GLOCESTER.--De plus, sire, pour accélérer et affermir encore plus le
noeud de cette alliance, le comte d'Armagnac, proche parent de Charles,
et homme d'un grand poids en France, propose à Votre Majesté sa fille en
mariage, avec une riche et magnifique dot.
LE ROI.--En mariage? Hélas! mon oncle, je suis bien jeune encore: mon
cabinet et mes livres vont mieux à mon âge que l'amour et le choix d'une
femme. Cependant, qu'on fasse entrer les ambassadeurs, et que chacun
d'eux reçoive la réponse que vous jugerez convenable; je serai satisfait
de toute résolution qui tendra à la gloire de Dieu et au bien de mon
pays.
(Entrent un légat et deux ambassadeurs, avec Winchester, revêtu du
chapeau de cardinal.)
EXETER, _à part_.--Quoi! voilà donc le lord Winchester élevé à la
dignité de cardinal[16]! Ah! je commence à voir que ce qu'a prédit un
jour Henri V pourra bien s'accomplir: _«Si jamais_, disait-il,
_Winchester parvient à être cardinal, il fera de son chapeau le rival de
la couronne_.»
[Note 16: Shakspeare a oublié ici que dans les premières scènes de
cette tragédie il avait déjà, à diverses reprises, qualifié Winchester
de cardinal; du reste, c'est en lui donnant trop tôt ce titre qu'il
s'est trompé; l'évêque de Winchester ne reçut en effet le chapeau de
cardinal que dans la cinquième année du règne de Henri VI.]
LE ROI.--Ambassadeurs, vos différentes demandes ont été examinées et
discutées. Votre proposition est juste et sage: aussi nous sommes
décidément résolus à dresser les articles d'une paix sincère; et ils
seront incessamment présentés à la France par milord Winchester.
GLOCESTER, _à l'ambassadeur du comte d'Armagnac._--Et quant à l'offre
particulière du comte votre maître, j'en ai instruit Sa Majesté en
détail; et le roi, satisfait des vertus de la princesse, informé de sa
beauté, et content de sa dot, a le dessein de la faire reine de
l'Angleterre.
LE ROI.--Pour preuve de mes intentions et de mon aveu, portez-lui ce
joyau, gage de mon affection. _(Il lui remet un bijou_.) Et vous, lord
protecteur, veillez à ce qu'ils soient escortés et conduits en sûreté
jusqu'à Douvres; et après qu'ils seront embarqués, remettez-les aux
chances de la mer.
(Le roi sort avec sa suite.)
WINCHESTER, _au légat_.--Arrêtez, seigneur légat; vous recevrez d'abord
la somme que j'ai promise à Sa Sainteté, en échange de ces ornements
vénérables dont elle m'a revêtu.
LE LÉGAT.--J'attendrai votre convenance, milord.
WINCHESTER.--Maintenant Winchester ne se soumettra pas, je pense, et ne
le cédera pas au plus fier des pairs.--Humfroy de Glocester, tu
reconnaîtras que l'évêque n'est ton inférieur, ni en naissance, ni en
autorité, je te ferai plier et fléchir le genou, ou j'abîmerai ce
royaume à force de révoltes.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
En France.
_Entrent_ CHARLES, LE DUC DE BOURGOGNE, ALENÇON, LE BATARD, RENÉ ET LA
PUCELLE.
CHARLES.--Ces nouvelles, seigneur, doivent ranimer nos esprits abattus.
On dit que les fiers Parisiens se révoltent et reviennent au parti des
Français.
ALENÇON.--Marchons donc vers Paris, prince, et ne tenons pas ici notre
armée dans l'inaction.
LA PUCELLE.--Que la paix soit avec eux, s'ils reviennent à nous!
Autrement, que la ruine s'attache à leurs palais!
(Entre un éclaireur.)
L'ÉCLAIREUR.--Succès à notre vaillant général, et prospérité à ses
partisans!
CHARLES.--Quelles nouvelles nous envoient nos éclaireurs? Parle.
L'ÉCLAIREUR.--L'armée anglaise, qui était divisée en deux corps, est
maintenant réunie en un seul, et se propose de vous livrer bataille à
l'instant.
CHARLES.--Cet avis est un peu soudain; mais nous allons nous mettre en
état de les recevoir.
LE DUC DE BOURGOGNE.--J'ai confiance; l'ombre de Talbot n'est pas au
milieu d'eux: à présent que Talbot n'est plus, seigneur, vous ne devez
plus vous alarmer.
