offre des scènes d'une gaieté parfaitement
naturelle, et le Gallois Fluellen est un modèle de ce bavardage
militaire sérieux, naïf, intarissable, inattendu et moqueur, qui excite
en même temps le rire et la sympathie.
HENRI V
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
LE ROI HENRI V.
LE DUC DE GLOCESTER, } frères
LE DUC DE BEDFORD, } du roi.
LE DUC D'EXETER, oncle du roi.
LE DUC D'YORK.
LE COMTE DE SALISBURY.
LE COMTE DE WESTMORELAND.
LE COMTE DE WARWICK.
L'ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY
L'ÉVÊQUE D'ELY.
LE COMTE DE CAMBRIDGE, } conspirateurs
LE LORD SCROOP, } contre le roi.
SIR THOMAS GREY, }
SIR THOMAS ERPINGHAM, }
GOWER, } officiers de
FLUELLEN, } l'armée du roi
MACMORRIS, }
JAMY, }
BATES, COURT, WILLIAMS, soldats anglais.
PISTOL, NYM, BARDOLPH, anciens serviteurs de Falstaff,
et aujourd'hui soldats.
CHARLES VI, roi de France.
LOUIS, dauphin.
LE DUC DE BOURGOGNE,
LE DUC D'ORLÉANS,
LE DUC DE BOURBON,
LE CONNETABLE,
RAMBURES, } seigneurs
GRAND PRÉ, } français.
LE GOUVERNEUR d'Harfleur.
MONTJOIE, héraut d'armes français.
AMBASSADEURS députés vers le roi d'Angleterre.
ISABELLE, reine de France.
CATHERINE, fille de Charles et d'Isabelle.
ALIX, dame française de la suite de la princesse Catherine.
QUICKLY, épouse de Pistol, aubergiste.
CHOEUR.
Lords, courriers, soldats français, anglais, etc.
La scène, au commencement de la pièce, est en Angleterre, ensuite
toujours en France.
LE CHOEUR.
Oh! si j'avais une muse de feu qui pût s'élever jusqu'au ciel le plus
brillant de l'invention! un royaume pour théâtre, des princes pour
acteurs, et des monarques pour spectateurs de cette sublime scène, c'est
alors qu'on verrait le belliqueux Henri, sous ses traits naturels, avec
la majesté du dieu Mars, menant en laisse, comme des limiers, la famine,
la guerre et l'incendie qui ramperaient à ses pieds, pour demander de
l'emploi. Mais, pardonnez, indulgente assemblée; pardonnez à
l'impuissance du talent, qui a osé, sur ces planches indignes, exposer à
la vue un objet si grand. Cette arène à combats de coqs peut-elle
contenir les vastes plaines de la France? pouvons-nous entasser dans cet
O[1] de bois tous les milliers de casques qui épouvantèrent le ciel
d'Azincourt? Pardonnez, si un chiffre si minime doit représenter ici,
sur un petit espace, un million. Permettez que, remplissant l'office des
zéros dans cet énorme calcul, nous fassions travailler la force de votre
imagination. Supposez qu'en ce moment, dans l'enceinte de ces murs, sont
enfermées deux puissantes monarchies, dont les fronts levés et
menaçants, l'un contre l'autre opposés, ne sont séparés que par l'Océan,
étroit et périlleux: réparez par vos pensées toutes nos imperfections:
divisez un homme en mille parties; et voyez en lui une armée imaginaire:
figurez-vous, lorsque nous parlons des coursiers, que vous les voyez
imprimer leurs pieds superbes sur le sein foulé de la terre. C'est à
votre pensée à orner en ce moment nos rois; qu'elle les transporte d'un
lieu dans un autre, qu'elle franchisse les barrières du temps, et
resserre les événements de plusieurs années dans la durée d'une heure.
Pour suppléer aux lacunes, souffrez qu'un choeur complète les récits de
cette histoire: c'est lui qui, dans cet instant, tenant la place du
prologue, implore votre attention patiente, et vous prie d'écouter et de
juger la pièce avec indulgence.
[Note 1: O, lettre de l'alphabet. Allusion à la forme circulaire de
cette lettre.]
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Londres.--Antichambre dans le palais du roi.
_Entrent_ L'ARCHEVÊQUE DE CANTORBÉRY, L'ÉVÊQUE D'ÉLY.
CANTORBÉRY.--Milord, je puis vous dire qu'on presse vivement la
signature de ce même bill, qui aurait suivant toute apparence, et même
infailliblement passé contre nous, la onzième année du règne du feu roi,
si l'agitation de ces temps de trouble n'en avait interrompu l'examen.
ÉLY.--Mais, milord, quel obstacle lui opposerons-nous aujourd'hui?
CANTORBÉRY.--C'est à quoi il faut réfléchir. Si ce bill passe contre
nous, nous perdons la plus belle moitié de nos domaines: car toutes les
terres laïques, que la piété des mourants a données par testament à
l'Église, nous seront enlevées. Voici la taxe: d'abord une somme
suffisante pour entretenir, à l'honneur du roi, jusqu'à quinze comtes,
quinze cents chevaliers et six mille deux cents bons gentilshommes;
ensuite, pour le soulagement des pestiférés et des pauvres vieillards
infirmes et languissants, dont le grand âge et le corps se refusent aux
travaux, cent hôpitaux bien pourvus, bien entretenus; et de plus encore,
pour les coffres du roi, mille livres sterling par an: telle est la
teneur du bill.
ÉLY.--Ce serait presque épuiser la caisse.
CANTORBÉRY.--Ce serait la mettre à sec.
ÉLY.--Mais quel moyen de l'empêcher?
CANTORBÉRY.--Le roi est généreux et plein d'égards.
ÉLY.--Et ami sincère de la sainte Église.
CANTORBÉRY.--Ce n'était pas là ce que promettaient les écarts de sa
jeunesse. Le dernier souffle de la vie n'a pas plutôt abandonné le corps
de son père, que sa folie, mortifiée en lui, sembla expirer aussi: oui,
au même moment, la raison, comme un ange descendu du ciel, vint et
chassa de son sein le coupable Adam. Son âme épurée redevint un paradis,
où rentrèrent les esprits célestes. Jamais jeune homme ne devint sitôt
homme fait; jamais la réforme ne vint d'un cours plus soudain balayer
tous les défauts: jamais le vice, cette hydre aux têtes renaissantes, ne
perdit si promptement et son trône et tout à la fois.
ÉLY.--Ce changement est béni pour nous.
