William Shakespear

Henri VI (2/3)
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SIMPCOX.--Ah! plût à Dieu, monsieur, que vous le pussiez.

GLOCESTER.--Mes amis de Saint-Albans, n'avez-vous pas d'officier de
justice dans votre ville, et de ces choses qu'on appelle des fouets?

LE MAIRE.--Oui, milord, si c'est votre bon plaisir.

GLOCESTER.--Envoyez-en chercher un à l'instant.

LE MAIRE.--Allez, et amenez ici sans délai un exécuteur.

(Sort un homme de la suite.)

GLOCESTER.--Maintenant mettez-moi là un escabeau tout près.--Maintenant,
l'ami, si vous voulez éviter les coups de fouet, sautez-moi par-dessus
cet escabeau et sauvez-vous.

SIMPCOX.--Hélas! monsieur, je ne suis pas en état de me soutenir seul;
vous allez me tourmenter en vain.

(Entre l'homme de la suite avec l'exécuteur.)

GLOCESTER.--C'est bon, mon ami, il faut que nous vous fassions retrouver
vos jambes. Exécuteur, frappez jusqu'à ce qu'il saute par-dessus
l'escabeau.

L'EXÉCUTEUR.--Je vais obéir, milord.--Allons, l'ami, ôtez votre
pourpoint.

SIMPCOX.--Hélas! monsieur, que ferais-je? Je ne suis pas en état de me
soutenir.

(Au premier coup de fouet, il saute par-dessus l'escabeau et s'enfuit.
Le peuple le suit en criant: _Miracle_[9]!)

[Note 9: L'anecdote du miracle de Saint-Albans est rapportée par sir
Thomas More qui l'avait entendu raconter à son père. (V. _ses Oeuvres_,
p. 134, édit. 1557.)]

LE ROI.--O Dieu, tu vois de telles choses, et tu retiens si longtemps ta
colère!

MARGUERITE.--J'ai bien ri de voir courir ce misérable.

GLOCESTER.--Poursuivez le drôle, et emmenez-moi cette malheureuse.

LA FEMME.--Hélas! monsieur, c'est la misère qui nous l'a fait faire.

GLOCESTER.--Qu'ils soient fouettés le long de toutes les villes de
marché, jusqu'à Berwick, d'où ils sont venus.

(Sortent l'exécuteur, le maire, la femme, etc.)

LE CARDINAL.--Le duc Humphroy a fait un miracle aujourd'hui!

SUFFOLK.--Il est vrai, il a fait sauter et s'enfuir les boiteux.

GLOCESTER, à _Suffolk_.--Vous avez fait de plus grands miracles que moi,
milord: en un seul jour vous avez fait échapper de nos mains des villes
entières.

(Entre Buckingham.)

LE ROI.--Quelles nouvelles nous apporte notre cousin Buckingham?

BUCKINGHAM.--Des choses que mon coeur frémit de vous apprendre. Une
bande de méchants, adonnés à des oeuvres maudites sous les auspices et
dans la compagnie de la femme du protecteur, d'Éléonor, chef et auteur
de cette odieuse réunion, se sont livrés à des pratiques criminelles
contre Votre Majesté, de concert avec des sorcières et des magiciens,
que nous avons pris sur le fait, faisant sortir de terre des esprits
pervers, et les interrogeant sur la vie et la mort d'Henri, et d'autres
personnages du conseil privé de Votre Majesté, comme on le mettra plus
en détail sous les yeux de Votre Grâce.

LE CARDINAL, _bas à Glocester_.--Eh bien, lord protecteur, par ce moyen
votre épouse va figurer encore dans Londres. Cette nouvelle, je crois,
aura un peu émoussé le fil de votre épée. Il n'y a pas d'apparence,
milord, que notre rendez-vous tienne.

GLOCESTER.--Prêtre ambitieux, cesse d'affliger mon coeur. L'accablement
et la douleur ont vaincu mon courage; et vaincu que je suis, je te cède
comme je céderais au dernier valet.

LE ROI.--O Providence! quels crimes trament les méchants! et toujours
pour amener la destruction sur leur propre tête!

MARGUERITE.--Glocester, ton nid est déshonoré; et toi-même, prends bien
garde d'être irréprochable, je te le conseille.

GLOCESTER.--Madame, pour moi j'en appelle au Ciel de l'amour que j'ai
porté à mon roi et à l'État. Quant à ma femme, j'ignore comment sont les
choses. Je suis affligé d'avoir appris ce que je viens d'apprendre. Elle
est noble; mais si elle a mis en oubli l'honneur et la vertu, et qu'elle
ait eu commerce avec gens dont le contact, semblable à la poix, entache
toute noblesse, je la bannis de mon lit et de ma compagnie, et
j'abandonne aux lois et à l'opprobre celle qui déshonore l'honnête nom
de Glocester.

LE ROI.--Allons, nous coucherons ici cette nuit. Demain nous
retournerons à Londres pour examiner cette affaire à fond, interroger
ces odieux coupables, et peser leur cause dans les équitables balances
de la justice, dont le fléau ne sait point fléchir, et d'où le droit
sort triomphant.

(Fanfares. Ils sortent.)




SCÈNE II

Londres.--Jardins du duc d'York.

_Entrent_ YORK, SALISBURY ET WARWICK.


YORK.--Maintenant, mes chers lords de Salisbury et de Warwick, souffrez
qu'après notre modeste souper, et dans cette promenade solitaire, je me
donne la satisfaction de chercher à vous prouver mon titre incontestable
à la couronne d'Angleterre.

SALISBURY.--J'attends avec impatience, milord, que vous nous l'exposiez
pleinement.

WARWICK.--Parle, cher York; et si ta réclamation est fondée, les Nevil
n'attendent plus que tes ordres.

YORK.--Écoutez donc.--Édouard III, milords, eut sept fils. Le premier
fut Édouard, le prince Noir, prince de Galles; le second, William de
Hatfield, et le troisième, Lionel, duc de Clarence, que suivait
immédiatement Jean de Gaunt, duc de Lancastre; le cinquième fut Edmond
Langley, duc d'York; le sixième fut Thomas de Woodstock, duc de
Glocester; Guillaume de Windsor fut le septième et le dernier. Édouard,
le prince Noir, mourut avant son père, et laissa pour lignée Richard,
son fils unique, qui, après la mort d'Édouard III, régna en qualité de
roi, jusqu'au jour où Henri Bolingbroke, duc de Lancastre, fils aîné et
héritier de Jean de Gaunt, couronné sous le nom d'Henri IV, s'empara du
royaume, déposa le roi légitime, envoya la pauvre reine en France, sa
patrie, et le roi au château de Pomfret, où, comme vous le savez tous,
l'inoffensif Richard fut traîtreusement assassiné.

WARWICK.--Mon père, c'est la vérité que le duc vient de nous dire: ce
fut ainsi que la maison de Lancastre obtint la couronne.

YORK.--Qu'aujourd'hui elle retient par force, et non par son droit: car
après la mort de Richard, héritier de l'aîné, la postérité de son cadet
immédiat devait succéder au trône.

