William Shakespear

Henri VI (1/3)
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SCÈNE II

En France.--Devant Rouen.

_Entrent_ LA PUCELLE DÉGUISÉE ET DES SOLDATS _vêtus en paysans, portant
des sacs sur le dos_.


LA PUCELLE.--Voici les portes de la ville, les portes de Rouen, dont il
faut que notre adresse nous ouvre l'entrée. Soyez sur vos gardes, faites
bien attention à vos paroles; parlez comme des paysans de la campagne,
qui viennent au marché vendre leur blé. Si nous parvenons à entrer,
comme j'en ai l'espérance, et que nous ne trouvions qu'une garde faible
et négligente, d'un signal j'avertirai nos amis, afin que le dauphin
Charles vienne attaquer les Anglais.

UN SOLDAT.--Les sacs que nous portons préparent le sac de la ville, et
nous serons bientôt maîtres et seigneurs de Rouen. Allons, frappons aux
portes.

(Ils frappent.)

LA SENTINELLE.--Qui va là?

LA PUCELLE.--Paysans, pauvres gens de France; de pauvres fermiers qui
viennent vendre leur blé.

LA SENTINELLE.--Entrez, entrez; la cloche du marché a déjà sonné.

(Elle ouvre les portes.)

LA PUCELLE.--C'est maintenant, ô Rouen, que je renverserai tes remparts
jusque dans leurs fondements!

(Ils entrent dans la ville.)

(Entrent Charles, le Bâtard d'Orléans, Alençon et des troupes.)

CHARLES.--Que saint Denis favorise cet heureux stratagème! et nous
dormirons encore une fois en sûreté dans Rouen.

LE BATARD.--Voici par où sont entrées la Pucelle et sa troupe. A présent
qu'elle est dans la ville, comment nous indiquera-t-elle le passage le
plus facile et le plus sûr?

ALENÇON.--En plaçant, à cette tour, une torche allumée: à l'endroit où
nous la verrons paraître, ce signal nous annoncera qu'il n'est point de
passage plus facile que celui par où la Pucelle s'est introduite.

(La Pucelle paraît sur le haut d'une tour, tenant une torche allumée.)

LA PUCELLE.--Regardez; voici l'heureux flambeau d'union qui va réunir
Rouen à ses compatriotes: mais il brille d'un éclat fatal aux gens de
Talbot.

LE BATARD.--Voyez, noble Charles, le phare de notre amie. La torche
enflammée est plantée là-bas sur cette petite tour.

CHARLES.--Qu'elle brille comme une comète vengeresse et présage la ruine
de nos ennemis!

ALENÇON.--Ne perdons pas de temps; les délais finissent mal: entrons à
l'instant, en criant: _Vive le dauphin!_ et égorgeons les sentinelles.

(Ils entrent.)

(Alarme. Arrive Talbot suivi de quelques Anglais.)

TALBOT.--France, tes larmes expieront cette trahison, si Talbot survit à
cette perfidie. C'est la Pucelle, cette sorcière, cette infernale
magicienne, qui a ourdi cette trame diabolique et nous a surpris; à
grand'peine avons-nous échappé au malheur de servir d'ornement à
l'orgueil de la France.

(Une alarme. Sortie, escarmouche. Entrent Bedford, transporté mourant
sur un siége hors de la ville, Talbot, le duc de Bourgogne et les
troupes anglaises. La Pucelle, Charles, le Bâtard, Alençon et autres
paraissent sur les remparts.)

LA PUCELLE.--Salut, mes braves: avez-vous besoin de blé pour faire du
pain? Je crois que le duc de Bourgogne jeûnera quelque temps avant d'en
racheter une seconde fois à pareil prix: il était plein d'ivraie. En
aimez-vous le goût?

LE DUC DE BOURGOGNE.--Raille, raille, vil démon, courtisane effrontée.
Je me flatte qu'avant peu nous t'étoufferons avec ton blé, et que nous
te ferons maudire la moisson que tu viens de faire.

CHARLES.--Votre Altesse pourrait bien mourir de faim avant ce moment-là.

BEDFORD.--Oh! que des actions et non des paroles nous vengent de cette
trahison!

LA PUCELLE.--Hé! que ferez-vous, pauvre vieillard à la barbe grise?
Prétendez-vous rompre une lance et porter un coup mortel, assis et
défaillant sur votre chaise?

TALBOT.--Odieux démon de France, sorcière dévouée à l'opprobre, qui te
fais suivre sans pudeur de tes lascifs galants, te convient-il
d'insulter son honorable vieillesse et de braver lâchement un homme à
demi mort? Ma belle, je veux faire assaut avec toi, ou que Talbot
périsse dans l'ignominie.

LA PUCELLE.--Vous êtes bien vif, seigneur.--Mais nous, restons en paix;
si Talbot commence à tonner, la pluie suivra bientôt. (_Talbot et les
autres Anglais délibèrent ensemble._) Que Dieu préside à votre
parlement! Qui de vous sera l'orateur?

TALBOT.--Oseras-tu sortir et venir nous joindre en plaine?

LA PUCELLE.--En vérité, Votre Seigneurie nous prend donc pour des
insensés, en nous proposant de remettre en question si ce qui nous
appartient est à nous?

TALBOT.--Ce n'est point à cette moqueuse Hécate que je parle; c'est à
toi, Alençon, et aux autres chevaliers. Voulez-vous venir et combattre
en soldats?

ALENÇON.--Non, seigneur.

TALBOT.--Au diable avec ton seigneur!--Vils muletiers de France! Ils se
tiennent sur les murailles comme d'ignobles paysans, et n'osent prendre
les armes en gentilshommes.

LA PUCELLE, _à Alençon et autres seigneurs_.--Capitaines, quittons ces
remparts: le regard de Talbot ne nous annonce rien de bon. Que Dieu soit
avec vous, milord! Nous étions venus simplement pour vous dire que nous
étions ici.

(La Pucelle et les Français descendent des remparts.)

TALBOT.--Et nous y serons aussi avant peu, ou que l'ignominie devienne
la gloire de Talbot. Jure, duc de Bourgogne, par l'honneur de ta maison
offensée des outrages publics que te fait souffrir la France; jure de
reprendre la ville ou de périr: et moi, aussi sûr que Henri d'Angleterre
respire, que son père est entré ici en conquérant, et que le grand coeur
de Richard Coeur de Lion est enseveli dans cette ville que la trahison
vient de nous enlever, je jure de la reprendre ou de mourir.

LE DUC DE BOURGOGNE.--J'associe mon voeu au tien.

TALBOT.--Mais, avant de partir, prenons soin de ce héros mourant, du
vaillant duc de Bedford.--(_A Bedford._) Venez, milord; nous allons vous
placer dans un lieu plus sûr, et plus favorable pour votre état
languissant et votre grand âge.

BEDFORD.--Lord Talbot, ne me déshonore pas à ce point. Je veux rester
ici, assis devant les murs de Rouen; et partager encore vos succès ou
vos revers.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Courageux Bedford, laissez-vous persuader.