CANTORBÉRY.--Entendez-le raisonner en théologie, et tout rempli
d'admiration, vous souhaiterez en vous-même, que le roi fût un prélat:
écoutez-le discuter les affaires de l'Etat, et vous direz qu'il en a
fait sa seule étude: s'il parle guerre, vous croyez assister à une
bataille, mise pour vous en musique; mettez-le sur tous les problèmes de
la politique, il vous en dénouera le noeud gordien, aussi facilement que
sa jarretière; aussi, lorsqu'il parle, l'air, contenu dans sa licence,
reste calme, et l'admiration muette veille dans l'oreille de ses
auditeurs pour saisir les maximes qui sortent de sa bouche, aussi douces
que le miel. Il paraît impossible que l'exercice et la pratique n'aient
pas servi de maîtres à sa théorie profonde; et ce qui est merveilleux,
c'est comment Son Altesse a pu recueillir cette ample moisson, lui dont
la jeunesse était livrée à toutes les vaines folies; lui dont les
associés étaient illettrés, grossiers et frivoles; lui dont les heures
étaient remplies par les festins, par les jeux et la débauche; lui que
jamais on n'a vu appliqué à aucune étude; jamais seul dans la retraite,
jamais loin du bruit et de la foule.
ÉLY.--La fraise croît sous l'ombre de l'ortie, et c'est dans le
voisinage des fruits les plus communs que les plantes salutaires
s'élèvent et mûrissent le mieux; ainsi le prince a caché sa raison sous
le voile de la dissipation; c'est ainsi qu'elle a crû, n'en doutez pas,
comme le gazon d'été, dont les progrès sont plus rapides la nuit,
quoique invisibles.
CANTORBÉRY.--Il faut bien que cela soit; car les miracles ont cessé, et
nous sommes obligés de croire aux moyens qui amènent les choses à la
perfection.
ÉLY.--Mais, mon bon lord, quel moyen de mitiger ce bill que sollicitent
les communes? Sa Majesté penche-t-elle pour ou contre?
CANTORBÉRY.--Le roi paraît indifférent, ou plutôt il semble incliner
beaucoup plus de notre côté, que favoriser le parti qui le propose
contre nous; car j'ai fait une offre à Sa Majesté, au sujet de la
convocation de notre assemblée ecclésiastique, et par rapport aux objets
dont on s'occupe actuellement, qui concernent la France, de lui donner
une somme plus forte que n'en a jamais accordé le clergé à aucun de ses
prédécesseurs.
ÉLY.--Et de quel air a-t-il paru recevoir cette offre?
CANTORBÉRY.--Le roi l'a favorablement accueillie; mais le temps a manqué
pour entendre (comme je me suis aperçu que Sa Majesté l'aurait désiré)
la filiation claire et suivie de ses titres divers et légitimes à
certains duchés, et généralement à la couronne et au trône de France, en
remontant à Édouard, son bisaïeul.
ÉLY.--Et quelle cause a donc interrompu cette discussion?
CANTORBÉRY.--A cet instant même, l'ambassadeur de France a demandé
audience; et l'heure où on doit l'entendre est, je pense, arrivée.
Est-il quatre heures?
ÉLY.--Oui.
CANTORBÉRY.--Entrons donc pour connaître le sujet de son ambassade, que
je pourrais, je crois, par une conjecture certaine, déclarer avant même
que le Français ait ouvert la bouche.
ÉLY.--Je veux vous suivre, et je suis impatient de l'entendre.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
La salle d'audience.
_Entrent_ LE ROI HENRI, GLOCESTER, BEDFORD, WARWICK, WESTMORELAND,
EXETER, _et suite_.
LE ROI.--Où est mon respectable prélat de Cantorbéry?
EXETER.--Il n'est pas ici.
LE ROI, _à Exeter_.--Cher oncle, envoyez-le chercher.
WESTMORELAND.--Mon souverain, ferons-nous entrer l'ambassadeur?
LE ROI.--Pas encore, mon cousin. Avant de l'entendre, nous voudrions
être décidé sur quelques points importants, qui nous préoccupent, par
rapport à nous et à la France.
(Entrent l'archevêque de Cantorbéry et l'évêque d'Ély.)
CANTORBÉRY.--Que Dieu et ses anges gardent votre trône sacré, et qu'ils
vous accordent d'en être longtemps l'ornement!
LE ROI.--Nous vous remercions sincèrement, savant prélat; nous vous
prions de vous expliquer; développez avec une justice exacte et
religieuse pourquoi la loi salique, qu'ils ont en France, doit ou ne
doit pas être un empêchement à nos prétentions: et à Dieu ne plaise, mon
cher et fidèle seigneur, que vous apprêtiez ou torturiez votre raison. A
Dieu ne plaise que vous chargiez sciemment votre conscience de subtils
et coupables sophismes, pour nous présenter des titres spécieux, mais
illégitimes, dont la vérité désavouerait les fausses couleurs; car Dieu
sait combien de milliers d'hommes, aujourd'hui pleins de vie, verseront
leur sang pour soutenir le parti auquel Votre Révérence va nous exciter:
ainsi, songez bien comment vous engagerez notre personne, et par quels
droits vous réveillez le glaive endormi de la guerre. Nous vous en
sommons au nom de Dieu: réfléchissez-y bien; car jamais deux pareils
royaumes n'ont lutté ensemble, que le sang n'ait coulé à grands flots;
chaque goutte est une malédiction, et implore vengeance contre l'homme,
dont l'injustice affile l'épée qui exerce de tels ravages sur la courte
vie des mortels. Maintenant que je vous ai adressé cette recommandation,
parlez, milord; nous allons vous écouter, et croire dans notre coeur que
tout ce que vous nous direz sera aussi pur dans votre conscience que
l'est le péché après avoir reçu le baptême.