SALISBURY.--Mais ce cadet William Hatfield mourut, comme vous en
convenez, sans laisser d'héritier.

YORK.--Le duc de Clarence, troisième des fils et de qui je tiens mes
prétentions au trône, laissa une fille, Philippe, qui épousa Edmond
Mortimer, comte des Marches; Edmond eut un fils, Roger, comte des
Marches; Roger eut des enfants, Edmond, Anne et Éléonor.

SALISBURY.--Cet Edmond, sous le règne de Bolingbroke, fit valoir, ainsi
que je l'ai lu, ses prétentions à la couronne, et eût été roi sans Owen
Glendower, qui le tint prisonnier jusqu'à sa mort[10].--Mais voyons le
reste.

[Note 10: _Jusqu'à sa mort_. Le poëte entend probablement la mort
d'Owen Glendower, car on a vu dans la pièce précédente mourir Edmond
Mortimer à la Tour de Londres, où cependant il paraît qu'il ne fut
jamais renfermé.]

YORK.--Anne, sa soeur aînée et ma mère, héritière de la couronne, épousa
Richard, comte de Cambridge, fils d'Edmond Langley, cinquième fils
d'Édouard III; et c'est de son chef que je réclame la couronne, car elle
était héritière de Roger, comte des Marches, et d'Edmond Mortimer, qui
avait épousé Philippe, fille unique de Lionel, duc de Clarence. Ainsi,
si la postérité de l'aîné doit succéder avant celle du cadet, c'est moi
qui suis roi.

WARWICK.--Quelle filiation directe est plus simple que celle-ci? Henri
tire ses prétentions au trône de Jean de Gaunt, quatrième fils
d'Édouard: York tire les siennes du troisième. Jusqu'à ce que la branche
de Lionel s'éteigne, l'autre ne doit point régner, et cette branche n'a
point encore manqué: elle fleurit en vous et dans vos fils, dignes
rejetons d'une telle souche. Ainsi, Salisbury, fléchissons tous deux le
genou devant lui, et dans ce pacte formé en secret, soyons les premiers
à rendre à notre roi légitime les honneurs souverains qui appartiennent
à son droit héréditaire!

TOUS DEUX.--Longue vie à notre souverain Richard, roi d'Angleterre!

YORK.--Nous vous remercions, milords; mais je ne suis point votre roi
tant que je ne serai pas couronné, que mon épée ne sera pas rougie du
sang sorti du coeur de la maison de Lancastre; et cela ne peut
s'exécuter par une entreprise soudaine, mais par la prudence et un
profond secret; sachez comme moi, dans ces temps dangereux, fermer les
yeux sur l'insolence de Suffolk, sur l'orgueil de Beaufort, sur
l'ambition de Somerset, sur Buckingham, et sur toute la bande jusqu'à ce
qu'ils aient enveloppé dans leurs pièges le gardien du troupeau, ce
prince vertueux, le bon duc Humphroy: c'est à cela qu'ils travaillent,
et en y travaillant, ils trouveront la mort si York a l'art de prédire.

SALISBURY.--C'en est assez, milord; nous voilà parfaitement instruits de
vos intentions.

WARWICK.--Mon coeur m'assure que le comte de Warwick fera un jour du duc
d'York un roi.

YORK.--Et moi, je m'assure, Nevil, que Richard vivra pour faire du comte
de Warwick le plus grand personnage de l'Angleterre après le roi.

(Ils sortent.)




SCÈNE III

Londres.--Salle du tribunal.

_Les trompettes sonnent. Entrent_ LE ROI HENRI, LA REINE MARGUERITE,
GLOCESTER, YORK, SUFFOLK, SALISBURY; LA DUCHESSE DE GLOCESTER, MARGERY
JOURDAIN, SOUTHWELL, HUME ET BOLINGBROOK, _gardés_.


LE ROI.--Avancez, dame Éléonor Cobham, femme de Glocester. Aux yeux de
Dieu et aux nôtres, votre crime est grand. Recevez la sentence de la
loi, pour des offenses que le livre de Dieu a condamnées à la mort. (_A
Margery._) Vous allez tous les quatre retourner en prison, et de là au
lieu de l'exécution. La sorcière sera brûlée et réduite en cendres à
Smithfield, et les trois autres étranglés sur un gibet. (_A la
duchesse._) Vous, madame, en considération de votre naissance,
dépouillée d'honneurs pendant votre vie, après trois jours d'une
pénitence publique, vous vivrez dans votre pays, mais dans un
bannissement perpétuel à l'île de Man, sous la garde de sir John
Stanley.

LA DUCHESSE.--J'accepte volontiers l'exil: j'eusse de même accepté la
mort[11].

[Note 11: Le procès et la condamnation de la duchesse de Glocester
eurent lieu en 1441, trois ans avant le mariage du roi; ainsi le
personnage d'Éléonor est un pur anachronisme.]

GLOCESTER.--Tu le vois, Éléonor, la loi t'a jugée; je ne saurais
justifier celle que la loi condamne. _(La duchesse et les autres
prisonniers sortent environnés de gardes_.) Mes yeux sont pleins de
larmes, et mon coeur de douleur. Ah! Humphroy, cet opprobre de ta
vieillesse va incliner vers la tombe ta tête chargée de douleur. Je
demande à Votre Majesté la liberté de me retirer, ma douleur a besoin de
soulagement, et mon âge de repos.

LE ROI.--Demeure un instant, Humphroy, duc de Glocester. Avant de te
retirer, remets-moi ton bâton de commandement: Henri veut être son
protecteur à lui-même, et Dieu sera mon espoir, mon appui, mon guide, et
le flambeau de mes pas; et toi, va en paix, Humphroy, non moins chéri de
ton roi que lorsque tu étais son protecteur.

MARGUERITE.--En effet, je ne vois pas pourquoi un roi en âge de régner
aurait, comme un enfant, besoin d'un protecteur. Que Dieu et le roi
Henri tiennent le gouvernail de l'Angleterre. Remettez ici votre bâton,
monsieur, et au roi son royaume.

GLOCESTER.--Mon bâton? Le voilà, noble Henri, mon bâton de commandement;
je vous le remets d'aussi bon coeur que me le confia Henri votre père:
je le dépose à vos pieds avec autant de satisfaction que l'ambition de
quelques autres en auraient à le recevoir. Adieu, bon roi: quand je
serai mort et disparu de ce monde, puissent l'honneur et la paix
environner ton trône!

(Il sort.)

MARGUERITE.--Enfin Henri est roi, et Marguerite est reine, et Humphroy,
duc de Glocester, si rudement mutilé qu'il demeure à peine lui-même.
Deux secousses à la fois: sa femme bannie, et un de ses membres enlevé,
ce bâton de commandement ressaisi. Qu'il reste où il est, où il lui
convient d'être, dans la main d'Henri.

SUFFOLK.--Ainsi ce pin orgueilleux laisse tomber sa tête et pendre ses
branches flétries, ainsi meurt l'orgueil naissant d'Éléonor.