LA PUCELLE.--De toutes les passions honteuses, la plus maudite est la
peur. Commandez à la victoire, Charles, et la victoire est à vous. Que
Henri écume de rage; et que l'univers murmure en voyant nos triomphes.
CHARLES.--Marchons, mes seigneurs. Et que la France soit heureuse!
(Ils sortent.)
SCÈNE IV
Une alarme.--Attaques.
_Entre_ LA PUCELLE.
LA PUCELLE.--Le régent triomphe, et les Français fuient!--Venez à notre
secours, paroles magiques, charmes puissants[17]; et vous, esprits
d'élite qui m'instruisez de l'avenir et me faites prévoir les
événements. (_On entend un coup de tonnerre_.) Vous, génies légers, qui
servez sous les lois du souverain monarque du Nord, paraissez, et
secondez-moi dans cette entreprise. (_Paraissent des démons_.) À cette
prompte apparition, je reconnais votre obéissance ordinaire à ma voix.
Maintenant, esprits familiers, qui sortez du redoutable empire des
régions souterraines, assistez-moi aujourd'hui, et faites que la France
ait la victoire! (_Les démons se promènent en silence._) Ah! ne gardez
pas plus longtemps ce morne silence.--Faut-il vous nourrir de mon propre
sang? Je vais me couper un membre et vous le donner pour gage d'un plus
riche salaire; consentez donc à m'assister. (_Les démons baissent la
tête_.) N'est-il plus d'espoir de secours?--Eh bien, si vous m'accordez
ma prière, mon corps sera le prix dont je payerai votre bienfait. (_Les
démons secouent la tête_.) Quoi? le sacrifice de mon corps et de mon
sang ne peuvent vous toucher et obtenir votre assistance accoutumée?
Prenez donc mon âme. Oui, mon corps, mon sang, mon âme, tout, plutôt que
de laisser la France succomber sous l'Angleterre. (_Les démons
s'évanouissent._) Hélas! ils m'abandonnent!--L'heure est donc venue où
la France doit couvrir d'un voile son superbe panache et laisser tomber
sa tête dans le giron de l'Angleterre. Mes anciens enchantements sont
impuissants, et l'enfer est trop fort pour que je lutte contre lui. C'en
est fait, ô France; ta gloire va tomber en poussière.
[Note 17: _Periapts_, amulettes]
(Elle sort.)
(Escarmouches. La Pucelle et York combattent corps à corps. La Pucelle
est prise. Les Français fuient.)
YORK.--Damoiselle de France, je crois que je vous tiens.--Déchaînez à
présent vos esprits infernaux par vos sortiléges; essayez s'ils peuvent
vous remettre en liberté: vous êtes une précieuse prise et qui doit
tenter le diable.--Voyez comme cette sorcière hideuse fronce ses
sourcils; on dirait que, comme une autre Circé, elle cherche à me faire
changer de forme.
LA PUCELLE.--Tu ne peux recevoir une forme plus odieuse que la tienne.
YORK.--Oh! sans doute, le dauphin Charles est un bel homme; nul autre
que lui ne peut plaire à votre oeil difficile.
LA PUCELLE.--Que la peste tombe sur Charles et sur toi! et puissiez-vous
tous deux être surpris endormis dans votre lit et assaillis par des
mains homicides!
YORK.--Farouche et maudite sorcière, retiens ta langue.
LA PUCELLE.--Je t'en conjure, laisse-moi maudire à mon gré.
YORK.--Tu maudiras à ton gré, mécréante, quand tu seras attachée au
poteau.
(Ils sortent.)
(Une alarme. Entre Suffolk tenant Marguerite par la main.)
SUFFOLK.--Soyez qui vous voudrez, vous êtes ma prisonnière. (_Il la
regarde_.) Ô la plus belle de toutes les belles, ne crains rien, ne
songe pas à fuir: je ne te toucherai que d'une main respectueuse; et je
les pose doucement sur ton coeur. Je baise ces doigts en signe d'une
paix éternelle. Qui es-tu? dis-le-moi afin que je te rende l'hommage qui
t'est dû.
MARGUERITE.--Marguerite est mon nom: je suis fille d'un roi, du roi de
Naples; apprends-le, qui que tu sois toi-même.