CANTORBÉRY.--Daignez donc m'écouter, gracieux souverain.--Et vous aussi,
pairs, qui devez votre vie, votre foi et vos services à ce trône
impérial.--Il n'est d'autre obstacle aux droits de Votre Majesté sur la
France, que ce principe qu'ils font venir de Pharamond: _In terram
salicam mulieres ne succedant_, «Nulle femme ne succédera en terre
salique.» Et cette terre salique, les Français, par un commentaire
infidèle, prétendent que c'est le royaume de France, et donnent
Pharamond pour le fondateur de cette loi qui exclut les femmes. Et
cependant leurs propres historiens affirment, de bonne foi, que la terre
salique est dans la Germanie, entre les fleuves de Sala et de l'Elbe, où
Charles le Grand, après avoir subjugué les Saxons, laissa derrière lui,
et établit un certain nombre de Français, qui par dédain pour les femmes
germaines, dont quelques taches honteuses souillaient la vie et les
moeurs, y établirent cette loi: _Que nulle femme ne serait héritière en
terre salique_, et cette terre salique, comme je l'ai dit, est située
entre l'Elbe et la Sala, et s'appelle aujourd'hui, en Allemagne,
_Meisen_. Il est donc manifeste que la loi salique n'a pas été établie
pour le royaume de France; et les Français n'ont possédé la terre
salique que quatre cent vingt-un ans après le décès du roi Pharamond,
vainement supposé l'auteur de cette loi. Pharamond décéda l'année de
notre rédemption quatre cent vingt-six, et Charles le Grand dompta les
Saxons, et établit les Français au delà de la rivière de Sala, dans
l'année huit cent cinq. De plus, leurs auteurs disent que le roi Pépin,
qui déposa Childéric, fit valoir ses prétentions et son titre à la
couronne de France, comme héritier légitime, étant descendu de Bathilde,
qui était fille du roi Clotaire. Hugues Capet aussi, qui usurpa la
couronne de Charles, duc de Lorraine, seul héritier mâle de la vraie
ligne et souche de Charles le Grand, pour colorer son titre de quelque
apparence de vérité (quoique dans la vérité il fût faux et nul), se
porta pour héritier de dame Lingare, fille de Charlemagne, qui était
fils de Louis, empereur, et Louis était fils de Charles le Grand. Aussi
le roi Louis X, qui était l'unique héritier de l'usurpateur Capet, ne
put porter la couronne de France et rester en paix avec sa conscience,
jusqu'à ce qu'on lui eût prouvé que la belle reine Isabelle, son aïeule,
descendait en ligne directe de dame Ermengare, fille du susdit Charles,
duc de Lorraine; par lequel mariage, la ligne de Charles le Grand avait
été réunie à la couronne de France: en sorte qu'il est clair, comme le
soleil d'été, que le titre du roi Pépin, et la prétention de Hugues
Capet, et l'éclaircissement qui tranquillisa la conscience de Louis,
tirent tous leur droit et leur titre des femmes, malgré cette loi
salique qu'ils opposent aux justes prétentions que Votre Majesté tient
du chef des femmes; et ils aiment mieux se cacher dans un réseau, que
d'exposer à la vue leurs titres faux, usurpés sur vos ancêtres et sur
vous.
LE ROI.--Puis-je, en conscience et en droit, hasarder cette
revendication?
CANTORBÉRY.--Que le crime en retombe sur ma tête, auguste souverain! Il
est écrit dans le livre des Nombres: _Quand le fils meurt, que
l'héritage alors descende à la fille._ Mon digne prince, soutenez vos
droits: déployez votre étendard sanglant: tournez vos regards sur vos
illustres ancêtres: allez, mon souverain, allez à la tombe de votre
fameux aïeul, de qui vous tenez vos droits, invoquez son âme guerrière,
et celle de votre grand-oncle Édouard, le Prince Noir, qui donna une
sanglante tragédie sur les champs français, et défit toutes leurs
forces, tandis que son auguste père, debout sur une colline, souriait de
voir son lionceau se baigner dans le sang de la noblesse française. O
vaillants Anglais, qui pouvaient, avec la moitié de leurs forces, faire
face à toute la puissance de la France; tandis qu'une moitié de l'armée
contemplait l'autre en souriant, avec tout le calme d'un spectateur
tranquille et étranger à l'action!
ÉLY.--Réveillez le souvenir de ces morts fameux, et que votre bras
puissant renouvelle leurs faits d'armes. Vous êtes leur héritier; vous
êtes assis sur leur trône; le courage et le sang, qui les a rendus
immortels, coule dans vos veines, et mon trois fois redoutable souverain
est, dans le printemps de sa jeunesse, mûr pour les exploits de ces
vastes entreprises.
EXETER.--Vos frères, les rois et les monarques de la terre, attendent
tous que vous vous leviez dans votre force, comme ont fait, avant vous,
ces lions issus de votre race.
WESTMORELAND.--Ils savent que Votre Majesté a, tout à la fois, une cause
juste, les moyens et la puissance; et rien n'est plus vrai: jamais roi
d'Angleterre n'eut une noblesse plus opulente, et des sujets plus
dévoués; et leurs coeurs, laissant pour ainsi dire les corps en
Angleterre, ont déjà passé les mers, et sont campés dans les plaines de
France.
CANTORBÉRY.--O que leurs corps, mon souverain chéri, aillent joindre
leurs coeurs, avec le fer et le feu, pour reconquérir vos droits! Pour
vous aider dans cette entreprise, nous promettons de lever sur le
clergé, et de fournir à Votre Majesté, un puissant subside, tel que
jamais l'Église n'en a encore apporté à aucun de vos ancêtres.
LE ROI.--Il ne suffit pas que nous armions pour envahir la France: il
faut aussi prendre nos mesures, pour défendre le royaume contre
l'Écossais, qui viendra fondre sur nous avec toutes sortes d'avantages.
CANTORBÉRY.--Les habitants des frontières, mon souverain, seront un
rempart suffisant pour défendre l'intérieur de l'État contre les
incursions de ces pillards.
LE ROI.--Nous ne parlons pas seulement des incursions de quelques
pillards: nous craignons une entreprise plus vaste de l'Écossais, qui
fut toujours pour nous un voisin remuant. L'histoire vous apprendra que
mon illustre aïeul ne passa jamais avec ses forces en France, que
l'Écossais ne vînt, comme les flots dans une brèche, se répandre sur son
royaume dépourvu, avec le torrent de sa puissance, harcelant de vives et
chaudes attaques nos provinces dégarnies, bloquant les châteaux et les
villes par des siéges ruineux, au point que l'Angleterre, nue et sans
défense, a tremblé et chancelé grâce à ce funeste voisinage.
CANTORBÉRY.--Elle a eu plus de peur que de mal, mon souverain; et
voyez-en la preuve dans les exemples qu'elle a donnés
elle-même.--Lorsque tous ses chevaliers étaient passés en France, et
qu'elle était comme une veuve en deuil de l'absence de tous ses nobles,
non-seulement elle se défendit bien elle-même, mais elle prit et
enveloppa, comme un cerf égaré, le roi des Écossais: elle l'envoya en
France, décorer de rois captifs la renommée du roi Édouard, et elle
enrichit vos chroniques d'autant de louanges, que le sable de la mer est
riche en débris précieux de naufrages, et en trésors abîmés sous les
eaux.
EXETER.--Mais il y a un dicton fort ancien et très-vrai: Si vous voulez
conquérir la France, commencez d'abord par l'Écosse; car lorsque l'aigle
anglaise est sortie pour chercher proie au dehors, la belette écossaise
vient en rampant se glisser dans son nid sans défense, et dévore sa
royale couvée; jouant le rat en l'absence du chat, elle détruit et tue
plus qu'elle ne peut dévorer.