YORK.--N'en parlons plus, milords.--Avec la permission de Votre Majesté,
voici le jour désigné pour le combat. Déjà l'appelant et le défendant,
l'armurier et son apprenti, sont prêts à entrer dans la lice; que Vos
Majestés veuillent donc bien venir assister à cette lutte.

MARGUERITE.--Oui, certainement, mon cher lord, car j'ai quitté la cour
exprès pour être témoin de cette épreuve.

LE ROI.--Au nom de Dieu, ayez soin que toutes choses soient bien
ordonnées selon les règles; qu'ils décident ici leur différend, et Dieu
garde le droit!

YORK.--Je n'ai jamais vu, milord, un drôle de plus mauvaise mine, ni
plus effrayé de combattre que l'appelant, le valet de cet armurier.

(Entrent d'un côté Horner et ses voisins qui boivent à sa santé, et de
telle sorte qu'il est ivre. Il s'avance, précédé d'un tambour, avec son
bâton auquel est attaché un sac plein de sable[12]; de l'autre côté
Pierre, aussi avec un tambour et un bâton pareil, accompagné d'apprentis
qui boivent à sa santé.)

[Note 12: Dans ces sortes d'épreuves, les chevaliers combattaient
avec la lance et l'épée, les gens du commun avec un bâton noirci au bout
duquel était attaché un sac rempli de sable très-pressé.]

PREMIER VOISIN, _à Horner_.--Allons, voisin Horner, je bois à votre
santé un verre de vin d'Espagne: n'ayez pas peur, voisin, vous irez
bien.

SECOND VOISIN.--Et voilà, voisin, un verre de malvoisie.

TROISIÈME VOISIN.--Et voilà un pot de bonne double bière; voisin, buvez,
et n'ayez pas peur de votre apprenti.

HORNER.--Tout comme on voudra, par ma foi; je vous fais raison à tous,
et je me moque de Pierre.

PREMIER APPRENTI.--Allons, Pierre, je bois à toi; n'aie pas peur.

SECOND APPRENTI.--Allons, ami Pierre, ne crains pas ton maître; combats
pour l'honneur des apprentis.

PIERRE.--Je vous remercie tous: buvez, et priez pour moi, je vous en
prie; car je crois bien que j'ai bu mon dernier coup en ce
monde.--Tiens, Robin, si je meurs, je te donne mon tablier.--Et toi,
William, tu auras mon marteau.--Et toi, Tom, tiens, prends tout l'argent
que j'ai. O Seigneur! assistez-moi, mon Dieu, je vous en prie, car je ne
serai jamais en état de tenir tête à mon maître, lui qui apprend
l'escrime depuis si longtemps.

SALISBURY.--Allons, cessez de boire et venez aux coups. Toi, quel est
ton nom?

PIERRE.--Pierre, vraiment.

SALISBURY.--Pierre! Et encore?

PIERRE.--Tap[13].

SALISBURY.--Tap! Songe donc à bien taper ton maître.

HORNER.--Messieurs, je suis venu ici comme qui dirait à l'instigation de
mon apprenti, pour prouver qu'il est un coquin et moi un honnête
homme.--Et quant au duc d'York, je jurerai sur ma mort que jamais je ne
lui ai voulu aucun mal, ni au roi, ni à la reine. En conséquence,
Pierre, prends garde à ce coup que je t'assène avec la fureur dont Bevis
de Southampton tomba sur Ascapart[14].

[Note 13: Dans l'original, _Thump_, qui signifie _coup pesant_. Il a
fallu y substituer un nom qui permît de conserver dans la traduction la
plaisanterie de Salisbury.--Cet homme se nommait en réalité John Davy,
et son maître William Calour. La chose se passa comme elle est
représentée ici, à cela près que l'armurier ne fut pas tué dans le
combat, mais seulement vaincu, et pendu ensuite; il ne s'était cependant
pas déclaré coupable, et, selon Hollinshed, l'accusation était fausse.]

[Note 14: _Ascapart_, nom d'un géant fameux dans les récits
populaires.]

YORK.--Allons, dépêchez.--La langue de ce drôle commence à bégayer.
Sonnez, trompettes, donnez le signal aux combattants.

(Signal. Ils se battent: Pierre, d'un coup, renverse son maître sur le
sable.)

HORNER.--Assez, Pierre, assez; je confesse, je confesse.... ma trahison.

(Il meurt.)

YORK.--Emporte son arme. Ami, remercie Dieu, et le bon vin qui s'est
trouvé dans le chemin de ton maître.

PIERRE.--O Dieu! j'ai triomphé de mes ennemis en présence de cette
assemblée! O Pierre! tu as triomphé dans la bonne cause!

LE ROI.--Allons, qu'on emporte d'ici le corps de ce traître, car sa mort
nous a manifesté son crime; et Dieu, dans sa justice, nous a révélé
l'innocence et la sincérité de ce pauvre garçon, qu'il espérait faire
périr injustement. Viens, suis-nous, pour recevoir ta récompense.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

Toujours à Londres.--Une rue.

_Entrent_ GLOCESTER ET SES DOMESTIQUES, _tous vêtus de deuil_.


GLOCESTER.--Ainsi quelquefois le jour le plus brillant se couvre de
nuages; et, après l'été, suit invariablement le stérile hiver, avec les
rigueurs de son amère froidure; comme les saisons se succèdent, ainsi se
précipitent les joies et les peines. Quelle heure est-il, messieurs?

UN SERVITEUR.--Dix heures, milord.

GLOCESTER.--C'est l'heure qui m'a été marquée pour attendre le passage
de la duchesse subissant sa punition. On la traîne sans pitié dans les
rues: ses pieds délicats ne posent qu'avec une douleur presque
insupportable sur le pavé de ces rues. Chère Nell, ton âme noble a peine
à supporter l'aspect de ce vil peuple, les yeux fixés sur ton visage, et
du rire de l'envie insultant à ta honte; lui qui naguère suivait les
roues orgueilleuses de ta voiture, lorsque tu passais en triomphe à
travers les rues!.... Mais paix, je crois qu'elle approche, et je veux
préparer mes yeux troublés de larmes à voir ses misères.

(Entrent la duchesse de Glocester, couverte d'une pièce de toile
blanche, plusieurs papiers attachés derrière elle, les pieds nus et un
flambeau allumé à la main; sir John Stanley, un shérif et des officiers
de justice.)

UN DES DOMESTIQUES.--Si Votre Grâce le permet, nous allons l'enlever au
shérif.

GLOCESTER.--Non; tenez-vous tranquilles; sous peine de la vie,
laissez-la passer.

LA DUCHESSE.--Venez-vous, milord, pour être témoin de ma honte publique?
En ce moment, tu fais aussi pénitence. Vois comme ils nous contemplent,
comme cette folle multitude te montre au doigt, comme ils balancent
leurs têtes et tournent les yeux sur toi. Ah! Glocester, cache-toi à
leurs regards odieux, et, enfermé dans ton cabinet, vas-y pleurer ma
honte, et maudire tes ennemis, à la fois les miens et les tiens!

GLOCESTER.--Prends patience, chère Nell: cesse de te rappeler tes
douleurs.

