Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES
Volume 7
Henri IV (2e partie)
Henri V
Henri VI (1re, 2e et 3e partie)
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
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HENRI VI
TRAGÉDIE
PREMIÈRE PARTIE.
NOTICE
SUR LES PREMIÈRE, SECONDE ET TROISIÈME PARTIES
DE HENRI VI
Les trois parties de _Henri VI_ ont été, parmi les éditeurs et
commentateurs de Shakspeare, un sujet de controverse qui n'est point
encore éclairci, ni peut-être même épuisé; plusieurs d'entre eux ont
pensé que la première de ces pièces ne lui appartenait en aucune façon;
d'autres, en moindre nombre, lui ont aussi disputé l'invention originale
des deux dernières, que, selon eux, il n'aurait fait que retoucher, et
dont la conception primitive appartiendrait à un ou à deux autres
auteurs. Aucune des trois pièces n'a été imprimée du vivant de
Shakspeare, ce qui ne prouve rien, car il en est de même de plusieurs
autres ouvrages dont personne ne conteste l'authenticité, mais ce qui
laisse du moins toute latitude au doute et à la discussion.
La faiblesse générale de ces trois compositions, où l'on ne trouve qu'un
petit nombre de scènes qui rappellent la touche du maître, ne serait pas
non plus un motif suffisant pour les attribuer à une autre main que la
sienne; car, dans le cas où elles lui appartiendraient, ce seraient ses
premiers ouvrages: circonstance qui expliquerait assez leur infériorité,
du moins en ce qui regarde la conduite du drame, la liaison des scènes,
l'art de soutenir et d'augmenter progressivement l'intérêt, en ramenant
toutes les diverses parties de la composition à une impression unique
qui s'avance et s'accroît, comme le fleuve grossit à chaque pas des eaux
que lui envoient les divers points de l'horizon. Tel est en effet le
caractère de Shakspeare dans ses grandes compositions, et ce qui manque
essentiellement aux trois parties de Henri VI, surtout à la première.
Mais ce qui y manque également, ce sont les défauts de Shakspeare, cette
recherche, cette emphase auxquelles il n'a pas toujours échappé dans ses
plus beaux ouvrages, résultat presque nécessaire de la jeunesse des
idées qui, étonnées pour ainsi dire d'elles-mêmes, ne savent comment
épuiser le plaisir qu'elles trouvent à se produire; il serait étrange
que les premiers essais de Shakspeare en eussent été exempts.
Il faut cependant distinguer ici, entre les trois parties de Henri VI,
ce qui concerne la première à laquelle on croit que Shakspeare a été
presque entièrement étranger, et ce qui a rapport aux deux autres dont
on ne lui dispute que l'invention et la composition originale, en
reconnaissant qu'il les a considérablement retouchées. Voici les faits.
En 1623, c'est-à-dire sept ans après la mort de Shakspeare, parut la
première édition complète de ses oeuvres. Quatorze de ses pièces
seulement avaient été imprimées de son vivant, et les trois parties de
Henri VI n'étaient pas du nombre; elles parurent en 1623, dans l'état où
on les donne aujourd'hui, et toutes trois attribuées à Shakspeare,
quoique déjà, à ce qu'il paraît, une espèce de tradition lui disputât la
première. D'un autre côté, dès l'an 1600, avaient été publiées, sans nom
d'auteur, par Thomas Mellington, libraire, deux pièces intitulées, l'une
_The first part of the contention of the two famous houses of York and
Lancaster, with the death of the good duke Humphrey, etc._[1]; l'autre:
_The true tragedy of Richard duke of York and death of good king Henry
the sixth_[2]. De ces deux pièces, l'une a servi de moule, si on peut
s'exprimer ainsi, à la seconde partie de Henri VI, l'autre à la
troisième. La marche et la coupe des scènes et du dialogue s'y
retrouvent à quelques légères différences près; des passages entiers ont
été transportés textuellement des pièces originales dans celles que nous
a données Shakspeare sous le nom de _Seconde_ et _troisième partie de
Henri VI_. La plupart des vers ont été simplement retouchés, et
quelques-uns seulement, en assez petit nombre, ont été entièrement
ajoutés.
[Note 1: La première partie de la querelle des deux fameuses maisons
d'York et de Lancaster, avec la mort du bon duc Humphrey, etc.]
[Note 2: La vraie tragédie de Richard, duc d'York, et la mort du bon
roi Henri VI.]
En 1619, c'est-à-dire trois ans après la mort de Shakspeare, ces deux
pièces originales furent réimprimées par un libraire nommé Pavier, et
cette fois avec le nom du poëte. Dès lors s'établit parmi les critiques
l'opinion qu'elles appartenaient à Shakspeare, et devaient être
regardées, soit comme une première composition qu'il avait lui-même
revue et corrigée, soit comme une copie imparfaite prise à la
représentation, et livrée en cet état à l'impression; ce qui arrivait
assez souvent, dans ce temps-là, les auteurs étant peu dans l'usage de
faire imprimer leurs pièces. Cette dernière opinion a été longtemps la
plus générale; cependant elle ne peut guère soutenir l'examen, car,
comme l'observe M. Malone, celui de tous les commentateurs qui a jeté le
plus de jour sur la question, un copiste maladroit retranche et
estropie, mais il n'ajoute pas; et les deux pièces originales
contiennent des passages, même quelques scènes assez courtes, qui ne se
retrouvent plus dans les autres. D'ailleurs, rien n'y porte l'empreinte
d'une copie mal faite; la versification en est régulière, le style en
est seulement beaucoup plus prosaïque que celui des passages qui
appartiennent indubitablement à Shakspeare: d'où il résulterait que le
copiste aurait précisément omis les traits les plus frappants, les plus
propres à saisir l'imagination et la mémoire.
Resterait donc seulement la supposition d'une première ébauche,
perfectionnée ensuite par son auteur. Entre les preuves de détail
qu'amasse M. Malone contre cette opinion, et qui ne sont pas toutes
également concluantes, il en est une cependant qui mérite d'être prise
en considération, c'est que les pièces originales sont évidemment tirées
de la chronique de Hall, tandis que c'est Hollinshed qu'a toujours suivi
Shakspeare, ne prenant jamais de Hall que ce qu'en a copié Hollinshed.
Il n'est pas vraisemblable que, s'il eût puisé dans Hall ses premiers
ouvrages, il eût ensuite quitté l'original pour le copiste.