SUFFOLK.--Je suis comte, et je m'appelle Suffolk. Merveille de la
nature, ne t'offense point du sort qui t'a fait ma captive; c'est ainsi
que le cygne sauve ses petits du danger en les tenant emprisonnés sous
ses ailes. Mais si ce droit de la guerre t'offense, va, sois libre comme
l'amie de Suffolk. _(Marguerite va pour s'éloigner.)_--Ah! reste.--Je ne
me sens pas le pouvoir de la laisser partir: ma main voudrait la laisser
libre, mais mon coeur dit non. Telle que l'image du soleil dont les
rayons se jouent dans l'onde pure, telle paraît à mes yeux cette beauté
ravissante.--Je voudrais lui faire ma cour, mais je n'ose lui parler. Je
vais demander une plume et de l'encre et lui écrire ma pensée.--Allons
donc, Suffolk, aie plus de confiance en toi. N'as-tu pas une langue?
n'est-elle pas ta captive? Seras-tu dompté par la vue d'une femme?--Oh!
la majesté de la beauté est si souveraine qu'elle enchaîne la langue et
confond tous les sens.
MARGUERITE.--Dis, comte de Suffolk, si tel est ton nom, quelle rançon
faudra-t-il que je paye pour obtenir ma liberté? car je vois que je suis
ta prisonnière.
SUFFOLK, _à part_.--Comment peux-tu être sûr qu'elle dédaignera tes
voeux avant d'avoir essayé de gagner son amour?
MARGUERITE.--Pourquoi ne parles-tu pas? Quelle rançon dois-je payer?
SUFFOLK, _à part_.--Elle est belle, et dès lors faite pour être adorée;
elle est femme, et dès lors faite pour être conquise.
MARGUERITE.--Veux-tu accepter une rançon, oui ou non?
SUFFOLK, _à part._--Insensé, souviens-toi que tu as une femme: comment
donc Marguerite pourrait-elle être l'objet de ton amour?
MARGUERITE.--Il vaut mieux que je le quitte; car il ne veut point
m'entendre.
SUFFOLK, _à part_.--C'est là ce qui renverse tous mes projets; il n'y
faut plus songer.
MARGUERITE.--Il parle au hasard: sûrement cet homme est fou.
SUFFOLK, _à part_.--Mais on pourrait obtenir une dispense.
MARGUERITE.--Et cependant je voudrais bien obtenir votre réponse.
SUFFOLK, _toujours à part._--Je veux gagner le coeur de cette belle
Marguerite.... Pour qui?--Quoi? pour mon roi.--Ah! c'est une créature de
bois.
MARGUERITE.--Il parle de bois: c'est quelque charpentier.
SUFFOLK, _à part._--Mais enfin ce moyen satisferait mon désir, et la
paix serait cimentée entre les deux royaumes.--Mais à cela il reste
encore un obstacle: car quoique son père soit roi de Naples, duc d'Anjou
et du Maine, cependant il est pauvre, et notre noblesse dédaignerait
cette alliance.
MARGUERITE.--M'entendez-vous, capitaine?--N'en avez-vous donc pas le
loisir?
SUFFOLK.--Cela sera, en dépit de tous leurs dédains. Henri est jeune, il
cédera facilement. (_En se rapprochant d'elle._) Madame, j'ai un secret
à vous révéler.
MARGUERITE, _à part._--Quoique je sois prisonnière, il me paraît un
chevalier, et je ne dois craindre aucune insulte.
SUFFOLK.--Madame, daignez écouter ce que je vous dis.
MARGUERITE, _à part._--Peut-être serai-je délivrée par les Français, et
alors je n'ai pas besoin de mendier ses égards.
SUFFOLK.--Aimable dame, donnez-moi votre attention sur un objet
important.
MARGUERITE.--Après tout, d'autres femmes ont été captives avant moi.
SUFFOLK.--Madame, pourquoi parlez-vous ainsi?
MARGUERITE.--Je vous demande merci; ce n'est qu'un prêté rendu[18].
[Note 18: _A quid pro quo_, c'est-à-dire: _Quelque chose, pour
quelque chose de pareil_.]
SUFFOLK.--Répondez, aimable princesse; ne regarderiez-vous pas votre
esclavage comme un heureux événement, s'il vous faisait reine?
MARGUERITE.--Une reine dans l'esclavage est plus avilie qu'un esclave
dans la plus basse servitude: il faut que les princes soient libres.
SUFFOLK.--Et vous le serez, si le roi de la belle Angleterre l'est
lui-même.
MARGUERITE.--Quoi? que me fait sa liberté?
SUFFOLK.--J'entreprendrai de te faire la reine de Henri, de placer dans
ta main un sceptre d'or, et une riche couronne sur ta tête, si tu veux
condescendre à être ma....