ÉLY.--La conséquence serait donc que le chat doit rester dans ses
foyers: et cependant ce n'est là qu'une malheureuse nécessité; car nous
avons des serrures pour enfermer nos biens, et de petits piéges pour
prendre les petits voleurs. Quand les bras armés combattent au dehors,
la tête prudente sait se défendre au dedans; car le gouvernement,
quoique formé de parties séparées, du haut, du moyen et du bas ordre,
les maintient tous dans un concert et une harmonie naturelle, comme les
sons dans la musique[2].
[Note 2: La même idée se rencontre dans Cicéron, _de Republica_, lib.
II:
«Sic ex summis, et mediis, et infimis interjectis ordinibus, ut sonis,
moderatam ratione civitatem, consensu dissimiliorum concinere, et quæ
harmonia a musicis dicitur in cantu eam esse in civitate concordiam.»]
CANTORBÉRY.--Cela est vrai: aussi le ciel a divisé l'économie de l'homme
en fonctions diverses; toutes ses parties, dans un effort continuel,
tendent à un but commun, l'obéissance: ainsi travaillent les abeilles,
créatures qui, servant d'exemple dans la nature, enseignent l'art de
l'ordre à un royaume peuplé. Elles ont un roi et des officiers de
différente espèce: les uns, magistrats, punissent à l'intérieur;
d'autres, comme les commerçants, se hasardent au loin; d'autres, comme
les soldats, armés de leurs dards, butinent sur les boutons veloutés du
printemps, et, chargés de leurs larcins, reviennent d'un pas joyeux à la
tente de leur empereur. Lui, dans son active majesté, surveille les
maçons bourdonnants qui construisent les lambris d'or, les citoyens qui
pétrissent le miel, le peuple d'artisans qui arrivent en foule, et
déposent à la porte étroite de l'État leurs précieux fardeaux; et la
justice, à l'oeil sévère, au chant maussade, livre aux pâles exécuteurs
les paresseux qui bâillent mollement.--Voici ma conclusion.--Que
plusieurs parties qui ont un rapport direct vers un centre commun
peuvent agir en sens contraires, comme plusieurs flèches, lancées de
points différents, volent vers un seul but, comme plusieurs rues se
mêlent dans une ville; comme plusieurs eaux limpides se confondent dans
une mer; comme plusieurs lignes se rejoignent dans le centre d'un
cadran: de même un millier d'entreprises, toutes sur pied à la fois,
peuvent aboutir à une même fin, et marcher toutes de front, sans que
l'une souffre de l'autre: ainsi, mon souverain, en France! Partagez
votre heureuse nation en quatre portions; prenez-en une pour la France;
elle vous suffira pour ébranler toute la Gaule: et nous, si avec les
trois autres quarts de nos forces restés dans le sein du royaume nous ne
pouvons pas défendre nos portes contre les chiens, puissions-nous être
maltraités, et que notre nation perde à jamais sa réputation de courage
et de sagesse.
LE ROI.--Qu'on introduise les ambassadeurs envoyés de la part du
dauphin. (_Un seigneur de la suite sort. Le roi monte sur son trône._)
Notre résolution est bien prise, et par le secours du ciel et le vôtre,
nobles, qui êtes le nerf de notre puissance, la France une fois à nous,
ou nous la plierons à notre joug, ou nous la mettrons en pièces: ou bien
l'on nous verra, assis sur son trône, gouvernant comme un grand et vaste
empire tous ses riches duchés qui valent presque des royaumes, ou bien
nous déposerons ces ossements dans une urne sans gloire, privés de
sépulture et sans aucun monument qui conserve notre souvenir. Il faut
que notre histoire célèbre hautement, à pleine voix, nos exploits, ou
que notre tombeau, muet comme l'esclave du sérail, ne nous accorde même
pas l'honneur d'une épitaphe de cire. (_Entrent les ambassadeurs de
France._) Nous voici maintenant disposé à connaître les intentions de
notre cher cousin, le dauphin; car nous apprenons que vous nous saluez
de sa part, et non de celle du roi.
L'AMBASSADEUR.--Votre Majesté veut-elle nous permettre d'exposer
librement la commission dont nous sommes chargés? autrement, nous nous
bornerons à lui faire entendre, avec réserve et sous des termes
enveloppés, l'intention du dauphin et notre ambassade.
LE ROI.--Nous ne sommes point un tyran, mais un roi chrétien: nos
passions nous obéissent en silence, enchaînées à notre volonté comme les
criminels qui sont aux fers dans nos prisons: ainsi déclarez-nous les
intentions du dauphin avec une franchise ouverte et sans contrainte.
L'AMBASSADEUR.--Les voici en peu de mots. Votre Altesse, par ses députés
qu'elle a dernièrement envoyés en France, a revendiqué certains duchés
sous prétexte des droits de votre glorieux prédécesseur le roi Édouard
III. En réponse à cette prétention, le prince, notre maître, dit que
vous vous ressentez trop de votre jeunesse, et il vous avertit de bien
songer qu'il n'est en France aucun domaine qu'on puisse conquérir avec
une gaillarde[3], et que vous ne pouvez introduire vos fêtes dans ces
duchés: en indemnité, il vous envoie, comme un présent plus conforme à
vos inclinations, le trésor que contient ce baril; et il demande qu'en
reconnaissance de ce don, vous laissiez là les duchés que vous réclamez,
et qu'ils n'entendent plus parler de vous. Voilà ce que dit le dauphin.
[Note 3: Une gaillarde, danse du temps.]
LE ROI, _au duc d'Exeter._--Quel trésor, cher oncle?
EXETER.--Des balles de paume, mon souverain!