BEDFORD.--Non, je ne quitterai point ce lieu; je me souviens d'avoir lu
que jadis l'intrépide Pendragon, mourant, se fit porter dans sa litière
au champ de bataille, et vainquit ses ennemis. Il me semble que d'ici je
ranimerai encore les coeurs de nos soldats: je les ai toujours trouvés
tels que j'étais moi-même.

TALBOT.--O courage invincible dans un corps mourant! Eh bien, soit: que
le Ciel garde en sûreté le vieux Bedford! et nous, maintenant, brave duc
de Bourgogne, nous n'avons plus qu'à rassembler les troupes qui sont
sous notre main, et à fondre sur notre insolent ennemi.

(Ils sortent.)

(Alarme. Sorties, escarmouche. Entrent sir Jean Fastolffe et un
capitaine.)

LE CAPITAINE.--Où va sir Jean Fastolffe, à pas si précipités?

FASTOLFFE.--Où je vais? me sauver en fuyant[14]. Nous avons bien l'air
d'être mis en déroute une seconde fois.

[Note 14: Sir Jean Fastolffe, capitaine anglais, se conduisit en
effet lâchement dans les guerres de France, et fut tué en 1429, à la
bataille de Patay. Il y a lieu de croire que c'est la lâcheté, devenue
proverbiale, de sir Jean Fastolffe qui a donné à Shakspeare l'idée
d'appeler Falstaff le compagnon des débauches du prince Henri, lorsqu'il
renonça à mettre ce rôle sous le nom de sir John Oldcastle.]

LE CAPITAINE.--Quoi, vous fuyez? Vous abandonneriez lord Talbot?

FASTOLFFE.--Tous les Talbot de l'univers, pour sauver ma vie.

(Il sort.)

LE CAPITAINE.--Lâche chevalier, que le malheur te suive!

(Il sort.)

(Retraite, escarmouches. Entrent, au sortir de la ville, la Pucelle,
Charles, Alençon et autres qui fuient.)

BEDFORD.--A présent, mon âme, pars en paix, quand il plaira au Ciel!
j'ai vu la déroute de nos ennemis. Qu'est-ce que la force et la
confiance de l'homme insensé? Ceux qui tout à l'heure nous insultaient
de leurs railleries sont trop heureux en ce moment de sauver leur vie
par la fuite.

(Il expire et on l'emporte.)

(Alarme. Entrent Talbot, le duc de Bourgogne et autres.)

TALBOT.--Perdue et reprise en un jour! C'est un double honneur, duc de
Bourgogne! Mais que le Ciel ait toute la gloire de cette victoire.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Brave Talbot, le duc de Bourgogne t'ouvre un
sanctuaire dans son coeur, et y grave tes nobles exploits en monument de
ta valeur.

TALBOT.--Duc, je te rends grâces.--Mais où est la Pucelle maintenant? Je
pense que son démon familier est endormi. Où sont maintenant les
bravades du Bâtard, et les railleries de Charles? Quoi, tous évanouis!
Rouen est dans le deuil, et gémit d'avoir perdu de si braves hôtes!--A
présent mettons quelque ordre dans la ville, en y plaçant des officiers
expérimentés, et allons ensuite à Paris, rejoindre le roi: car le jeune
Henri y est avec sa cour.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Tout ce que veut le lord Talbot plaît au duc de
Bourgogne.

TALBOT.--Mais, avant de partir, n'oublions pas le noble duc de Bedford,
qui vient de mourir: assistons à ses obsèques dans la ville. Jamais plus
brave guerrier ne tint sa lance en arrêt; jamais caractère plus aimable
ne gouverna une cour. Mais les rois et les plus fiers potentats doivent
mourir. C'est le terme des misères humaines.

(Ils sortent.)




SCÈNE III

_Entrent_ CHARLES, LE BATARD, ALENÇON, LA PUCELLE _et des troupes_.


LA PUCELLE.--Princes, ne vous découragez pas pour un revers, et ne
gémissez plus de voir Rouen retomber aux mains de l'ennemi. Le chagrin
n'est point un remède, mais bien plutôt un corrosif pour des maux
auxquels il n'y a point de remède. Laissez le frénétique Talbot
triompher un moment, et, comme un paon, étaler fièrement sa queue: nous
lui arracherons ses brillantes plumes, et tout son orgueilleux appareil,
si vous voulez vous laisser conduire par mes avis.

CHARLES.--C'est vous qui nous avez guidés jusqu'ici, et nous nous sommes
confiés en votre habileté: un échec inattendu n'éveillera pas notre
défiance.

LE BATARD.--Cherchez dans votre génie quelque ressource heureuse, et
nous publierons votre renommée dans l'univers.

ALENÇON.--Nous placerons ta statue dans quelque lieu sacré, et nous t'y
révérerons comme une sainte. Agis donc, admirable vierge, et travaille à
notre succès.

LA PUCELLE.--Eh bien, voici ce que Jeanne propose. Par un discours
insinuant et de douces paroles, nous captiverons le duc de Bourgogne, et
le déterminerons à quitter Talbot pour nous suivre.

CHARLES.--Ah! chère Jeanne, si nous pouvions gagner cela, la France ne
serait plus remplie des guerriers de Henri: cette nation ne serait plus
si fière avec nous, et nous l'extirperions de nos provinces.

ALENÇON.--L'Anglais serait pour jamais chassé de la France, et n'y
conserverait pas le titre d'un seul comté.

LA PUCELLE.--Vos seigneurs seront témoins de la manière dont je vais m'y
prendre pour parvenir au but que vous désirez. (_On entend battre le
tambour_.) Écoutez; au son de ces tambours vous pouvez reconnaître que
l'armée anglaise marche vers Paris. (_Une marche anglaise. Entrent et
passent à distance Talbot et ses troupes_.) Voilà Talbot qui s'avance,
enseignes déployées, et suivi de toutes les troupes anglaises. (_Une
marche française. Entrent le duc de Bourgogne et ses troupes_.) Ensuite
viennent à l'arrière-garde le duc et sa troupe. La fortune nous seconde
en le faisant rester ainsi, en arrière. Faites demander un pourparler;
nous entrerons en conférence avec lui.

(On sonne pour demander un pourparler.)

CHARLES.--Un pourparler avec le duc de Bourgogne.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Qui demande une conférence avec le duc de
Bourgogne?

LA PUCELLE.--Le prince Charles de France, ton compatriote.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Eh bien, Charles, que me veux-tu? je suis pressé
de partir d'ici.

CHARLES.--Parle, Jeanne, et charme-le par tes paroles.

LA PUCELLE.--Brave duc de Bourgogne, infaillible espoir de la France,
arrête et permets à ton humble servante de t'entretenir un moment.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Parle; mais pas de longueurs.