MARGUERITE.--Quoi?
SUFFOLK.--L'objet de son amour.
MARGUERITE.--Je suis indigne d'être l'épouse de Henri.
SUFFOLK.--Non, madame, c'est moi qui suis indigne et me sens incapable
de faire ma cour à une beauté si céleste, pour la rendre la femme de
Henri, sans avoir moi-même aucune part dans ce choix. Eh bien! madame,
que répondez-vous? êtes-vous satisfaite?
MARGUERITE.--Oui, je le suis, si mon père y consent.
SUFFOLK.--Allons, assemblons nos officiers et déployons nos enseignes;
et, près des murs du château de votre père, faisons sonner un pourparler
pour lui demander à conférer avec lui. _(Un trompette sonne un
pourparler.--René paraît sur les murs_.) Vois, René, vois ta fille
prisonnière.
RENÉ.--De qui?
SUFFOLK.--La mienne.
RENÉ.--Eh bien, Suffolk, quel remède? Je suis un soldat, et ne sais ni
pleurer, ni me déchaîner contre l'inconstance de la fortune.
SUFFOLK.--Il est un remède, seigneur. Consentez (et pour votre gloire
consentez-y) que votre fille soit mariée à mon roi, c'est avec peine que
je suis parvenu à l'y déterminer, et cette captivité si douce aura valu
à votre fille la liberté et un trône.
RENÉ.--Suffolk pense-t-il comme il parle?
SUFFOLK.--La belle Marguerite sait que Suffolk ne sait ni flatter, ni
dissimuler, ni tromper.
RENÉ.--Sur ta parole de comte, je descends pour répondre à tes
gracieuses offres.
SUFFOLK.--Et moi, je vais t'attendre ici.
(Les trompettes sonnent. Entre René.)
RENÉ.--Brave comte, sois le bienvenu sur notre territoire: commande dans
l'Anjou selon qu'il te plaira.
SUFFOLK.--Je te rends grâces, René, heureux père d'une si belle enfant,
faite pour devenir la compagne d'un roi. Quelle réponse fais-tu à ma
demande?
RENÉ.--Puisque tu daignes rechercher le faible mérite de ma fille pour
en faire la royale épouse d'un si grand prince, ma fille appartiendra à
Henri s'il veut bien l'accepter, à condition que je jouirai
tranquillement de mes duchés du Maine et de l'Anjou, exempt des troubles
et de tous les maux de la guerre.
SUFFOLK.--Ton consentement est sa rançon; je lui rends sa liberté; et je
me charge d'obtenir pour toi la jouissance paisible de tes deux comtés.
RENÉ.--Et moi, au nom de l'auguste Henri, voyant en toi le représentant
et l'envoyé de ce puissant roi, je te donne sa main pour gage de sa foi.
SUFFOLK.--René de France, je te rends grâces au nom du roi; car c'est
ici un pacte convenu pour les intérêts du roi. _(A part_.) Et cependant
il me semble que je serais avec plaisir, dans cet accord, mon propre
mandataire.--Je vais partir pour l'Angleterre avec cette nouvelle et
hâter la célébration de ce mariage. Adieu, René: dépose ce diamant dans
un palais, ainsi qu'il convient.
RENÉ.--Je t'embrasse, comme j'embrasserais le pieux roi Henri s'il était
ici.
MARGUERITE, _à Suffolk_.--Adieu, milord. Suffolk peut compter toute sa
vie sur les voeux, les prières et les louanges de Marguerite.
(Elle va pour se retirer.)
SUFFOLK.--Adieu, ravissante dame.--Eh quoi! Marguerite, ne me
chargerez-vous d'aucun compliment pour mon roi?
MARGUERITE.--Dites-lui de ma part tout ce que peut lui dire une jeune
fille, sa servante.
SUFFOLK.--Douces paroles, pleines de grâce et de modestie! Mais, madame,
il faut que je vous importune encore: quoi! nul gage d'amour pour Sa
Majesté?
MARGUERITE.--Excusez-moi, mon cher lord: je lui envoie un coeur pur et
sans tache, que n'a jamais profané l'amour.
SUFFOLK, _en l'embrassant_.--Et ce baiser aussi....
MARGUERITE.--Que ceci soit pour vous.--Je n'aurais pas la présomption
d'envoyer à un roi des gages si téméraires.
(Sortent René et Marguerite.)