LE ROI.--Nous sommes charmé de trouver le dauphin si plaisant avec nous,
et nous vous remercions, et de son présent et de vos peines. Quand une
fois nous aurons ajusté nos raquettes à ces balles, nous espérons, avec
l'aide de Dieu, jouer en France un jeu à frapper la couronne du roi, son
père, et à l'envoyer dans la grille[4]. Dites-lui qu'il vient d'engager
la partie avec un adversaire tel qu'il lancera ses balles dans toute la
France. Nous le comprenons bien quand il fait allusion aux égarements de
notre jeunesse, sans examiner l'usage que nous en avons fait. Non,
jamais nous n'avons fait cas de ce trône chétif de l'Angleterre; et en
conséquence, vivant loin de lui, nous nous sommes abandonné à une
licence effrénée, comme il arrive toujours que les hommes sont plus gais
quand ils sont hors de chez eux; mais dites au dauphin que je saurai
garder ma dignité, que je me conduirai en roi, et que je déploierai
toute l'étendue de ma grandeur quand je me réveillerai sur mon trône de
France. C'est pour y parvenir que, déposant ici ma majesté, j'ai
travaillé comme un pauvre journalier. Mais c'est en France qu'on me
verra m'élever avec tant d'éclat que j'éblouirai tous les yeux: oui, le
dauphin sera aveuglé en contemplant les rayons de ma gloire. Et dites
encore à ce prince si plaisant, que cette plaisanterie de sa façon a
changé ses balles de paume en boulets de pierre[5], et que sa conscience
restera mortellement chargée de la vengeance meurtrière qu'elles feront
voler dans ses États. Cette plaisanterie fera pleurer mille veuves
privées de leurs époux, mille mères privées de leurs enfants: elle
coûtera la ruine de maint château; des générations qui ne sont pas
encore nées auront sujet de maudire l'insultante ironie du dauphin. Mais
les événements sont dans la main de Dieu, à qui j'en appelle, et c'est
en son nom, annoncez-le au dauphin, que je me mets en marche pour me
venger, suivant mon pouvoir, et déployer un bras armé par la justice
dans une cause sacrée. Allez, sortez de ces lieux en paix, et dites au
dauphin que sa raillerie paraîtra le jeu d'un esprit bien léger et bien
indiscret, lorsqu'elle fera verser plus de larmes qu'elle n'a excité de
sourires.--Conduisez ces députés sous une sûre escorte.--Adieu.
(Les ambassadeurs sortent.)
[Note 4: Terme du jeu de paume.]
[Note 5: Les premiers boulets furent de pierre.]
EXETER.--C'est là vraiment un joyeux message!
LE ROI.--Nous espérons bien en faire rougir l'auteur; ainsi, mes lords,
ne perdons aucun instant qui puisse accélérer notre expédition; car nous
n'avons plus maintenant d'autres pensées que la France, après nos
devoirs envers Dieu qui doivent passer avant nos affaires. Rassemblons
promptement le nombre de troupes nécessaires pour ces guerres, et
méditons sur tous les moyens qui peuvent ajouter, avec une célérité
raisonnable, des plumes à nos ailes; car, j'en atteste Dieu, nous
châtierons le dauphin aux portes de son père; ainsi que chacun s'occupe
des moyens d'entamer promptement cette belle entreprise.
(Tous sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
LE CHOEUR.
Maintenant toute la jeunesse d'Angleterre brûle du feu des combats, et
les parures de soie reposent dans les gardes-robes, les armuriers
prospèrent, et l'honneur est la seule pensée qui règne dans tous les
coeurs. Ils vendent les prés pour acheter un cheval de bataille, et
suivent le miroir de tous les rois chrétiens, des ailes au talon, comme
des Mercures anglais. L'Espérance est assise sur les airs, tenant une
épée dont le fer, depuis la garde jusqu'à la pointe, est caché sous
l'amas de couronnes de toutes grandeurs qui l'entourent; couronnes
d'empereur, de rois et de ducs, promises à Henri et aux braves qui le
suivent. Les Français, que des avis certains ont instruits de ce
redoutable appareil, tremblent et cherchent à détourner par les ruses de
la pâle politique les projets de l'Angleterre. O Angleterre! ton étroite
enceinte est l'emblème de ta grandeur: un petit corps qui renferme un
grand coeur! De combien d'exploits n'enrichirais-tu pas ta gloire, si
tous tes enfants avaient pour leur mère la tendresse et les sentiments
de la nature! Mais vois ta disgrâce! La France a trouvé dans ton sein un
nid de coeurs vides qu'elle remplit de trahisons par ses présents. Elle
a trouvé trois hommes corrompus: l'un, Richard comte de Cambridge; le
second, le lord Henri Scroop de Marsham; le troisième, Thomas Grey,
chevalier de Northumberland; ils ont, pour l'or de la France (ô crime!),
scellé une conspiration avec la France alarmée; et c'est de leurs mains
que ce roi, l'honneur des rois, doit périr (si l'enfer et la trahison
tiennent leurs promesses) à Southampton avant de s'embarquer pour la
France.--Accordez-nous votre patience et pardonnez l'abus du changement
de lieu auquel nous sommes réduits pour resserrer la pièce dans son
cadre.--La somme est payée, les traîtres sont d'accord.--Le roi est
parti de Londres, et la scène est maintenant transportée à Southampton;
c'est à Southampton que le théâtre s'ouvre en ce moment; c'est là qu'il
faut vous asseoir. De ce lieu nous vous ferons passer en France, et nous
vous en ramènerons en charmant les mers pour vous procurer un passage
heureux et calme: car, autant que nous le pourrons, nous tâcherons que
nul de vous n'ait le plus léger malaise pendant tout le spectacle. Mais
jusqu'au moment du départ du roi, c'est à Southampton que nous
transférons la scène.
(Le choeur sort.)
SCÈNE I
Londres; East-Cheap.
_Entrent_ NYM et BARDOLPH.
BARDOLPH.--Ah! je suis charmé de vous rencontrer, caporal Nym.
NYM.--Bonjour, lieutenant Bardolph.
BARDOLPH.--Eh bien, le vieux Pistol et vous, êtes-vous toujours amis?
NYM.--Pour moi, certes, cela m'est bien égal: je ne fais pas grand
bruit; mais quand l'occasion se présentera, on me verra la saisir en
souriant. N'importe, il arrivera ce qui pourra. Non, je n'ose pas me
battre. Mais je ne veux que donner un coup d'oeil, et puis tenir mon fer
devant moi. C'est une simple lame; mais qu'est-ce que cela fait? elle
sera bonne pour le chaud et le froid autant qu'épée d'homme vivant; et
voilà tout le plaisant de la chose.
BARDOLPH.--Je veux vous donner à déjeuner pour vous rapatrier: et nous
irons tous trois en France comme de bons frères. Allons, ainsi soit-il,
caporal Nym?
NYM.--Ma foi, je vivrai tant que j'ai à vivre, voilà ce qu'il y a de
sûr; et quand je ne pourrai plus vivre, je ferai comme je pourrai. Voilà
ce que j'ai à dire là-dessus, et tout finit là.
BARDOLPH.--Ce qu'il y de certain, caporal, c'est qu'il est marié à
Hélène Quickly; et il n'est pas douteux qu'elle vous a manqué
essentiellement; car enfin elle vous avait donné sa foi.
NYM.--Je ne sais pas: il faut bien que les choses arrivent comme elles
doivent arriver. Les gens peuvent dormir quelquefois, et pendant ce
temps-là avoir leur gorge à côté d'eux; et comme on dit les couteaux ont
des tranchants. Il faut laisser aller les choses. Quoique Patience soit
un cheval fatigué, il faudra bien qu'elle laboure; les choses auront
nécessairement une fin: enfin je ne puis rien dire.