Ces deux opinions rejetées, il faut supposer que Shakspeare aurait
emprunté sans scrupule, à l'ouvrage d'un autre, le fond et l'étoffe
qu'il aurait ensuite enrichis de sa broderie; ses nombreux emprunts aux
auteurs dramatiques de son temps rendent cette supposition très-facile à
admettre, et voici un fait qui, dans cette occasion spéciale, équivaut
presque à une preuve de sa légitimité. Et d'abord il faut savoir que les
deux pièces originales imprimées en 1600 existaient dès 1593, car on les
trouve à cette époque enregistrées sous le même titre, et avec le nom du
même libraire, dans les registres du _stationer_, espèce de syndic de la
corporation des libraires, imprimeurs, etc., patenté par le
gouvernement, et chargé de l'annonce des ouvrages destinés à
l'impression. Quelle cause retarda jusqu'en 1600 la publication de ces
deux pièces, c'est ce qu'il est inutile en ce moment de discuter; mais
cette preuve de l'ancienneté de leur existence acquiert, dans la
question qui nous occupe, une importance assez grande par le passage
suivant d'un pamphlet de Green[3], auteur très-fécond mort au mois de
septembre 1592. Dans ce pamphlet, écrit peu de temps avant sa mort, et
imprimé aussitôt après, comme il l'avait ordonné par son testament,
Green adresse ses adieux et ses conseils à plusieurs de ses amis,
littérateurs comme lui; l'objet de ses conseils est de les détourner de
travailler pour le théâtre, s'ils veulent éviter les chagrins dont il se
plaint. Un des motifs qu'il leur donne, c'est l'imprudence qu'il y
aurait à eux de se fier aux acteurs; car, dit-il, «il y a là un parvenu,
corbeau paré de nos plumes, qui, avec _son coeur de tigre recouvert
d'une peau d'acteur_[4], se croit aussi habile à enfler (_to bombaste_)
un vers blanc que le meilleur d'entre vous, et devenu absolument un
_Johannes factotum_, est, dans sa propre opinion, le seul
_shake-scene_[5] du pays.» Ce passage ne laisse aucun doute sur les
emprunts faits à Green par Shakspeare dès 1592; et comme les _Henri VI_
sont les seules pièces de notre poëte qu'on croie pouvoir placer avant
cette époque, la question paraîtrait à peu près résolue; en même temps
que la citation faite par Green, à cette occasion, d'un vers de la pièce
originale, prouverait que c'était là ce qui lui tenait au coeur. Il est
donc assez vraisemblable que Shakspeare, acteur alors et n'exerçant
encore l'activité de son génie qu'au profit de sa troupe, aura essayé de
remettre au théâtre, avec plus de succès, des pièces déjà connues, et
dont le fond lui présentait quelques beautés à faire valoir. Les pièces
appartenant alors, selon toute apparence, aux comédiens qui les avaient
achetées, l'entreprise était naturelle, et le succès des _Henri VI_ aura
été probablement le premier indice sur la foi duquel un génie qui
ignorait encore ses propres forces aura osé s'élancer dans la carrière.
[Note 3: _Green's groat's worth of wit_, etc.]
[Note 4: Allusion à un vers de l'ancienne pièce _The first part of
the contentions_, etc.
O tyger's heart wrapt in a woman's hide.]
[Note 5: _Shake-scene_ (secoue scène), pour _shake-spear_
(secoue-lance).]
Pour s'expliquer ensuite comment Shakspeare, reprenant ainsi en sous
oeuvre les deux pièces dont il a fait la seconde et la troisième partie
de _Henri VI_, n'aurait pas fait le même travail sur la première, il
suffirait de penser que cette première partie était alors en possession
du théâtre avec un succès assez grand pour que l'intérêt des acteurs n'y
demandât aucun changement. Cette supposition est appuyée par un passage
d'un pamphlet de Thomas Nashe[6] où parlant du brave Talbot: «Combien,
dit-il, se serait-il réjoui de penser «qu'après avoir reposé deux cents
ans dans la tombe, il triompherait de nouveau sur le théâtre, et que ses
os seraient embaumés de nouveau (en différentes fois) des larmes de dix
mille spectateurs au moins, qui le verraient tout fraîchement blessé
dans la personne du tragédien qui le représente!» Nashe, intime ami de
Green, n'aurait probablement pas parlé sur ce ton d'une pièce de
Shakspeare, et peut-être est-ce le succès même de cette pièce qui aura
engagé Shakspeare à rendre les deux autres dignes de le partager; mais,
dans cette supposition même, il serait difficile de ne pas croire que,
soit avant, soit plus tard, Shakspeare n'ait pas relevé, par quelques
touches, le coloris d'un ouvrage qui n'avait pu plaire à ses
contemporains que parce que Shakspeare ne s'était pas encore montré.
Ainsi, les scènes entre Talbot et son fils doivent être de lui, ou bien
il faudrait croire qu'avant lui existait, en Angleterre, un auteur
dramatique capable d'atteindre à cette touchante et noble vérité dont
bien peu, après lui, ont entrevu le secret. Rien n'est plus beau que
cette peinture des deux héros, l'un mourant, l'autre à peine né à la vie
des guerriers; le premier, rassasié de gloire, et, dans son anxiété
paternelle, occupé de sauver plutôt la vie que l'honneur de son fils;
l'autre, sévère, inflexible, et ne songeant à prouver son affection
filiale que par la mort qu'il est déterminé à chercher auprès de son
père, et par le soin qu'il aura de conserver ainsi l'honneur de sa race.
Cette situation, variée par toutes les alternatives de crainte et
d'espérance que peuvent offrir les chances d'une bataille où le père
sauve son fils, où le fils est ensuite tué loin de son père, offre
presqu'à elle seule l'intérêt d'un drame, et tout porte à croire que
Shakspeare ajouta cet ornement à une pièce que son étroite connexion
avec celles qu'il avait refaites associait pour ainsi dire à ses
oeuvres. Il faut remarquer d'ailleurs que les scènes entre Talbot et son
fils sont presque entièrement en vers rimés, ainsi qu'il s'en trouve un
grand nombre dans les ouvrages de Shakspeare, tandis que, dans le reste
de la pièce, et dans les deux pièces qui paraissent destinées à lui
faire suite, il ne se trouve presque aucune rime. La scène qui, dans la
première partie de _Henri VI_, en contient le plus est celle où l'on
voit Mortimer mourant dans sa prison; aussi pourrait-on penser qu'elle a
reçu au moins des additions de la main de Shakspeare: ces additions et
quelques autres peut-être, bien qu'en petit nombre, auront pu fournir,
aux éditeurs de 1623, une raison qui leur aura paru suffisante pour
ranger, au nombre des ouvrages d'un poëte qui avait tué tous les autres,
une pièce qui devait tout son mérite à ce qu'il y avait ajouté, et qui
se joignait d'ailleurs nécessairement à deux autres ouvrages où il avait
trop mis du sien pour qu'on pût les retrancher de ses oeuvres.
[Note 6: _Pierce pennyless, his supplication to the devil_; 1592.]