SUFFOLK.--Oh! si tu étais pour moi!.... Mais, arrête, Suffolk; ne
t'engage pas dans ce dangereux labyrinthe: là sont cachés des monstres
dévorants et d'horribles trahisons.--Éveille plutôt l'amour de Henri par
les louanges de la charmante Marguerite; grave dans ta mémoire ses
ravissantes vertus et ses grâces naturelles si supérieures à l'art:
retrace-toi souvent son image en traversant les mers, afin qu'arrivé aux
pieds de Henri tu puisses troubler sa raison et l'enivrer d'admiration.
(Il sort.)
SCÈNE V
Camp du duc d'York, en Anjou.
_Entrent_ YORK, WARWICK, UN BERGER, LA PUCELLE.
YORK.--Amenez cette sorcière, qui est condamnée au feu.
LE BERGER.--Ah! Jeanne, ce coup donne la mort au coeur de ton père.
N'ai-je donc parcouru tant de pays, et ne te retrouvé-je à présent que
pour être témoin de ta mort cruelle et prématurée? Ah! Jeanne, ma chère
fille, je veux mourir avec toi.
LA PUCELLE.--Vieillard décrépit, ignoble et vil mendiant, je suis sortie
d'un plus noble sang que le tien: tu n'es point mon père, ni mon ami.
LE BERGER.--Ah! malheureuse!.... Milord, je vous en conjure, cela n'est
pas. Je suis son père: toute la paroisse le sait; sa mère vit encore et
peut attester qu'elle fut le premier fruit de ma jeunesse.
WARWICK.--Ingrate, veux-tu donc renier tes parents?
YORK.--On peut juger par là quel genre de vie elle a menée, honteuse et
criminelle; sa mort répond à sa vie.
LE BERGER.--C'est une honte, Jeanne, de vouloir ainsi démentir ton père.
Dieu sait que tu es formée de ma chair, et que pour toi j'ai versé bien
des larmes: ne me méconnais pas, chère fille, je t'en conjure.
LA PUCELLE.--Loin de moi, paysan. _(Aux Anglais_.) Vous avez suborné cet
homme pour flétrir ma noble origine.
LE BERGER.--Il est vrai que je donnai un _noble_[19] au prêtre le jour
où j'épousai sa mère.--Mets-toi à genoux, ma chère fille, et reçois ma
bénédiction. Quoi, tu ne veux pas? Eh bien, maudit soit l'instant de ta
naissance! je voudrais que le lait que tu suçais sur le sein de ta mère
fût devenu un poison pour toi; ou bien je voudrais que dans le temps où
tu gardais mes moutons dans les champs, quelque loup affamé t'eût
dévorée: tu renies ton père, infâme prostituée? Brûlez-la! brûlez-la! le
gibet serait un supplice trop doux pour elle.
(Il sort.)
[Note 19: Jeu de mots sur _noble_, noble, et un _noble_, monnaie du
temps.]
YORK.--Qu'on l'emmène; elle a vécu trop longtemps pour semer dans
l'univers ces vices odieux.
LA PUCELLE.--Laissez-moi d'abord vous dire qui vous condamnez. Je ne
suis point la fille d'un obscur berger: je suis issue de la race des
rois; vierge chaste et sacrée, choisie par le Ciel, inspirée par sa
grâce, et appelée à opérer sur la terre les plus grands miracles. Jamais
je n'eus de commerce avec les esprits infernaux. Mais vous, hommes
corrompus par la débauche, souillés du sang des innocents, chargés
d'iniquités et de vices, parce que vous êtes privés de la grâce dont
d'autres ont reçu les dons, vous jugez impossible d'opérer des
merveilles, si ce n'est par le secours des démons. Non! cette Jeanne
d'Arc, que méconnaît votre ignorance, naquit et vécut vierge depuis sa
tendre enfance: elle vécut chaste et sans reproche même dans ses
pensées; et son sang pur, que vos mains barbares versent si injustement,
criera vengeance contre vous aux portes du Ciel.
YORK.--Oui, oui; allons, qu'on l'entraîne au supplice.
WARWICK, _aux exécuteurs_.--Écoutez; comme elle est fille, allumez un
grand bûcher, et placez au-dessus des barils de poix, afin d'abréger ses
tourments.
LA PUCELLE.--Rien ne touchera-t-il vos coeurs impitoyables?--Allons,
Jeanne, puisqu'il le faut, dévoile donc ta faiblesse qui t'assure le
privilége de la loi. Je suis enceinte, homicides sanguinaires; si vous
m'entraînez à une mort violente, ne faites pas du moins périr le fruit
qui vit dans mon sein.