LA PUCELLE.--Contemple ton pays, contemple la fertile France; vois ses
villes et ses cités défigurées par les ravages destructeurs d'un ennemi
cruel; ainsi qu'une mère contemple son jeune enfant au berceau, dont la
mort va fermer les yeux, vois, vois les maux qui consument la France.
Vois les plaies, les plaies barbares dont ta main dénaturée a déchiré
son malheureux sein; ah! détourne contre d'autres victimes le fer de ton
épée; frappe ceux qui blessent, et ne blesse pas ceux qui secourent. Une
seule goutte de sang tirée du sein de ta patrie devrait te causer plus
de douleur que des flots d'un sang étranger. Efface donc par tes larmes
les taches sanglantes qui couvrent le corps de ta malheureuse patrie.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Il faut qu'elle m'ait ensorcelé par ses paroles,
ou que la nature m'inspire cet attendrissement soudain!

LA PUCELLE.--Toute la France et ses enfants poussent sur toi des cris de
surprise, et commencent à douter de ta naissance et de ta légitimité....
A quel peuple t'es-tu associé? A une nation hautaine, qui ne te sera
fidèle que selon son intérêt. Quand Talbot aura mis le pied en France,
et aura fait de toi un instrument de calamités, dis, quel autre que
Henri d'Angleterre sera le souverain? et toi, tu seras rejeté comme un
proscrit. Rappelle à ta mémoire.... et que ceci serve à te
convaincre:--le duc d'Orléans n'était-il pas ton ennemi? et n'était-il
pas prisonnier en Angleterre? mais dès qu'ils ont su qu'il était ton
ennemi, ils lui ont rendu sa liberté sans rançon, au mépris des intérêts
du duc de Bourgogne et de tous ses amis. Vois donc, tu combats contre
tes compatriotes, et tu t'es lié avec ceux qui sont prêts à devenir tes
assassins. Allons, reviens, reviens, prince égaré; Charles et toute la
France sont prêts à te recevoir dans leurs bras.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Je suis vaincu; ses victorieuses paroles m'ont
bombardé comme le canon bat les remparts d'une ville; et je me sens prêt
à fléchir les genoux.--Pardonne, ô ma patrie; pardonnez, mes chers
compatriotes; et vous, princes, acceptez ce cordial et sincère
embrassement. Mes forces et mes soldats sont à vous; adieu, Talbot; je
ne me fierai plus à toi.

LA PUCELLE.--Je reconnais là un Français: change encore une fois pour
revenir vers nous.

CHARLES.--Sois le bienvenu, brave duc; ton amitié renouvelle nos forces.

LE BATARD.--Elle ramène un nouveau courage dans notre sein.

ALENÇON.--La Pucelle a rempli admirablement son rôle: elle mérite une
couronne d'or.

CHARLES.--Allons, seigneurs, marchons; joignons nos troupes, et
cherchons tous les moyens de nuire à notre ennemi.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

Paris.--Un appartement du palais.

_Entrent_ LE ROI HENRI, GLOCESTER, WINCHESTER, YORK, SUFFOLK, SOMERSET,
WARWICK, EXETER, TALBOT, _suivi de quelques officiers, leur adresse ces
paroles_.


TALBOT.--Mon auguste prince, et vous, illustres pairs! ayant appris
votre arrivée dans ce royaume, j'ai suspendu quelque temps mes combats
pour venir rendre hommage à mon souverain. Ce bras qui a remis sous
votre obéissance cinquante forteresses, douze villes et sept places
fortes, outre cinq cents prisonniers de marque, laisse tomber son épée
aux pieds de Votre Majesté; et, avec la soumission d'un coeur loyal, il
renvoie toute la gloire de ses conquêtes d'abord à son Dieu, et ensuite
à Votre Majesté.

LE ROI.--Est-ce là lord Talbot, mon oncle Glocester, ce guerrier qui
depuis si longtemps combat en France?

GLOCESTER.--Oui, mon souverain, c'est lui-même.

LE ROI.--Soyez le bienvenu, brave capitaine, victorieux Talbot. Lorsque
j'étais jeune, et je ne suis pas vieux encore, je me rappelle que mon
père me disait que jamais plus intrépide chevalier n'avait manié l'épée.
Depuis longtemps nous étions instruits de votre loyauté, de vos fidèles
services, de vos travaux guerriers, et cependant vous n'avez jamais
connu les récompenses de votre souverain; vous n'avez pas même reçu ses
remerciements: car, avant ce jour, je n'avais jamais vu vos traits.
Levez-vous, et pour tous ces illustres services nous vous créons ici
comte de Shrewsbury; vous prendrez votre rang à notre couronnement.

(Sortent le roi, Glocester, Talbot et autres seigneurs.)

VERNON.--Maintenant, seigneur, vous qui étiez si fougueux sur mer et qui
avez insulté les couleurs que je porte en l'honneur de mon noble lord
York, osez-vous ici soutenir les paroles que vous avez dites?

BASSET.--Oui, je l'ose, comme vous osez soutenir les jalouses inventions
de votre langue insolente contre mon noble lord, le duc de Somerset.

VERNON.--Drôle, j'honore ton lord pour ce qu'il est.

BASSET.--Et qu'est-il? Il vaut autant qu'York.

VERNON.--Lui? non. Et en preuve reçois ceci.

(Il le frappe.)

BASSET.--Lâche, tu sais trop que la loi des armes est que quiconque tire
son épée dans le palais du roi est sur-le-champ condamné à mort; sans
cela cette attaque te coûterait le plus pur de ton sang; mais je vais
m'adresser à Sa Majesté, et lui demander la liberté de me venger de cet
affront; et alors tu verras si je sais te joindre et t'en punir.

VERNON.--Allons, homme sans foi; j'y serai aussitôt que toi; et après tu
me rencontreras plus tôt que tu ne voudras.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                            ACTE QUATRIÈME




SCÈNE I

Paris.--Une salle d'apparat.

LE ROI HENRI, GLOCESTER, WINCHESTER, YORK, SUFFOLK, SOMERSET, WARWICK,
TALBOT, EXETER, LE GOUVERNEUR _de Paris et autres_.


GLOCESTER.--Lord évêque, placez la couronne sur sa tête.

WINCHESTER.--Que Dieu protége le roi Henri sixième du nom!

GLOCESTER.--A présent, gouverneur de Paris, prêtez votre serment.--(_Le
gouverneur se met à genoux._) Que vous ne reconnaîtrez d'autre roi que
Henri; que vous n'aurez d'amis que ses amis, et que vous ne compterez
pour vos ennemis que ceux qui machineront de coupables complots contre
Sa Majesté. Ainsi faites que le Dieu de justice vous protége!

(Sortent le gouverneur et la suite.)

(Entre sir Jean Fastolffe.)

FASTOLFFE.--Mon gracieux souverain, comme je venais de Calais, pressant
mon cheval pour me trouver à votre couronnement, on a remis dans mes
mains cette lettre adressée à Votre Majesté par le duc de Bourgogne.