LA DUCHESSE.--Ah! Glocester, fais donc que je ne me rappelle plus qui je
suis. Car quand je pense que je suis ta femme par mariage, et toi un
prince, le protecteur de ce royaume, il me semble que je ne devrais pas
être ainsi conduite à travers les rues, revêtue d'infamie, des écriteaux
sur mon dos, et suivie par une vile populace qui se réjouit de voir mes
pleurs et d'entendre mes profonds gémissements. La pierre impitoyable
déchire mes pieds sensibles; et quand je tressaille de douleur, ce
peuple envieux rit de ma peine et m'avertit de prendre garde où je
marche. Ah! Humphroy, puis-je supporter ce poids accablant de honte?
Crois-tu que je veuille jamais jeter un regard sur ce monde, ou nommer
heureux ceux qui jouissent de la lumière du soleil? Non: les ténèbres
seront ma lumière, et la nuit sera pour moi le jour; le souvenir de ma
grandeur passée sera mon enfer. Quelquefois je me dirai que je suis la
femme du duc Humphroy, et lui un prince tout-puissant, maître dans ce
pays: et que cependant tel a été l'exercice de sa puissance, telle a été
sa dignité de prince, qu'il était là tandis que je passais, moi sa
femme, abandonnée, livrée en spectacle à leur curiosité, et montrée au
doigt par cette canaille fainéante rassemblée à ma suite. Mais continue
à te montrer patient, ne rougis pas de ma honte, demeure inactif jusqu'à
ce que la hache de la mort se lève sur ta tête, comme, sois-en assuré,
elle se lèvera bientôt; car Suffolk, lui qui peut tout obtenir, sur tous
les points, de celle qui te hait et qui nous hait tous, et York, et
l'impie Beaufort, ce prêtre sans foi, ont englué le buisson où doivent
se prendre tes ailes; et, de quelque côté que tu diriges ton vol, ils
t'envelopperont dans leurs trames; mais continue de ne rien craindre, et
ne prends aucune précaution contre tes ennemis, jusqu'à ce que ton pied
soit retenu dans le piége.

GLOCESTER.--Ah! cesse, Nell, tes conjectures t'égarent. Il faut que je
sois coupable avant de pouvoir être condamné. Eussé-je vingt fois autant
d'ennemis, et chacun d'eux eût-il vingt fois leur pouvoir, tous ensemble
seraient hors d'état de me causer le moindre mal aussi longtemps que je
serai loyal, fidèle et exempt de reproche. Voudrais-tu donc que je
t'eusse enlevée de force à l'humiliation que tu subis? Crois-moi, ta
honte n'eût point été lavée par là, et je me serais mis en danger par
l'infraction de la loi. C'est du calme, chère Nell, que tu pourras
recevoir le plus de secours. Je t'en prie, forme ton âme à la patience;
ces quelques jours de confusion seront bientôt passés.

(Entre un héraut.)

LE HÉRAUT.--Je somme Votre Grâce de se rendre au parlement de Sa
Majesté, qui sera tenu le premier du mois prochain.

GLOCESTER.--Jamais ma présence n'y a été requise jusqu'à ce jour. Il y a
quelque chose de caché là-dessous.--Il suffit, je m'y rendrai. (_Le
héraut sort_.) Mon Éléonor.... il faut nous séparer. Maître shérif,
n'ajoutez point à la peine à laquelle le roi l'a condamnée.

LE SHÉRIF.--Avec la permission de Votre Grâce, mes fonctions ne vont pas
plus loin, et sir John Stanley est chargé maintenant de l'emmener avec
lui dans l'île de Man.

GLOCESTER.--Me promettez-vous, Stanley, de protéger mon épouse dans son
exil?

STANLEY.--Ce sont là mes ordres, avec le bon plaisir de Votre Grâce.

GLOCESTER.--Ne la traitez pas plus mal parce que je vous sollicite en sa
faveur. Le monde peut me montrer encore un visage riant, et je puis
vivre assez pour vous bien traiter si vous en usez bien avec elle. Sur
ce, adieu, sir John.

LA DUCHESSE.--Quoi! partir, milord, et sans me dire adieu!

GLOCESTER.--Mes pleurs te disent que je ne puis m'arrêter à parler.

(Sortent Glocester et ses domestiques.)

LA DUCHESSE.--Es-tu donc parti, et toute consolation avec toi, car
aucune ne m'accompagne? Ma joie est la mort, la mort dont le nom seul
m'a fait frémir tant de fois, parce que je souhaitais l'éternité de ce
monde. Stanley, je t'en prie, allons, emmène-moi d'ici; peu m'importe où
tu me mèneras, car je ne te demande point d'autre faveur que de me
conduire où on te l'a ordonné.

STANLEY.--Vous le savez, madame; c'est à l'île de Man, pour y être
traitée selon votre condition.

LA DUCHESSE.--Je le serai donc bien mal, car ma condition, c'est la
honte. Serai-je donc traitée honteusement?

STANLEY.--Vous le serez comme une duchesse, comme la femme du duc
Humphroy; tel est le traitement qui vous attend.

LA DUCHESSE.--Shérif, sois heureux, et plus que je ne le suis, quoique
tu aies dirigé les opprobres que je viens de subir.

LE SHÉRIF.--C'était mon office, madame, et je vous en demande pardon.

LA DUCHESSE.--Oui, oui, adieu, ton office est rempli. Allons, Stanley,
partons-nous?

STANLEY.--Madame, votre pénitence est finie; quittez cette toile qui
vous couvre, et venez vous habiller pour notre voyage.

LA DUCHESSE.--Je ne dépouillerai point ma honte avec cette toile: non,
elle couvrira mes plus riches vêtements, et se montrera, quelque parure
que je prenne. Allons, conduisez-moi, je languis de voir ma prison.

(Ils sortent.)

FIN DU SECOND ACTE.




                            ACTE TROISIÈME




SCÈNE I

L'abbaye de Bury.

_Entrent au parlement_ LE ROI HENRI, LA REINE MARGUERITE, SUFFOLK, LE
CARDINAL, YORK, BUCKINGHAM, _et d'autres personnages_.


LE ROI.--Je m'étonne que milord de Glocester ne soit pas arrivé encore;
je ne sais quelle raison peut le retenir aujourd'hui; mais il n'a pas
coutume de venir le dernier.