YORK.--Que le Ciel ne permette pas.... La sainte Pucelle enceinte?
WARWICK.--C'est là le plus grand miracle que tu aies jamais fait. Voilà
donc où aboutit la scrupuleuse vertu?
YORK.--Sûrement le dauphin et elle auront eu commerce ensemble. J'avais
prévu que ce serait là son dernier refuge.
WARWICK.--Allons, pars: nous ne voulons point sauver la vie à des
bâtards, surtout à ceux dont Charles est le père.
LA PUCELLE.--Vous vous trompez; mon enfant n'est point de lui: c'est
Alençon qui a eu mon amour.
YORK.--Alençon, cet indigne Machiavel[20]! Elle mourra, eût-elle mille
vies à perdre.
[Note 20: Machiavel est postérieur à Henri VI, et cela a fait
supposer à quelques critiques que ce vers avait été intercalé par
quelque comédien ignorant; mais Shakspeare commet bien souvent de tels
anachronismes.]
LA PUCELLE.--Oh! permettez. Je vous ai trompés encore: ce n'est ni
Charles ni ce duc que je viens de nommer, c'est René, le roi de Naples,
qui a triomphé de ma vertu.
WARWICK.--Un homme marié! Ce crime est intolérable.
YORK.--Bon; nous avons ici une vraie fille: je crois qu'elle ne sait
trop lequel accuser, tant elle a eu d'amants!
WARWICK.--C'est une marque qu'elle a été facile et libérale.
YORK.--Et cependant tout à l'heure elle était vierge.--Vile prostituée,
tes paroles te condamnent, toi et ton indigne fruit. Cesse les
instances; elles sont inutiles.
LA PUCELLE.--Eh bien! emmenez-moi, vous à qui je lègue mes malédictions.
Puisse le brillant soleil ne jamais laisser tomber ses rayons sur le
pays que vous habitez! que la nuit et les funestes ombres de la mort
vous environnent, jusqu'à ce que le malheur et le désespoir vous
poussent à vous égorger ou à vous étrangler vous-mêmes!
(Les gardes l'emmènent.)
YORK.--Va tomber en lambeaux et te réduire en cendres, ministre maudit
de l'enfer.
(Entre l'évêque de Winchester, cardinal de Beaufort.)
LE CARDINAL.--Lord régent, je salue Votre Grâce, et vous remets des
lettres du roi. Apprenez, milord, que les puissances de la chrétienté,
émues de pitié à la vue de ces sanglantes querelles, ont sollicité avec
les plus vives instances une paix générale entre nous et l'ambitieuse
France.--Et voyez le dauphin et sa suite qui s'avancent pour conférer
avec nous sur les articles.
YORK.--Est-ce là tout le fruit de notre expédition? Après le meurtre de
tant d'illustres lords, de tant de braves guerriers, capitaines et
soldats, qui ont été immolés dans cette querelle et ont vendu leur vie
pour leur patrie, finirons-nous par conclure une paix honteuse?
N'avons-nous pas perdu par trahison, par fraude, la plupart des villes
qu'avaient conquises nos illustres ancêtres? O Warwick, Warwick, je
prévois avec douleur la perte complète de tout le royaume de France.
WARWICK.--Calmez-vous, York: si nous signons une paix, ce sera à des
conditions si rigoureuses et si sévères, que les Français en retireront
peu d'avantage.
(Entrent Charles, Alençon, le Bâtard et René.)
CHARLES.--Lords d'Angleterre, puisqu'il est arrêté qu'il sera proclamé
une trêve en France, nous venons savoir de vous-mêmes quelles doivent
être les conditions du traité.
YORK.--Parlez, Winchester: car la bouillante colère me suffoque et
étouffe ma voix à la vue de nos mortels ennemis.
LE CARDINAL.--Charles, et vous, princes de France, voici les clauses:
Qu'en reconnaissance de ce que le roi Henri, ému de compassion, et par
pure clémence, consent à soulager votre pays des calamités de la guerre,
et à vous laisser respirer au sein d'une heureuse paix, vous vous
reconnaîtrez les vassaux fidèles de sa couronne. Et vous, Charles, à
condition que vous ferez serment de lui payer tribut, et l'hommage de
votre soumission, vous serez établi en qualité de vice-roi sous ses
ordres, et vous n'en jouirez pas moins de la dignité royale.