(Entrent Pistol et mistriss Quickly.)
BARDOLPH.--Voilà le vieux Pistol, et sa femme qui viennent. Mon cher
caporal, soyez patient.--Eh bien! comment vous va, mon hôte Pistol?
PISTOL.--Maraud, je crois que tu m'appelles ton hôte? je jure par cette
main que j'en déteste le titre; aussi mon Hélène ne tiendra plus
d'auberge.
QUICKLY.--Non, sur ma foi, je ne tiendrai pas encore longtemps; car nous
n'oserions prendre en pension une douzaine de femmes honnêtes, vivant
honnêtement avec la pointe de leurs aiguilles, sans que les gens
s'imaginassent aussitôt qu'on tient un lieu suspect.--Oh! par Notre-Dame
(_apercevant Nym, qui tire l'épée_), qu'il ne dégaine pas! Ou nous
allons voir un adultère et un meurtre prémédités.
BARDOLPH.--Bon lieutenant... bon caporal... n'offrez pas ce spectacle.
NYM.--Bah!
PISTOL.--Nargue pour toi, chien d'Islande, roquet d'Islande aux longues
oreilles.
QUICKLY.--Mon bon caporal Nym, fais voir ta valeur, et rengaine ton
épée.
NYM.--Veux-tu que nous allions à l'écart? je voudrais t'avoir _solus_.
(Rengainant son épée.)
PISTOL.--_Solus[6]!_ maudit chien! basse vipère, je te renvoie le
_solus_ sur ta face, dans les dents, dans ton gosier, dans tes maudits
poumons, ta mâchoire, et ta sale bouche, ce qui est pire encore; je te
reporte ton _solus_, jusque dans tes entrailles; car je puis prendre
feu, ma mèche est allumée[7], et l'explosion s'ensuivra.
NYM.--Je ne suis pas Barbason[8]: vous ne pouvez me conjurer.--Il me
prend une envie de vous assommer passablement bien. Si vous commencez
une fois à me parler salement, Pistol, vous pouvez compter que je vous
frotterai avec ma rapière, pour parler net, comme je le sais faire.
Tenez, si vous voulez seulement venir à quatre pas, je vous
chatouillerai les intestins de la belle manière, comme je le sais faire;
et voilà le plaisant de la chose!
[Note 6: Il se fâche du mot _solus_ qu'il ne comprend pas, et auquel il
attache un sens déshonorant.]
[Note 7: On ne doit pas oublier que Pistol veut dire pistolet, et
l'imperfection de cette arme dans ce temps-là.]
[Note 8: Ce mot est également employé dans les _Joyeuses Bourgeoises de
Windsor_.]
PISTOL.--Oh! vil fanfaron et furibond maudit! ton tombeau bâille, et la
mort s'avance sur toi: rends l'âme.
(Ils tirent tous deux l'épée.)
BARDOLPH, _en les séparant_.--Écoutez, écoutez-moi un peu auparavant.
Celui de vous qui donnera le premier coup peut compter que je lui
passerai mon épée au travers du corps jusqu'à la garde; et je le ferai,
foi de soldat.
PISTOL.--Voilà un serment bien redoutable! Ce grand feu
s'abattra.--Donne-moi ton poing, entends-tu? Donne-moi ta patte de
devant, te dis-je. Ma foi, j'admire ton courage.
NYM.--Tiens, pour te parler clair et net, je te couperai la gorge un de
ces jours, et voilà le plaisant de la chose! PISTOL.--Couper la gorge?
Dis-tu! Je t'en défie mille fois, mâtin de Crète. Crois-tu t'emparer de
ma femme? Oh, non! va-t'en au tonneau de l'infamie retirer ton gibier
d'hôpital de la famille de Cresside qu'on appelle Doll-tear-Sheet; et
épouse-la. Pour moi, j'ai et j'aurai ma chère _quondam_ Quickly pour
femme, et _pauca_, voilà tout.
(Arrive le petit page de Falstaff.)
LE PAGE.--Mon cher hôte Pistol, accourez donc bien vite chez mon maître,
et vous aussi, l'hôtesse, il est bien mal et au lit. Toi, mon bon
Bardolph, viens fourrer ta figure entre ses draps, pour lui servir de
bassinoire. Sur ma foi, il est bien malade.
BARDOLPH.--Veux-tu courir, petit coquin!
QUICKLY.--Par ma foi, je ne lui donne pas beaucoup de jours encore,
avant qu'il aille apprêter un splendide repas aux corbeaux. Le roi l'a
frappé au coeur. Oh, ça! mon mari, ne tarde pas à me suivre.
(Quickly sort avec le page.)
BARDOLPH.--Allons, vous raccommoderai-je à présent tous les deux? Tenez,
il faut que nous allions voir la France tous ensemble. Pourquoi diable
avoir des couteaux pour se couper la gorge les uns aux autres?
PISTOL.--Laissons d'abord les eaux se déborder, et les diables hurler
après leur pâture.
NYM.--Vous me payerez les huit schellings que je vous ai gagnés l'autre
jour à un pari?
PISTOL.--Fi! il n'y a que la canaille qui paye.
NYM.--Oh! pour cela, je ne le passerai pas, par exemple; et voilà le
plaisant de la chose!
PISTOL.--Il faudra voir qui des deux est le plus brave. Allons, tire à
fond.
BARDOLPH.--Par l'épée que je tiens, celui qui porte la première botte,
je le tue: oui, par cette épée, je le ferai comme je le dis.
PISTOL.--Diable! l'épée vaut un serment, et les serments doivent être
respectés.
BARDOLPH.--Caporal Nym, veux-tu te réconcilier, être bons amis, ou ne le
veux-tu pas? Eh bien, soyez donc ennemis avec moi aussi.--Je t'en prie,
mon ami, rengaine.
NYM.--Je veux avoir mes huit schellings que j'ai gagnés à un pari.
PISTOL.--Eh bien, je te donnerai un _noble_[9] comptant, et je te
payerai encore à boire: l'amitié et la fraternité régneront dorénavant
entre nous: je vivrai par Nym, et Nym vivra par moi. Cela n'est-il pas
juste? Car je serai vivandier dans le camp, et nos profits croîtront.
Donne-moi ta main.
[Note 9: _Noble_, _noble à carat_, monnaie d'or anglaise qui valait 6
schellings huit pence.]
NYM.--Moi, je veux mon _noble_.
PISTOL.--Tu l'auras comptant.
NYM.--Allons donc, soit: et voilà le plaisant de la chose!
(Entre mistriss Quickly.)