MARGUERITE.--Ne pouvez-vous donc voir, ou ne voulez-vous pas observer
l'étrange changement qui s'est fait dans toutes ses manières, quel air
de majesté il affecte, comme il est devenu depuis peu insolent,
impérieux, différent de lui-même? Nous avons vu le temps où il était
doux et affable. Si de loin seulement nous jetions un regard sur lui,
aussitôt son genou fléchi faisait admirer à toute la cour sa soumission.
Mais aujourd'hui si nous venons à le rencontrer, et que ce soit le
matin, au moment où chacun attache un souhait à l'heure du jour, il
fronce le sourcil et, montrant un oeil de colère, il passe fièrement
avec un genou inflexible, dédaignant de nous rendre le respect qui nous
appartient. Un petit roquet peut grogner sans qu'on y fasse attention;
mais les hommes puissants tremblent lorsque le lion rugit; et Humphroy
n'est pas en Angleterre un homme de peu de chose. Considérez d'abord
qu'il est après vous le premier dans l'ordre de la naissance, et que si
vous tombiez, c'est à lui de monter le premier. Il me semble donc que,
considérant le ressentiment qu'il nourrit dans son coeur et les
avantages qu'aurait pour lui votre mort, il serait contraire à la
politique de le laisser approcher de trop près votre royale personne ou
de l'admettre plus longtemps dans les conseils de Votre Majesté. Il a
gagné par ses flatteries le coeur du peuple, et lorsqu'il lui plaira de
le soulever, il est à craindre que tous ne le suivent. Le printemps
commence; les mauvaises herbes ne sont pas encore profondément
enracinées: si nous les laissons maintenant sur pied, elles envahiront
le jardin tout entier et étoufferont les plantes utiles, privées de la
culture dont elles ont besoin. Ma religieuse sollicitude pour mon
seigneur m'a conduite à recueillir tous les sujets de crainte qui nous
viennent de la part du duc. Si elle m'a rendue trop pusillanime, nommez
ma frayeur une vaine frayeur de femme. Cédant à de meilleures raisons,
je souscrirai moi-même à ce jugement, et je dirai: j'ai fait injure au
duc. Milords de Suffolk, de Buckingham et d'York, repoussez, si vous le
pouvez, mes allégations, ou concluez que mes paroles sont un fait.

SUFFOLK.--Votre Grandeur a très-bien pénétré le duc, et si j'avais été
le premier appelé à exprimer mon opinion, je crois que j'aurais dit
absolument la même chose que Votre Grâce. C'est, j'en jurerais sur ma
vie, à son instigation que la duchesse s'est livrée à ses pratiques
diaboliques, ou, s'il n'a pas pris part à ce forfait, du moins son
affectation à rappeler sa haute origine (étant en effet, comme le plus
proche parent du roi, son successeur immédiat), toutes ses orgueilleuses
vanteries sur sa noblesse auront excité l'esprit malade de la folle
duchesse à tramer, par des moyens maudits, la chute de notre souverain.
L'eau coule paisiblement là où son lit est profond; sous un extérieur
simple il recèle la trahison. Le renard se tait quand il médite de
surprendre l'agneau. Non, non, mon souverain; Glocester est un homme
qu'on n'a point encore pénétré, et il est rempli d'une profonde
dissimulation.

LE CARDINAL.--N'a-t-il pas, contre toutes les formes de la loi, inventé
des genres de mort cruels pour de légères offenses?

YORK.--Et n'a-t-il pas, durant le cours de son protectorat, levé dans le
royaume de grosses sommes d'argent pour la solde de l'armée de France,
sans jamais les envoyer, d'où il arrivait que les villes se révoltaient
chaque jour?

BUCKINGHAM.--Bon, ce ne sont là que de bien petits délits auprès de ceux
que le temps dévoilera dans la conduite du doucereux duc Humphroy.

LE ROI.--Pour vous répondre à tous, milords, le soin que vous prenez
d'arracher les épines qui pourraient offenser mes pieds, est digne de
louange. Mais vous parlerai-je selon ma conscience? Notre cousin
Glocester est aussi innocent de toute intention de trahison contre notre
royale personne, que l'agneau qui tette ou l'innocente colombe. Le duc
est né vertueux, et il est trop adonné au bien pour songer au mal, et
travailler à ma ruine.

MARGUERITE.--Ah! qu'y a-t-il de plus dangereux que cette aimable
confiance? S'il ressemble à la colombe, son plumage est emprunté, car
ses sentiments sont ceux de l'odieux corbeau. Le prenez-vous pour un
agneau? c'est qu'on lui aura prêté une peau qui n'est pas la sienne, car
ses inclinations sont celles des loups dévorants. Quel est celui qui,
pour tromper, ne sait pas revêtir une forme traîtresse? Prenez-y garde,
seigneur; il y va de notre sûreté à tous si l'on ne coupe court aux
projets de cet homme artificieux.

(Entre Somerset.)

SOMERSET.--Santé à mon gracieux souverain!

LE ROI.--Vous êtes le bienvenu, lord Somerset. Quelles nouvelles de
France?

SOMERSET.--Que toutes vos possessions dans ce royaume vous sont
entièrement enlevées: tout est perdu.

LE ROI.--Tristes nouvelles, lord Somerset; mais que la volonté de Dieu
soit faite.

YORK, _à part_.--Tristes nouvelles pour moi, car j'espérais la France
aussi fermement que j'espère la fertile Angleterre. Ainsi la fleur de
mes espérances périt dans son bouton, et les chenilles en dévorent les
feuilles. Mais avant peu je remédierai à tout cela, ou je vendrai mon
titre pour un glorieux tombeau.

(Entre Glocester.)

GLOCESTER.--Toutes sortes de bonheur à mon seigneur et roi; pardon, mon
souverain, d'avoir tant tardé.

SUFFOLK.--Non, Glocester, apprends que tu es venu encore trop tôt pour
un déloyal tel que toi. Je t'arrête ici pour haute trahison.

GLOCESTER.--Comme tu voudras, Suffolk, tu ne me verras point rougir ni
changer de contenance à cet arrêt. Un coeur irréprochable n'est pas
facile à intimider. La source la plus pure n'est pas si exempte de limon
que je suis innocent de trahison envers mon souverain. Qui peut
m'accuser? de quoi suis-je coupable?

YORK.--On croit, milord, que vous vous êtes laissé payer par la France,
et que durant votre protectorat vous avez retenu la solde des troupes,
ce qui fait que Sa Majesté a perdu la France.

GLOCESTER.--On ne fait que le croire? Qui sont ceux qui le croient? je
n'ai jamais dérobé aux soldats leur paye; je n'ai jamais reçu le moindre
argent de la France. Que Dieu me protége, comme j'ai veillé la nuit,
oui, une nuit après l'autre, occupé de faire le bien de l'Angleterre.
Puisse l'obole, dont j'ai jamais fait tort au roi, la pièce de monnaie
que j'ai détournée à mon profit, être produite contre moi au jour de mon
jugement! bien plus, pour ne pas taxer les communes, j'ai déboursé sur
mon propre bien, pour payer les garnisons, plus d'une somme dont je n'ai
jamais demandé restitution.

LE CARDINAL.--Cela vous est très-bon à dire, milord.

GLOCESTER.--Je ne dis que la vérité, Dieu me soit en aide.

YORK.--Durant votre protectorat, vous avez inventé, pour les coupables,
des supplices cruels et inouïs jusqu'alors, et vous avez déshonoré
l'Angleterre par votre tyrannie.

GLOCESTER.--Eh quoi! l'on sait bien que tant que j'ai été protecteur,
l'indulgence a été mon seul tort, car je me laissais attendrir par les
larmes des coupables. Un aveu et quelques mots d'humilité suffisaient
pour le rachat de leurs fautes. A l'exception du meurtrier sanguinaire,
et du brigand félon qui dépouillait les pauvres voyageurs, jamais je
n'ai mesuré la punition à l'offense. Le meurtre, à la vérité, ce crime
sanglant, je l'ai puni par des tourments plus cruels que la félonie ou
tout autre crime.