ALENÇON.--Quoi! faudra-t-il qu'il ne soit plus que l'ombre de lui-même?
qu'il orne son front d'une couronne, et qu'en réalité et en autorité il
ne conserve que le privilége d'un simple sujet? Cette offre est absurde
et dénuée de toute raison.
CHARLES.--Il est notoire que je suis déjà en possession de plus de la
moitié du territoire de la France, et que j'y suis reconnu pour légitime
souverain. Irai-je, pour gagner le reste des provinces non encore
conquises, ravaler le privilége de ma royauté au point de n'avoir plus
que le titre de vice-roi? Non, non, lord ambassadeur; j'aime mieux
garder ce que je possède, que de me voir, par un désir trop pressé
d'acquérir ce que je n'ai pas encore, dépouillé de l'espoir de devenir
maître de tout.
YORK.--Présomptueux Charles! as-tu donc, par de sourdes intrigues,
imploré l'intercession de l'Europe pour obtenir une paix, et aujourd'hui
qu'on en vient à la conclure, oses tu comparer ton état présent aux
conditions que nous t'offrons? Accepte de tenir comme un bienfait de
notre roi le titre que tu usurpes, et non comme un droit qui
t'appartienne, ou bien nous te poursuivrons d'une guerre éternelle.
RENÉ, _bas au dauphin._--Seigneur, vous avez tort de vous obstiner à
chicaner les articles du traité; si vous laissez échapper cette
occasion, je gage dix contre un que vous n'en retrouverez jamais une
aussi favorable.
ALENÇON, _bas au dauphin._--Il faut convenir qu'il est de votre prudence
de sauver vos sujets d'un si cruel carnage, et de tous les barbares
massacres qui s'exercent tous les jours dans le cours de nos hostilités.
Ainsi, acceptez cette trêve, vous la romprez quand votre intérêt
l'exigera.
WARWICK.--Que répondez-vous, Charles? nos conditions tiennent-elles?
CHARLES.--Elles tiendront. Je demande seulement que vous ne conserviez
aucune force dans nos villes de garnison.
YORK.--Jure donc foi et hommage à Sa Majesté, et, sur l'honneur d'un
chevalier, jure de ne jamais désobéir, de n'être jamais rebelle à la
couronne d'Angleterre, ni toi ni ta noblesse. (_Charles et sa suite font
acte d'hommage._) A présent, licenciez votre armée quand il vous plaira;
suspendez vos étendards, et que vos tambours se taisent, car nous
promettons ici d'observer une paix sacrée.
SCÈNE VI
En Angleterre.--Un appartement du palais.
_Entrent_ SUFFOLK _s'entretenant avec_ LE ROI HENRI, GLOCESTER et
EXETER.
LE ROI.--Noble comte, votre ravissant portrait de la belle Marguerite
m'a saisi d'étonnement. Ses vertus parées des grâces de la beauté
éveillent dans mon coeur, auparavant tranquille, toutes les passions de
l'amour. Tel qu'un ruisseau dans la tempête, que la fureur des vents
soulève et pousse contre la marée, tel mon coeur agité par le récit de
son rare mérite se sent invinciblement entraîné, ou vers le naufrage, ou
vers le lieu où je pourrai jouir de son amour.
SUFFOLK.--Eh bien, mon bon prince, ce récit superficiel n'est pour ainsi
dire que l'exorde des louanges dont elle est digne. Toutes les
perfections de cette divine dame, si j'avais assez d'art pour les
décrire, formeraient un volume de pages ravissantes qui plongeraient
dans l'extase l'imagination la plus insensible; et ce qui vaut mieux
encore, c'est qu'avec cette beauté céleste, avec tant de grâces et
d'appas, elle proteste, de l'âme la plus humble et la plus modeste,
qu'elle est satisfaite d'être à vos ordres, s'ils sont honnêtes et
vertueux; qu'elle est prête à aimer et respecter Henri comme son
seigneur.
LE ROI.--Et jamais Henri n'osera exiger d'elle autre chose; ainsi,
milord protecteur, donnez votre consentement à ce que Marguerite soit la
reine de l'Angleterre.
GLOCESTER.--Je consentirais donc à flatter le crime? Vous savez, mon
prince, que Votre Majesté est engagée à une autre dame du mérite le plus
distingué. Comment vous dispenserez-vous de ce contrat sans souiller
votre honneur d'un reproche honteux?
SUFFOLK.--Comme un souverain se dispense d'accomplir des serments
illégitimes; ou comme un athlète qui, dans un tournois, ayant fait voeu
de combattre, abandonne la lice à cause de l'inégalité de son
adversaire. La fille d'un pauvre comte est un parti inégal et dont on
peut se dégager sans offense.