TALBOT.--Opprobre sur le duc de Bourgogne et sur toi! Lâche chevalier,
j'ai fait voeu, dès que je te trouverais, d'arracher la jarretière de ta
jambe fuyarde, et je le fais (_il la lui arrache_), car tu étais indigne
d'être élevé à ce rang honorable. Pardonnez, mon roi, et vous, lords; ce
lâche, à la bataille de Patay, lorsque je n'avais en tout que six mille
hommes, et que les Français étaient presque dix contre un, avant même
que nous nous fussions rencontrés, avant qu'un seul coup eût été frappé,
s'est enfui comme un écuyer confident. Dans cette attaque nous avons
perdu douze cents hommes, et moi-même avec nombre d'autres
gentilshommes, nous avons été surpris et faits prisonniers. Jugez à
présent, nobles lords, si j'ai mal fait, et si de tels lâches sont faits
pour porter cet ornement des chevaliers.

GLOCESTER.--Il faut l'avouer, cette action est infâme: elle
déshonorerait un simple soldat; à plus forte raison un chevalier, un
officier, un chef.

TALBOT.--Dans les premiers temps où cet ordre fut établi, milords, les
chevaliers de la Jarretière étaient d'une noble naissance, vaillants et
généreux, pleins d'un courage intrépide, comme des hommes nés pour
s'illustrer par la guerre, qui ne craignaient point la mort, qui
n'étaient point abattus par l'infortune, mais toujours pleins de
résolution dans les plus affreuses extrémités. Celui donc qui n'est pas
doué de ces qualités usurpe le nom sacré de chevalier, profane l'honneur
de cet ordre, et devrait, si l'on s'en rapportait à mon jugement, être
dégradé comme un obscur paysan qui oserait se vanter d'être issu d'un
sang illustre.

LE ROI, _à Fastolffe_.--Opprobre de ton pays, tu viens d'entendre ta
condamnation; fuis de notre vue, toi qui fus jadis chevalier: nous te
bannissons de notre présence sous peine de mort. (_Fastolffe sort_.)
Maintenant, lord protecteur, voyons cette lettre que nous envoie notre
oncle le duc de Bourgogne.

GLOCESTER, _lisant la suscription_.--Que prétend donc Son Altesse, en
changeant son style ordinaire? On ne lit ici que cette adresse nue et
familière: _Au roi_. A-t-il donc oublié que Henri est son souverain? ou
cette formule irrespectueuse annonce-t-elle quelque changement dans sa
volonté?--Voyons ce qu'elle dit. (_Il ouvre et lit._) «Cédant à des
motifs particuliers, et ému de pitié des désastres de ma patrie et des
plaintes des victimes infortunées que vous opprimez, j'ai abandonné
votre inique faction, et je me suis joint à Charles, le roi légitime de
la France.» O trahison monstrueuse! Se peut-il que dans une telle
alliance, au sein de tant d'amitié et de serments, nous ne trouvions que
tant de fausseté et de perfidie?

LE ROI.--Quoi! Est-ce que mon oncle le duc de Bourgogne se révolte
contre nous?

GLOCESTER.--Oui, mon prince, il est devenu votre ennemi.

LE ROI.--Est-ce là ce que sa lettre contient de plus grave?

GLOCESTER.--Oui, mon souverain; voilà tout ce qu'il écrit.

LE ROI.--Eh bien, lord Talbot aura une entrevue avec lui et saura le
punir de cette fourberie. (_A Talbot_.) Milord, qu'en dites-vous?
n'est-ce pas votre avis?

TALBOT.--Mon avis? Oui, sans doute, mon souverain; et si vous ne m'aviez
prévenu, j'allais vous supplier de me charger de cette tâche.

LE ROI.--Rassemblez des forces et marchez sans délai: qu'il connaisse
quelle indignation nous inspire sa perfidie, et quel crime c'est
d'insulter ses amis.

TALBOT.--Je pars, mon prince, en formant dans mon coeur le voeu que vous
voyiez bientôt vos ennemis confondus.

(Il sort.)

(Entrent Vernon et Basset.)

VERNON.--Gracieux souverain, accordez-moi le combat.

BASSET.--Et à moi aussi, mon seigneur.

YORK.--Celui-ci est de ma maison: écoutez-le, noble prince.

SOMERSET.--Et l'autre est de la mienne: aimable Henri, soyez-lui
favorable.

LE ROI.--Patience, lords, laissez-les parler.--Expliquez-vous,
gentilshommes: quelle est la raison de cette démarche? Pourquoi
demandez-vous le combat, et avec qui?

VERNON.--Avec lui, mon prince; il m'a outragé.

BASSET.--Et moi avec lui; c'est lui qui m'a outragé.

LE ROI.--Quel est cet outrage dont vous vous plaignez tous deux?
faites-le-moi connaître; et ensuite je vous répondrai.

BASSET.--En traversant la mer d'Angleterre en France, cet homme, d'une
langue insultante et railleuse, m'a reproché la rose que je porte;
disant que la couleur de sang de ses feuilles représente la rougeur des
joues de mon maître, dans une dispute où il repoussait opiniâtrement la
vérité, sur une question de loi élevée entre le duc d'York et lui; et il
y a ajouté d'autres paroles pleines de mépris et d'ignominie. C'est pour
réfuter son odieux reproche et pour défendre l'honneur de mon seigneur
que je réclame le privilége de la loi des armes.

VERNON.--Et c'est aussi là ma demande, noble seigneur; car bien qu'il
affecte de colorer adroitement d'un vernis trompeur son audace et ses
torts, apprenez que c'est lui qui m'a provoqué, et qui, le premier, a
lancé ses observations malignes sur la rose que je porte, en disant que
la pâleur de cette fleur décelait la faiblesse du coeur de mon maître.

YORK.--Eh quoi, Somerset, ne renonceras-tu jamais à cette maligne
animosité?

SOMERSET.--Et c'est vous, milord d'York, dont la secrète envie éclate à
tout moment, malgré vos adroites précautions pour la dissimuler.

LE ROI.--Grand Dieu! quel délire insensé s'empare des hommes, pour
nourrir, sur des causes si légères, sur des prétextes si frivoles, ces
haines jalouses et factieuses? Nobles cousins, York, et vous, Somerset,
calmez-vous, je vous prie, et vivez en paix.

YORK.--Que d'abord un combat vide cette querelle, et ensuite Votre
Majesté nous commandera la paix.

SOMERSET.--Cette querelle n'intéresse que nous seuls: laissez-nous donc
la vider ensemble.

YORK.--Voilà mon gage; relève-le, Somerset.

VERNON.--Non, que la querelle reste là où elle a commencé.

BASSET, _à Somerset_.--Oui; daignez le permettre, mon honorable
seigneur.

GLOCESTER.--Le permettre? Maudits soient vos débats, et vous et vos
audacieux propos! vassaux présomptueux, n'êtes-vous pas honteux de venir
troubler et inquiéter le roi et nous de vos indiscrètes et insolentes
clameurs?--Et vous, milords, il me semble que vous ayez grand tort de
souffrir leurs mutuels reproches; et beaucoup plus encore de prendre
occasion des querelles de vos vassaux pour éveiller la discorde entre
vous-mêmes. Laissez-moi vous persuader de suivre un parti plus sage.

EXETER.--Ceci désole Sa Majesté. Chers lords, soyez amis.