SUFFOLK.--Milord, il est bientôt fait de répondre à ces accusations;
mais vous avez à votre charge des crimes d'une plus haute importance et
dont il ne sera pas si facile de vous disculper. Je vous arrête au nom
de Sa Majesté, et je vous remets entre les mains de milord cardinal,
pour vous tenir en sa garde jusqu'au jour de votre procès.

LE ROI.--Milord de Glocester, j'ai, quant à moi, l'espérance que vous
vous laverez de tout soupçon: ma conscience me dit que vous êtes
innocent.

GLOCESTER.--Ah! mon gracieux seigneur, ces jours sont des jours de
danger! la vertu est étouffée par la criminelle ambition, la charité
chassée de cette cour par la main de la rancune. L'odieuse subornation
est en possession du pouvoir, et l'équité est exilée de la terre où
règne Votre Majesté. Je sais que l'objet de leur complot est d'avoir ma
vie; et si ma mort pouvait ramener le bonheur dans cette île, et devenir
le terme de leur tyrannie, je la recevrais en toute satisfaction. Mais
ma mort n'est que le prologue de la pièce; et mille autres qui sont bien
loin de soupçonner le péril, ne cloront pas encore la sanglante tragédie
qu'ils méditent. Les yeux rouges et étincelants de Beaufort racontent le
fiel de son coeur; et le front chargé de nuages de Suffolk présage les
tempêtes de sa haine. Buckingham, par l'âpreté de ses discours se
soulage du poids de l'envie dont son sein est surchargé; et le sombre
York, qui voudrait atteindre la lune, et dont j'ai retenu le bras
présomptueux, dirige contre ma vie de fausses accusations; et vous, ma
souveraine dame, ainsi que les autres, vous avez, sans que je vous en
aie donné sujet, appelé les disgrâces sur ma tête, et employé tout ce
que vous avez de moyens pour exciter contre moi l'inimitié de mon cher
seigneur. Que dis-je! vous avez tous tenu conseil ensemble; j'ai su vos
secrètes assemblées, et tout a été convenu pour vous délivrer de mon
innocente vie. Je ne manquerai point de faux témoins qui déposeront
contre moi, ni de trahisons accumulées pour grossir la liste de mes
crimes, et l'ancien proverbe sera justifié: On a bientôt trouvé un bâton
pour battre un chien.

LE CARDINAL.--Seigneur, ses invectives sont intolérables. Si ceux qui
veillent pour garantir vos jours du poignard caché de la trahison et de
la rage des traîtres sont ainsi en butte aux personnalités, aux
reproches et à l'injure, et que toute liberté de parole soit ainsi
accordée au coupable, cela refroidira leur zèle pour Votre Grâce.

SUFFOLK.--N'a-t-il pas insulté notre souveraine dame par des paroles
ignominieuses, bien que savamment tournées, comme si elle eût suborné
des gens pour porter contre lui, avec serment, de faux témoignages et
causer ainsi sa ruine?

MARGUERITE.--Je puis permettre les reproches à celui qui perd.

GLOCESTER.--Vous parlez beaucoup plus juste que vous n'en aviez
l'intention. Je perds en effet, et malheur à ceux qui gagnent, car ils
ont été envers moi des joueurs infidèles, et qui perd ainsi a bien le
droit de parler.

BUCKINGHAM.--Il détournera le sens de nos paroles, et il nous tiendra
ici tout le jour. Lord cardinal, il est votre prisonnier.

LE CARDINAL, _à sa suite_.--Vous, emmenez le duc, et gardez-le avec
soin.

GLOCESTER.--Ainsi, le roi Henri rejette sa béquille avant que ses jambes
soient assez fermes pour soutenir son corps. Ainsi est chassé à grands
coups le berger qui veillait à tes côtés, tandis qu'autour de toi
hurlent déjà les loups, qui te dévorent le premier. Ah! que ne peuvent
mes craintes être vaines! Plût à Dieu! car, mon bon roi Henri, je crains
ta chute.

(Des gens de la suite emmènent Glocester.)

LE ROI.--Milords, agissez selon que dans votre sagesse vous le jugerez
le plus convenable; faites ou défaites comme si nous étions présent.

MARGUERITE.--Quoi, Votre Majesté veut-elle quitter le parlement?

LE ROI.--Oui, Marguerite, mon coeur est inondé d'une douleur dont les
flots commencent à couler dans mes yeux. Mon corps est tout entouré de
misère; car quel homme plus misérable que celui qui a perdu le
contentement? Ah! mon oncle Humphroy, je vois sur ton visage tous les
traits de la fidélité, de l'honneur, de la loyauté; et l'heure est
encore à venir, bon Humphroy, où j'aie jamais éprouvé de toi une
perfidie, où j'aie rien eu à craindre de ta foi. Quelle étoile contraire
à ta fortune, lui jetant un regard d'envie, a donc pu engager ces nobles
lords et Marguerite, mon épouse, à s'armer ainsi contre ta vie
inoffensive? Tu ne leur as jamais fait aucun tort, tu n'as fait tort à
personne. Comme le boucher emmène le jeune veau, lie le malheureux, et
le bat s'il s'écarte du chemin qui le conduit à la sanglante maison du
meurtre, de même, et sans remords, ils t'ont amené en ce lieu; et moi,
comme la mère qui court çà et là en mugissant, et regardant le chemin
par où lui a été emmenée son innocente progéniture, et ne pouvant rien
pour lui, que gémir sur la perte de son enfant chéri, je déplore le sort
du bon Glocester, avec d'amères et d'inutiles larmes. Mes yeux obscurcis
de pleurs suivent sa trace et ne peuvent le secourir, tant sont
puissants ses ennemis conjurés! Je pleurerai ses malheurs, et entre
chaque gémissement je répéterai: _Qui que ce soit qui puisse être un
traître, ce n'est pas_ Glocester.

(Il sort.)

MARGUERITE.--Milords, vous qui êtes libres de scrupules, songez que la
chaleur des rayons du soleil fond la neige la plus glacée. Henri, mon
seigneur, est froid dans les grandes affaires. Trop plein d'une puérile
pitié, l'apparente vertu de Glocester le trompe, comme la plainte du
crocodile attire dans le piége de sa fausse douleur le voyageur
compatissant, ou comme le serpent qui, sur un sentier fleuri, et paré
des brillantes couleurs de sa peau, blesse l'enfant à qui sa beauté
l'avait fait juger excellent en toutes choses. Croyez-moi, milords, si
personne ici n'était plus sage que moi, et cependant je ne crois pas mon
jugement mauvais, ce Glocester serait bientôt délivré des soins du
monde, pour nous délivrer de la peur qu'il nous fait.

LE CARDINAL.--Il est d'une sage politique de le faire périr: mais nous
manquons de couleurs pour sa mort; il convient qu'il soit jugé dans la
forme régulière des lois.