Quant à l'insertion du nom de Shakspeare dans l'édition, donnée par
Pavier, des deux pièces originales, il est aisé de l'expliquer par une
fraude de libraire, fraude extrêmement commune alors, et qui a été
pratiquée à l'égard de plusieurs ouvrages dramatiques composés sur des
sujets qu'avait traités Shakspeare, et qu'on espérait vendre à la faveur
de son nom. Ce qui rend la chose encore plus vraisemblable, c'est que
cette édition est sans date, bien qu'on sache qu'elle parut en 1619, ce
qui pouvait être une petite habileté du libraire pour laisser croire
qu'elle avait paru du vivant de l'auteur dont il empruntait le nom.
On ignore l'époque précise de la représentation de la première partie de
_Henri VI_, qui, selon Malone, a d'abord porté le nom de _Pièce
historique du roi Henri VI_[7]. Le style de cette pièce, excepté ce
qu'on peut attribuer à Shakspeare, porte le même caractère que celui de
tous les ouvrages dramatiques de cette époque qui ont précédé ceux de
notre poëte, une construction grammaticale fort irrégulière, le ton
assez simple mais sans noblesse, et la versification assez prosaïque.
L'intérêt, assez médiocre quoique la pièce offre un grand mouvement, est
d'ailleurs fort diminué pour nous par la ridicule et grossière absurdité
du rôle de Jeanne d'Arc, qui du reste peut nous donner l'idée la plus
exacte du sentiment avec lequel les chroniqueurs anglais ont écrit
l'histoire de cette fille héroïque, et des traits sous lesquels ils
l'ont représentée: en ce sens, la pièce est historique.
[Note 7: _The historical play of king Henri the sixth._]
La seconde partie de _Henri VI_, beaucoup plus intéressante que la
première, n'est pas conduite avec beaucoup plus d'art; des monologues y
sont continuellement employés à exposer les faits; les sentiments
s'expriment dans des _aparté_. Les scènes, séparées par des intervalles
considérables (la pièce entière renferme un espace de dix ans), ne
présentent entre elles aucun lien; on n'y aperçoit aucun de ces efforts
que Shakspeare a faits, dans la plupart de ses autres ouvrages, pour les
unir, quelquefois même aux dépens de la vraisemblance; et comme en même
temps rien n'avertit de ce qui les sépare, on est souvent étonné de se
trouver, sans l'avoir remarqué, transporté à des années de distance de
l'événement qu'on vient de voir finir. Les diverses parties de la pièce
ne tiennent pas non plus essentiellement les unes aux autres, défaut
très-rare dans les ouvrages incontestablement reconnus pour être de la
main de Shakspeare. Ainsi l'aventure de Simpcox est absolument hors
d'oeuvre; celle de l'armurier et de son apprenti ne se rattache que
faiblement au sujet, et les pirates qui mettent Suffolk à mort ne se
rattachent en rien au reste de l'intrigue. Quant à la partie des
caractères, il s'en faut de beaucoup qu'elle réponde au talent ordinaire
de Shakspeare; on ne peut nier qu'il n'y ait du mérite dans la peinture
de Henri, ce prince dont les sentiments pieux et la constante bonté
parviennent presque toujours à nous intéresser malgré le ridicule de
cette faiblesse et de cette pauvreté d'esprit qui touchent à
l'imbécillité: le rôle de Marguerite est assez bien soutenu; mais cet
excès de fausseté envers son mari sort des bornes de la vraisemblance,
et ce n'est pas Shakspeare, du moins dans son bon temps, qui eût donné,
à deux criminels tels que Marguerite et Suffolk, des sentiments aussi
tendres que ceux de leur dernière entrevue. Pour Warwick et Salisbury,
ce sont deux caractères sans aucune espèce de liaison, et impossibles à
expliquer.
Que Shakspeare soit ou non l'auteur de la pièce intitulée: _The first
contention_, etc., la seconde partie de _Henri VI_ est entièrement
calquée sur cet ouvrage. Shakspeare n'en a cependant pris textuellement
qu'une assez petite partie, et particulièrement les scènes coupées en
dialogue rapide, comme celle de l'aventure de Simpcox, le combat des
deux artisans, la dispute de Glocester et du cardinal à la chasse; il a
fait peu de changements dans ces morceaux, ainsi que dans une partie de
la révolte de Cade. Cependant cette scène d'un horrible effet, où l'on
voit le lord Say entre les mains de la populace, est presque entièrement
de Shakspeare. Quant aux discours un peu longs, il les a plus ou moins
retouchés, et la plupart même lui appartiennent entièrement, comme ceux
de Henri en faveur de Glocester, ceux de Marguerite à son mari, une
grande partie de la défense de Glocester, des monologues d'York, et
presque tout le rôle du jeune Clifford. Il n'est pas difficile d'y
reconnaître la main de Shakspeare, à une poésie plus hardie, plus
brillante d'images, moins exempte peut-être de cet abus d'esprit que
Shakspeare ne paraît pas avoir emprunté aux poëtes dramatiques de
l'époque. Du reste, sauf un certain nombre d'anachronismes communs à
tous les ouvrages de Shakspeare, celui-ci est assez fidèle à l'histoire,
et la lecture des chroniques a donné, en ce temps, aux auteurs de pièces
historiques un caractère de vérité et des moyens d'intérêt que les
hommes supérieurs peuvent seuls tirer des sujets d'invention.