LE ROI.--Approchez, vous qui demandez le combat.--Je vous enjoins
désormais, si vous êtes jaloux de notre faveur, d'oublier pour toujours
cette querelle et sa cause.--Et vous, milords, souvenez-vous du lieu où
nous sommes; en France, au milieu d'une nation inconstante et légère.
S'ils surprennent la dissension dans nos regards, s'ils s'aperçoivent
que nous soyons divisés, combien leurs coeurs, déjà irrités, se
porteront aisément à la désobéissance et à la révolte! Et quel
déshonneur pour vous si les princes étrangers viennent à apprendre que
pour un rien, une chose sans importance, les pairs d'Angleterre et la
première noblesse du roi Henri se sont détruits eux-mêmes et ont perdu
le royaume de France? Oh! songez à la conquête de mon père, à ma tendre
jeunesse, et ne sacrifiez pas pour une bagatelle le prix de tant de
sang. Laissez-moi être l'arbitre de votre différend. Je ne vois aucune
raison, si je porte cette rose (_il prend une rose rouge_), de faire
soupçonner à personne que j'incline plus pour Somerset que pour York:
tous deux sont mes parents, et je les aime tous deux. On pourrait donc
aussi me reprocher ma couronne, parce que le roi d'Écosse est aussi
couronné. Mais vos lumières peuvent bien mieux vous persuader que mes
raisonnements et mes avis. Allons, nous sommes venus ici en paix,
continuons de vivre en paix et en bonne amitié. Cousin d'York, nous vous
établissons régent de ces contrées de la France; et vous, noble lord de
Somerset, unissez votre cavalerie à son infanterie, et comme des sujets
fidèles, dignes fils de vos pères, vivez en bon accord et déchargez
votre ressentiment sur nos ennemis. Nous, le lord protecteur et les
autres lords, après quelque repos, nous reprendrons le chemin de Calais:
de là nous repasserons en Angleterre, où j'espère apprendre avant peu
vos victoires sur Charles, sur Alençon et cette bande de traîtres.

(Une fanfare, ils sortent.)

WARWICK.--Milord d'York, le jeune roi, à mon avis, vient de parler avec
beaucoup d'éloquence.

YORK.--J'en conviens; mais ce qui me déplaît, c'est qu'il porte la
livrée de Somerset.

WARWICK.--Bon! c'est une pure fantaisie: ne l'en blâmez pas. J'ose
assurer que cet aimable prince n'a en cela nulle intention d'offenser.

YORK.--Et moi, si je m'y connais bien, je l'en soupçonne.--Mais laissons
cela.--Nous nous devons en ce moment à d'autres soins.

(Ils sortent.)

EXETER, _seul_.--Tu as bien fait, Richard, d'étouffer ta voix; car si la
passion de ton coeur avait éclaté, je crains bien que nous n'eussions pu
y voir plus de rancune haineuse et des discordes plus acharnées qu'il
n'est possible de l'imaginer. Il n'est point d'homme si borné qui, en
voyant ces violentes dissensions de la noblesse, ces discordes au sein
de la cour, ces partis réunissant leurs serviteurs en bandes factieuses,
ne prévoie dans l'avenir quelque événement funeste. C'est un malheur
quand le sceptre est dans la main d'un enfant; mais c'est un bien plus
grand malheur encore quand la rivalité enfante ces divisions cruelles:
alors approche la ruine, alors commence la confusion.




SCÈNE II

Devant les murs de Bordeaux.

_Entre_ TALBOT, _suivi de trompettes et de tambours_.


TALBOT.--Trompette, avance aux portes de Bordeaux, et somme le
gouverneur de paraître sur le rempart. (_La trompette sonne.--Le
gouverneur paraît sur les murs_.) Capitaines, Jean Talbot d'Angleterre,
homme d'armes et vassal de Henri, roi d'Angleterre, vous appelle sous
vos murs et vous dit: Ouvrez les portes de votre ville; rendez-vous à
nous; reconnaissez mon souverain pour le vôtre, rendez-lui hommage en
sujets soumis, et alors je me retire avec ces troupes qui vous menacent.
Mais si vous dédaignez la paix que je vous propose, vous tentez les
trois fléaux qui suivent mes pas: la famine amaigrie, le fer tranchant
et le feu dévorant. Ces trois monstres abaisseront bientôt au niveau du
sol vos hautes et orgueilleuses tours, si vous repoussez l'offre de
notre amitié.

LE GOUVERNEUR.--Hibou funeste et redouté, qui annonces la mort, effroi
et fléau sanguinaire de notre nation, le terme de ta tyrannie est
proche: tu ne peux entrer dans notre ville que par les portes du trépas.
Je t'annonce que nous sommes bien fortifiés, et assez forts pour sortir
de nos murs et te combattre. Si tu te retires, le dauphin, bien
accompagné, t'attend pour t'envelopper dans les piéges de la guerre. De
tous côtés, autour de toi, sont postés des escadrons pour t'ôter la
liberté de fuir; tu ne peux tourner tes pas vers aucun asile que tu ne
rencontres partout la mort en face, sûre de sa conquête: partout la pâle
destruction t'environne. Dix mille Français ont fait serment de ne
pointer leurs canons homicides contre nulle autre tête de chrétien que
celle de l'Anglais Talbot. Ainsi, tu es là maintenant plein de vie,
héros d'un courage indomptable et invaincu; mais ces paroles que je
t'adresse, moi ton ennemi, sont les dernières louanges de ta gloire que
tu doives entendre, car avant que ce sable qui commence à couler ait
comblé la mesure de cette heure, mes yeux qui te voient en cet instant
plein de santé te verront sanglant, pâle et mort. (_On entend des
tambours au loin_.) Écoute, écoute; les tambours du dauphin, de leurs
sons prophétiques, font entendre à ton âme effrayée une musique
sinistre: les miens vont leur répondre et annoncer ta ruine prochaine.

(Le gouverneur s'en va.)

TALBOT.--Il ne ment point; j'entends l'ennemi.--Holà! quelques cavaliers
des mieux montés pour aller reconnaître leurs ailes.--O molle et
imprudente discipline! Comment arrive-t-il que nous soyons enfermés et
cernés ici de toutes parts? Un petit troupeau de timides daims anglais,
qu'environnent une meute de chiens français avides de proie! Eh bien, si
nous sommes des daims anglais, plongeons-nous dans le sang: n'allons pas
succomber honteusement sous les premiers coups comme un daim affaibli;
mais plutôt, tels que des cerfs enragés et au désespoir, retournons
contre ces chiens ensanglantés nos redoutables pieds d'airain et forçons
ces lâches à se tenir au loin, aboyant autour de nous. Mes amis, que
chacun vende sa vie aussi cher que je vendrai la mienne, et ils payeront
cher notre chair[15]. Dieu et saint George! Talbot et le bon droit de
l'Angleterre! Que nos drapeaux prospèrent dans ce périlleux combat!

(Ils sortent.)

[Note 15: Toujours le jeu de mots entre _deer_, daim, et _dear_,
cher, qu'on rend ici par un équivalent qui s'y adapte presque partout.]