SUFFOLK.--C'est là ce qui, dans mon opinion, serait contre la politique.
Le roi travaillera sans relâche à lui sauver la vie. Le peuple peut
aussi très-bien se soulever pour le défendre. Et cependant nous n'avons,
pour prouver qu'il a mérité la mort, rien autre chose que le prétexte
banal du soupçon.

YORK.--En sorte que, par cette raison, vous ne voulez pas qu'il meure?

SUFFOLK.--Ah! York, nul homme vivant ne le désire autant que moi.

YORK.--C'est York qui a le plus grand intérêt à sa mort. Mais parlez,
milord cardinal, et vous, milord Suffolk, dites ce que vous pensez, et
parlez dans toute la sincérité de vos âmes. Ne vaudrait-il pas autant
charger un aigle à jeun de garder les poulets contre un vautour affamé,
que de faire du duc Humphroy le protecteur du roi?

MARGUERITE.--Les pauvres poulets seraient bien sûrs de leur mort.

SUFFOLK.--Il est bien vrai, madame. Pourrait-on, sans folie, établir le
renard pour gardien de la bergerie, et, tout accusé qu'il est de donner
la mort en trahison, attendre sottement à le déclarer coupable, sous le
prétexte qu'il n'a point encore exécuté son crime? Non, qu'il meure,
parce que c'est un renard, connu par sa nature pour ennemi des
troupeaux, et avant que sa gueule soit rougie de sang: nous avons
prouvé, par de fortes raisons, qu'Humphroy agirait ainsi à l'égard de
notre souverain. N'allons donc point perdre le temps en subtils débats
sur le genre de sa mort; par embûche, piége ou surprise, éveillé ou
endormi, peu importe, pourvu qu'il meure. La fraude est permise quand
elle prévient celui qui le premier a médité la fraude.

MARGUERITE.--Trois fois noble Suffolk, c'est parler avec courage.

SUFFOLK.--Il n'y a point de courage si l'action ne suit les paroles; car
souvent on dit ce qu'on n'a pas l'intention d'exécuter: mais en ceci mon
coeur s'accorde avec ma langue. Considérant que l'acte est méritoire, et
va à défendre mon roi de son ennemi, vous n'avez qu'à dire un mot, et je
lui servirai de prêtre.

LE CARDINAL.--Mais je voudrais qu'il mourût, milord de Suffolk, un peu
plus tôt que vous ne pouvez avoir reçu les ordres; l'action bien
examinée, prononcez que vous en êtes d'accord; et je me charge de
l'exécution, tant je chéris le salut de mon souverain!

SUFFOLK.--Voilà ma main, l'action est légitime.

MARGUERITE.--J'en dis autant.

YORK.--Et moi aussi; et maintenant que nous l'avons prononcé tous trois,
il importe peu qui attaque notre arrêt.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Nobles pairs, je suis venu d'Irlande en grande diligence
pour vous informer que les peuples se sont révoltés, et ont passé les
Anglais au fil de l'épée. Envoyez un prompt secours, milords, et
hâtez-vous d'arrêter leur furie avant que le mal devienne incurable;
car, tandis qu'il est dans sa nouveauté, on peut espérer d'y porter
remède.

LE CARDINAL.--C'est une brèche qui demande qu'on la répare promptement.
Quel conseil donnez-vous dans cet urgent péril?

YORK.--Que Somerset y soit envoyé comme régent. Il est à propos
d'employer un heureux administrateur; il a eu tant de succès en France!

SOMERSET.--Si York, avec sa politique tortueuse, avait été régent à ma
place, il n'eût jamais tenu en France aussi longtemps.

YORK.--Non pas, certes, pour la perdre tout entière comme tu l'as fait.
J'aurais plutôt perdu la vie à propos que de rapporter dans ma patrie ce
fardeau de déshonneur, en m'arrêtant si longtemps jusqu'à ce que tout
fût perdu. Montre-moi sur ta peau la marque d'une blessure. Une chair si
bien conservée remporte rarement la victoire.

MARGUERITE.--Eh quoi! cette étincelle va devenir un incendie violent, si
on s'accorde à l'exciter et à l'entretenir. York, cher Somerset,
contenez-vous.--Si on t'eût chargé de la régence, ta fortune, York, eût
peut-être été pire encore que la sienne.

YORK.--Quoi? pire que rien? Mais que la honte les engloutisse!

SOMERSET.--Et toi avec, qui nous désires la honte.

LE CARDINAL.--Milord York, éprouvez votre fortune: les sauvages Kernes
d'Irlande sont en armes, et trempent la terre avec le sang des Anglais.
Voulez-vous conduire en Irlande une troupe d'hommes d'élite choisis
séparément sur chaque comté, et essayer votre bonheur contre les
Irlandais?

YORK.--Je le veux bien, milord, si c'est le bon plaisir de Sa Majesté.

SUFFOLK.--Notre autorité dirige son consentement. Ce que nous
établissons, il le confirme toujours. Allez donc, noble York, et
chargez-vous de cette tâche.

YORK.--Je l'accepte. Ayez soin de me fournir des soldats, milord, tandis
que je mettrai ordre à mes affaires particulières.

SUFFOLK.--C'est un soin dont je me charge, lord York. Revenons à présent
au perfide duc Humphroy.

LE CARDINAL.--N'en parlons plus. Je ferai ses affaires de telle sorte,
que dorénavant nous n'aurons plus à nous en inquiéter: ainsi, brisons
là. Le jour baisse; lord Suffolk, vous et moi, nous avons quelque chose
à régler ensemble sur cet événement.

YORK.--Milord de Suffolk, dans quinze jours j'attendrai mes soldats à
Bristol; c'est là que je les embarquerai pour l'Irlande.

SUFFOLK.--J'aurai soin que tout soit bien préparé, milord d'York.

(Tous sortent excepté York.)