La troisième partie de _Henri VI_ comprend depuis le printemps de
l'année 1455 jusqu'à la fin de l'année 1471, c'est-à-dire un espace
d'environ seize ans, pendant lesquels ont été livrées quatorze batailles
qui, selon un compte probablement très-exagéré, ont coûté la vie à plus
de quatre-vingt mille combattants. Aussi le sang et les morts ne
sont-ils pas épargnés dans cette pièce, bien que, de ces quatorze
batailles, on n'en voie ici que quatre, auxquelles l'auteur a eu soin de
rapporter les principaux faits des quatorze combats: ces faits sont,
pour la plupart, des assassinats de sang-froid accompagnés de
circonstances atroces, quelquefois empruntées à l'histoire, quelquefois
ajoutées par l'auteur ou les auteurs. Ainsi la circonstance du mouchoir
trempé dans le sang de Rutland, et donné à son père York pour essuyer
ses larmes, est purement d'invention; le caractère de Richard est
également d'invention dans cette pièce et dans la précédente. Richard
était beaucoup plus jeune que son frère Rutland dont on l'a fait l'aîné,
et il ne peut avoir eu aucune part aux événements sur lesquels se
fondent les deux pièces; son caractère y est d'ailleurs bien annoncé et
bien soutenu. Celui de Marguerite ne se dément point; et celui de Henri,
à travers les progrès de sa faiblesse et de son imbécillité, laisse
encore apercevoir de temps en temps ces sentiments doux et pieux qui ont
jeté sur lui de l'intérêt dans la première partie. Ces portions de son
rôle appartiennent entièrement à Shakspeare, ainsi que la plus grande
partie des méditations de Henri pendant la bataille de Towton, son
discours au lieutenant de la Tour, sa scène avec des gardes-chasse,
etc.; ces morceaux ne se trouvent point ou sont à peine indiqués dans la
pièce originale. Il est aisé de reconnaître les passages ajoutés, car
ils se distinguent par un charme et une naïveté d'images que n'offre
nulle part ailleurs le style de l'ouvrage original. Quelquefois aussi
les endroits retouchés par Shakspeare, soit sur son ouvrage, soit sur
celui d'un autre, se font remarquer par la recherche d'esprit qui lui
est familière, et qui n'est pas ici compensée par cette conséquence et
cette cohérence des images qui, dans ses bons ouvrages, accompagnent
presque toujours ses subtilités. C'est ce qu'on peut remarquer, par
exemple, dans les regrets de Richard sur la mort de son père; il serait
difficile de les attribuer à d'autres qu'à Shakspeare, tant ils portent
son empreinte; mais il serait également difficile de les attribuer à ses
meilleurs temps, et leur imperfection pourrait servir encore à prouver
que les trois parties de _Henri VI_, telles que nous les avons
aujourd'hui, nous offrent, non pas Shakspeare corrigé par lui-même dans
la maturité de son talent, mais Shakspeare employant le premier essai de
ses forces à corriger les ouvrages des autres. Il a au reste beaucoup
moins retouché cette pièce-ci que la précédente, qui probablement lui a
paru plus digne de ses efforts; excepté le discours de Marguerite avant
la bataille de Tewksbury, une partie de la scène d'Édouard avec lady
Gray, et quelques autres passages peu importants, on n'en peut guère
ajouter d'autres à ceux qui ont déjà été cités comme appartenant
entièrement à l'ouvrage corrigé. La plus grande partie de la pièce
originale y est textuellement reproduite; on y retrouve de même le
décousu qui a pu frapper dans la première et la seconde partie. Les
horreurs accumulées dans celle-ci ne laissent pas d'être peintes avec
une certaine énergie, mais bien éloignée de cette vérité profonde que,
dans ses beaux ouvrages, Shakspeare a su, pour ainsi dire, tirer des
entrailles mêmes de la nature.
HENRI VI
TRAGÉDIE
PREMIÈRE PARTIE
PERSONNAGES
LE ROI HENRI VI.
LE DUC DE GLOCESTER, oncle du roi, et protecteur.
LE DUC DE BEDFORD, oncle du roi, et régent de France.
THOMAS DE BEAUFORT, duc d'Exeter, grand-oncle du roi.
HENRI DDE BEAUFORT, grand-oncle du roi, évêque de Winchester et
ensuite cardinal.
JEAN DE BEAUFORT, duc de Somerset.
RICHARD PLANTAGENET, fils aîné de Richard, premièrement comte de
Cambridge, ensuite duc d'York.
LE COMTE DE WARWICK.
LE COMTE DE SALISBURY.
LE COMTE DE SUFFOLK.
LORD TALBOT, ensuite comte de Shrewsbury.
JEAN TALBOT, son fils.
EDMOND MORTIMER, comte des Marches.
LE GEOLIER DE MORTIMER.
UN HOMME DE LOI.
SIR JEAN FASTOLFFE.
SIR WILLIAM LUCY.
SIR WILLIAM GLANSDALE.
SIR THOMAS GARGRAVE.
WOODVILLE, lieutenant de la Tour de Londres.
LE LORD MAIRE de Londres.
VERNON, de la rose blanche, ou faction d'York.
BASSET, de la rose rouge, ou faction de Lancastre.
CHARLES, dauphin, depuis roi de France.
RENÉ, duc d'Anjou, et roi titulaire de Naples.
LE DUC DE BOURGOGNE.
LE DUC D'ALENÇON.
LE BATARD D'ORLÉANS.
LE GOUVERNEUR DE PARIS.
LE MAITRE CANONNIER de la ville d'Orléans, et son fils.
LE GÉNÉRAL des troupes françaises à Bordeaux.
UN SERGENT français.
UN PORTIER.
UN VIEUX BERGER, père de Jeanne d'Arc, la Pucelle.
MARGUERITE, fille de René, et ensuite femme de Henri VI, et reine
d'Angleterre.
JEANNE, la Pucelle, dite communément Jeanne d'Arc.
DÉMONS aux ordres de la Pucelle.
LA COMTESSE D'AUVERGNE.
Lords, gardiens de la tour, hérauts, capitaines, soldats,
courriers, et autres suivants, tant anglais que français.
La scène est tantôt en Angleterre, tantôt en France.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Abbaye de Westminster.
_Marche funèbre. Le corps du roi Henri V, découvert, exposé
solennellement, entouré des_ DUCS DE BEDFORD, DE GLOCESTER ET D'EXETER,
DU COMTE DE WARWICK, DE L'ÉVÊQUE DE WINCHESTER, DE HÉRAUTS, ETC.
BEDFORD.--Que les cieux soient tendus de noir! que le jour cède à la
nuit! comètes, qui amenez les révolutions dans les siècles et les États,
secouez dans le firmament vos tresses de cristal, et châtiez-en les
étoiles rebelles qui ont conspiré la mort de Henri, de Henri V, trop
illustre pour qu'il vécût longtemps! Jamais l'Angleterre n'a perdu un si
grand roi.
GLOCESTER.--Avant lui, l'Angleterre n'avait jamais eu de roi. Il avait
de la vertu et méritait de commander. Son épée, quand il la brandissait,
éblouissait les yeux de ses éclairs. Ses bras s'ouvraient plus largement
que les ailes du dragon: ses yeux, quand ils étincelaient du feu de la
colère, étourdissaient, repoussaient plus sûrement ses ennemis que le
soleil du midi lançant ses brûlants rayons sur leurs visages. Que
dirais-je? Ses exploits sont au-dessus des récits. Jamais il n'a levé
son bras qu'il n'ait conquis.
EXETER.--Nous portons le deuil avec du noir; pourquoi ne le portons-nous
pas avec du sang? Henri est mort et ne revivra jamais. Nous entourons un
cercueil de bois, et nous honorons de notre glorieuse présence la
honteuse victoire de la mort, comme des captifs enchaînés à un char de
triomphe. Qui accuserons-nous? maudirons-nous les astres du malheur qui
ont ainsi conspiré la ruine de notre gloire? ou faut-il croire que les
rusés enchanteurs et magiciens français épouvantés auront, par des vers
magiques, amené sa perte?
WINCHESTER.--C'était un roi chéri du Roi des rois. Le terrible jour du
jugement ne sera pas si terrible pour les Français que l'était sa vue.
Il a livré les batailles du Dieu des armées: ce sont les prières de
l'Église qui assuraient ses succès.
GLOCESTER.--L'Église? Où est-elle? Si les ministres de l'Église
n'avaient pas prié, le fil de ses jours ne se serait pas usé si vite.