SCÈNE III

La scène se passe dans les plaines de la Gascogne.

_Entre_ UN MESSAGER _qui va au-devant_ D'YORK, _à la tête d'une troupe
que précèdent des trompettes_.


YORK.--Les agiles espions envoyés pour reconnaître les forces du dauphin
sont-ils de retour?

LE MESSAGER.--Oui, milord, et ils annoncent que le dauphin marche vers
Bordeaux avec son armée pour combattre Talbot. Ils ont vu encore deux
troupes de soldats plus fortes que l'armée du dauphin le joindre sur son
passage et marcher avec lui vers Bordeaux.

YORK.--Malédiction sur cet odieux Somerset, qui tarde si longtemps à
m'envoyer le renfort promis d'un corps de cavalerie, levé exprès pour ce
siége! L'illustre Talbot attend mes secours, et je suis joué par un
traître, et ne puis secourir ce brave chevalier; que Dieu l'assiste dans
sa détresse! S'il échoue, adieu les guerres en France.

(Entre sir William Lucy.)

LUCY.--O vous, le premier commandant des forces de l'Angleterre, jamais
vous ne fûtes si nécessaire sur le territoire de France! volez au
secours du noble Talbot, qui en ce moment est environné d'une ceinture
de fer et assiégé de toutes parts par la hideuse destruction. A
Bordeaux, vaillant duc; à Bordeaux, York! ou c'en est fait de Talbot, de
la France et de l'honneur de l'Angleterre.

YORK.--O Dieu! Si Somerset, dont l'orgueil jaloux retient ma cavalerie,
était à la place de Talbot! Nous sauverions un brave guerrier, au prix
de la perte d'un lâche et d'un traître. Oui, je pleure de rage et de
désespoir, de voir que nous périssons, tandis que des traîtres dorment
en repos.

LUCY.--Oh! envoyez quelque secours à ce brave lord en danger.

YORK.--Talbot périt! Nous perdons tout: je manque à ma parole de soldat.
Nous pleurons; la France sourit: et chaque jour une nouvelle perte pour
l'Angleterre; le tout par la faute du traître Somerset!

LUCY.--Que Dieu prenne donc en pitié l'âme du brave Talbot et de son
jeune fils Jean, que j'ai rencontré il y a deux heures, voyageant pour
aller joindre son glorieux père. Depuis sept ans entiers Talbot n'a pas
vu son fils; et ils se revoient aujourd'hui pour mourir tous deux.

YORK.--Hélas! quelle joie le noble Talbot aura-t-il à revoir son jeune
fils pour lui dire adieu au bord de la tombe! Loin de moi cette idée! le
chagrin étouffe ma voix: deux amis séparés qui se saluent à l'heure de
la mort! Adieu, cher Lucy! Ma destinée ne me permet plus rien, que de
maudire l'auteur de nos maux; mais je ne puis secourir ce brave. Le
Maine, Blois, Poitiers et Tours sont déjà perdus, et tout cela par la
faute de Somerset et de ses retards.

(Il sort.)

LUCY.--Ainsi, tandis que le vautour de la discorde se repaît du coeur de
ces grands du royaume, l'inaction et la négligence perdent les conquêtes
de notre héros dont les cendres sont tièdes encore, de cet homme
d'éternelle mémoire, Henri V. Tandis qu'ils se traversent l'un l'autre,
nos vies, nos terres, notre honneur, tout se perd et s'abîme.

(Il sort.)




SCÈNE IV

Une autre partie de la France.

_Entre_ SOMERSET _à la tête de son armée_.


SOMERSET.--Il est trop tard: je ne puis les envoyer à présent; cette
expédition a été trop témérairement projetée par York et par Talbot.
Toutes nos forces rassemblées pourraient être enveloppées et coupées par
une sortie de la seule garnison de la ville. Le présomptueux Talbot a
terni l'éclat de sa gloire par cette entreprise imprudente et
désespérée, où il a mis tout au hasard. York l'a envoyé combattre et
mourir dans la honte, afin que Talbot mort, le grand York puisse avoir
l'honneur de la guerre.

UN CAPITAINE.--Voici sir William Lucy, qui a été député avec moi par nos
troupes en péril, pour réclamer votre secours.

(Entre sir William Lucy.)

SOMERSET.--Eh bien, sir William, de la part de qui venez-vous?

LUCY.--De la part de qui, milord? de la part du lord Talbot, dont la vie
est vendue et achetée. Assiégé de tous côtés par la fière adversité, il
appelle à grands cris York et Somerset, pour repousser la mort qui fond
sur ses faibles légions. Et tandis que ce brave général voit une sueur
sanglante couler de ses membres harassés par les combats, et profite de
sa position pour prolonger sa résistance en attendant du secours; vous
qui trompez son espérance, vous, dépositaires de l'honneur de
l'Angleterre, vous vous tenez oisifs loin de lui, livrés à vos honteuses
jalousies! que vos querelles personnelles ne retardent pas plus
longtemps le renfort qui devait le secourir, lorsque ce brave et
glorieux général expose sa vie aux chances les plus inégales. Le bâtard
d'Orléans, Charles et le duc de Bourgogne, Alençon et René,
l'environnent; et Talbot périt par votre faute.

SOMERSET.--York l'a engagé dans ce péril; York devrait le secourir.

LUCY.--Et York se déchaîne aussi contre Votre Seigneurie, et jure que
vous lui retenez sa cavalerie, qui avait été levée pour cette
expédition.

SOMERSET.--York ment: il pouvait envoyer demander ce renfort, et il
l'eût eu. Je lui dois peu de déférence et encore moins d'amitié, et je
dédaigne de le flatter en le prévenant.

LUCY.--Ce sont les fraudes des chefs de l'Angleterre, et non la force de
la France, qui ont précipité dans ce piége le généreux Talbot. Jamais il
ne reverra vivant sa patrie: il meurt livré à la fortune par vos
dissensions.

SOMERSET.--Allons; je vais lui envoyer ce détachement: dans six heures
ils seront en état de le secourir.

LUCY.--Le secours vient trop tard: il est déjà pris ou tué, car Talbot
ne pourrait fuir, quand il le voudrait; et Talbot ne fuira jamais, quand
il le pourrait.

SOMERSET.--S'il est mort, disons donc adieu au brave Talbot.

LUCY.--Sa gloire vit dans l'univers, et la honte de sa défaite s'attache
à vous.

(Ils sortent.)




SCÈNE V

Un champ de bataille près de Bordeaux.

_Entrent_ TALBOT ET SON FILS.


TALBOT.--Jeune Jean Talbot, je t'ai mandé pour te servir de maître dans
l'art de la guerre, afin que le nom de Talbot pût revivre en toi, quand
l'épuisement de l'âge et la faiblesse de membres impuissants
retiendraient sur une chaise ton père immobile. Mais, ô fatale et
pernicieuse étoile! tu reviens aujourd'hui pour une fête funèbre, pour
un terrible et inévitable péril. Cher enfant, remonte donc sur le plus
léger de mes chevaux, et je t'enseignerai le moyen d'échapper par une
fuite précipitée. Allons, ne diffère plus, et pars.