QUICKLY.--Aussi vrai comme ce sont des femmes qui vous ont mis au
monde... Oh! accourez bien vite chez sir John: ah! le pauvre coeur! Il a
été si bien secoué d'une fièvre tierce quotidienne, qu'il fait pitié à
voir. Mes chers bons amis, venez donc chez lui.
NYM.--Le roi a fait tomber sur lui la mauvaise humeur; voilà le vrai de
l'histoire!
PISTOL.--Nym, tu as dit la vérité; il a le coeur fracturé et
_corroboré_.
NYM.--Le roi est un bon roi; enfin, on en dira ce qu'on voudra, il a ses
humeurs aussi.
PISTOL.--Allons consoler le pauvre baron; car, parbleu! nous n'avons pas
envie de mourir, mes agneaux.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Southampton.--Chambre du conseil.
EXETER, BEDFORD et WESTMORELAND.
BEDFORD.--J'en atteste Dieu; le roi est bien hardi de se confier à ces
traîtres.
EXETER.--Ils ne tarderont pas à être arrêtés.
WESTMORELAND.--Quelle douceur et quel calme ils affectent! On dirait que
la fidélité repose dans leurs coeurs, entre l'obéissance et la parfaite
loyauté.
BEDFORD.--Le roi est instruit de tous leurs complots par des avis
interceptés, ce dont ils ne se doutent guère.
EXETER.--Quoi! l'homme qui était son camarade de lit[10], qu'il avait
enrichi et comblé de faveurs dignes des princes, a-t-il pu ainsi, pour
une bourse d'or étranger, vendre la vie de son souverain à la trahison
et à la mort!
[Note 10: Le lord Scroop était tellement en faveur auprès du roi, que
celui-ci l'admettait quelquefois à partager son lit, dit Hollinshed. Ce
titre familier de _bedfellow_ se retrouve dans une lettre du sixième
comte de Northumberland à son bien-aimé cousin Th. Arundel, qui commence
ainsi: «Mon cher camarade de lit,» etc.]
(On entend les trompettes.)
(Entrent le roi, Scroop, Cambridge, Grey, et suite.)
LE ROI.--Maintenant les vents sont favorables, et nous allons nous
embarquer.--Milord de Cambridge, et vous, mon cher lord de Marsham, et
vous, brave chevalier, faites-moi part de vos pensées. N'espérez-vous
pas que l'armée qui nous suit sur nos vaisseaux s'ouvrira un passage au
travers de la France, et exécutera l'entreprise pour laquelle nous
l'avons rassemblée?
SCROOP.--Rien n'est plus sûr, mon souverain, si chacun fait son devoir.
LE ROI.--Je n'en doute point: nous sommes bien persuadés que nous
n'emmenons pas de cette île un coeur qui ne soit de la plus parfaite
intelligence avec le nôtre, et que nous n'en laissons pas un seul
derrière nous qui ne fasse des voeux pour que le succès et la conquête
suivent nos pas.
CAMBRIDGE.--Jamais monarque ne fut plus aimé et plus redouté que ne
l'est Votre Majesté, et je ne crois pas qu'il y ait un sujet dont le
coeur soit chagrin et mécontent, sous l'ombre propice de votre
gouvernement.
GREY.--C'est vrai, ceux-là même qui furent les ennemis de votre père ont
changé leur fiel en miel; ils vous servent avec des coeurs remplis de
soumission et de zèle.
LE ROI.--Nous avons donc de grands motifs de reconnaissance, et nous
oublierons l'usage de cette main avant d'oublier de récompenser le
mérite et les services, suivant leur étendue et leur importance.
SCROOP.--C'est le moyen de prêter au zèle des muscles d'acier, et le
travail se réparera avec l'espérance de vous rendre des services
continuels.
LE ROI.--Nous n'attendons pas moins.--Mon oncle Exeter, faites élargir
cet homme emprisonné d'hier, qui déclamait contre nous. Nous croyons que
c'était l'excès du vin qui le poussait à cette licence; à présent que
ses sens refroidis l'ont rendu plus calme, nous lui pardonnons.
SCROOP.--C'est un acte de clémence; mais c'est aussi un excès de
sécurité. Qu'il soit puni, mon souverain; il est à craindre que votre
indulgence et l'exemple de son impunité n'enfantent que des coupables.
LE ROI.--Ah! laissez-nous exercer la clémence.
CAMBRIDGE.--Votre Majesté peut l'exercer, et cependant punir aussi.
GREY.--Prince, ce sera montrer encore une assez grande clémence, si vous
lui faites don de la vie, après lui avoir fait subir un sévère
châtiment.
LE ROI.--Ah! c'est votre excès de zèle et d'attachement pour moi qui
vous porte à presser le supplice de ce malheureux. Eh! si l'on ne ferme
pas les yeux sur des fautes légères, produites par l'ivresse, de quel
oeil faudra-t-il regarder des crimes capitaux, conçus, médités et
arrêtés dans le coeur, lorsqu'ils paraîtront devant nous?--Nous voulons
qu'on élargisse cet homme, quoique Cambridge, Scroop et Grey..., dans
leur tendre zèle et leur inquiète sollicitude pour la conservation de
notre personne, désirent sa punition.--Passons maintenant à notre
expédition de France.--Qui sont ceux qui doivent recevoir de nous une
commission?
CAMBRIDGE.--Moi, milord. Votre Majesté m'a enjoint de la demander
aujourd'hui.
SCROOP.--Vous m'avez enjoint la même chose, mon souverain.
GREY.--Et à moi aussi, mon digne souverain.
LE ROI.--Tenez, Richard, comte de Cambridge, voilà votre
commission.--Voici la vôtre, lord Scroop de Marsham.--Et vous, chevalier
Grey de Northumberland, recevez aussi la vôtre. (_Il leur donne à chacun
un écrit contenant l'exposé de leur crime._) Lisez-la, et apprenez que
je connais tout votre mérite.--Mon oncle Exeter, nous nous embarquerons
cette nuit.--Quoi! qu'avez-vous donc, milords? Que voyez-vous dans ces
écrits qui puisse vous faire ainsi changer de couleur?--Ciel! quel
trouble se peint sur leurs visages! Leurs joues sont de la couleur du
papier. Eh bien! que lisez-vous donc qui vous fait ainsi trembler et
chasse la couleur de vos joues?
CAMBRIDGE.--Je confesse mon crime, et je me livre à la merci de Votre
Majesté.
GREY ET SCROOP, _ensemble_.--C'est à votre clémence que nous avons
recours.