Vous n'aimez qu'un prince efféminé, que vous puissiez gouverner comme un
jeune écolier.
WINCHESTER.--Glocester, quoi que nous aimions, tu es protecteur de
l'Angleterre, et tu aspires à gouverner le prince et le royaume; ta
femme est hautaine: elle exerce sur toi plus d'empire que Dieu ou les
ministres de la religion n'en pourraient jamais avoir.
GLOCESTER.--Ne nomme point la religion, car tu aimes la chair: et, dans
tout le cours de l'année, tu ne vas jamais à l'église, si ce n'est pour
prier contre tes ennemis.
BEDFORD.--Cessez, cessez ces querelles, et tenez vos esprits en
paix.--Marchons vers l'autel.--Hérauts, suivez-nous.--Au lieu d'or, nous
offrirons nos armes, puisque nos armes sont inutiles à présent que Henri
n'est plus.--Postérité, attends-toi à des années malheureuses: tes
enfants suceront les larmes des yeux de leurs mères, notre île nourrira
ses fils de douleurs et de pleurs, et il ne restera que les femmes pour
pleurer les morts. O Henri V, j'invoque ton ombre! fais prospérer ce
royaume: préserve-le des troubles civils; lutte dans les cieux contre
les astres ses ennemis; et ton âme sera au firmament une constellation
bien plus glorieuse que celle de Jules César, ou la brillante....
(Entre un messager.)
LE MESSAGER.--Salut à vous tous, honorables lords. Je vous apporte de
France de tristes nouvelles de pertes, de carnage et de déroute. La
Guyenne, la Champagne, Reims, Orléans, Rouen, Gisors, Paris, Poitiers,
sont absolument perdus.
BEDFORD.--Qu'oses-tu dire, homme, devant le corps de Henri? Parle bas,
ou la perte de ces grandes villes lui fera briser son cercueil, et il se
lèvera du sein de la mort.
GLOCESTER.--Paris perdu? Rouen perdu? Si Henri était rappelé à la vie,
ces nouvelles lui feraient de nouveau rendre l'âme.
EXETER.--Et comment les avons-nous perdus? Quelle trahison....
LE MESSAGER.--Aucune trahison, mais disette d'hommes et d'argent. Voici
ce que murmurent entre eux les soldats: «Que vous fomentez ici
différentes factions; et que, tandis qu'il faudrait mettre en mouvement
une armée et combattre, vous disputez ici sur le choix de vos généraux.
L'un voudrait traîner la guerre à peu de frais; l'autre voudrait voler
d'un vol rapide, et manque d'ailes. Un troisième est d'avis que, sans
aucune dépense, on peut obtenir la paix avec de belles et trompeuses
paroles.» Réveillez-vous, réveillez-vous, noblesse d'Angleterre! Que la
paresse ne ternisse pas l'honneur que vous avez récemment acquis! Les
fleurs de lis sont arrachées de vos armes, et la moitié de l'écusson
d'Angleterre est coupée.
EXETER.--Si nous manquions de larmes pour ce convoi funèbre, ces
nouvelles les appelleraient par torrents.
BEDFORD.--C'est moi qu'elles regardent: je suis régent de
France.--Donnez-moi mon armure; je vais combattre pour ressaisir la
France.--Loin de moi ces honteux vêtements de deuil! Je veux que les
Français aient, non point des yeux, mais des blessures pour pleurer
leurs malheurs un moment interrompus.
(Entre un autre messager.)
LE DEUXIÈME MESSAGER.--Milords, lisez ces lettres pleines de revers. La
France entière s'est soulevée contre les Anglais, excepté quelques
petites villes de nulle importance. Le dauphin Charles a été couronné
roi à Reims: le bâtard d'Orléans s'est joint à lui. René, duc d'Anjou,
épouse son parti: le duc d'Alençon vole se ranger à ses côtés.
EXETER.--Le dauphin couronné roi! Tous volent à lui! Oh! où fuir pour
cacher notre honte?
GLOCESTER.--Nous ne fuirons que vers nos ennemis. Bedford, si tu
temporises, j'irai, moi, faire cette guerre.
BEDFORD.--Glocester, pourquoi doutes-tu de mon ardeur? J'ai déjà levé
dans mes pensées une armée qui inonde déjà la France.
(Entre un troisième messager.)
LE TROISIÈME MESSAGER.--Mes respectables lords, pour ajouter encore aux
larmes dont vous arrosez le cercueil du roi Henri, je dois vous
instruire d'un fatal combat livré entre l'intrépide Talbot et les
Français.
WINCHESTER.--Comment? où Talbot a vaincu, n'est-ce pas?
LE TROISIÈME MESSAGER.--Oh non! où lord Talbot a été défait: je vais
vous en raconter les détails. Le 10 août dernier, ce redoutable lord, se
retirant du siége d'Orléans, ayant à peine six mille soldats, s'est vu
enveloppé et attaqué par vingt-trois mille Français; il n'a pas eu le
temps de ranger sa troupe: il manquait de pieux à placer devant ses
archers; faute de pieux, ils ont arraché des haies des bâtons pointus,
et les ont fichés en terre, à la hâte et sans ordre, pour empêcher la
cavalerie de fondre sur eux. Le combat a duré plus de trois heures; et
le vaillant Talbot, avec son épée et sa lance, a fait des miracles
au-dessus de la pensée humaine; il envoyait par centaines les ennemis
aux enfers, nul n'osait lui faire face. Ici, là, partout, il frappait
avec rage: les Français criaient que c'était le diable en armes. Tous
restaient immobiles d'étonnement et les yeux fixés sur lui. Ses soldats,
animés par son courage indomptable, ont crié tous ensemble: _Talbot!
Talbot!_ et se sont précipités au fort de la mêlée. De ce moment la
victoire était décidée si sir Jean Fastolffe n'avait joué le rôle d'un
lâche. Il était dans l'arrière-garde et placé sur les dernières lignes,
avec ordre de le suivre et de le soutenir; mais il a fui lâchement sans
avoir frappé un seul coup. De là la défaite générale et le carnage. Ils
ont été enveloppés par leurs ennemis: un lâche Wallon, pour faire sa
cour au dauphin, a frappé Talbot au dos avec sa lance; Talbot, que toute
la France, avec toutes ses forces d'élite assemblées, n'avait pas osé
une seule fois envisager en face.
BEDFORD.--Talbot est-il tué? Je me tuerai alors moi-même, pour me punir
de vivre oisif ici dans le luxe et la mollesse, tandis qu'un si brave
général, manquant de secours, est trahi et livré à ses lâches ennemis.
LE TROISIÈME MESSAGER.--Oh! non, il vit; mais il est prisonnier, et avec
lui le lord Scales et le lord Hungreford. La plupart des autres ont été
massacrés ou pris.