YORK.--A présent, York, ou jamais, donne à tes timides pensées la trempe
de l'acier, et change enfin tes doutes en résolutions. Sois ce que tu
espères être, ou cède à la mort ce que tu es, et qui ne mérite pas
d'être conservé. Laisse la pâle crainte à l'homme né dans la bassesse;
elle ne doit point trouver asile dans un coeur de race royale. Pressées
comme les gouttes d'une ondée de printemps, les pensées succèdent dans
mon âme aux pensées, et pas une qui ne tende au pouvoir. Mon cerveau
plus actif que l'araignée laborieuse, ourdit de pénibles trames pour
envelopper mes ennemis.--A merveille, nobles, à merveille, c'est un
trait de votre haute prudence de m'envoyer avec un corps de soldats. Je
crains bien que vous ne fassiez que réchauffer le serpent affamé qui,
ranimé dans votre sein, vous percera le coeur. Il me manquait des hommes
et vous allez me les donner. Je vous en sais bon gré, mais soyez sûrs
que vous placez des épées tranchantes dans les mains d'un furieux.
Tandis qu'en Irlande j'entretiendrai des forces redoutables, je veux
susciter en Angleterre quelque noire tempête, dont le souffle envoie dix
mille âmes au ciel ou en enfer; et cet ouragan terrible ne s'apaisera
que lorsque, placé sur ma tête, le cercle d'or, semblable aux rayons
perçants du soleil, calmera la violence de ce tourbillon furieux. J'ai
déjà séduit, pour me servir d'instrument, un habitant de Kent, le
fougueux Jean Cade d'Ashford; il doit, sous le nom de Jean Mortimer,
exciter un soulèvement aussi étendu qu'il lui sera possible. J'ai vu en
Irlande cet indomptable Cade combattre seul une troupe de Kernes, et se
défendre si longtemps que ses cuisses hérissées de traits offraient
presque l'aspect d'un porc-épic redressant ses dards, et lorsque enfin
il eut été secouru, je le vis sauter en se relevant sur ses pieds comme
un danseur moresque, et secouant les dards sanglants comme celui-ci
agite ses sonnettes. Souvent, sous l'apparence d'un rusé Kerne aux
cheveux ébouriffés il s'est introduit parmi les ennemis, et sans être
découvert il est revenu vers moi me rendre compte de leurs perfides
projets. Ce démon sera mon substitut dans ces lieux; car dans son port,
dans ses traits, dans le son de sa voix, il ressemble en tout à Jean
Mortimer qui n'est plus. Par là je sonderai les dispositions du peuple,
et je connaîtrai s'il est disposé en faveur de la maison et des
prétentions d'York. Supposons qu'il soit pris, martyrisé, mis à la
torture: parmi les tourments qu'on lui peut infliger je n'en connais pas
un qui soit capable de lui arracher l'aveu que c'est à mon instigation
qu'il a pris les armes. Supposons qu'il prospère, comme cela est
vraisemblable, j'arriverai d'Irlande à la tête de mes troupes et
recueillerai la moisson qu'aura semée ce coquin; car Humphroy mort,
comme il va l'être, et Henri mis de côté, le reste est à moi.

(Il sort.)




SCÈNE II

A Bury.--Un appartement dans le palais.

_Entrent précipitamment quelques_ ASSASSINS.


PREMIER ASSASSIN.--Cours vers milord de Suffolk: apprends-lui que nous
venons d'expédier le duc comme il l'a commandé.

SECOND ASSASSIN.--Ah! que cela fût encore à faire! Qu'avons-nous
fait?--As-tu jamais entendu un homme si pénitent?

(Entre Suffolk.)

PREMIER ASSASSIN.--Voici milord.

SUFFOLK.--Eh bien, vous autres, avez-vous expédié notre affaire?

PREMIER ASSASSIN.--Oui, mon bon seigneur.

SUFFOLK.--Voilà une bonne parole; allez chez moi, je récompenserai ce
périlleux service. Le roi et tous les pairs sont sur mes pas;
disparaissez. Avez-vous remis le lit en ordre, et tout disposé suivant
les instructions que je vous avais données?

PREMIER ASSASSIN.--Oui, mon bon seigneur.

SUFFOLK.--Allez, partez.

(Les assassins sortent.)

(Entrent le roi Henri, la reine Marguerite, le cardinal, Somerset, lords
et autres personnages.)

LE ROI.--Allez, avertissez le duc de Glocester de comparaître
sur-le-champ en notre présence: dites à Sa Grâce que j'ai résolu
d'examiner aujourd'hui s'il est coupable, comme on le publie.

SUFFOLK.--Je vais le chercher, mon noble seigneur.

(Suffolk sort.)

LE ROI.--Milords, prenez vos places, et, je vous en prie, ne procédez
point avec rigueur contre mon oncle Glocester, à moins que des témoins
sincères, et d'une bonne réputation, ne l'aient convaincu de pratiques
coupables.

MARGUERITE.--A Dieu ne plaise que la haine puisse réussir à faire
condamner un noble qui ne serait pas coupable! Je prie le Ciel que
Glocester parvienne à se laver de tout soupçon.

LE ROI.--Je te remercie, Marguerite; ces paroles me donnent une grande
satisfaction. _(Rentre Suffolk.)_ Qu'est-ce, Suffolk? D'où vient cette
pâleur? Pourquoi trembles-tu ainsi?... Où est notre oncle? Que lui
est-il arrivé, Suffolk?

SUFFOLK.--Mort dans son lit, seigneur! Glocester est mort!

MARGUERITE.--Dieu nous en préserve!

LE CARDINAL.--Un secret jugement de Dieu! J'ai rêvé cette nuit que le
duc était muet et ne pouvait prononcer une parole.

(Le roi s'évanouit.)

MARGUERITE.--Qu'arrive-t-il à mon seigneur?--Au secours, milords!--Le
roi est mort!

SOMERSET.--Relevez-le; tordez-lui le nez.

MARGUERITE.--Courez, allez... Au secours! au secours! Oh! Henri, ouvre
les yeux!

SUFFOLK.--Il se ranime, madame; calmez-vous.

LE ROI.--O Dieu du ciel!...

MARGUERITE.--Comment se trouve mon gracieux seigneur?

SUFFOLK.--Prenez courage, mon souverain; gracieux Henri, prenez courage.

LE ROI.--Quoi! c'est milord de Suffolk qui me conseille de prendre
courage, lui qui vient de me faire entendre un chant de corbeau dont les
sons funèbres ont arrêté en moi les forces vitales; croit-il que la voix
joyeuse d'un roitelet qui, du fond d'un sein perfide, viendra me crier
_courage_, pourra chasser le souvenir du son que j'ai d'abord
entendu?--Ne cache point ton venin sous des paroles emmiellées.--Ne
porte pas tes mains sur moi; éloigne-toi, te dis-je: leur toucher
m'épouvante comme le dard du serpent. Sinistre messager, ôte-toi de ma
vue; sous tes prunelles s'assied la tyrannie sanguinaire, effrayant le
monde de sa hideuse majesté. Ne porte point tes regards sur moi; tes
regards assassinent... Mais non, ne t'éloigne pas; viens, basilic, et
tue de tes regards l'innocent qui te contemple, car dans les ombres de
la mort je trouverai la joie; et vivre, c'est pour moi une double mort,
puisque Glocester ne vit plus.

MARGUERITE.--Pourquoi maltraiter ainsi milord Suffolk? Quoique le duc
fût son ennemi, il déplore chrétiennement sa mort: et moi-même, quelque
inimitié qu'il m'ait montrée, si d'humides larmes, des gémissements qui
déchirent le coeur, et si les soupirs qui consument le sang pouvaient le
rappeler à la vie, je serais aveuglée par mes pleurs, malade à force de
gémissements; mon sang, dévoré par les soupirs, laisserait mes joues
pâles comme la primevère, et tout cela pour rendre la vie au noble duc.
Et que sais-je de l'opinion que va prendre de moi le monde? On a appris
qu'il y avait entre nous peu d'amitié. On pourra soupçonner que c'est
moi qui me suis débarrassée du duc: ainsi la calomnie flétrira mon nom,
et les cours des princes seront remplies de mon déshonneur. Voilà ce qui
me revient de sa mort: malheureuse que je suis! être reine et se voir
couronnée d'infamie!
                
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