GLOCESTER.--Eh quoi, je vous prie, qu'est de plus Marguerite? Son père
n'est rien de mieux qu'un comte, malgré tous les titres fastueux dont il
se décore.
SUFFOLK.--Milord, son père est un roi, roi de Naples et de Jérusalem; et
il a une si grande autorité en France, que son alliance affermira notre
paix et tiendra les Français dans l'obéissance.
GLOCESTER.--Et le comte d'Armagnac aura le même pouvoir, car il est le
proche parent de Charles.
EXETER.--D'ailleurs son opulence promet une riche dot, tandis que René
est plus prêt à recevoir qu'à donner.
SUFFOLK.--Une dot, milords? N'avilissez pas notre monarque à ce point,
d'être assez abject, assez pauvre, pour déterminer son choix par la
richesse et non par l'amour. Henri est en état d'enrichir une reine, au
lieu de chercher une reine qui l'enrichisse. C'est ainsi que les vils
paysans marchandent leurs femmes, comme ils marchandent des boeufs, des
chevaux ou des moutons. Mais le mariage est une affaire trop importante
pour être ainsi traitée par procureur. Ce n'est pas celle que nos
intérêts pourraient nous faire préférer, mais celle qui plaît à Sa
Majesté, qui doit partager sa couche nuptiale. Ainsi, lords, puisque
c'est Marguerite que Henri préfère, c'est là un motif plus puissant que
tous les autres qui nous oblige à la préférer aussi. Car qu'est-ce qu'un
mariage forcé, sinon un enfer, une vie de discorde et de querelles
éternelles, tandis qu'une union libre et volontaire donne le bonheur et
fait goûter ici-bas la paix des cieux? Pourrions-nous faire épouser à
Henri, qui est roi, une autre que Marguerite qui est la fille d'un roi?
Ses incomparables attraits, joints à sa naissance, annoncent qu'elle
n'est faite que pour épouser un roi. Son vaillant courage, son âme
intrépide à un degré bien au-dessus du courage ordinaire de son sexe,
nous promettent tout ce que nos espérances attendent de la lignée d'un
roi. Henri, fils d'un conquérant, ne peut manquer d'engendrer des
conquérants, si l'amour l'unit avec une femme d'une âme aussi élevée que
l'est celle de la belle Marguerite. Rendez-vous donc, milords, et
convenez ici avec moi que Marguerite sera notre reine, et nulle autre
qu'elle.
LE ROI.--Si c'est l'impression puissante que m'a faite votre récit, mon
noble lord Suffolk, ou si c'est que mon jeune coeur n'a jamais encore
senti l'atteinte des flammes de l'amour, c'est ce que je ne puis
expliquer: mais il est certain que je sens un trouble si violent dans
mon âme, de si vives alarmes de crainte et d'espérance, que je suis
fatigué et malade du tumulte de mes pensées. Allez donc vous embarquer:
pressez votre arrivée en France, convenez de toutes les conditions, et
faites tout pour que la belle Marguerite consente à traverser les mers,
et vienne en Angleterre se voir couronner la reine fidèle et sacrée du
roi Henri. Pour fournir aux dépenses et aux honneurs de votre ambassade,
levez un dixième sur le peuple, et partez sans délai, car jusqu'à votre
retour je vais être agité de mille soucis.--Et vous, mon cher oncle,
bannissez tout reproche; si vous jugez ma faiblesse sur ce que vous
fûtes autrefois, et non sur ce que vous êtes aujourd'hui, je suis sûr
que vous pardonnerez cette soudaine exécution de ma volonté.--Allez,
conduisez-moi dans un lieu où, loin de tout témoin, je puisse me livrer
sans contrainte aux pensées qui tourmentent mon âme.
(Il sort.)
GLOCESTER.--Oui, je crains bien que les tourments qui commencent avec ce
dessein ne cessent plus désormais.
(Glocester et Exeter sortent.)
SUFFOLK, _seul._--Ainsi, Suffolk l'emporte: et comme autrefois Pâris
s'embarqua pour la Grèce, il part aujourd'hui pour la France, avec
l'espoir de rencontrer la même fortune en amour, mais de prospérer plus
heureusement que ne fit le Troyen. Marguerite sera reine, et gouvernera
le roi: et moi je gouvernerai la reine, le roi et le royaume.
(Il sort.)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.