BEDFORD.--Il n'est point, pour le délivrer, de rançon que je ne sois
déterminé à payer. Je précipiterai le dauphin, la tête la première, en
bas de son trône, et sa couronne sera la rançon de mon ami: j'échangerai
quatre de leurs seigneurs contre un de nos lords.--Adieu, messieurs, je
cours à ma tâche. Il faut que j'aille sans délai allumer des feux de
joie en France, pour célébrer la fête de notre grand saint Georges. Je
prendrai avec moi dix mille soldats, dont les sanglants exploits
ébranleront l'Europe.
LE TROISIÈME MESSAGER.--Vous en auriez besoin, car Orléans est assiégé:
l'armée anglaise est affaiblie et impuissante. Le comte de Salisbury
sollicite des renforts, et c'est avec peine qu'il empêche ses soldats de
se mutiner; car ils sont bien peu pour contenir tant d'ennemis.
EXETER.--Lords, souvenez-vous des serments que vous avez faits à Henri,
ou d'accabler le dauphin, ou de le ramener sous le joug de l'Angleterre.
BEDFORD.--Je m'en souviens, et je prends ici congé de vous pour aller
faire mes préparatifs.
(Il sort.)
GLOCESTER.--Je vais me rendre en toute hâte à la Tour pour visiter
l'artillerie et les munitions, et ensuite proclamer roi le jeune Henri.
EXETER.--Moi, je vais à Eltham, où est le jeune roi; je suis son
gouverneur particulier, et je verrai là à prendre les meilleures mesures
pour sa sûreté.
(Il sort.)
WINCHESTER.--Chacun ici a son poste et ses fonctions; moi, je suis
laissé à l'écart, il ne reste rien pour moi. Mais je ne veux pas être
longtemps un serviteur sans place. Je me propose de tirer le roi
d'Eltham, et de m'asseoir au premier rang sur le gouvernail de l'État.
(Il sort.)
SCÈNE II
En France, devant Orléans.
_Entrent_ CHARLES, _avec ses troupes_, ALENÇON, RENÉ, _et autres_.
CHARLES.--Le véritable cours de Mars n'est pas plus connu aujourd'hui
sur la terre qu'il ne l'est dans les cieux. Dernièrement il brillait
pour les Anglais; maintenant nous sommes vainqueurs, et c'est à nous
qu'il sourit. Quelles villes un peu importantes dont nous ne soyons les
maîtres? Nous sommes ici paisiblement établis près d'Orléans: les
Anglais affamés, comme de pâles fantômes, nous assiégent à peine une
heure dans le mois.
ALENÇON.--Ils n'ont point ici leurs tranches de boeuf gras: il faut que
les Anglais soient repus, comme leurs mules, et qu'ils aient leur sac de
nourriture lié à la bouche; autrement ils ont aussi piteuse mine que des
rats noyés.
RENÉ.--Faisons lever le siège: pourquoi vivons-nous ici paresseusement?
Talbot est pris, lui que nous étions accoutumés à craindre: il ne reste
plus de chef que cet écervelé de Salisbury; il peut dépenser son fiel en
vaines fureurs: il n'a ni hommes ni argent pour faire la guerre.
CHARLES.--Sonnez, sonnez l'alarme. Fondons sur eux; sauvons l'honneur
des Français jadis mis en déroute.--Je pardonne ma mort à celui qui me
tuera, s'il me voit fuir ou reculer d'un pas. _(Ils sortent. On sonne
l'alarme.--Mêlée.--Ensuite une retraite.) (Rentrent Charles, Alençon et
René.)_ Qui vit jamais telle chose? Quels hommes ai-je donc? des chiens,
des poltrons, des lâches! Je n'aurais jamais fui s'ils ne m'avaient
abandonné au milieu de mes ennemis.
RENÉ.--Salisbury tue en désespéré.--Il combat comme un homme lassé de la
vie. Les autres lords, en lions affamés, fondent sur nous comme sur une
proie que leur montre la faim.
ALENÇON.--Froissart, un de nos compatriotes, rapporte que l'Angleterre
n'enfantait que des Rolands et des Oliviers sous le règne d'Édouard III.
Le fait est encore plus vrai de nos jours, car elle n'envoie pour
combattre que des Samsons et des Goliaths. Un contre dix! De grands
coquins maigres et efflanqués! qui aurait jamais cru qu'ils eussent tant
de courage et d'audace?
CHARLES.--Abandonnons cette ville! Ce sont des forcenés, et la faim les
rendra encore plus acharnés. Je les connais de vieille date: ils
arracheront les remparts avec leurs dents plutôt que d'abandonner le
siége.
RENÉ.--Je crois que, par quelque étrange invention, par quelque
sortilége, leurs armes sont ajustées pour frapper sans relâche, comme
des battants de cloche; autrement, ils ne pourraient jamais tenir aussi
longtemps.--Si l'on suit mon avis, nous les laisserons ici.
ALENÇON.--Soit; laissons-les.
(Entre le bâtard d'Orléans.)
LE BATARD.--Où est le dauphin? J'ai des nouvelles pour lui.
LE DAUPHIN.--Bâtard d'Orléans, sois trois fois le bienvenu.
LE BATARD.--Il me semble que vos regards sont tristes, votre visage
pâle. Est-ce la dernière défaite qui vous a fait ce mal? Ne vous
découragez pas: le secours est proche: j'amène ici avec moi une jeune et
sainte fille, qui, dans une vision que le Ciel lui a envoyée, a reçu
l'ordre de faire lever cet ennuyeux siége et de chasser les Anglais de
France. Elle possède l'esprit de prophétie bien mieux que les neuf
Sibylles de Rome. Elle peut raconter le passé et l'avenir. Dites, la
ferai-je entrer? Croyez-en mes paroles: elles sont certaines et
infaillibles.
CHARLES.--Allez, faites-la venir. (_Le bâtard sort_.) Mais, pour
éprouver sa science, René, prends ma place et fais le dauphin.
Interroge-la fièrement; que tes regards soient sévères. Par cette ruse,
nous sonderons son habileté.
(Entrent la Pucelle, le bâtard d'Orléans et autres.)
RENÉ.--Belle fille, est-il vrai que tu veux exécuter ces étonnants
prodiges?
LA PUCELLE.--René, espères-tu me tromper?--Où est le dauphin?--Sors,
sors, ne te cache plus là derrière. Je te connais sans t'avoir jamais
vu. Ne sois pas étonné, rien n'est caché pour moi. Je veux t'entretenir
seul et en particulier.--Retirez-vous, seigneurs, et laissez-nous un
moment à part.
RENÉ.--Elle débute hardiment.
(Ils s'éloignent.)