JEAN TALBOT.--Talbot est-il mon nom? suis-je votre fils? et fuirai-je?
Oh! si vous aimez ma mère, ne déshonorez pas son honorable nom, en
faisant de moi un bâtard et un lâche. L'univers dira: «Il n'est point le
fils de Talbot, celui qui a fui lâchement quand le noble Talbot est
resté.»

TALBOT.--Fuis pour venger ma mort, si je suis tué.

JEAN TALBOT.--Qui fuit ainsi ne reviendra jamais au combat.

TALBOT.--Si nous restons tous deux, nous sommes tous deux sûrs de
mourir.

JEAN TALBOT.--Eh bien, laissez-moi rester, et vous, mon père,
sauvez-vous. Votre mort est une perte immense, et vous devez vous
conserver: mon mérite est inconnu; en me perdant, on ignore ce qu'on
perd. Les Français tireront peu de gloire de ma mort; ils seraient fiers
de la vôtre: avec vous s'évanouissent toutes nos espérances. La fuite ne
peut ternir la gloire que vous avez acquise; mais la fuite me
déshonorerait, moi qui n'ai fait aucun exploit. Tout le monde fera
serment que vous avez fui pour vaincre un jour; mais moi, si je recule,
on dira que c'était de peur. Il n'y aura plus d'espérance que je reste
sur le champ de bataille, si à la première heure je fléchis et me sauve.
Ici, à genoux, j'implore la mort plutôt qu'une vie conservée par
l'infamie.

TALBOT.--Quoi! toutes les espérances de ta mère descendront dans le même
tombeau?

JEAN TALBOT.--Oui, plutôt que de déshonorer le sein de ma mère.

TALBOT.--Au nom de ma bénédiction, je t'ordonne de partir.

JEAN TALBOT.--Pour combattre l'ennemi, mais non pour le fuir.

TALBOT.--Tu peux sauver en toi une partie de ton père.

JEAN TALBOT.--Je ne sauverai rien de mon père; il sera déshonoré en moi.

TALBOT.--Tu n'as pas encore eu de gloire; tu ne peux pas la perdre.

JEAN TALBOT.--Oui, et votre glorieux nom, irai-je le flétrir?

TALBOT.--L'ordre de ton père t'absoudra du reproche.

JEAN TALBOT.--Pourrez-vous rendre témoignage pour moi quand vous ne
serez plus? Si la mort est inévitable, fuyons ensemble.

TALBOT.--Que je laisse ici mes soldats combattre et mourir! Jamais
pareille honte n'a souillé ma vie.

JEAN TALBOT.--Et ma jeunesse en serait souillée! Il n'est pas plus
possible de séparer votre fils de vous, que vous ne pouvez vous-même
vous partager en deux. Restez, fuyez, faites ce que vous voudrez, je le
ferai aussi; si mon père meurt, je ne veux plus vivre.

TALBOT.--Je prends donc ici congé de toi, mon noble fils; tu es né pour
voir ta vie s'éteindre avant la fin de ce jour. Allons vivre et mourir
l'un à côté de l'autre, et que nos deux âmes unies s'envolent ensemble
de France au ciel.

(Ils sortent.)




SCÈNE VI

_Une alarme. Sorties dans lesquelles le fils de_ TALBOT _est enveloppé;
il est sauvé par son père_.


TALBOT.--Saint George, victoire! Combattons, soldats, combattons. Le
régent a violé la parole qu'il avait donnée à Talbot, et nous a laissés
exposés à la furie de l'épée française.--Où est Jean
Talbot?--Repose-toi, mon fils, et reprends haleine: je t'ai donné la
vie, et je viens de te sauver de la mort.

JEAN TALBOT.--O vous, deux fois mon père, je suis deux fois votre fils.
La première vie que vous m'aviez donnée était perdue; c'en était fait;
et votre belliqueuse épée, en dépit du sort, a fait recommencer le cours
des ans qui me sont assignés.

TALBOT.--Quand j'ai vu ton épée faire jaillir le feu du casque du
dauphin, cela a rallumé dans le coeur de ton père un orgueilleux désir
de la victoire au visage hardi. Alors la pesante vieillesse s'est sentie
animée de l'ardeur du jeune âge et d'une fureur guerrière: j'ai repoussé
Alençon, Orléans, le duc de Bourgogne, et je t'ai délivré de l'orgueil
de la Gaule. Le fougueux Bâtard qui t'a tiré du sang, ô mon fils! et qui
a eu les prémices de ton premier combat,--je l'ai attaqué soudain,--et
dans le rapide échange de nos coups, j'ai bientôt fait couler son
ignoble sang: et dans mon dédain, je lui ai adressé ces mots: «Je fais
couler ton sang impur, vil et méprisable, faible et indigne
dédommagement du pur sang que tu as fait jaillir des flancs de Talbot
mon brave enfant;» et ici, brûlant de frapper à mort le Bâtard, je t'ai
puissamment secouru.--Dis-moi, unique souci de ton père, n'es-tu pas
fatigué, Jean? Comment te trouves-tu? Mon enfant, veux-tu maintenant
quitter ce champ de bataille et te sauver? Maintenant te voilà dignement
reçu chevalier. Fuis, pour venger ma mort quand je ne serai plus: le
secours d'un homme est peu de chose pour moi. Oh! c'est trop de folie de
hasarder tous notre vie dans une seule petite barque. Moi, si je ne
meurs pas aujourd'hui sous les coups des Français, je mourrai demain de
mon grand âge; ils ne gagnent rien par ma mort; et en restant ici, je
n'abrège ma vie que d'un jour. Mais en toi mourront ta mère, et le nom
de notre famille, et ma vengeance, et ta jeunesse, et la gloire de
l'Angleterre. Si tu restes, nous exposons tout cela et bien plus encore:
et si tu veux fuir, tout cela sera sauvé.

JEAN TALBOT.--L'épée d'Orléans ne m'a fait aucun mal; mais vos paroles
font couler le plus pur sang de mon coeur. Oh! quel avantage, au prix
d'une telle infamie, que de traîner une vie misérable et de sacrifier
une glorieuse renommée! Avant que le jeune Talbot fuie le vieux Talbot,
que le cheval qui me porte succombe et meure, et me laisse à pied comme
les vils paysans de France, en butte au mépris et objet d'outrages! Oui,
par toute la gloire que vous avez acquise, si je fuis je ne suis pas le
fils de Talbot: ne me parlez donc plus de fuir; c'est en vain: si je
suis le fils de Talbot, je dois mourir aux pieds de Talbot.

TALBOT.--Allons, suis-moi donc, et sois l'Icare d'un Dédale au
désespoir. Ta vie m'est bien chère; si tu veux combattre, combats à côté
de ton père, et après t'être illustré, mourons tous deux fièrement.

(Ils sortent.)




SCÈNE VII

_Une alarme: combats. Entre le vieux_ TALBOT _blessé, conduit par des
soldats français_.