LE ROI.--La clémence vivait dans mon coeur, mais vos conseils l'ont
étouffée, l'ont assassinée: c'est une honte à vous d'oser parler de
clémence! Vos propres arguments se tournent contre vous comme un dogue
furieux contre de son maître, pour le déchirer.--Voyez-vous, mes
princes, et vous, mes nobles pairs, ces monstres anglais? Le lord
Cambridge, que voilà... vous savez combien mon amitié était empressée à
le combler de tous les dons qui pouvaient l'honorer; eh bien, cet homme,
pour quelques viles couronnes, a lâchement comploté, a juré aux agents
clandestins de la France, de nous assassiner ici même à Hampton: et ce
chevalier..., qui ne devait pas moins que Cambridge à mes bontés, a fait
le même serment.--Mais que te dirai-je à toi, lord Scroop? Toi, cruelle,
ingrate, sauvage et inhumaine créature! toi, qui tenais la clef de mes
conseils les plus secrets; toi, qui connaissais le fond de mon coeur;
toi, qui aurais pu monnayer en or ma propre personne, si tu avais
entrepris de m'employer pour cet usage dans ton intérêt, est-il possible
qu'un vil salaire de l'étranger ait tiré de ton sein une étincelle de
trahison seulement assez pour offenser mon petit doigt? Ta conduite est
si étrange pour moi, que, malgré l'évidence de ton crime, aussi claire
que l'est la différence du blanc et du noir, mon oeil a peine encore à
se persuader qu'il le voit. La trahison et le meurtre se tiennent
toujours ensemble, comme deux démons dévoués l'un à l'autre, attachés au
même joug, et travaillant si bassement à un résultat naturel qu'on n'en
éprouve point d'étonnement: mais toi, tu excites la surprise en offrant
la trahison et le meurtre unis en toi contre nature! Quel que soit le
démon artificieux qui ait fait naître en toi cette monstruosité, il doit
avoir enlevé tous les suffrages de l'enfer. Les autres démons qui
suggèrent des trahisons ne sont que des manoeuvres grossiers et
subalternes, qui ne travaillent en damnation qu'à l'aide de prétextes,
de faux-semblants de vertu; mais celui qui a si bien manié ton âme n'a
fait que te commander la révolte, sans te donner d'autre motif pour
t'engager à la trahison que l'honneur de te revêtir du nom de traître.
Ce démon qui t'a suborné pourrait parcourir fièrement l'univers, et
rentrant dans le fond du Tartare, dire aux légions infernales: «Non,
jamais je ne pourrai gagner une âme aussi facilement que j'ai gagné
celle de cet Anglais.»--Oh! de quels soupçons tu as empoisonné la
douceur de la confiance! Est-il des hommes qui paraissent attachés à
leur devoir? tu le paraissais aussi. Sont-ils graves et savants? tu le
paraissais aussi. Sont-ils sortis d'une famille illustre? tu le
paraissais aussi. Sont-ils sobres dans leur vie, exempts des passions
grossières, de la folle joie, de la colère, montrant une âme constante,
que ne domine jamais la fougue du sang, toujours décents et modestes,
accomplis en tout point, ne se déterminant jamais sur le seul témoignage
des yeux, sans qu'il fût confirmé par celui des oreilles, et ne se fiant
à tous deux qu'après l'examen d'un jugement épuré? tu semblais aussi
parfaitement doué. Aussi ta chute laisse-t-elle une sorte de tache, qui
s'étend sur l'homme le plus parfait, et le ternit de quelque soupçon. Je
pleurerai sur toi; car il me semble que cette trahison est comme une
seconde chute de l'homme.--(_À Exeter._) Leurs crimes sont manifestes:
arrêtez-les, pour qu'ils en répondent aux lois: et que Dieu veuille les
absoudre de la peine due à leurs complots!
EXETER.--Je t'arrête pour crime de haute trahison, sous le nom de
Richard, comte de Cambridge.
Je t'arrête pour crime de haute trahison, sous le nom de Henri, lord
Scroop de Marsham.
Je t'arrête pour crime de haute trahison, sous le nom de Thomas Grey,
chevalier de Northumberland.
SCROOP.--C'est avec justice que Dieu a dévoilé nos desseins. Je suis
moins affligé de ma mort que de ma faute, et je conjure Votre Majesté de
me la pardonner encore, quoique je la paye de ma vie.
CAMBRIDGE.--Pour moi.... ce n'est pas l'or de la France qui m'a séduit,
quoique je l'aie accepté comme un motif apparent, pour hâter l'exécution
de mes desseins: mais je rends grâces au ciel qui les a prévenus, et
c'est pour moi un sentiment de joie sincère, qui me consolera au milieu
même de mon supplice. Je prie Dieu et vous, mon roi, de me pardonner.
GREY.--Jamais sujet fidèle ne vit avec plus d'allégresse la découverte
d'une trahison dangereuse, que je n'en ressens moi-même en cet instant,
en me voyant préservé d'un attentat exécrable. Mon souverain,
pardonnez-moi ma faute[11] sans épargner ma vie.
[Note 11: Un des conspirateurs contre la reine Élisabeth finit la lettre
qu'il lui adressa par ces mots: _A culpâ, sed non a poenâ absolve me, my
dear lady._]
LE ROI.--Que Dieu vous pardonne dans sa miséricorde! Écoutez votre
arrêt. Vous avez conspiré contre notre royale personne, vous vous êtes
ligués avec un ennemi déclaré, et vous avez reçu l'or de ses coffres
pour salaire de notre mort; et par ce crime, vous consentiez à vendre
votre roi au meurtre, ses princes et ses pairs à la servitude, ses
sujets à l'oppression et au mépris, et tout son royaume à la
dévastation. Quant à notre personne nous ne demandons point de
vengeance, mais c'est un devoir pour nous de songer à la sûreté de notre
royaume, dont vous avez tous trois cherché la ruine, et nous sommes
forcé de vous livrer à ses lois. Sortez de ces lieux, coupables et
malheureuses victimes, et allez à la mort. Dieu veuille, dans sa
clémence, vous accorder la force d'en subir l'amertume avec patience, et
le repentir sincère de votre énorme forfait! Qu'on les emmène. (_On les
entraîne_.) Maintenant, lords, en France! Cette entreprise vous promet,
comme à nous, une gloire éclatante. Nous ne doutons plus de l'heureux
succès de cette guerre. Puisque Dieu a daigné, dans sa bonté, mettre en
lumière cette fatale trahison, qui s'était cachée sur notre route, pour
nous arrêter à l'entrée de notre carrière, nous devons croire à présent
que tous les obstacles s'aplaniront devant nous. Ainsi en avant chers
compatriotes: remettons nos forces entre les mains du Tout-Puissant, et
ne différons plus l'expédition. Allons gaiement à bord: que les
étendards de la guerre se déploient et s'avancent. Plus de roi
d'Angleterre, s'il n'est pas aussi roi de France!