LA PUCELLE.--Dauphin, je suis née fille d'un berger; mon esprit n'a été
exercé dans aucune espèce d'art. Il a plu au Ciel et à
Notre-Dame-de-Grâce de jeter un regard sur mon obscure condition. Un
jour que je gardais mes tendres agneaux, exposant mon visage aux rayons
brûlants du soleil, la mère de Dieu daigna m'apparaître; et, dans une
vision pleine de majesté, elle me commanda de quitter ma basse
profession, et de délivrer mon pays de ses calamités: elle me promit son
assistance et me garantit le succès. Elle daigna se révéler à moi dans
toute sa gloire. J'étais noire et basanée auparavant; les purs rayons de
lumière qu'elle versa sur moi me douèrent de cette beauté que vous
voyez. Fais-moi toutes les questions que tu pourras imaginer, et je
répondrai sans préparation; essaye mon courage dans un combat, si tu
l'oses, et tu verras que je surpasse mon sexe. Sois certain de ceci: tu
seras heureux si tu me reçois pour ton compagnon de guerre.
CHARLES.--Tu m'as étonné par la hauteur de ton discours. Je ne veux que
cette preuve de ton mérite; tu lutteras avec moi dans un combat
singulier: si tu as l'avantage, tes paroles sont vraies; autrement je te
refuse ma confiance.
LA PUCELLE.--Je suis prête. Voilà mon épée à la pointe affilée, ornée de
chaque côté de cinq fleurs de lis. Je l'ai choisie dans le cimetière de
Sainte-Catherine en Touraine, parmi un amas de vieilles armes.
CHARLES.--Viens donc: par le saint nom de Dieu! je ne crains aucune
femme.
LA PUCELLE.--Et moi, tant que je vivrai, je ne fuirai jamais devant un
homme.
(Ils combattent.)
CHARLES.--Arrête, arrête; tu es une amazone: tu combats avec l'épée de
Débora.
LA PUCELLE.--La mère du Christ me seconde; sans elle, je serais trop
faible.
CHARLES.--Quelle que soit la main qui te secoure, c'est toi qui dois me
secourir. Un désir ardent consume mon âme; tu as vaincu à la fois et ma
force et mon coeur. Sublime Pucelle, si tel est ton nom, permets que je
sois ton serviteur et non pas ton souverain: c'est le dauphin de France
qui te conjure ainsi.
LA PUCELLE.--Je ne dois céder à aucun voeu d'amour, car ma vocation a
été consacrée d'en haut. Quand j'aurai chassé tes ennemis de ces lieux,
je songerai alors à une récompense.
CHARLES.--En attendant, jette un regard de bonté sur ton esclave dévoué.
RENÉ, _en dedans de la tente avec Alençon_.--Monseigneur, il me semble,
a un long entretien.
ALENÇON.--N'en doutez pas: il sonde cette femme en tout sens; autrement
il n'aurait pas prolongé à ce point la conférence.
RENÉ.--Le dérangerons-nous, puisqu'il ne garde aucune mesure?
ALENÇON.--Il prend peut-être des mesures plus profondes que nous ne
savons: les femmes sont de rusées tentatrices avec leur langue.
RENÉ.--Mon prince, où êtes-vous? Quel objet vous occupe si longtemps?
Abandonnerons-nous Orléans, ou non?
LA PUCELLE.--Non, non, vous dis-je, infidèles sans foi! Combattez
jusqu'au dernier soupir: je serai votre sauvegarde.
CHARLES.--Ce qu'elle dit, je le confirmerai: nous combattrons jusqu'à la
fin.
LA PUCELLE.--Je suis destinée à être le fléau des Anglais. Cette nuit je
ferai certainement lever le siége. Puisque je me suis engagée dans cette
guerre, comptez sur un été de la Saint-Martin, sur les jours de
l'alcyon. La gloire est comme un cercle dans l'onde; il ne cesse de
s'élargir et de s'étendre, jusqu'à ce qu'à force de s'étendre il
s'évanouisse. La mort de Henri est le terme où finit le cercle des
Anglais; toutes les gloires qu'il renfermait sont dispersées. Je suis
maintenant comme cet orgueilleux vaisseau qui portait César et sa
fortune.
CHARLES.--Si Mahomet était inspiré par une colombe[8], tu l'es donc,
toi, par un aigle. Ni Hélène, la mère du grand Constantin, ni les filles
de saint Philippe[9] ne t'égalèrent jamais. Brillante étoile de Vénus,
descendue sur la terre, par quel culte assez respectueux pourrai-je
t'adorer?
[Note 8: Mahomet avait, disent les traditions arabes, une colombe
qu'il nourrissait avec des grains de blé qui tombaient de son oreille;
quand elle avait faim elle se posait sur l'épaule de Mahomet, et
introduisait son bec dans l'oreille de son maître pour y chercher sa
nourriture. Mahomet disait alors à ses sectateurs que c'était le
Saint-Esprit qui venait le conseiller.]
[Note 9: Les quatre filles de Philippe dont il est fait mention dans
les Actes des apôtres, et qui avaient le don de prophétie.]
ALENÇON.--Abrégeons les délais, et faisons lever le siége.
RENÉ.--Femme, fais ce qui est en ton pouvoir pour sauver notre honneur.
Chasse-les d'Orléans, et immortalise-toi.
CHARLES.--Nous allons en faire l'essai. Allons, marchons à l'entreprise.
Si sa promesse est trompeuse, je ne crois plus à aucun prophète.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
Londres.--Colline devant la Tour.
_Entre_ LE DUC DE GLOCESTER _qui s'approche des portes de la Tour, avec
ses gens vêtus de bleu_.
GLOCESTER.--Je viens pour visiter la Tour: je crains que depuis la mort
de Henri il ne s'y soit commis quelque larcin. Où sont donc les gardes,
qu'on ne les trouve pas à leur poste? Ouvrez les portes: c'est Glocester
qui vous appelle.
PREMIER GARDE.--Qui frappe ainsi en maître?
PREMIER SERVITEUR DE GLOCESTER.--C'est le noble duc de Glocester.
DEUXIÈME GARDE.--Qui que ce soit, vous ne pouvez entrer ici.
DEUXIÈME SERVITEUR DE GLOCESTER.--Misérables, est-ce ainsi que vous
répondez au lord protecteur?
PREMIER GARDE.--Que Dieu protége le protecteur: voilà notre réponse.
Nous n'agissons que d'après nos ordres.
GLOCESTER.--Qui vous les a donnés? Quelle autre volonté que la mienne
doit commander ici? Il n'est point d'autre protecteur du royaume que
moi. (A ses gens.) Forcez ces portes: je serai votre garant. Me
laisserai-je jouer de la sorte par de vils esclaves?
(Les gens de Glocester cherchent à forcer les portes.)
WOODVILLE, _en dedans_.--Quel est ce bruit? Qui sont ces traîtres?
GLOCESTER.--Lieutenant, est-ce vous dont j'entends la voix? Ouvrez les
portes: c'est Glocester qui veut entrer.