TALBOT.--Où est ma seconde vie?--C'est fait de la mienne.--Oh! où est le
jeune Talbot? où est le vaillant Jean? O mort glorieuse ternie par la
captivité, la valeur du jeune Talbot fait que je te reçois en souriant.
Lorsqu'il m'a vu chanceler et tomber sur mes genoux, il a brandi
au-dessus de ma tête son épée sanglante, et comme un lion affamé, il a
commencé avec furie les plus terribles exploits. Mais lorsque mon
défenseur courroucé s'est vu seul, ne protégeant plus que ma vie
expirante, et sans ennemis qui le vinssent assaillir, alors les yeux
étincelants, le coeur saisi de rage, il s'est élancé soudain de mes
côtés dans le plus épais des bataillons français, et dans cette mer de
sang mon enfant a éteint sa vie et son âme sublime, et là est mort dans
son noble orgueil mon Icare, ma fleur.

(On apporte Jean Talbot mort.)

UN DES SERVITEURS DE TALBOT.--O mon cher maître! voyez: c'est votre fils
qu'ils portent.

TALBOT.--O mort hideuse, qui te fais un jeu de nous insulter ici,
bientôt affranchis de ton insolente tyrannie, et unis par les liens de
l'immortalité, les deux Talbot voleront ensemble au travers des cieux
légers, et en dépit de toi échapperont au néant de l'oubli.--(_A son
fils_.)--O toi dont les blessures annoncent une mort si dure, parle à
ton père avant de rendre ton dernier soupir! brave encore la mort en
parlant, qu'elle veuille ou ne veuille pas t'écouter; traite-la comme un
Français, comme ton ennemi.--Pauvre enfant! il me semble qu'il sourit,
comme s'il voulait dire: «Si la mort avait été un Français, la mort
serait morte aujourd'hui!» Approchez, approchez, et mettez-le dans les
bras de son père. Mon âme ne peut plus supporter tant de douleurs.
Soldats! adieu: j'ai ce que je voulais avoir, et mes vieux bras sont le
tombeau du jeune Jean Talbot!

(Il meurt.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                            ACTE CINQUIÈME




SCÈNE I

Toujours devant Bordeaux.

_Entrent_ CHARLES, ALENÇON, LE DUC DE BOURGOGNE, LE BATARD D'ORLÉANS ET
LA PUCELLE.


CHARLES.--Si York et Somerset avaient envoyé du renfort ici, nous
aurions eu une journée sanglante.

LE BATARD.--Avec quelle furie le jeune nourrisson de Talbot abreuvait de
sang français son épée novice!

LA PUCELLE.--Je l'ai attaqué une fois en lui disant: «Toi, jeune homme,
sois vaincu par une jeune fille.» Mais, avec un fier et majestueux
dédain, il m'a répondu: «Le jeune Talbot n'est pas fait pour se
commettre avec une prostituée;» et, s'élançant dans le sein des
bataillons français, il m'a quittée avec mépris, comme un adversaire
indigne de lui.

LE DUC DE BOURGOGNE.--Certes, il aurait fait un brave chevalier. Tenez,
le voici enseveli dans les bras de son père, sanguinaire auteur de ses
exploits meurtriers.

LE BATARD.--Taillons-les en pièces, hachons les cadavres de ces deux
ennemis, la gloire de l'Angleterre et la terreur de la France.

CHARLES.--Oh! non! arrêtez; n'outrageons pas morts ceux que nous avons
fuis vivants.

(Entre sir William Lucy précédé d'un héraut.)

LUCY.--Héraut, conduis-moi à la tente du Dauphin, à qui est resté
l'avantage de cette journée.

CHARLES.--Quelle soumission est l'objet de ton message?

LUCY.--Soumission, Dauphin! ce mot est purement français; nous autres
soldats anglais, nous ignorons ce qu'il signifie.--Je viens savoir quels
prisonniers vous avez faits et reconnaître nos morts.

CHARLES.--Tu redemandes des prisonniers? nos prisons, c'est
l'enfer.--Mais qui cherches-tu?

LUCY.--Où est le grand Hercule du champ de bataille, le vaillant lord
Talbot, comte de Shrewsbury, créé, pour récompense de ses rares
exploits, grand comte de Washford, de Waterford et de Valence, lord
Talbot de Goodrig et d'Urchinfield? Où sont le lord Strange de
Blachmore, le lord Vernon d'Alton, le lord Cromwell de Wingfield, le
lord Furnival de Sheffield, le lord Faulconbridge, illustre par trois
victoires, chevalier de l'ordre de Saint-George, de Saint-Michel et de
la Toison d'Or, grand maréchal de notre roi Henri V dans toutes ses
guerres de France?

LA PUCELLE.--Voilà un style bien impertinent et bien magnifique. Le
grand sultan, qui domine sur cinquante-deux royaumes, ne s'exprime pas
d'un ton si fastueux.--Vois; celui que tu pares de tous ces titres est
ici gisant à nos pieds, cadavre impur et la proie des vers!

LUCY.--Talbot est donc tué, le fléau des Français, la terreur et la
sombre Némésis de votre nation! Oh! que mes deux yeux ne peuvent-ils se
changer en balles! comme je les lancerais contre vous! Que ne puis-je
rappeler ces morts à la vie? c'en serait assez pour effrayer toute la
France. Oui, l'image seule de Talbot suffirait pour épouvanter le plus
fier d'entre vous.--Cédez-moi leurs corps, que je les emporte de ce
lieu, et que je leur donne la sépulture qui convient à leur mérite.

LA PUCELLE.--Je crois que ce fanfaron est l'ombre du vieux Talbot, il
parle d'un ton si orgueilleux et si hautain. Au nom de Dieu, qu'il
prenne ces cadavres, qu'il les emporte d'ici; ils ne serviraient qu'à
infecter l'air de notre patrie.

CHARLES.--Tu peux enlever ces corps.

LUCY.--Oui, je vais les enlever d'ici; mais de leurs cendres renaîtra un
phénix qui fera trembler la France.

CHARLES.--Délivre-nous de leur vue, et fais après ce que tu
voudras.--Marchons vers Paris sans délai, et suivons le cours de nos
conquêtes; tout va fléchir devant nous, à présent que le terrible Talbot
est mort.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

A Londres.--Une salle du palais.

_Entrent_ LE ROI HENRI, GLOCESTER ET EXETER.


LE ROI.--Avez-vous vu les lettres du pape, de l'empereur et du comte
d'Armagnac?

GLOCESTER.--Oui, mon prince, et voici ce qu'elles contiennent: ils
demandent en grâce à Votre Majesté qu'une bienheureuse paix soit conclue
entre la France et l'Angleterre.

LE ROI.--Et que pensez-vous de cette demande?

GLOCESTER.--Je l'approuve, mon prince, comme le moyen d'arrêter
l'effusion du sang chrétien et de rétablir la tranquillité dans les deux
royaumes.

LE ROI.--Allons, j'y consens, mon oncle; car j'ai toujours pensé que
c'était une chose impie et contre nature, que d'entretenir ces barbares
et sanglantes querelles entre des nations qui professent la même foi.
                
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