WOODVILLE.--Patience, noble duc; je ne puis ouvrir. Le cardinal de
Winchester le défend: j'ai reçu de lui l'ordre exprès de ne laisser
entrer ni toi ni aucun des tiens.
GLOCESTER.--Lâche Woodville, tu le préfères à moi, cet arrogant
Winchester, ce prélat hautain que Henri, notre feu roi, ne put jamais
supporter? Tu n'es ami ni de Dieu ni du roi. Ouvre les portes, ou dans
peu je te fais chasser de la Tour.
PREMIER SERVITEUR DE GLOCESTER.--Ouvrez les portes au lord protecteur.
Nous les enfoncerons si vous n'obéissez pas à l'instant.
(Entre Winchester suivi de ses gens en habits jaunâtres[10].)
[Note 10: C'était la couleur des vêtements des huissiers dans les
cours ecclésiastiques; le jaune était aussi à cette époque une couleur
de deuil, comme le noir.]
WINCHESTER.--Eh bien, ambitieux Humfroi, que veut dire ceci?
GLOCESTER.--Vil prêtre tondu, est-ce toi qui commandes qu'on me ferme
les portes?
WINCHESTER.--Oui, c'est moi, traître d'usurpateur, tu n'es point le
protecteur du roi ou du royaume.
GLOCESTER.--Retire-toi, audacieux conspirateur, toi qui machinas le
meurtre de notre feu roi, toi qui vends aux filles de mauvaise vie des
indulgences qui leur permettent le péché. Je te bernerai dans ton large
chapeau de cardinal, si tu t'obstines dans cette insolence.
WINCHESTER.--Retire-toi toi-même; je ne reculerai pas d'un pied. Que
ceci soit la colline de Damas; et toi, sois le Caïn maudit; égorge ton
frère Abel, si tu veux.
GLOCESTER.--Je ne veux pas te tuer, mais te chasser; je me servirai,
pour t'emporter d'ici, de ta robe d'écarlate, comme on se sert des
langes d'un enfant.
WINCHESTER.--Fais ce que tu voudras; je te brave en face.
GLOCESTER.--Quoi! je serai ainsi bravé et insulté en face! Aux armes,
mes gens, en dépit des priviléges de ce lieu; les habits bleus contre
les habits jaunes. Prêtre, défends ta barbe. (_Glocester et ses gens
attaquent l'évêque._) Je veux te l'allonger d'un pied et te souffleter
d'importance; je foulerai aux pieds ton chapeau de cardinal, en dépit du
pape et des dignités de l'Église; je te traînerai en tous sens par les
oreilles.
WINCHESTER.--Glocester, tu répondras de cette insulte devant le pape.
GLOCESTER.--Oison de Winchester!--Je crie--une corde! une corde!
chassez-les d'ici à coups de corde.--Pourquoi les laissez-vous encore
là?--Je te chasserai d'ici, loup couvert d'une peau d'agneau.--Hors
d'ici les habits jaunes! hors d'ici, hypocrite en écarlate!
(Il se fait un grand tumulte. Au milieu du désordre entrent le maire de
Londres et ses officiers.)
LE MAIRE.--Fi, milords! vous, magistrats suprêmes, troubler ainsi
outrageusement la paix publique!
GLOCESTER.--Paix, lord maire: tu ne connais pas les outrages que j'ai
essuyés. Ce Beaufort, qui ne respecte ni Dieu ni le roi, a ici usurpé la
Tour à son usage.
WINCHESTER, _au maire_.--Tu vois ici Glocester, l'ennemi des citoyens,
un homme qui propose toujours la guerre, et jamais la paix; imposant à
vos libres trésors d'énormes tributs; cherchant à renverser la religion,
sous prétexte qu'il est le protecteur du royaume. Et il voudrait ici
enlever de la Tour l'armure et l'appareil de la majesté, pour se
couronner roi, et faire disparaître le prince.
GLOCESTER.--Je ne te répondrai pas par des mots, mais par des coups.
(Leurs gens s'attaquent de nouveau.)
LE MAIRE.--Dans cette rixe tumultueuse, il ne me reste que la ressource
d'une proclamation à haute voix.--Officier, avance, et parle aussi haut
que tu le pourras.
L'OFFICIER.--Vous tous, gens de toute classe, qui êtes ici assemblés en
armes, contre la paix de Dieu et du roi, nous vous ordonnons et
commandons, au nom de Sa Majesté, de vous retirer chacun dans vos
maisons, et de ne porter, manier, ni employer désormais aucune épée,
arme ou poignard sous peine de mort.
GLOCESTER.--Cardinal, je ne veux pas enfreindre la loi: mais nous nous
rencontrerons, et nous nous expliquerons à loisir.
WINCHESTER.--Oui, Glocester, nous nous rencontrerons, et il t'en coûtera
cher, sois-en sûr; j'aurai le sang de ton coeur pour ce que tu as fait
là aujourd'hui.
LE MAIRE.--Je vais assembler le peuple, si vous différez de vous
retirer.--Ce cardinal est plus hautain que Satan.
GLOCESTER.--Maire, adieu. Ce que tu fais, tu as droit de le faire.
WINCHESTER.--Exécrable Glocester, veille sur ta tête; car je prétends
l'avoir avant peu. (Ils sortent.)
LE MAIRE, _à ses officiers_.--Veillez à ce qu'on quitte ce lieu, et
ensuite nous nous retirerons.--Grand Dieu! est-il possible que des
nobles nourrissent de pareilles haines? Pour moi je ne combats pas une
fois dans quarante ans.
(Il sort avec ses officiers.)
SCÈNE IV
France.--Devant Orléans.
_Entrent, sur les remparts_, LE MAITRE CANONNIER D'ORLÉANS ET SON FILS.
LE CANONNIER.--Mon garçon, tu sais comment Orléans est assiégé, et
comment les Anglais ont emporté les faubourgs?
LE FILS.--Je le sais, mon père, et j'ai souvent tiré sur eux: mais,
malheureux que je suis, chaque fois j'ai manqué mon coup.
LE CANONNIER.--A présent tu ne le manqueras pas. Suis mes avis. Je suis
maître canonnier en chef de cette ville; il faut que je fasse quelque
chose pour me faire bien venir. Les espions du prince m'ont informé que
les Anglais, bien retranchés dans les faubourgs, pénètrent par une
secrète grille de fer dans la tour que tu vois là-bas, pour dominer la
ville, et découvrir de là comment ils pourront, avec le plus d'avantage,
nous mettre en péril, soit par leur artillerie, soit par un assaut. Pour
faire cesser cet inconvénient, j'ai dirigé contre cette tour une pièce
de calibre, et j'ai veillé ces trois jours entiers pour tâcher de les
apercevoir. Toi, mon garçon, prends ma place, et veille à ton tour, car
je ne puis rester plus longtemps à ce poste. Si tu aperçois quelque
Anglais, cours et viens me l'annoncer; tu me trouveras chez le
gouverneur.